250e anniversaire de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier

Le 17 novembre 1956

Antoine de LÉVIS MIREPOIX

Deux cent cinquantième anniversaire
de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. le Duc de LÉVIS MIREPOIX

au nom de l’Académie Française

à MONTPELLIER, le 17 novembre 1956

ÉLOGE DE RABELAIS

 

L’honneur m’est d’autant plus sensible de représenter aujourd’hui l’Académie française, au 250e anniversaire de votre Compagnie, que vous avez bien voulu, il n’y a guère, et, avec quelles délicates et bienveillantes attentions, m’accueillir parmi les vôtres, et que ce lien personnel me permet d’appuyer ma mission sur une double appartenance. Si je sens tout le prix de cette faveur, je ne saurais prétendre être seul à en disposer, ni dans le présent, ni dans le passé.

N’avez-vous pas formé avec M. Léon Bérard des liens semblables ? Et M. Pierre Benoit, à qui demeurent très chers les souvenirs de sa jeunesse studieuse dans vos murs, au plus grand regret de ne pouvoir se joindre à nous, comme vous l’y aviez invité, m’a confié le soin de vous assurer combien, du moins, était fervente, en cette commémoration, sa présence de cœur et de pensée.

Comment n’appellerais-je pas aussi, sur cette journée, d’une compagnie à l’autre, la mémoire de deux grands morts ! C’est non loin d’ici que Paul Valéry a ouvert ses yeux sur le monde. C’est à Montpellier qu’il a respiré cette culture caractéristique, où les lettres, les sciences, la philosophie dégagent une incomparable unité. Et René Grousset, qui a laissé une si forte empreinte dans la philosophie de l’Histoire, ne fait-il pas remonter, à ce même sanctuaire, les origines de sa pensée.

Admirons la vitalité de ces formations qui n’existent que par et pour l’esprit et qui ont traversé les révolutions sous la seule protection de leur désintéressement.

Tel est votre prestige. Quand est née votre compagnie, Montpellier avait depuis longtemps fixé son destin. Mais, parmi vos autres travaux, vous êtes restés attachés au souvenir de sa brillante aventure à travers l’Histoire.

Sollicitée par des destins rivaux, la ville a projeté son regard, tour à tour, des deux côtés des Pyrénées ! Présent nuptial d’une reine, elle a penché vers l’Aragon. Un conquérant imaginatif en a fait, ensuite, la perle d’une couronne de conte de fée. Enfin, d’un royaume trop fragile, elle s’est détachée — acquisition courtoise et non conquête d’un roi de France — pour devenir à tout jamais le siège d’une puissante administration régionale et d’une intense vie de l’esprit.

Votre Académie a surgi du besoin qu’avait cette glorieuse capitale de voir se refléter, si je puis dire, dans un miroir magique, ses actions et ses idées.

C’est à l’un de vos membres résidents, imprégné de votre continuité, qu’il appartenait d’évoquer aujourd’hui le déroulement séculaire de votre compagnie. M. Joucla vient magistralement de ressusciter le passé et d’affirmer la force du présent.

 

I

 

Comment userai-je maintenant de la liberté que vous m’avez laissée dans le choix de l’hommage que je voudrais vous offrir ?

Il arrive parfois que l’on confère, à titre posthume, des dignités à de grands hommes qui les honorent en même temps que leur mémoire en est honorée.

C’est ainsi qu’il me viendrait à l’esprit de proposer à vos suffrages une candidature de cette sorte, s’il n’était plus vraisemblable de la supposer depuis longtemps admise et entérinée, ce qui me porte à saluer comme une des gloires les plus représentatives de votre prestige intellectuel, encore qu’il n’ait pu connaître votre compagnie : Maître François Rabelais.

Sa gloire n’est pas de celles qui meurent. Elle appartient trop à l’esprit. Disparu de la terre, il reprenait une autre vie, dès lors qu’une Académie songeait, en ce haut lieu, à se réunir.

Vous rassemblez les sciences, les lettres et les arts. Il les rassemblait aussi. Votre première illustration fut celle de la médecine. La présence, aujourd’hui, à votre tête, d’un maître tel que le professeur Aimes, le rappelle. Rabelais ne fut-il pas l’un des grands médecins de son temps, gloire de votre faculté ? Mais, cette science n’est pas votre unique sommet, vous en avez plusieurs. Et votre Académie n’a pas tardé à montrer son souci de l’universel.

