Rapport sur les prix de Vertu 1961

Le 16 décembre 1961

Jacques CHASTENET

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le samedi 16 décembre 1961

Rapport sur les prix de vertu

DE

M. JACQUES CHASTENET
Directeur de l’Académie

 

 

Messieurs,

Vous avez devant vous, sauf erreur, le cent quarante-quatrième académicien auquel le privilège échet de faire publiquement rapport sur la vertu. Cette constatation m’a inspiré quelqu’effroi.

C’est en effet en 1782 que le baron de Montyon, chancelier du comte d’Artois et conseiller d’État, créa un prix destiné « à donner un ciment aux bonnes mœurs » en récompensant une action vertueuse ; il institua en même temps l’Académie française dispensatrice de sa libéralité, un membre de la Compagnie devant chaque année rendre compte du choix fait et prononcer à cette occasion l’éloge de la vertu. Devançant son temps et devinant toute l’efficace de la publicité, M. de Montyon précisait : « Il ne suffit pas qu’une action soit louable, il faut encore qu’elle soit louée. »

Sa volonté a été scrupuleusement observée : depuis 1782 — avec quelques interruptions dues aux malheurs des temps — il est, chaque mois de décembre, parlé devant vous de la vertu. Et il en est toujours parlé en termes flatteurs, ce qui est peut-être plus original aujourd’hui qu’à l’époque où florissait M. de Montyon.

Sur un point toutefois nous nous sommes écartés des dispositions de l’acte de donation : celui-ci stipulait que le discours ne devrait durer qu’un demi-quart d’heure. Or l’usage s’est établi de le faire assez sensiblement plus long. Ce ne fut d’ailleurs point l’effet d’une incontinence verbale de vos rapporteurs, mais celui des nombreuses libéralités qui sont successivement venues s’ajouter, avec un objet analogue, à celle de M. de Montyon. Elles permettent de récompenser non plus un seul acte de dévouement ou d’abnégation mais plusieurs, et l’énumération même très abrégée de ces actes a fait craquer la limite de la durée primitivement impartie au rapport.

Ce serait, il me semble, faire injure aux auditeurs que de penser qu’ils se puissent plaindre d’une extension qui leur permet de prendre plus amplement contact avec la générosité et le désintéressement. « Il y a un jour, a dit Renan remplissant le devoir que j’accomplis aujourd’hui, il y a un jour dans l’année où la vertu est récompensée. » Un jour ce n’est pas beaucoup ; un demi-quart d’heure c’était véritablement bien bref.

Ajouterai-je qu’une autre des volontés de M. de Montyon n’a pas été respectée : celle de par laquelle le montant du prix annuel devait être également partagé entre l’auteur de l’action vertueuse et le rapporteur. Notre Compagnie s’est aussitôt insurgée, estimant avec raison qu’il est beaucoup moins méritoire de faire l’éloge de la vertu que de la pratiquer. Les rapports sont devenus plus longs, mais ils ont été constamment gratuits. (Peut-être le désintéressement de l’Académie facilita-t-il le refus poli qu’elle opposa aux prétentions de M. de Montyon à être appelé dans son sein.)

D’aucuns se sont demandé pourquoi Montyon et les philanthropes qui l’imitèrent élurent notre Compagnie pour être la gérante de leurs fondations. Car enfin ses membres — encore que de trop éclatants scandales aient pu faire écarter certaines candidatures — car enfin ses membres ne sont pas d’abord choisis en raison de leurs bonnes mœurs. Quelle vocation ont-ils donc à s’enquérir des actions vertueuses et à distinguer les plus méritantes ? Qu’ils décernent des prix littéraires, parfait, mais des prix de vertu !

Si l’on en croit le spirituel contemporain baron de Grimm, le corps des curés parisiens songea, lorsque l’Académie reçut sa nouvelle mission, à instituer par symétrie un prix pour le plus coquet madrigal qui serait chaque année produit dans le diocèse.

À ces ironies on peut répondre que l’Académie française jouit d’une stabilité comme d’une continuité inconnues en France à presque toutes les institutions publiques. Il était donc naturel que les auteurs de fondations, soucieux de l’avenir de celles-ci, les rattachassent à la colonne présentant la moindre chance de se voir ébranlée.

De plus et surtout il existe un certain « mystère académique » dont il convient de ne toucher le voile que d’une main très légère et qui fait que les hommes composant notre Compagnie, quelle que soit la diversité de leur formation, acquièrent, réunis en corps, un je ne sais quoi qui les rend propres à des missions dont ils eussent été peu capables de s’acquitter individuellement. Rares sont parmi nous les grammairiens et les philologues. Cela ne fait point que l’Académie ne s’acquitte honorablement de sa tâche essentielle qui est de constater le bon usage de la langue française. Pourquoi donc serait-elle malhabile à constater le bon usage de la vertu ?

