Troisième centenaire de la mort de Pascal, à Clermont-Ferrand

Le 4 juin 1962

Jean GUITTON

Troisième centenaire de la mort de Pascal

célébré à Clermont-Ferrand, le 4 juin 1962

Discours prononcé
devant l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Clermont-Ferrand

 

Messieurs,

La vie de Pascal fut brève comme l’éclair. Et, de cela, j’ai la sensation presque physique, inscrite dans ma chair, dans ma mémoire, puisqu’en juillet 1923, ayant fini mes écoles, j’assistais ici aux fêtes de l’anniversaire de sa naissance, où l’abbé Bremond médita sur sa prière, où Maurice Barrès célébra ses enfances, dans cette ville de Clermont qui ressemble à Pascal par son site, sa noire beauté et le symbole de ce feu qui pétrifie. S’il est permis de parler du « haïssable », quel émoi d’avoir pu répondre à votre appel au nom de l’Académie française dans ce Clermont auquel le destin m’a plusieurs fois lié ! Et d’abord par mon arrière-grand-père, Adolphe Ancelot, qui présida votre académie où il lut un mémoire sur Pascal et Leibniz, qui eut tant d’influence sur mes choix. Je vois dans ces circonstances le jeu d’une harmonie secrète tissant les destinées, qui fait de nos hasards un poème. Ce sont des liens éternels qui m’attachent à Pascal, à mes parents riomois, à votre ville dont j’ai en juin 40 partagé la peine, avant un exil de cinq années où je n’ai cessé de penser à vous. Et nous voici déjà en 1962 ! Pascal est mort. Et, entre 23 et 62, dans cet instant de trente-neuf ans qui fut pour nous un intervalle de tant d’angoisses, — lui, sachant ce qu’il voulait faire, dominant, utilisant l’inquiétude, obéissant aux signes, a déployé un génie admirable.

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Dans tous les ordres de la grandeur humaine (qu’il s’agisse d’art, de politique ou de sainteté), il apparaît après de longs suspens, parfois après plusieurs siècles d’attente, des esprits supérieurs aux plus grands, qui semblent posséder à la source ce que les autres obtiennent assez rarement. Que l’on songe à Napoléon, à Léonard de Vinci, à saint François d’Assise. Nul ne peut contester qu’ils soient à part et dans un ordre de grandeur plus haut que la grandeur.

Le génie est d’un autre genre que le talent, fût-il le plus parfait. La différence consiste en ceci que l’être de génie transcende l’ordre de l’art et de l’effort, bien qu’il le possède tout entier. Il semble achever l’opération de la nature, lorsqu’elle constitue les univers ou les espèces vivantes : en quoi il rappelle l’instinct, qui est sans recherche. Le génie a son analogue en chacun de nous dans l’exercice du bon sens, car le bon sens est lui aussi une sorte de voyance perfectionnée par l’usage. Mais le génie va beaucoup plus loin que le bon sens, quoique dans son sillage. De même qu’un honnête homme se sent plus à son aise dans la conversation des grands saints que dans celle des héros et des moralistes, de même l’homme du bon sens n’est pas effrayé par le génie, qui parle la même langue. Il est digne aussi d’être noté que les êtres de génie sont contemporains de l’avenir plus que de leur propre temps. À mesure que l’histoire avance, ils sont plus actuels. J’observe aussi qu’ils communiquent avec leurs adversaires plus qu’avec ceux de leur ressemblance, de leur patrie, de leur parti, voire de leur religion. Pascal est plus près de Leibniz, protestant et allemand, que de Bossuet.

Le génie a pour caractère de procéder par bondissements. « La nature se transforme par bonds, disait Novalis. Les opérations du génie sont des bondissements par excellence. »

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Au centre de son Mémorial, où il consignait le souvenir d’une illumination intérieure, on lit

FEU

Et il est vrai que l’opération du génie chez Pascal est fulgur plus que lumen. Elle ne s’étend pas également dans une irradiation pacifique ; elle choisit les points où elle descend, où elle frappe. C’est, dirait Leibniz, une fulguration.