Tel était Rabelais, esprit encyclopédique s’il en fut. Et ce goût d’embrasser de vastes connaissances, qu’il avait sans doute au départ, fut puissamment favorisé, à la fois par son siècle et par sa carrière. La Renaissance et la Médecine, elle-même.

 

II

 

Ce terme de Renaissance, trop illustre, sans doute, pour qu’on y touche, a besoin d’être entendu sous quelques réserves. La France du Moyen Age ne ressemblait en rien à un pays mort, ni même endormi. Il ne s’agissait donc pas de renaître, au sens absolu du mot, mais de retourner à une certaine conception de la vie humaine, inspirée de l’antiquité.

Une intéressante discussion a été soulevée, en marge de l’Histoire, pour savoir si la vraie Renaissance française n’avait pas son point de départ au XIIIe siècle. En tout cas l’on pourrait en trouver un sérieux indice dans le point de départ des études médicales à Montpellier qui déjà florissaient à cette époque.

Un énorme retard se serait produit, soit selon les uns, du fait de la scolastique criblée des flèches de Rabelais — bien qu’il lui doive une part incontestable de sa virtuosité de raisonnement — soit, selon les autres, du fait de la guerre de Cent Ans. Elle aurait non seulement interrompu cet essor, mais l’aurait empêché de reprendre, ensuite, sa direction première, spontanée et naturelle.

À vrai dire, la Renaissance, non telle qu’elle aurait pu être, mais telle qu’elle s’est produite, marque, à bien des égards, une régression sur le Moyen Age.

Quelque frémissante qu’elle se montrât, et livrée aux inévitables rivalités des ambitions, la société médiévale reposait sur l’unité de conviction. Elle n’avait qu’une foi et qu’une manière d’entendre la vie. L’époque nouvelle est affamée de contradictions. N’empruntant à la liberté que les moyens de la détruire, l’absolutisme de l’individu va s’opposer à l’absolutisme de l’État. Les crimes publics ou privés se justifieront par l’un ou par l’autre.

Le mépris de la vie s’accompagnera de l’affirmation passionnée de la personnalité. Les uns, les humanistes exalteront le monde visible avec ses attraits, les autres, les réformés en réaction contre les sens, répudieront toute image dans le culte du divin.

La chrétienté se divise. L’idéal fait place au désir. Le chevalier n’est plus qu’un condottière. Le philosophe, c’est-à-dire l’homme qui scrute les causes du monde, n’est plus que l’humaniste, c’est-à-dire, celui qui en recherche les plus heureux effets.

Le beau spirituel le cède au beau plastique. L’art ne recevra plus son souffle des profondeurs de la nation, mais des inspirations de cénacles.

À l’élan vers l’infini succédera le penchant vers le fini, le relief, la couleur et la ligne. À la saisie du réel par l’âme, succédera la saisie du réel par le corps.

La morale de l’État s’écartera de plus en plus de la morale privée. L’étatisme menace les vieilles libertés professionnelles et provinciales. Sans doute, les guerres privées, les petites guerres locales seront-elles étouffées et proscrites. Elles seront remplacées par les guerres d’État, en attendant les guerres mondiales, suprême aboutissement du progrès !

*
*  *

Gardons-nous, si certaines qualités de l’ancienne société s’effacent avec elle, de méconnaître les magnificences qui vont parer l’âge nouveau. Après avoir duré un millénaire, le précédent avait fini par s’user tandis que des impératifs précis et inéluctables le poussaient vers le passé.

L’extension du commerce et de toutes sortes d’affaires enlevait leur raison d’être aux pouvoirs locaux, brisait leurs limites et appelait, au contraire, la protection d’un pouvoir central renforcé.

Ce mouvement que favorisait le développement de la banque et l’afflux de l’or, allait s’amplifier au souffle du large, par les découvertes des grands navigateurs. La révélation de ces rivages inconnus, de l’autre côté de l’Océan, fut si forte sur les esprits que, si des hommes du Moyen Age voguèrent vers le nouveau-monde, ce sont des hommes de la Renaissance qui en sont revenus.