(Ceci, entre nous, d’autant plus qu’elle est aidée dans cette tâche par un secrétariat dont le dévouement et la sagacité sont au-dessus de tout éloge.)

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Une difficulté n’en subsiste pas moins. Cette vertu qu’il nous appartient de récompenser, qu’est-elle au juste ? Quelles sont précisément les actions qui méritent le qualificatif de vertueuses ?

Me posant la question je me suis, pour y chercher réponse, tout d’abord et très naturellement adressé à la dernière édition de notre Dictionnaire. J’y ai trouvé cette définition du mot vertu :

« Disposition ferme, constante de l’âme, qui porte à faire le bien et à fuir le mal. Vertu sublime, héroïque, rare, éminente, solide, éprouvée... S’avancer dans le chemin de la vertu. Pratiquer la vertu...

« Il signifie spécialement chasteté, pudicité et ne se dit guère qu’en parlant des femmes. »

Il me semble que nous pouvons, à l’égard de nos prix, négliger cette dernière acception. Loin de moi la pensée de faire fi de la pudicité et il me semble même qu’en notre temps de panérotisme envahissant, il y aurait, à en prononcer le panégyrique, un non-conformisme de bon aloi. Mais enfin les fondateurs des prix ne nous ont pas expressément chargés de nous mettre en quête de rosières ou de Lucrèces et la vertu qu’ils ont entendu encourager n’est point celle que Vénus, si l’on en croit la Belle Hélène d’Offenbach, trouvait plaisir à faire cascader, cascader, cascader... Aussi bien la munificence de ces fondateurs ne s’est-elle nullement fixée sur un seul sexe et notre dictionnaire laisse-t-il entendre que la vertu — chasteté n’est guère pratiquée que par le féminin.

Il existe un autre sens du mot sur lequel le Dictionnaire est muet et qui a pourtant un illustre répondant : celui qu’adopta Montesquieu quand il fit de la vertu, comprise comme étant l’amour des lois et de la patrie, la base de l’État démocratique. « Cet amour, lit-on dans l’Esprit des Lois, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières, car elles ne sont que cette préférence. »

Je ne suis pas assez assuré que nos Républiques successives aient été fondées sur la seule vertu pour penser que nos prix doivent d’abord s’adresser au civisme républicain. Qu’il me suffise de dire qu’un être vertueux, par le seul exemple qu’il donne, est forcément un bon citoyen.

Il nous faut donc, je crois, revenir au premier alinéa de la définition académique : « Disposition ferme, constante de l’âme à faire le bien et à fuir le mal. »

Cela certes est excellent. Mais est-ce suffisant ? J’y distingue d’abord ce que les logiciens appellent une pétition de principe et qui consiste à affirmer comme évident ce qui ne l’est point. « Faire le bien... fuir le mal » : voilà qui pour le moins est vague car qu’est-ce au juste que le bien ? et qu’est-ce que le mal ? J’entends qu’une voix intérieure, celle de la conscience, répond à la question. Mais elle ne le fait que grosso modo et il subsiste une frange d’indétermination variable selon les temps et les mœurs.

Passons là-dessus. Mais j’avoue n’être pas non plus complètement satisfait par cette « disposition ferme de l’âme ». Suffit-il vraiment, pour être vertueux, d’y être disposé et ne convient-il pas que cette disposition se manifeste par des actes positifs ?

« La foi qui n’agit pas, est-ce une foi sincère ? »

Décidément je ne saurais tout à fait me rallier à la définition de notre dictionnaire. J’ajoute d’ailleurs que je n’ai que peu de chances de pouvoir jamais y proposer un amendement. L’Académie en effet dans son travail de révision, n’en est qu’à la lettre C et d’ici qu’elle arrive au V le fauteuil que j’occupe aura sans doute changé plusieurs fois de titulaire...

Dans mon incertitude je me suis tourné vers le bon vieux Littré. Et ici j’ai été aussitôt contenté. Littré en effet définit ainsi le premier des sept sens — le plus voisin d’ailleurs de l’étymologie latine — qu’il reconnaît au mot « vertu » : force morale, courage.