On entend dire que Pascal était avant tout homme de raisonnement : c’est sur ce trait que sa sœur Gilberte insiste, en femme lucide, elle aussi raisonnable et déduisante. De nos jours, il est plus ordinaire de vanter chez Pascal la soumission à l’expérience... Au vrai, ce qui désigne Pascal, ce n’est ni proprement la raison qui va des principes aux conséquences, ni l’expérience qui chemine sur le sillon des faits bien constatés, mais une synthèse originale de raison et d’expérience, assez familière aux êtres de génie qui choisissent de frapper dans la zone médiane où l’expérience et la raison composent en des structures particulièrement typiques. Et, quel que soit le sujet que Pascal aborde dans la nature ou dans l’histoire, il néglige la plupart des questions usuelles établies par la coutume, pour faire tomber l’éclair sur un cas : mais un cas typique et neuf, qui laisse voir le centre essentiel, le nœud caché, la profondeur vitale. Comme une lame, il pénètre à la jointure. Il ne s’occupe ni du principe qui est trop général, ni du détail qui est indéfini : ce n’est pas sur le plan des idées ni sur le plan des faits qu’il se meut, mais à leur intersection, c’est-à-dire là où le fait éclaire plusieurs idées, car il est signe. Il semble que pour Pascal il y ait en chaque domaine de l’être qu’il explore un cas concret et symbolique, qui dissimule et qui révèle le secret de l’essence, permettant d’atteindre, sous ce sacrement, une vérité à la fois intime et universelle.

Il est vrai que l’être qui nous est donné dans l’expérience et dans la vie n’est pas uniforme. Il présente des haut-lieux, des centres où il se résume, s’annonce et se symbolise : il est structuré et rayonnant, telle la fleur ou la nébuleuse. Et le génie, qui est l’intelligence pleinement accordée au mystère des choses, discerne ces foyers d’intelligibilité : il les découvre, il les définit, — puis il les épuise en suivant jusqu’au bout le rayonnement des conséquences.

Ici le génie de la pensée rejoint le génie de l’action. De même que le penseur cherche le cas typique, le stratège discerne le lieu, le moment où il doit fournir l’effort total et bref qui, une fois vainqueur, lui livre presque tout, « sûr que les accessoires, disait Bonaparte, tomberont ensuite d’eux-mêmes ». Tel est aussi le premier mouvement de Pascal en toutes choses.

Son second mouvement (et celui-ci plus implicite, moins avouable) est d’interrompre son travail en plein élan, de passer à un autre domaine, de se sauver de son ouvrage au moment du frisson pour se porter à une autre joie naissante. Cette règle est conforme à la nature de Pascal, hardie, impatiente.

Cette nature ignée se lasse d’elle-même. Et nous voyons Pascal déserter le champ de ses batailles, se convertir assez souvent, soit parce qu’avant parcouru un sujet par ses hauteurs, ayant bien vu toute sa structure et tout son développement, il estime se l’être soumis par l’esprit, soit parce qu’il sait que la concision augmente la puissance et qu’il existe même une sorte de beauté dans l’omission. Cet instinct d’interruption et de rupture se remarque en plusieurs génies ; que l’on songe à saint Paul, à Jeanne d’Arc, à Léonard de Vinci. Ils prennent du repos dans des fatigues imprévues. Ils ont besoin de recommencer toujours. Mais chez Pascal l’impatience s’inscrira dans sa chair même, dans son genre particulier de souffrance qu’il utilisera lors de sa dernière maladie pour s’interrompre, pour s’exciter à de nouveaux départs. L’avantage de cette méthode de rupture est de ne jamais se laisser absorber et halluciner par un seul aspect des choses, de ne jamais être captif d’un objet spécial, d’être toujours indépendant et par conséquent libre pour de hautes synthèses. Avant quarante années, Pascal aura tout approfondi sans avoir eu besoin de tout connaître. Il sera capable, dirais-je, de la synthèse suprême. Remarquez que souvent la beauté de son style tient à ce souci qu’il a d’interrompre : dès que l’effet commence à se produire, Pascal se sauve : méthode que Stendhal et Gide imiteront, et qui était déjà dans l’Évangile.

On pourrait dire encore que ce principe a marqué sa destinée, puisqu’il est mort si jeune, ce qui donne à son œuvre interrompue tant de résonance. Il se peut que Pascal ait senti que sa carrière serait courte. La tâche qu’il s’était fixée étant sans bornes, la durée si réduite, il a conçu qu’il ne se pourrait s’accomplir qu’en rompant chaque effort avant son terme, avec l’idée qu’à l’heure de sa mort, tourné vers sa vie, il la verrait comme un faisceau de lignes brisées mais convergentes.