En même temps, l’imprimerie et les guerres d’Italie, allaient, dans le domaine de la pensée et de l’art, faire circuler les grands courants d’influence à travers villes, provinces et nations.

 

III

 

De ces différentes conjonctures sort un monde qui, s’il perd en vie intérieure, gagne en couleur, en relief, en invention, en audace et, s’échappant des ombres du donjon et du cloître, se jette avec passion dans les bras de la nature.

« Qu’est-ce que le XVIe siècle, en son for dominant ? se demande Michelet. La découverte de l’arbre de vie, du grand mystère humain. Il ouvre par le secret de Servet, qui trouve la circulation pulmonaire et se ferme par Harvey, qui démontra la circulation générale. Il enferme Vezale, fondateur de l’anatomie descriptive, Ambroise Paré, créateur de la chirurgie. Ainsi monte sur ses trois assises la tour colossale de la Renaissance : astronomie, chimie, anatomie, par Copernic, Paracelse et Servet. Comment s’étonner du vrai cri de Titan échappé à Rabelais devant l’audace de l’homme : Les Dieux ont peur ! »

L’homme fait de la terre son ciel et se précipite sur tous ses fruits. L’un des plus beaux n’est-ce pas la réussite de l’homme lui-même ? Cette fièvre favorise l’expression des fortes personnalités.

C’est la grandeur de l’homme, en tant que personne, qui s’affirme par contraste avec sa petitesse, que l’implacable austérité médiévale rappelait, le moment venu, à ses plus orgueilleux protagonistes.

Les hommes de cette époque nouvelle ne seront pas faciles à gouverner. Leur ardente curiosité, avec, pour conséquence, le développement de l’esprit critique et de l’information, leur soif de s’affirmer, leurs caractères tranchés et jaloux, les heurteront les uns contre les autres et les disposeront à se raidir devant les pouvoirs publics. Enfin, ils seront passionnément indépendants, et l’horreur de toute sujétion, souvent même de tout encadrement, prévaudra chez beaucoup d’entre eux, sur l’ambition et sur l’intérêt.

Cette impatience envers le cadre, envers la règle, nous la voyons assez curieusement transportée dans le domaine de l’esprit. La plupart des écrivains de la Renaissance et des plus grands aussi bien de la première que de la seconde moitié du siècle, — nous pensons à Montaigne et à Rabelais, l’exemple n’est pas mince, — répugnent, en leurs ouvrages à un plan méthodique ou simplement logique. Ils ne le tracent pas tout de suite, ils écrivent selon leur humeur du moment. Il ne faut pas attendre d’eux, ni même d’un Erasme, une somme doctrinaire, sinon d’un Calvin, qui tient plus, par sa méthode, du Moyen Age que de la Renaissance. Or les écrivains de la taille d’Erasme, de Rabelais, de Montaigne auraient pu, comme ils l’ont montré dans quelques parties, composer davantage, s’ils l’avaient voulu. Ils préféraient correspondre, par leur génie d’expression, à ce qu’il y avait d’abondant, de touffu dans les pensées de leur siècle.

Et tout ce remous, cette richesse d’ensemble, en même temps que cet individualisme, marqueront profondément le caractère et l’œuvre de Rabelais.

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*   *

La Médecine !

 

Sans doute existe-t-il une différence fondamentale entre la médecine du XVIe siècle et celle d’aujourd’hui.

La passion pour l’antiquité était telle que le but du médecin du XVIe siècle n’était pas d’aller directement à la nature, mais d’y aller par l’intermédiaire des textes antiques.

La médecine de ce temps s’en référait d’abord à l’érudition, tandis que celle d’aujourd’hui s’en réfère, avant tout, à l’expérience. L’une demeurait dans le domaine de la philosophie et restait, en quelque manière, une branche de l’humanisme, se risquant peu à se constituer un domaine particulier.

Celle d’aujourd’hui s’est établie avec indépendance dans le domaine des faits. Est-ce à dire qu’il faille opposer ou séparer absolument ces deux conceptions. Bien loin de là. Si la médecine d’autrefois était une branche de l’humanisme, l’humanisme est une des branches de la médecine d’aujourd’hui.