Voilà bien qui, à mon sens, exprime tout ce qu’il nous appartient de célébrer aujourd’hui : la force d’entreprendre une action désintéressée et le courage d’y persévérer, la force de ne se point laisser glisser sur la pente de la facilité et le courage de rester insensible au scepticisme ambiant, la force de renoncer à soi-même au profit d’autrui et le courage d’accepter sans amertume les sacrifices impliqués.

Dirai-je que de nos jours tout cela est plus méritoire que jamais. La civilisation contemporaine, mécanique et collective, invite au moindre effort individuel et l’État incline à dispenser les citoyens d’être spontanément vertueux, soit qu’il leur impose des devoirs auxquels les lois les empêchent de se soustraire, soit qu’il se charge de tâches abandonnées jadis aux initiatives privées. Quels que soient les immenses services que rend la Sécurité Sociale il manquera toujours à ses « prestations » — comme on dit en style administratif — quelque chose d’irremplaçable : la chaleur humaine.

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Les traits qui me paraissent distinguer la vertu nous les trouvons chaque année, Messieurs, réunis chez les attributaires de nos prix. Leurs mérites nous ont été spontanément signalés par des personnes qui s’en sont portées garantes ; eux-mêmes sont étonnés, confus même, de les voir reconnus par notre Compagnie. Une des caractéristiques de la vertu en effet est d’être modeste et l’action la plus vertueuse semble à celui qui la fait toute naturelle et peu remarquable.

Mais c’est trop s’en tenir à des généralités : il est temps de résumer quelques-uns des cas qui ont, en 1961, retenu notre attention et excité notre admiration.

Ne vous attendez pas à de hauts faits, ni à des exploits extraordinaires : c’est avant tout la constance dans le propos que nous couronnons ; pour s’exercer dans la grisaille et au sein de la médiocrité quotidienne, cette constance n’en est que plus estimable.

Voici Mlle Cécile Lagarde qui, venue à Paris en 1903 de son Ariège natale à l’âge de 22 ans, est depuis restée au service de la même famille. Ce service, fort lourd, elle l’a continuellement rempli avec une exceptionnelle diligence. La doyenne de la famille, atteinte de rhumatismes déformants, ayant dû, depuis 1950 jusqu’à sa mort survenue en 1961, ne pas quitter son lit, Mlle Lagarde, bien qu’elle-même de santé déficiente, lui a jour et nuit prodigué les soins les plus attentifs. On devine sans peine ce que cela a supposé de persévérance dans le dévouement, de fatigue, de besognes rebutantes et aussi de patience.

Voici Mlle Marguerite Debrabant, de Biarritz, dont un témoin nous dit que « sa vie fut toute faite de travail, de dévouement et d’abnégation ». Jeune, elle refusa plusieurs partis pour se consacrer à sa mère infirme. Celle-ci morte, elle entra comme gouvernante chez un prêtre, son parent par alliance, lequel a aujourd’hui 86 ans, et dont, depuis 23 ans, elle entoure la vieillesse d’attentions filiales. Les ressources de cet ecclésiastique étant plus que maigres. Mlle Debrabant, pour subvenir aux besoins de l’humble intérieur, emploie toutes ses heures libres à des travaux de broderie dont la finesse ne va pas sans danger pour sa vue.

Voici M. et Mme Jean Morlin, de Bellevesvre, en Saône-et-Loire entrés au service d’une famille locale il y a de cela soixante années, ils y sont demeurés sans interruption. Le chef actuel de cette famille, un médecin, étant grand blessé de guerre et ayant constamment besoin d’une aide, son domestique l’accompagne dans tous ses déplacements. Très connus dans la région en dépit de leur modestie, les époux Morlin y sont, nous a-t-on écrit — et notre enquête l’a confirmé — « l’objet de l’admiration générale ».

Voici maintenant une lauréate plus jeune, puisque née en 1923. Mais la vertu n’attend point le nombre des années et celle de Mlle Jeanne Durogat s’est manifestée dès son enfance.

Pupille de l’Assistance publique, placée au berceau chez des paysans de Brantôme, en Dordogne ; elle y demeura jusqu’à sa majorité. Rudement élevée, traitée sans ménagement, employée à de dures besognes, loin de jamais manifester la moindre impatience elle s’efforça constamment de rendre tous les services possibles à ses nourriciers. Ceux-ci la chargèrent, entre autres tâches, de vendre les produits de leur ferme et les gens du pays se souviennent avec attendrissement de la fillette qu’ils nommaient « la petite marchande » longeant les routes jusque tard dans la soirée, en compagnie d’un âne, son ami et confident, à la recherche de clients.