Enfin, lorsque Pascal avait obtenu un avantage, il ne négligeait pas d’en tirer toutes les conséquences, soit par déduction, soit par l’analogie. Il avait le sentiment de la similitude des êtres, à condition de pouvoir calculer leur différence. Il disait que « la nature met entre toutes les choses les plus éloignées d’apparence une liaison toujours admirable ».

On pourrait se demander si Pascal n’a pas reçu, par la conspiration de quelques hasards, le genre d’éducation qui convient à l’éveil du génie. Comme Racine, Pascal avait perdu sa mère de bonne heure et il lui a manqué une certaine capacité de finesse intuitive pour les choses d’amour, qu’il eut à redécouvrir : ce qui peut-être convient mieux au génie. Son père, esprit que l’on devine autoritaire, systématique, l’excita et le priva : bonne méthode pour éveiller le génie qui sommeille chez l’enfant et que nos instructions excessives et trop précoces si souvent étouffent ; nous comblons l’enfant trop tôt.

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Je me propose de parcourir par les hauteurs les domaines qu’a explorés Pascal en vous faisant assister à sa fulguration.

Le premier de ces domaines sera celui des sciences. Pascal va étudier l’étendue, les figures et les nombres, le mouvement, le cosmos, l’univers dans toutes ses dimensions : tout ce que nous appelons matière.

Voici le champ de la quantité continue, qu’occupent les figures de la géométrie : cercle, ellipse, parabole, hyperbole par exemple. Par quel biais Pascal va-t-il aborder ce domaine de l’espace où se dessinent des lignes ayant chacune leur loi, constituant autant de formes distinctes, d’abord inassimilables les unes aux autres, et que l’art du géomètre est de rapporter les unes aux autres, cherchant leurs égalités, leurs similitudes ? L’invention mathématique consiste à trouver des ressemblances imprévues entre des formes qui paraissent n’avoir aucun rapport. L’intérêt des études du jeune Pascal sur les sections du cône réside dans cet art de concevoir dans toute sa force la forme-type, le cas concret synthétique et universel : ici le cône sectionné selon divers clivages, qui lui permettent de considérer les courbes comme des espèces issues d’un même genre, le point, la circonférence, l’ellipse, la parabole et l’hyperbole n’étant jamais que des cas différents de sections du cône. Ainsi les sections coniques apparaissent comme des perspectives prises sur un cercle projeté dans la troisième dimension de l’espace. Cette perspective déjà trouvée par les Grecs a été utilisée par Pascal dans ses découvertes sur l’hexagone inscrit.

Voici maintenant le champ de la quantité discontinue : domaine des nombres. À quel lieu, à quel point se placer pour comprendre, que dis-je ? pour engendrer les nombres dans leur suite, leur rapport, leur génération, leur divers usage, pour définir par surcroît la nécessité et la contingence, nombrer, s’il est possible, la certitude et l’incertitude ? Pascal, plus géomètre qu’algébriste et voulant voir le nombre, imagine cette figure nombrée du triangle dit arithmétique, où l’esprit se donne la joie créatrice d’engendrer le nombre entier en composant l’unité avec elle-même, chaque nombre nouveau étant obtenu en ajoutant au nombre inscrit à la ligne supérieure le nombre inscrit à sa gauche.

I

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et ainsi de suite... Sur ce haut-lieu de la génération du nombre, Pascal dresse sa tente. Il en déduit toutes les conséquences, dont certaines définissent cette « géométrie de la chance », que nous nommons le calcul des probabilités. Observez que chaque ligne de ce triangle régit d’une manière de plus en plus exacte dans son imprécision la loi statistique des grands nombres, que dessine la courbe en cloche des dispositions moyennes.