Sans doute est-il permis à ceux dont je suis — qui n’ont toujours eu qu’à se louer d’elle, de s’en former une opinion par son aspect extérieur et les amitiés précieuses qu’il m’a été donné d’y rencontrer. Une continuité historique relié les médecins du passé à ceux du présent. L’observation du détail n’a pas affaibli le souci de la culture générale, pour mieux dire, le souci de l’humain.

L’aphorisme du poète latin convient parfaitement à la médecine « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Misère du corps, misère de l’âme s’entremêlent jusqu’à se confondre, ce qui a souvent fait dire que la médecine exerçait une sorte de sacerdoce. Or, bien que Rabelais se soit fort peu attardé dans le sacerdoce spirituel, il n’en faut pas moins retenir qu’il était prêtre comme beaucoup de médecins de son temps.

Ce qu’il y a d’immatériel dans la médecine ne lui pouvait échapper. En même temps nous le trouverons à l’extrême pointe de l’expérience. Il fut des premiers à pratiquer, devant des étudiants, la dissection d’un corps humain, sur le cadavre d’un pendu, qui ne se douta guère de l’honneur qu’on lui réservait après son châtiment.

Cette scène d’une résonance extraordinaire, il nous est donné de la contempler, non pas seulement en imagination, mais rendue sur la toile par le pinceau d’un peintre de génie. Vous connaissez tous la Leçon d’anatomie de Rembrandt ! Ne vous semble-t-il pas que telle quelle, on peut la transporter à la vie de Rabelais ?

C’est le même siècle, et à peu de différence près, le même décor, les mêmes couleurs, la même puissance de curiosité, la même gravité sombre devant le cadavre qui laisse échapper le secret de la vie et, sur tout cela, le clair obscur pathétique enveloppant l’œuvre du grand peintre et du grand écrivain !

 

IV

 

Il y a, pour ainsi dire, quatre piliers dans la vie mouvante et vagabonde de l’auteur de Pantagruel.

La Touraine, à laquelle il doit son équilibre et sa sérénité.

Montpellier, auquel il doit la substantifique moelle de ses connaissances.

Lyon où il se révèle comme écrivain et comme médecin pratiquant.

Rome où il approfondit la politique du monde.

C’est à ces piliers qu’il a attaché l’immense filet dans lequel il a pris et ramassé toute la théorie et toute la pratique de la Renaissance.

Autour de ces points fixes, va et vient ce grand itinérant.

Le mystère de sa vie participe de celui de son œuvre et il est, parmi les hommes célèbres, l’un de ceux qui, à la fois, n’ont cessé d’attirer les chercheurs et de leur livrer le moins d’eux-mêmes.

On l’a cru longtemps, ou feint de le croire, fils d’un aubergiste à cause de ses innombrables plaisanteries sur la dive bouteille. Et c’est bien à tort qu’on l’a confondu avec les personnages burlesques, gloutons et ivrognes dont il a farci son encyclopédie pour la rendre plaisante. Non certes qu’il fût un hypocondriaque — car il tenait, en tant que médecin, la joie de vivre pour le meilleur des remèdes. Cependant, son existence de grand labeur, sa réputation médicale incontestable, le ton sérieux de sa correspondance montrent assez qu’il n’avait ni le goût, ni le loisir d’offrir à la dive bouteille un autre culte que celui de sa verve étincelante.

La maison des champs, cette célèbre Devinière où il connut les premiers délassements de son enfance et où il a conduit ses géants, existe encore, et les lettrés qui se vouent à son souvenir demandent, à juste titre, qu’on la protège.

À cette époque, bon nombre de ceux que tentait la vie de l’esprit trouvaient dans la cléricature la carrière favorable. François Rabelais prit le froc et ne tarda pas à passer des Franciscains chez les Bénédictins qui lui offrirent un climat plus propice à l’étude. Il y parvint grâce à Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais, son premier protecteur, qui le retint souvent auprès de lui.

Ce prélat humaniste et compréhensif — ne fut pas long à voir qu’un être aussi indépendant que Rabelais, sans qu’il fût pour cela, comme on l’a trop dit, un ennemi de la Religion — n’était pas fait pour le cloître. Il l’aida à en sortir sans dommage, en attendant l’occasion de le faire relever de ses vœux par la Cour Romaine.