Entrée ensuite en condition dans une famille parisienne, Mlle Durogat la servit pendant quinze ans, travaillant souvent quinze heures par jour, vaquant aux soins du ménage, soignant vieux et jeunes, ayant l’œil à tout, se privant de sortie pour rendre à des voisins de menus services et cela sans se jamais départir d’une parfaite égalité d’humeur et d’un discret empressement qui lui valaient la sympathie de tout le quartier.

Mlle Durogat est maintenant employée dans une banque. Encore que ses appointements soient fort médiocres, elle en prélève une partie au profit de nécessiteux qui furent, comme elle, pupilles de l’Assistance publique. C’est un trait bien touchant que ce souvenir qu’elle a conservé de ses tristes années d’enfance, souvenir exempt chez elle d’amertume mais qui lui fait s’intéresser activement à ceux qui connurent le même sort.

Qu’il me soit maintenant permis d’évoquer, comme particulièrement vertueuse et exemplaire, la vie d’une autre « servante au grand cœur » : Mlle Germaine Barsus, de Villery, dans l’Yonne.

Restée célibataire, elle a maintenant 65 ans ; quand elle en avait 20 elle pensa un instant épouser un Belge de passage qui partit sans avoir tenu sa promesse. « J’avoue, dit-elle, que j’ai eu un choc, mais je suis obligée de reconnaître que la Providence fait bien les choses et j’ai remercié le Bon Dieu de n’avoir pas permis ce mariage. »

Elle avait dans le sang la passion du dévouement. Son rêve était d’acquérir le diplôme d’infirmière. Elle ne le put faute d’instruction mais elle se fit, dans son canton, infirmière bénévole, prodiguant des soins aux malades, aidant aux accouchements et aux ensevelissements, répondant toujours au premier appel sans le plus souvent réclamer aucune rétribution.

Elle entre ensuite au service du curé. Service absorbant car il s’y joint une activité charitable mais pour lequel elle refuse toute rémunération. Son « bon curé », comme elle dit, n’est-il pas très pauvre et ses infimes ressources ne les consacre-t-il pas en partie à l’entretien de son église ?

Il tombe malade, devient paralytique. Germaine Barsus ne s’éloigne quelques heures de lui que pour courir à l’aide d’autres infortunes.

Quand son « bon curé » meurt elle est toute désemparée, cherchant à son besoin de dévouement un nouveau point d’application. Elle fait des ménages, continue à rendre mille services aux voisins dans l’embarras, mais en 1953 des infirmités croissantes l’obligent à cesser toute activité.

Dès lors elle vit seule, en un pays perdu, dans une bicoque dont le toit laisse filtrer la pluie. Elle n’a pour subsister que 5.900 anciens francs par mois, elle ne peut se procurer du pain frais que toutes les trois semaines, il lui est impossible de se chauffer et elle a eu le nez gelé.

Au sein de sa détresse et assaillie des lancinantes souffrances que lui cause un cancer qui va se généralisant, Mlle Barsus demeure affable et gaie, plaisantant les maux dont elle est accablée et se disant privilégiée parce qu’on lui a fait don d’une couverture chaude, d’un réveil qui marche et d’un petit poste de radio.

En vérité, cette vertu souriante est celle d’une sainte.

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Après ces exemples individuels il me reste à évoquer ce qu’on pourrait nommer des exemples collectifs de vertu. Entendons par là l’activité de groupements composés de gens charitables, hommes ou femmes, laïcs ou religieux, qui, avec le plus absolu désintéressement, consacrent leur temps, leur énergie et mieux encore leur cœur à des œuvres dont l’objet est du plus haut intérêt social encore qu’il ne s’inscrive dans aucune des catégories auxquelles l’État réserve sa froide sollicitude.

Fort nombreuses sont ces œuvres et leur multiplicité manifeste combien vivace reste en France, en dépit du peu de publicité qui lui est faite, cette vertu que l’Église met, aux côtés de la Foi et de l’Espérance, au rang transcendant de vertu théologale : je veux dire la Charité. Il ne s’agit point, bien entendu, de cette charité hautaine et distante qui consiste à donner, sans trop se soucier de l’emploi qui en est fait, une faible fraction de son superflu ; il s’agit d’un élan qui engage tout l’être et qui se traduit par un dévouement de corps et d’âme à la cause d’autrui.

La plupart des œuvres auxquelles je songe n’ont que des ressources bien insuffisantes eu égard à leurs nobles ambitions. L’Académie voudrait pouvoir donner à toutes des encouragements substantiels mais la faiblesse des crédits dont elle-même dispose la contraint à faire un choix. Ce choix d’ailleurs est encore assez large pour m’obliger à n’en donner ici qu’un extrait.