Il faudrait insister enfin sur le traité du sinus du quart de cercle, où Leibniz nous dit avoir « puisé en un instant la lumière » d’où il tira son calcul de l’infini. Mais Pascal, moins technicien, plus inventif, plus doué sans doute pour discerner toutes les analogies, avait marqué dans sa fulguration cette loi des ordres de grandeur qui est sans doute la plus profonde des lois des essences et des existences :

« On n’augmente pas une grandeur continue lorsqu’on lui ajoute, en tel nombre que l’on voudra, des grandeurs d’un ordre d’infinitude inférieur. Ainsi les points n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux solides... En sorte qu’on doit négliger comme nulles les quantités d’ordre inférieur. »

Retenons cet axiome, mathématique et mystique tout ensemble, qui devait éclairer la dernière expérience de Pascal et symboliser la distance infinie des corps aux esprits, des esprits à l’amour. « Cela est d’un autre ordre. »

 

J’ai à peine besoin de rappeler à Clermont comment Pascal, après avoir sondé l’espace et le nombre, aborde le problème de la matière, comment il institua cette fameuse expérience du Puy de Dôme, qui était son cône et son triangle : la bataille-clé, d’où, s’il était vainqueur, il tirerait sur l’équilibre des fluides, nouvel Archimède, le faisceau des conséquences.

 

Ce même esprit synthétique et concret devait apparaître à plein dans l’invention des machines, qui sont des synthèses pratiques : ainsi la machine à calculer, la presse hydraulique, la montre-bracelet. Mais je voudrais choisir un mécanisme d’invention littéraire qui vient de nous être révélé par les travaux de Tourneur et de M. Lafuma. Pascal, à la fin de sa vie, notait ses pensées comme des débris venus de l’avenir, sur de grandes feuilles de papier vergé. Puis, il les découpait assez bizarrement (comme pour se divertir à ce puzzle) en languettes, en losanges. Il les fichait sur des clous, chaque clou répondant à un thème. Enfin il les enfilait en des liasses. Ainsi, renouvelant ce que Gutenberg avait fait pour les caractères d’imprimerie, il rendait ses pensées mobiles, diversement utilisables. Stratège, voulant ses troupes libres le plus longtemps possible, prêtes à entrer dans diverses combinaisons. C’est la méthode des fiches, mais avec plus de souplesse, puisque les fragments demeuraient fondus dans son style, et n’apparaissaient jamais en ces notes savantes dont nous sommes épris, qui ôtent le fini et la beauté d’un ouvrage.

Et cet état prolongé d’inachèvement permettait à Pascal de réunir les avantages de l’improvisation (qui fait ressembler la phrase à la parole) et celui de l’ordre (qui résulte d’une adaptation exacte des moyens au but que l’on se propose). Cet ordre de ses pensées que les exégètes modernes cherchent avec tant d’astuce, Pascal n’avait pas voulu l’arrêter une fois pour toutes, soit parce qu’il ne se croyait pas si malade, estimant qu’il avait encore dix ans devant lui, soit plutôt parce qu’il savait que, pour toucher la raison, et le cœur, il faut user de plusieurs ordres à la fois et obtenir le désordre, ordonné en hauteur, cet ordre multiple qu’il appelle « ordre de la charité », que Jésus seul, disait-il, a pratiqué parfaitement et qui consiste « en la digression sur chaque point qu’on rapporte à la fin pour la montrer toujours ».

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Mais Pascal ne s’est pas enfermé dans le domaine spatial, matériel ou technique. Il a découvert un autre ordre de vérité et de mystère, qui jusque-là lui était voilé. Ce génie qui n’avait pas eu de mère et qui avait reçu une éducation si abstraite, n’avait pas été sensible à l’ordre du goût, de la nuance : du moins, il avait pensé que le sentiment pouvait être soumis au calcul. Un homme du monde lui montra qu’en ces matières, on ne démontrait pas. Il le crut ; il eut alors une sorte d’extase tournée vers le dedans, qui lui révéla l’impondérable, l’ineffable, le contradictoire, le persuasif, le singulier, l’unique, tout ce domaine humain qu’il résumait dans le mot ambigu de cœur, qui est si commun et si incompréhensible.

