Le roman policier

Le 29 octobre 1960

Marcel ACHARD

Le roman policier

PAR

M. Marcel ACHARD
délégué de l’Académie française

le samedi 29 octobre 1960

 

Messieurs,

Sans doute estimerez-vous prétentieux le titre de ma communication.

Le quart d’heure qui m’est accordé ne me permet évidemment pas de traiter mon sujet entièrement et me suffirait à peine à citer le nom de tous ceux qui ont réussi dans ce genre difficile.

Les journaux féminins, les magazines du cinéma, les périodiques du cœur, le Chasseur français, les revues agricoles et même certains catalogues de cycles publient des nouvelles ou des romans policiers.

Rien d’étonnant à cela.

Edgar Poe, qui fut un des maîtres du genre, l’expliquait en une phrase :

« L’univers est une intrigue conçue par Dieu. »

Il était normal qu’on s’avisât de dénouer les fils de cette intrigue. Les deux grandes écoles du roman policier ont été fondées, me semble-t-il, l’une par Archimède, l’autre par Sophocle.

Sophocle étant né deux cents bonnes années avant Archimède, son école a donc officiellement précédé celle du célèbre physicien de plus de deux siècles.

Sophocle — et il en serait bien surpris — a fondé l’école du feuilleton, qui a d’ailleurs ses lettres de noblesse.

Balzac, Dickens, Victor Hugo, Alexandre Dumas et même Dostoïewski en sont les génies ; Eugène Sue, Emile Gaboriau, Ponson du Terrail, Gaston Leroux les illustrations secondaires.

L’école d’Archimède est celle de la détection pure. Le maître en est Edgard Poe, l’ancêtre Voltaire avec Zadig ; les deux représentants les plus célèbres le Sherlock Holmes de Conan Doyle et l’Hercule Poirot d’Agatha Christie.

Le feuilleton policier est né d’Œdipe-Roi. Personne n’a osé aller aussi loin dans le genre. Pas même Fantômas.

Pour son coup d’essai, Sophocle veut un coup de maître.

Quoi de plus sensationnel, dans une intrigue policière, qu’un détective qui est en même temps le criminel ?

Quoi de plus imprévu que de le voir se lancer à ses propres trousses et se démasquer lui-même ?

Un auteur allemand du début du siècle a repris cette intrigue pour en faire Le Procureur Hallers.

Mais comme le Procureur Hallers n’avait pas épousé sa mère, on s’accorde à trouver la pièce allemande moins surprenante que la tragédie grecque.

Œdipe est, en effet, le seul personnage qui puisse se vanter d’être le père de sa sœur, le gendre de sa grand-mère et le frère de sa fille en même temps que son propre beau-père.

Ah ! il n’est pas de l’école d’Archimède, lui : il n’a pas de flair ; il lui faut la peste, les conseils d’un devin, et même l’intervention divine pour débrouiller son affaire.

Ce serait un merveilleux personnage comique, s’il n’était aussi accablé.

Ce sont, malheureusement, les invraisemblances de la tragédie plus que ses beautés qui ont enchanté les feuilletonistes.

C’est à cause d’Œdipe-Roi qu’il y a tant de

« Ciel ! mon père ! »

« Fatalité ! la croix -de ma mère ! »

« Mais alors, tu es ma petite sœur chérie !

dans la littérature, même de qualité, du XIXe et du XXe siècles.

C’est à cause d’Œdipe-Roi que le Prince Rodolphe est le père de Fleur-de-Marie, et que Vautrin éprouve pour Lucien de Rubempré un amour qui n’ose pas dire son nom.

C’est un peu en hommage à Sophocle qu’Emile Gaboriau, par exemple, Eugène Chavette et Gaston Leroux se distraient de leurs intrigues policières pour raconter d’interminables histoires de duchesses et de princesses sans rapport absolu avec l’action.

La seule vraie innovation -des auteurs de feuilletons, c’est d’avoir interrompu leur récit au moment le plus palpitant par : « la suite au prochain numéro ».

Ils sont comme ces faiseurs de tours sur la place publique, qui demandent :

« Encore un petit sou, et je soulève trois cents kilos. » Ou comme les conteurs de Samarcande, qui disaient :

« Encore vingt roubles pour que je vous dise la suite de l’histoire... »

L’exemple-type est dans Rocambole :

« La jeune femme souleva le voile qui recouvrait son visage et Rocambole reconnut avec horreur Lord Williams. La suite au prochain numéro. » Naturellement !