Parmi les œuvres récompensées, je citerai un peu au hasard : L’Œuvre des jeunes garçons infirmes que dirigent à Paris, rue de Vaugirard, les Frères de Saint-Jean de Dieu et qui s’attache à rééduquer des enfants d’humble condition frappés, souvent par l’effet d’une hérédité cruelle, de paralysie, d’atrophie musculaire ou de cécité. Grâce à d’excellentes méthodes jointes à une intelligente tendresse, ces pauvres infirmes, qui semblaient voués à être des déchets humains, deviennent d’habiles artisans, des ouvriers d’art, parfois des musiciens et ils acquièrent en même temps un sentiment de leur dignité qui leur fait supporter leurs maux avec sérénité.

L’Orphelinat des Sœurs de Saint-Vincent de Paul, de Troyes-en-Champagne, qui est, comme tous les orphelinats créés par le même ordre, non seulement un havre de grâce pour les orphelines sans soutien qui y trouvent gîtes et couvert, mais encore un établissement d’instruction, un dispensaire, un centre de consultations médicales et une organisation de soins à domicile. La maison de Troyes est particulièrement rayonnante et les éminents services qu’elle rend lui valent la reconnaissance de toute la population d’une ville où la situation des très nombreuses familles ouvrières est souvent précaire.

L’Amicale des aveugles protestants, de Carrières-sous-Poissy, qui, entre autres facilités, met à la disposition des infirmes de la vue une importante bibliothèque circulante en caractères Braille, récemment complétée par une bibliothèque sonore. On devine quelle distraction, quel soulagement, quel enrichissement intellectuel et moral cette œuvre apporte à ceux qui ont recours à elle. Rien de moins qu’une sortie hors de la nuit.

Ce sont des services analogues que rend le Livre de l’aveugle. Cette œuvre parisienne a, depuis 1917, transcrit en Braille plus de 50.000 volumes. On reste confondu d’admiration devant l’ampleur d’un tel travail mené à bien, avec des revenus fort médiocres, grâce au dévouement de ceux qui s’y sont adonnés et qui se consacrent encore à le poursuivre.

L’Œuvre du Feu vert (groupement Paris-Est et banlieue) qui a pour propos « d’ouvrir aux jeunes les portes de l’avenir ». Elle s’emploie à venir en aide, moralement aussi bien que matériellement aux adolescents des deux sexes en danger d’abandon, voire de perversion et, dans cette entreprise de prévention sociale, elle obtient les plus remarquables résultats.

L’anonymat que conservent le plus souvent les animateurs de ces œuvres et de celles que je n’ai pas le loisir de nommer ajoute encore à leur mérite. Ils s’estimeront, on le peut assurer, suffisamment récompensés en voyant une partie des sommes dont nous disposons aller aux infortunes qu’ils s’appliquent à soulager.

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De crainte de trop outrepasser le demi-quart d’heure de M. de Montyon je n’ai pu donner ici que quelques exemples des actions vertueuses distinguées cette année par l’Académie. Aussi bien se ressemblent-elles toutes par quelque côté car elles sont toutes l’expression agissante d’une même qualité d’âme, d’une même abnégation, d’un même désintéressement, d’un semblable courage. Leurs auteurs sont modestes et ne se soucient guère d’être ou de n’être pas loués nommément. Qu’ils sachent pourtant que va vers eux tous, sans exception, notre admiration et aussi notre gratitude.

Gratitude cent fois méritée. Dans un temps où l’homme se fait plus que jamais loup pour l’homme, alors qu’aucun jour ne s’écoule sans nous apporter la nouvelle de criminels attentats et de monstrueux massacres, alors que l’on fait partout si bon marché de la vie d’autrui, alors même que nous nous habituons à la pensée qu’un cataclysme, volontairement provoqué, pourrait anéantir une partie de notre espèce et frapper la semence du reste de tares indélébiles, quel réconfort que de constater qu’il existe encore des gens de bien pour lesquels le mot « prochain » n’est pas vide de sens et qui se sacrifient pour alléger, dans la mesure de leurs forces, la misère humaine !

Certes, ce qu’ils font est peu de chose par comparaison avec l’étendue de cette misère. Mais ce peu est immense par la vertu spirituelle qui s’y attache, par l’espoir et par la confiance qui s’en dégagent. Au sein d’épaisses ténèbres une lumière, si faible soit-elle, n’est-elle pas un réconfort et une promesse ?

Aux titulaires de nos prix — prix hélas ! plus encore symboliques que suffisamment riches de substance — j’adresse en votre nom, Messieurs, un respectueux Merci.