Ouvrez les Pensées ; vous trouverez que Pascal y nomme seulement trois villes : Paris, Mexico, Condrieu. Condrieu est un bourg sis sur la rive droite du Rhône en aval de Vienne. J’ai fait la connaissance d’un prêtre érudit, longtemps vicaire à Vienne, qui m’a expliqué cette circonstance. Desargues le géomètre avait à Condrieu un manoir et un petit vignoble qui produisait, à côté des plants de vivonnier, un excellent muscat. En septembre 1652 Pascal visita Desargues, il passa une nuit à Condrieu. Il goûta sans doute à ce grain de muscat que son estomac malade devait préférer et dont Desargues était fier, faisant savourer à son ami l’étrangeté des petites différences. Pascal, ici encore, fut devant ce grain comme devant son cône : il découvrit dans ce petit grain de raisin la singularité, la solitude radicale des êtres. Il griffonna : « On distingue des fruits, les raisins, et entre eux tous les muscats, et puis Condrieu et puis Desargues, et puis cette ente. Est-ce tout ?... En a-t-elle produit deux grappes pareilles ?... Et une grappe a-t-elle produit deux grains pareils ? »

Ainsi, disait encore Pascal, un homme qui a de l’esprit voit l’originalité de chaque personne, à condition toutefois de ne pas être amoureux, car alors il n’en voit qu’une. Sans doute avait-il été lui aussi happé, puis limité, puis tourmenté par cette expérience synthétique et singulière que l’on nomme amour passion de l’amour, et où le mot passion garde le sens de souffrance.

Il semble que Pascal, dans ses expériences avec la femme inconnue qu’il aima, sans doute d’assez loin, ait éprouvé une impossibilité de contentement et, qu’il fut partagé dans ce qu’il devait appeler plus tard un usage délicieux et criminel. Si l’on admet que le Discours, comme je le pense, est inspiré de sa pensée, on remarquera que là encore le sujet synthétique et concret de ses sections du cœur, comme les sections de cône, est épuisé dans ses dimensions multiples. Et, avec génie, ce problème d’amour, le Discours le ramène à un problème encore plus haut que l’amour. Sans doute l’amour a du rapport avec le sexe : mais c’est parce que la beauté, qui est l’objet de l’amour, se révèle dans la personne incarnée et qu’il apparaît et blesse davantage par l’étrange différence du sexe. Mais alors amour sexué et pensée inventive se ressemblent : par ce caractère d’être toujours naissant, par les latences, les croissances insensibles, enfin par la douleur d’insatisfaction, — ce qui fait qu’amour et pensée, « amour et raison qui ne sont qu’une même chose » sont en nous des maladies hautes produites par la présence de l’infini.

D’autres fulgurations de Pascal sont plus connues : celle sur l’imagination, sur la disproportion de l’homme en grandeur et en misère, sur le divertissement, sur la coutume, d’autres encore... Plus admirable peut-être est cette méthode pour persuader qu’il institue et qui va transformer l’éloquence, le style, la parole : elle consiste à se mettre à la place de l’autre, ce vrai point de perspective, et à le convaincre non par des finesses mais par la convergence variée des aperçus. On sent que cette méthode, qui sera celle de Balzac ou de Proust, comme elle avait été celle de Shakespeare, si Pascal avait eu loisir, talent, frivolité, il eût pu l’appliquer à l’analyse de l’homme et nous laisser une œuvre d’un autre genre, moins nécessaire...

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Mais voici que, par accident, Pascal découvre un troisième ordre, au-delà des corps, au-delà des esprits même. Il va porter, dans ce troisième lieu, ses fulgurations.

Pascal avait été élevé dans la religion chrétienne, comme ceux de sa province, de sa nation, de son Europe. Mais il ne pouvait s’accommoder de la seule coutume, ni garder la règle prudente de son père (et de Descartes) selon laquelle le domaine de la foi et celui de la raison sont séparés. Épris d’unité, il devait chercher l’occasion de se convertir par raison et expérience à sa foi. Et cela se fit lorsqu’il rencontra des chrétiens étranges, vivant au milieu du monde et mettant leur conduite en accord avec leur doctrine.

Un des écrits occasionnels de Pascal qu’on ne lit guère est une comparaison entre l’état des premiers chrétiens et ceux d’aujourd’hui. Il est poignant.

Pascal remarque qu’aux origines, alors que l’instruction précédait le baptême, on n’entrait dans l’Église qu’après de grands travaux et de longs désirs. Maintenant que le baptême précède l’instruction, devenue volontaire, négligée, presque abolie, on entre dans l’Église sans aucune peine, sans soin, sans travail, sans examen, surtout sans renoncement au monde et à la chair : et qu’ainsi, jadis, il fallait sortir du monde pour être reçu dans l’Église, alors qu’on entre aujourd’hui dans l’Église en même temps que dans le monde, de sorte que rien n’est plus ordinaire que l’ignorance, l’esprit et le vice du monde dans le cœur du chrétien. Pour Pascal, la tâche est claire : faire cesser cet écart désastreux du baptême et de l’instruction par une instruction générale, pratique, efficace des chrétiens après cette collation anticipée du baptême à leur enfance.

