Obsèques de M. André Maurois

Le 12 octobre 1967

Jacques CHASTENET

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. JACQUES CHASTENET
Directeur de l’Académie Président de l’Institut

DANS LA COUR D’HONNEUR DE L’INSTITUT DE FRANCE
à l’occasion des obsèques de

M. ANDRÉ MAUROIS[1]
de l’Académie française

le jeudi 12 octobre 1967

 

 

Messieurs les Ministres,
Madame,
Mesdames, Messieurs,

L’Académie française, l’Institut, un innombrable public sont en deuil.

Gloire nationale, André Maurois était en même temps le plus simple, le plus courtois, le plus bienveillant des confrères, le plus dévoué et le plus efficace des amis. Il laisse un vide qui jamais ne sera tout à fait comblé.

Issu d’une famille alsacienne qui, après le traité de Francfort, aima mieux s’arracher au sol natal que d’y vivre sous le joug étranger, Émile Herzog — il ne deviendra André Maurois qu’un peu plus tard — semblait voué à une carrière industrielle. Un irrésistible penchant, fortifié peut-être par les leçons de son maître Alain et par les entretiens de Pontigny, le poussa dans une autre voie : ce devait être une voie royale.

L’œuvre d’André Maurois est immense. Il n’est guère de genre littéraire qui n’y soit représenté. Romans, nouvelles, contes, biographies, histoire, essais psychologiques et moraux, critiques, mémoires, accessoirement poésie et théâtre : on trouve tout cela dans cette œuvre, et toujours de suprême qualité.

Cependant Maurois était le contraire de ce qu’on nomme, un peu péjorativement, un polygraphe. Si prodigieusement divers que soient ses écrits, ils n’en présentent pas moins une unité profonde : celle que leur confèrent la même philosophie, une identique manière de considérer les êtres, le charme aussi d’un style uniformément pur.

Philosophie. Celle de Maurois n’était point très différente de celle de Montaigne : un pessimisme souriant et de bonne compagnie ; un doute nullement exclusif de volonté, d’énergie et de goût pour l’action ; une horreur de l’esprit de système et de l’intolérance ; un sens aigu du relatif ; une tendance à croire que le divin, qui n’est pas nié, ne saurait être qu’immanent à la création, et non point transcendant.

Manière de considérer les êtres. Une extrême curiosité jointe à une inlassable indulgence ; une rare perspicacité dans l’analyse des mobiles cachés, et de ceux même qui, venus des profondeurs de l’inconscient, échappent à l’acteur; une délicate sûreté dans l’art de deviner les dialogues qui se poursuivent en chacun de nous; le don de dégager l’influence exercée par les circonstances et par le milieu ; un amusement jamais ricaneur devant le spectacle de la comédie humaine et, devant celui de la tragédie humaine, une fraternelle compassion.

Le style. Il parait facile, rapide, cristallin, et il l’est en effet. Mais cette limpidité, qui met Maurois dans la lignée des grands classiques du XVIIIe siècle, ne devait rien une facilité spontanée. Elle était le résultat d’un travail obstiné, grâce auquel Maurois, sans que jamais l’effort parut, trouvait l’exacte correspondance entre le mot et la chose, et aussi le trait final, l’éclair qui frappe. « J’admire, a-t-il écrit, Saint-Simon, Retz, Proust, Alain, mais, dès que j’écris moi-même, je reviens, comme un ressort tendu qu’on libère, à ma position naturelle, qui est la recherche d’une simplicité sans ornement, et à ma difficile facilité. »

Lumineuse intelligence, observateur pénétrant, écrivain exquis, Maurois était loin de n’être que cela. Il était encore, surtout peut-être, un homme du plus pur métal. Proverbiales étaient sa bonté, sa générosité, la libéralité avec laquelle il prodiguait à tous ceux qui l’en sollicitaient encouragements et conseils. Proverbiale aussi sa gentillesse.

Ici, je crois qu’il faut préciser. Maurois était incomparablement gentil dans le sens qu’a pris aujourd’hui ce mot. Mais il l’était également dans le sens ancien de noble et de chevaleresque; de la tête aux pieds, c’était un gentilhomme. Aussi bien fut-ce sans doute le gentleman que prisèrent d’abord en lui ces pays anglo-saxons où il conquit de si larges audiences.

Son côté le moins attachant n’était pas son affection pour la campagne et les ruraux. À qui ne l’a pas vu dans son domaine périgourdin d’Essendiéras, quelque chose échappe d’important.

C’est Madame Maurois qui le racina à Essendiéras. Mais, pendant leur longue et heureuse union, elle lui apporta bien davantage : un amour constant, une inlassable sollicitude, une collaboration de tous les instants. Je me risque à affirmer que, sans cette collaboration, l’œuvre de Maurois n’eût été ni aussi complète, ni aussi parfaite.

Nous nous inclinons respectueusement devant la douleur de cette admirable compagne, devant celle aussi de ses beaux-enfants.

Soyez, Madame, assurée que cette douleur est partagée par tous les membres de l’Académie française, et par tous ceux des quatre autres classes de l’Institut, lesquelles forment avec la première un corps cohérent et vibrant à l’unisson.

Nous serons longs à nous déshabituer de la présence physique de votre mari. Quant à son souvenir il demeurera constamment vivant parmi nous.

Lorsqu’une difficile question se posera à nous, question de langage, question de personne, question d’idée ou de dignité, toujours nous nous dirons : « Qu’eût pensé, qu’eût conseillé André Maurois ? »

 

[1] Mort le 9 octobre 1967, à Neuilly-sur-Seine.