Victor Hugo, dans Les Travailleurs de la mer et dans Les Misérables, employa le même procédé.

J’emprunte cet exemple aux Travailleurs de la mer

« Comme il tombait de haut, il plongea profondément. Il entra très avant sous l’eau, atteignit le fond, le toucha, côtoya un moment les roches sous-marines, puis donna une secousse pour remonter à la surface. En ce moment, il se sentit saisir par le pied. »

Le chapitre s’arrête là, mais ne croyez pas que Victor Hugo raconte qui avait saisi son héros par le pied, à la page suivante ; il passe à tout autre chose par une digression habile, et c’est seulement une trentaine de pages plus loin que nous connaissons la suite des aventures de ce héros.

Dans le roman feuilleton imité de Sophocle, le goût de l’événement est plus important que le désir d’explication.

C’est dans le feuilleton que le peuple fait sa première apparition comme personnage.

Et aussi comme collaborateur.

Ponson du Terrail avait comme personnage principal de ses aventures ce Lord Williams dont je viens de parler.

Mais le public lui imposa celui de Rocambole, mieux réussi.

C’est ainsi qu’à la demande de ses lecteurs, Rocambole qui n’avait que seize ans lors d’un certain plongeon qu’il fit dans la Seine, en ressortit âgé de vingt ans, parce qu’à seize ans, on est trop jeune pour devenir un intéressant héros de feuilleton.

Ce sont de même ses lecteurs qui obligèrent Dickens à ajourner pendant plusieurs livraisons la mort de la petite Dorrit.

Encore se fit-il insulter longuement quand il décida de la faire passer de vie à trépas.

Conan Doyle, fatigué de Sherlock Holmes, l’avait expédié au fond d’un précipice, au cours de sa lutte avec le professeur Moriarty. Il dut le ressusciter promptement à la suite de plusieurs milliers de lettres d’injures.

— L’une d’entre elles est restée célèbre, qui commençait par « You, brute. »

C’est seulement après mûres réflexions qu’Alexandre Dumas consentit à faire périr l’abbé Faria, tant ses lecteurs s’étaient pris de tendresse pour ce singulier prisonnier.

Je ne parle que pour mémoire de Rocambole qui, mort une trentaine de fois au cours de ses aventures, finit par s’en faire une spécialité, le public ne se demandant même plus comment il s’en sortirait, mais sous quelle identité il allait reparaître.

Passons maintenant à l’école d’Archimède.

Archimède est le premier détective digne de ce noM. Il aurait ridiculisé le Sphinx.

Lui n’avait besoin ni d’un devin, ni de la peste, ni de l’intervention divine pour résoudre les énigmes.

Il lui suffisait de prendre un bain.

Hélion, qui était à l’époque roi de Syracuse, suspectait son orfèvre d’avoir mêlé de l’argent à la couronne d’or qu’il voulait offrir aux dieux.

En se baignant, Archimède trouva le moyen de confondre le voleur, en même temps qu’il trouvait le principe dit d’Archimède.

« Eurêka ! » est donc le premier mot de triomphe poussé par un détective.

Une masse d’or et une masse d’argent pesant le même poids n’ont pas le même volume. Il suffit donc à Archimède de plonger une couronne d’or véritable et la couronne suspecte dans la même masse d’eau pour démasquer le faussaire.

L’histoire est racontée tout au long dans le livre IX du Traité d’Architecture de Vitruve.

Le Zadig de Voltaire est un digne élève du savant sicilien.

Il est capable de décrire sans les avoir vus la petite chienne de la reine et le cheval du roi au moyen des traces qu’ils ont laissées dans le sable.

L’abbé Faria qui, dans sa cellule, reconstitue par la réflexion toutes les aventures d’Edmond Dantès, Maigret qui, en fumant sa pipe, dans une chambre d’hôtel, découvre le coupable d’un crime sans en connaître les protagonistes, et surtout l’admirable Auguste Dupin, d’Edgar Poe, appartiennent à cette lignée.

Ce devrait être une de nos fiertés que le grand auteur américain, ayant à typer

 l’as des as, le champion de tous les détectives passés, présents et futurs, en ait fait un français.