Il faudra donc que le penseur chrétien se batte sur un double front, car il s’agit de convertir à la fois ceux qui croient ne pas croire et ceux qui croient croire : en vue d’une seconde naissance volontaire et lucide. Laïque, venu dix-sept siècles après Jean et Paul, Pascal invente une méthode assez nouvelle.

Pascal creuse dans l’intimité de son lecteur mondain un vide : il lui fait éprouver le vertige de cette condition humaine, où l’équilibre des figures, des nombres, de la nature entière est si cruellement défait, où les deux infinis déchirent au lieu d’unir, où l’absurdité le dispute à la grandeur. Mais tout cela ébranle sans convaincre. Alors, pour vaincre (sans encore convaincre) Pascal use d’un argument inouï, où la victoire sort de la défaite, la foi du doute, l’amour du calcul, l’être du néant. Il dit à son incroyant : « Si vous ne pouvez croire, pariez. Un bon pari est celui qui absorbe les risques. Si vous perdez, vous ne perdez rien, sinon quelques faux plaisirs instantanés. Si vous gagnez, c’est une infinité de bonheur dans une infinité de durée. — Mais les chances sont minimes, répond l’autre. — Même si elles étaient minimes, il serait avantageux de miser. Et je vais vous montrer qu’elles sont raisonnablement, historiquement, expérimentalement très grandes. »

Ainsi, après avoir bousculé son homme, lui avoir arraché l’après tout, pourquoi pas ? qui est la vraie victoire sur la négation, Pascal tente de faire entrevoir à ce moderne, formé aux sciences, éveillé à l’histoire, désireux de solidité, l’essence de la religion. Il la ramène à Jésus-Christ, qui est l’analogue, ici encore, de son cône, de son triangle, de ses fluides, du cœur — analogue, dis-je, mais dans un ordre unique de plénitude, de rayonnement multiple, de récapitulation : ce Jésus qui a été avant d’exister dans le peuple juif, qui est encore dans son Église ; qui, cloué dans un point et dans un instant, emplit pourtant l’histoire, laquelle se déroule en lui... Pascal espère qu’à un certain moment, soudain, son lecteur laissera le livre et s’agenouillera à ses côtés.

Pour obtenir cet instant d’interruption, Pascal médite la stratégie de son ouvrage.

Sentant qu’il va être interrompu, il veut ramasser tout son avoir, donner à ses pensées la force de frappe et de persuasion. Et pour cela il se propose de créer une forme nouvelle qui rassemblerait l’avantage de toutes les formes : à la fois lettre, dialogue, discours, maxime, axiome, confidence, prière, silence et suspens... De même que Mallarmé, à la fin, voulait aller au-delà de la poésie, la briser, la faire éclater dans le Coup de dés, Pascal tente d’aller par la prose au-delà de la prose : projet presque irréalisable et qui reste à l’état de fission et de retombée. Pour nous, qui ne pouvons imaginer l’Apologie achevée, comme nous sommes tentés de la préférer telle qu’elle est ! L’inachèvement lui confère la beauté d’omission, le silence éternel des lacunes, la variété, et plus encore la possibilité de renaître diversement en chaque conscience, même dans la plus éloignée de Pascal. Car Pascal a obtenu cet avantage, si rare chez les auteurs chrétiens, d’être souvent mieux logé chez les négateurs que chez les croyants, parce que, pour acheminer vers la foi, il avait voulu éprouver la puissance du doute.

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Le plus important demeure à dire. Il faut unir ces fulgurations, faire de ces éclairs d’orage une lumière pacifique.