Rabelais demeurait prêtre séculier, comme il y en avait un grand nombre alors, qui poursuivaient assez librement, les plus diverses fortunes.

Le bon évêque de Maillezais n’exigeait pas une présence continuelle et Rabelais visita les principales villes de France : Poitiers, Bourges, La Rochelle, Bordeaux, Valence, Avignon, Orléans, Paris, Montpellier, enfin !

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*   *

Montpellier.

 

L’Université de Montpellier, fondée dès le premier quart du XIIIe siècle, avait déjà conquis sa réputation européenne.

Le 17 septembre 1530 Maître François s’inscrivait sur le registre de la Faculté de médecine et signait le fameux serment d’Hippocrate. Six semaines après, il obtenait le premier grade de bachelier grâce surtout à sa parfaite connaissance du grec. Mérite alors fort rare, les auteurs grecs, faute de manuscrits originaux, s’étudiaient dans les traductions latines, les bacheliers expliquaient les textes.

Rabelais qui avait en sa possession un manuscrit des Aphorismes d’Hippocrate redressa plusieurs erreurs, ce qui lui valut une grande considération. Mais il ne devait acquérir le grade de docteur que six ans plus tard, après un séjour à Lyon.

Alors il recevra en grande cérémonie, sous le parrainage d’Antoine Griffi, les insignes du doctorat : une bague d’or, une ceinture dorée, un exemplaire d’Hippocrate, un bonnet de drap noir surmonté d’une houppe de soie cramoisie.

L’enseignement était divisé en deux périodes. « Le grand ordinaire », de la Saint-Luc au Dimanche des Rameaux, pendant lequel enseignaient quatre docteurs Régents. Et le « petit ordinaire », de Quasimodo à la Saint-Jean, réservé aux explications des textes par les bacheliers.

Dans un souci d’équilibre et de détente des esprits, une part du temps était réservée aux divertissements. De l’un d’eux notre grand conteur tira l’histoire de la femme muette.

Donc cette dame était muette, son mari voulait qu’elle parlât. Les chirurgiens lui coupèrent un filet qu’elle avait sous la langue. La parole recouvrée, elle devint si bavarde que le mari retourna voir le médecin ! Celui-ci répondit que, s’il avait des remèdes pour faire parler les femmes, il n’en avait point pour les faire taire. Alors le mari qui n’en pouvait plus sous ce torrent de paroles, demanda au médecin de le rendre sourd. Sa femme, voyant qu’elle parlait en vain et qu’il ne l’entendait plus en devint enragée.

Quand le médecin se présenta pour obtenir son salaire, le mari répondit que sa surdité l’empêchait d’entendre. Pour se venger le médecin ordonna une poudre qui le rendit fou. Alors, le mari fou et la femme enragée se jetèrent sur le médecin et le rouèrent de coups.

Rabelais avoue s’être beaucoup plu à ses Patelinades et c’est alors qu’il retint pour le placer en tête de son couvre cet aphorisme d’Aristote :

« Rire est le propre de l’homme. »

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*   *

En novembre 1532, Rabelais s’en vint exercer à l’Hôtel-Dieu de Lyon. Et il révéla l’efficacité de ses soins en obtenant une diminution de la mortalité, démontrant que, si le rire est le propre de l’homme, guérir est le propre du médecin.

Il semble que ce soit, en toute simplicité, parce que ses ressources lui paraissaient trop minces, que maître François ait songé d’abord à donner un livre qui attirât le public en le divertissant.

Son attention avait été retenue par une histoire anonyme de Gargantua qui lui en fit imaginer une suite. Et l’on sait que son Pantagruel précéda le Gargantua qu’il devait reprendre lui-même.

Il atteint très vite au succès, devient l’ami des lettrés et des libraires, qui d’ailleurs ne font qu’un, se lie, puis se brouille avec Dolet, correspond avec Erasme et, pour se préserver des foudres de la Sorbonne qui condamne son Pantagruel, se met sous la protection de l’évêque de Paris Jean du Bellay.

Il est à remarquer que cet écrivain, si souvent considéré — au mécontentement des uns, au plaisir des autres — comme un contempteur de la religion et de l’ordre établi — conserva toujours l’appui de prélats éminents, du Pape lui-même et de deux rois de France !