On a repris cent fois les inventions d’Edgar Poe, on ne les a jamais égalées.

Le meurtre de la rue Morgue, La lettre volée, Le mystère de Marie Roget sont des chefs-d’œuvre d’implacable déduction.

Sherlock Holmes est cependant plus connu qu’Auguste Dupin on a même reconstitué Baker Street, le logis de ce personnage imaginaire, tel que l’a décrit l’imaginaire Docteur Watson.

Il est vrai qu’on montre bien au château d’If (dont c’est d’ailleurs l’unique curiosité) les cellules d’Edmond Dantès et de l’abbé Faria.

Mais Sherlock Holmes n’est pas, à beaucoup près, l’égal d’Archimède ou de Zadig.

Quand il prête une grande intelligence à un inconnu en se basant sur l’entrée de tête de son chapeau, il oublie que l’homme pourrait être hydrocéphale, et par conséquent complètement idiot.

Cependant, Conan Doyle a enchanté les foules anglo-saxonnes durant plus d’un demi-siècle avec son fin limier. Il reconnaît avoir renoncé à des œuvres beaucoup plus importantes dans son esprit sous la pression des lecteurs de Sherlock.

Il s’en serait même plaint après sa mort par le truchement d’une table tournante.

Jusqu’en 1914 — c’est-à-dire jusqu’à la fin réelle du XIXe siècle —le roman policier n’a jamais été le miroir des mœurs.

D’abord, la police n’a vraiment existé en France qu’à partir de La Reynie.

En supprimant la Cour des Miracles, ce grand commis de Louis XIV obligea le crime à devenir individuel.

Des scélérats d’exception, tels que Cartouche et Mandrin, arrivèrent bien à constituer des bandes. Quelques régiments envoyés contre eux les menèrent promptement en place de Grève.

Pendant très longtemps, c’est seulement par des complaintes et des images d’Epinal que se créa la légende des grands bandits.

Les colporteurs allaient dans les chaumières porter images et complaintes, à l’instar des ménestrels de jadis qui, eux, ne fréquentaient guère que les châteaux.

La Gazette des Tribunaux, les Mémoires de Vidocq et ceux de Monsieur Goron, chef de la Sûreté, donnèrent bientôt une idée plus exacte des crimes et des criminels. Encore que les Mémoires de l’un et de l’autre appellent d’importantes réserves.

Vidocq était un ancien forçat. Coco Latour, qui lui succéda, ne valait guère mieux.

Le policier jouissait — si j’ose dire — à cause d’eux, d’un préjugé défavorable, si défavorable que Tabaret, le Père Tirauclair de Gaboriau, préférait passer pour un vieux débauché que pour un détective.

Victor Hugo n’avait pas épargné Javert. Ni Balzac, Fouché et ses deux séides Corentin et Peyrade.

Mais Les Misérables et Splendeurs et misères des courtisanes étaient des transpositions très romanesques de la vie.

On s’y déguisait. On y portait fausses barbes et faux cheveux. Peyrade pouvait passer pour un anglais et Vautrin pour l’abbé Carlos Herrera, grâce à des perruques.

Aujourd’hui, un homme à barbe serait plus facile à repérer qu’un autre.

Le rasoir a obligé le criminel à recourir à la chirurgie esthétique plutôt qu’aux postiches.

Dillinger a longtemps échappé à la police américaine parce qu’il s’était fort adroitement fait tailler le bout du nez.

Les changements ne sont pas moins grands dans le langage.

Si certaines phrases de Vautrin ou de Vidocq auraient besoin d’un interprète, celles des héros de Simonin ou de Le Breton en nécessiteraient un aussi.

Et il vaudrait mieux que ce ne fût pas le même.

Quand Vautrin dit à la Pouraille : « Par le meg des Fanandels, tu n’as pas de raisiné dans les vermichels », on peut à la rigueur en conclure que Trompe-la-mort accuse son complice de n’avoir pas de sang dans les veines.

Mais Balzac ne se sert de l’argot que pour rapporter une conversation. De même, Simenon, le grand maître moderne du genre. Mais que dire de Simonin ?