Vous savez que Pascal aimait marquer les liaisons. Dans les derniers temps, ayant parcouru de haut-lieu en haut-lieu (ou mieux de profondeur secrète en profondeur secrète) par des plongées très élégantes les trois ordres du corps, du cœur, du mystère, Pascal éprouva le désir de voir s’assembler et se proportionner ces trois dimensions véritables de l’être, et plus encore de définir comment on peut, sur cette échelle de Jacob, s’élever et redescendre. Pascal réduisit alors en axiomes ce que chaque homme au cours de la vie éprouve vaguement. Souvent celui qui se limite au visible (soldat, athlète, vedette, ou mieux industriel, technicien pur), lorsqu’il observe un autre homme engagé dans les recherches abstraites, par exemple lorsqu’un général voit un géomètre (si Alexandre avait pu voir Archimède) tracer des figures sur le sable, il a un bon sourire condescendant comme devant un inoffensif. Et ce serait le même genre de sourire vainqueur qu’aurait eu à son tour Archimède, s’il avait vu Jésus passer au milieu des pauvres. Que si maintenant nous descendons l’échelle, nous verrons qu’au contraire celui qui est établi plus haut comprend tout ; Jésus aurait compris l’exercice d’Archimède et qu’Archimède ne pouvait pas le comprendre. Archimède aurait compris l’exercice d’Alexandre et qu’Alexandre ne pouvait pas le comprendre. Parce que celui qui a été admis à l’ordre supérieur voit l’ordre inférieur désormais anéanti. Et il comprend aussi que, sans cette lumière neuve, l’ordre inférieur paraît à tort être exclusif et souverain : triste, fatale illusion.

Paul Valéry écrivait au sujet de Napoléon : « Quel dommage que ce grand cerveau ne se soit occupé que de choses insignifiantes ! » Mais, si Napoléon avait vu Valéry passer l’an 1917 à récrire la Jeune Parque, qu’aurait-il pensé ? Pour Valéry, le prêtre était incompréhensible, mais le jésuite Auguste Valensin, comme je l’ai vu se plaire à Eupalinos !

Je voudrais souligner comme la découverte de ce troisième ordre de l’être était féconde. À la division bipartite de la matière et de l’esprit, Pascal substituait une division moins usuelle, plus intime, plus originale, et que chacun de nous peut vérifier en lui-même : celle des trois niveaux de la vie de l’âme, celui du sensible, celui de la réflexion, celui des aspirations mystérieuses vers un au-delà de tout le reste. On retrouve cette vue dans plusieurs philosophies modernes : celle de Maine de Biran, de Lachelier, de Bergson, de Blondel. Or l’apparition du troisième plan a pour effet de modifier la nature des deux premiers niveaux, puisque leur relation cesse d’être une relation absolue et suffisante et qu’elle devient figurative, préparatoire. Penser ainsi, c’est donner une valeur métaphysique profonde à l’idée même de surnature ou de grâce, qui est, depuis saint Paul, dans la substance explicite du christianisme. Mais, alors même que l’esprit n’adhère pas à ces vues chrétiennes, la notion d’un troisième ordre de réalités et de valeurs, d’un au-delà de la poésie, du langage, de l’expérience et du bonheur, de l’histoire, de la politique, du temps même, se trouve présupposée dans toutes nos recherches.

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S’il est vrai qu’un esprit harmonieux, disposant d’une attention et d’une durée finies, serait celui qui répartirait l’attention et la durée d’une matière proportionnelle à l’importance respective des ordres de réalité qu’il explore, alors il se pourrait que, par l’équilibre de ses applications, Pascal ait été le génie le plus complet qui ait paru. Nous connaissons plusieurs de ces êtres sublimes qui ont excellé dans l’ordre supérieur du dénuement et de l’amour ; nous savons de ces convertis qui se sont arrachés à la chair pour se donner à l’amour divin. J’ai beau chercher : je n’en vois pas qui, ayant exploré en génie inventeur l’ordre du cosmos, ayant ensuite exploré en analyste également perspicace l’ordre du cœur, se soit enfin élevé à l’ordre des humiliations et des inspirations suprêmes. Il semble que, dans le domaine du moins de la vie noble, cet être-là seul aurait pleinement le droit de mépriser ce qu’il aurait pleinement épuisé. Et, sans doute (surtout dans nos temps où la science est devenue si longue et si difficile) cet être idéal qui eût été Foch, puis Einstein, puis le Père de Foucauld, ne surgira jamais. Mais Pascal est celui qui l’a imité et approché le plus près, le seul peut-être qui ait pu parler, — non par concepts mais par expérience, — de la récapitulation des ordres et des essences dans l’unité. Le seul, par conséquent, qui ait presque frôlé une vision divine des êtres.