Nous ne saurions le suivre dans ses allées et venues entre Montpellier, Lyon, Rome. Il accompagna dans la cité pontificale celui qui devint bientôt le cardinal du Belley, en qualité de médecin secrétaire. On ne saurait douter qu’il suivît de près, soit avec le prélat, soit avec son frère, le seigneur de Langey, beaucoup des grandes négociations politiques du règne. On peut le considérer comme une sorte d’Eminence grise, au moins intermittente. Un témoignage de la position qu’il occupait dans la pénombre est sa présence à l’entrevue de François Ier et de Charles-Quint à Aygues-Mortes.

Les nombreuses éditions de son ouvrage le rendirent célèbre, discuté, jalousé, sans faire oublier sa réputation professionnelle. Dans un banquet, à Lyon, Etienne Dolet pouvait le saluer comme « l’honneur de la médecine, un des six plus fameux médecins de France ».

En janvier 1551, par les soins de Jean du Bellay, il obtint les cures de Meudon et de Saint-Christophe de Gambet dans la Sarthe. Ne pouvant aller facilement de l’une à l’autre, il ne résida dans aucune. Mais la légende est plus forte que l’histoire et il restera « le bon curé de Meudon ».

En définitive, il était bien capable de répandre de la bonne humeur sur une petite paroisse puisqu’il en a tant répandu sur le monde.

 

V

 

Là ne se borne pas son œuvre.

Nous avons vu la circonstance, peut-être fortuite, qui la fit éclore. Mais il la portait en lui et tôt ou tard, elle eût pris forme. Dans le temps de sa vie, elle semble tenir une place toute petite et cette place est immense.

Lui-même ne l’a point préméditée. Elle préexistait à son dessein. Il était si débordant de connaissances et de pensées qu’elles lui ont, en quelque sorte, échappé, quand il croyait ne prendre la plume que pour jouer une farce. Mais, il n’a pas tardé à s’apercevoir, n’en doutons pas, qu’un vaste monde sortait de son cerveau et il s’est vite complu en lui. Tous les éléments épars de ses observations, de ses impressions s’étaient réfugiés en sa cervelle, comme un tumulte barbare qu’il a dompté sans l’affaiblir.

Il y a, parmi les innombrables et picaresques aventures de sa dynastie de géants, un épisode qui correspond merveilleusement au sort des œuvres d’art, c’est celui des paroles gelées.

« Aux confins de la mer de glace se gèlent, dans l’air, des paroles, des cris, à la suite d’un tumulte guerrier. La rigueur de l’hiver passée advenante la sérénité et température du bon temps, elles fondent et sont ouyes ! »

Combien est-il aisé d’étendre ce gel et ce dégel aux diverses sortes d’accueil que reçoivent les livres et plus largement les œuvres d’art ! Les saisons qui les régissent ne sont plus celles de la nature, mais celles du caprice des hommes. Il en va de même pourtant. Le gel et le dégel en régit le succès.

Les paroles de Rabelais, jetées sur le tillac, comme des glaçons mystérieux que les matelots ramassaient à pleines mains, fondent à la chaleur d’une lecture attentive et, au premier abord incomprises, à cause de leur sens double et triple, répandent d’étranges et merveilleuses nouvelles.

La truculence de maître François n’est ni faible, ni désordonnée. Il a d’abord séparé l’homme du reste de la création par le rire — qui l’en distingue absolument. Sans doute, ne rit-on plus autant à la lecture de Rabelais, aux aventures de Gargantua et de Pantagruel, mais le masque d’une bonhomie souriante leur demeure pour insinuer de plus graves pensées.

Une immense indulgence préside à ces contes. Néanmoins la confiance qu’elle exprime en la nature humaine n’est point du tout la même que lui accorda Jean-Jacques Rousseau. Rabelais voit tous les défauts et toutes les tares. La bonté de ses géants accomplit des miracles. Il ne s’agit pas d’une bonté naïve et dupée, miss énergique et volontaire.

Sans que notre homme soit misogyne, il réserve à la gent féminine des flèches qui ne sont pas empoisonnées, encore qu’elles gardent quelques piqûres taquines.