Dans Du mouron pour les petits oiseaux, le narrateur n’use que de la langue verte et raconte ainsi une scène d’intérieur très dessus de pendule renouvelée de Greuze et de François Coppée :

« Jane s’est mise au rembinage de sa lingerie. L’intérêt de la mouflette pour le piaf, elle ne trouve rien à redire contre et s’en réjouirait plutôt... Elle se remet donc au turf, si satisfaite de cette embellie de la môme que l’amertume dont elle se défait rarement se fait magiquement la paire. »

...Qu’on peut traduire par

« Jane, qui ravaudait son linge, approuve l’intérêt de sa petite pour le jeune homme. Elle se remet donc à son labeur si satisfaite de la joie de son enfant que l’amertume, dont elle se défait rarement, la quitte comme par enchantement. »

Ce qui est plus clair, mais perd sans doute à l’être.

On ne dira jamais assez combien le hasard est utile aux policiers. Dans les romans encore plus que dans la réalité.

Le détective qui s’écrie, comme dans un roman célèbre : « Avec cette allumette-bougie, je ferai toute la lumière », a généralement besoin d’une conversation entendue derrière une porte, d’une lettre égarée et presque toujours, d’un second crime commis sous ses yeux pour trouver la bonne piste et le coupable du premier.

Quatre-vingt-dix pour cent des êtres humains sont effrayés de la violence plus que de n’importe quoi.

Et ce sont pourtant ces quatre-vingt-dix pour cent qui, les pieds dans de bonnes pantoufles, font de l’assassinat leur délectation quotidienne.

Ce qui caractérise le lecteur de roman policier, c’est son indifférence pour la victime.

Il s’intéresse tantôt au policier, tantôt au criminel, jamais à la victime.

Il partage en cela le point de vue du romancier.

Victor Hugo disait pourtant :

« Bien de plus abominable que le crime qui ne garde pas son sérieux. »

Et il racontait qu’après avoir signé l’arrêt de mort de Charles Ier, Cromwell trempa en riant sa plume dans l’écritoire et ne la passa à Henry Martin, qui allait signer à son tour, qu’en lui barbouillant le visage.

Et Hugo concluait

« Aux yeux de la postérité (…) Cromwell est plus souillé encore par la tache d’encre que par la tache de sang.

Les auteurs de romans policiers sont, toutes proportions gardées, autant de petits Cromwell.

Leur préoccupation principale est d’enlever au crime son sérieux et d’en faire un divertissement.

C’est, en somme, de le rendre aimable.

Leurs assassins n’ont pas de remords, car le remords « c’est le crime qui s’oxyde dans l’âme ».

Or, leurs crimes ne s’oxydent pas plus que leurs poignards.

Le roman policier n’est vraiment devenu un roman de mœurs qu’à partir de 1920.

La prohibition, en créant des assassins à l’individualité terrifiante, tels que Al Capone, Baby Face Nelson, Dillinger ou Legs Diamond, remplaça soudainement par ces gangsters les charmants Arsène Lupin et Rouletabille, gentlemen cambrioleurs ou journalistes intrépides, qui avaient hérité du flair de Sherlock Holmes et de la gouaille de Gavroche.

Le cinéma s’empara des biographies à peine romancées qu’on fit de ces ennemis publics.

De là, Scarface, Les rues de la ville, Le petit César, Les millions vite gagnés, tous basés plus ou moins sur la vie de Capone ou de ses rivaux.

Le cinéma, en racontant des criminels vivants, en a suscité d’autres, bien vivants eux aussi.

Si bien que tous les romans ou presque sont aujourd’hui policiers.

Un journaliste a établi, l’an dernier, qu’un récit sur cinq seulement n’avait pas pour sujet, ou tout au moins pour conclusion, une mort violente.

Crime presque toujours ; suicide dans les cas d’exceptionnelle déficience physique.

Sophocle avait fait du même personnage l’assassin et le détective. Agatha Christie, dans Le meurtre de Roger Ackroyd, avait préféré que l’assassin fût le narrateur.

Carter Dickson dans Le lecteur est prévenu avait réussi à faire du lecteur la victime.

Mon ami Pierre Bost va plus loin, il prétend que le vrai roman policier serait celui dans lequel l’assassin serait le lecteur.[1]

 

 

[1] N. B. — Les vrais amateurs de roman policier auront tout intérêt à consulter la remarquable étude de M. Régis Messac dont j’ai utilisé plusieurs éléments.