 

Tentons maintenant de mesurer Pascal avec le roseau d’or, de définir la limite d’un esprit si grand. Car, à mon sens, cette lumière de Pascal sur le troisième niveau de l’existence, appelé ordre de la charité, fut assombrie par son trop long attachement à Port-Royal.

Pascal, ai-je dit, avait besoin, pour exciter son génie, d’une incitation. Renaître, brûler ses anciens vaisseaux, découvrir, surprendre, c’était là sa voie et son attrait. Or rien ne communique à un esprit plus de sursaut que la rencontre avec un milieu réformateur, cathare, clandestin, surtout si ce petit groupe se trouve en état de ferveur et de proscription : tel était Port-Royal au moment où Pascal le rencontra. Son infortune fut de n’avoir pas trouvé alors sur sa route, pour lui faire découvrir la religion dans sa dimension de profondeur, des âmes plus pacifiées. S’il avait croisé alors Vincent de Paul au lieu de Saint-Cyran, qui sait ? Peut-être le génie de la France se serait-il accompli en un esprit merveilleusement complet : en une sorte de saint humain et scientifique, de mystique artiste conciliant en hauteur les capacités de l’âme et de la technique. Les hommes ont toujours désiré voir surgir, dans le sillage de Platon ou d’Aristote, ces êtres architecturés : c’est pourquoi plusieurs modernes s’exaltent devant Léonard et devant Goethe. Mais ces deux génies souverains n’ont vraiment régné que sur les deux ordres de matière et d’esprit, qui, sans leur couronnement d’âme, demeurent des inachevés.

À Pascal, il n’a manqué peut-être que l’achèvement de l’achèvement. Cet humble amour manifesté dans les derniers mois de sa vie, s’il avait pu l’exercer longtemps dans sa paroisse, lui eût peut-être permis d’avoir un jour après plusieurs siècles, comme Jeanne d’Arc, des autels dans les Églises de campagne en toute l’Europe, et ainsi de faire passer ce nom si pur de Pascal sur les lèvres de tout un peuple au lieu de le réserver à la seule élite : Sancte Pascal, intercede pro nobis ! Pardonnez-moi de regretter avec Paul-Louis Couchoud que ces querelles subtiles sur la grâce, ces colères provinciales aient privé la France d’un saint Jean de la Croix.

Il n’en demeure pas moins que Pascal obtient ce privilège, qui n’est pas celui de tous les saints, d’être d’autant plus actuel que l’histoire coule et s’approfondit. Ses intuitions sur le hasard, sur la quantité discontinue sont au cœur de la science moderne, celle des quanta et des probabilités. Sa machine à calcul préfigure nos machines électroniques. Ses vues sur la distinction des infinis se vérifient dans la division des recherches, selon qu’elles s’appliquent au macrocosme ou au microcosme. Son idée de l’homme et de sa condition menacée annonce nos philosophies de l’existence. Sa manière de concevoir le christianisme selon son développement dans l’histoire concentrée en Jésus-Christ, annonce la théologie moderne, tandis que son exégèse positive annonce l’exégèse présente. Son style naturel est le style que nous préférons.

Celui qui, disait Racine, mourut de vieillesse à trente-neuf ans, est capable de toujours rajeunir. Et s’il fallait parmi tous les livres en choisir un seul pour le temps de l’épreuve, beaucoup choisiraient, comme je l’entendais dire ici même en 1923 au Maréchal Fayolle, le recueil des Pensées.

 

Pour finir, ou plutôt pour interrompre, je veux citer une pensée d’un de ses étrangers, lui aussi épris du génie et de ses opérations et qui fut pour Pascal si injuste. Mais sans doute pensait-il à Pascal obscurément lorsqu’il écrivit cette phrase qui ne s’applique en plénitude qu’à Pascal :

« Les hommes vraiment grands sont près des autres par la même simplicité et la même facilité qui les en éloigne d’autre part à l’infini. Car ils conservent cette simplicité dans leurs rapports avec les choses profondes et difficiles dont ils font leur intimité, et ils sont avec elles comme ils sont avec tout le monde, familiers, délicats et vrais. »