Mesdames, il faut les prendre du bon côté :

« Quand je dis femme, déclare le philosophe Rondibilis, je dis un sexe tant fragile, tant variable, tant rouable, tant inconstant que nature me semble, révérence gardée, s’être égarée de ce bon sens par lequel elle avait créé et formé toutes choses, quand elle a bâti la femme. Et, y ayant pensé cent et cinquante fois, ne sais à quoi m’en résoudre, sinon que, forgeant la femme, elle a eu égard à la sociable délectation de l’homme, plus qu’à la perfection de l’individuelle muliébrité. »

Glissons sur l’expérience personnelle qui a pu inspirer en cette occurrence notre héros. C’était un homme qui, dans sa vie vagabonde, ne fut pas étranger à la faiblesse humaine.

Son regard malicieux, mais pas méchant, parcourt la vie, non comme un eden, mais comme un champ de toutes les batailles, religieuses, politiques, guerrières, amoureuses.

Aussi, non content d’en montrer les traverses, s’applique-t-il à glisser quelques conseils de bon sens, et surtout à préparer l’être jeune à cette lutte.

C’est à juste titre qu’on a retenu ses propos sur l’éducation. Ils réagissent contre les abus des pédagogues de son temps, tout en s’inspirant d’une saine réalité qui n’a rien à voir avec les nuages de l’Émile. Cette éducation s’appuie sur un magnifique exemple. Elle s’applique, presque trait pour trait, à celle d’un de nos plus grands rois, François Ier.

Enfance ensoleillée comme une grappe, à quoi va s’adapter l’éducation vive et enjouée qui la fortifiera sans la restreindre. De l’humanisme, des arts, des romans de chevalerie, des jeux violents, de la chasse, des chevaux, favoriseront également la débordante activité de l’esprit et du corps.

On s’est trop complu à déplorer une telle préparation au métier de conducteur d’hommes, et à opposer, à la fantaisie de ce début d’existence, la sévère application dans laquelle fut maintenu, à peine né, le futur antagoniste, le Grand rival, Charles-Quint.

Qu’on ne s’y trompe pas, pourtant. L’éducation du Valois a trouvé, parmi les contemporains, et garde toujours, dans la pérennité des chefs-d’œuvre, le témoignage de Rabelais ! Écoutons-le :

« Au commencement du repas était lue quelque histoire plaisante des anciennes prouesses. Après devisaient des leçons lues au matin, comme géométrie, astronomie, musique... après se esbaudissaient à chanter musicalement à plaisir de gorge.

« Il apprit à jouer du luc, de l’espinette, de la harpe, de la flûte...

« La digestion parachevée... se remettait à son étude principale, tant à repasser la lecture matutinale que aussi à escrire et bien traire et former les antiques et romaines lettres. Ce fait... changeant de vêtements, montait sur un coursier, le faisait voltiger... nageait en parfonde eau, plongeait es abymes et gouffres. Issant de l’eau, gravait es arbres comme un chat. Le temps ainsi employé, lui, frotté, nettoyé et rafraîchi, tout doucement s’en retournait, visitait les arbres et plantes, les conférant avec les livres des anciens qui en ont escript.

« ...En beau pré ils recollaient par cœur quelque plaisant vers de Virgile.

« ...En pleine lune, devant que soi retirer, allaient au lieu de leur logis le plus découvert, voir la face du ciel et là, notaient les figures, situations, aspects, oppositions et conjonctions des astres... Si, priaient Dieu le créateur en l’adorant et ratifiant leur foi envers Lui. Ce fait, entraient en leur repos. »

*
*   *

Rabelais a nourri cette grande farce de Gargantua et Pantagruel d’un fourmillement d’intentions profondes, recueillies, loin d’un système étroit, à travers toutes les activités humaines. Il fut l’esprit le plus universel de France, comme Vinci fut l’esprit le plus universel d’Italie.

La grâce de la Joconde, tout comme le rire énorme de Gargantua et Pantagruel, masquait un savoir immense et une compréhension presque magique de la nature et de l’homme.

Le curé très passager de Meudon, qui fut, nous l’avons vu, à Montpellier, l’un des plus grands médecins enseignants et, à Lyon, l’un des plus grands médecins pratiquants de son temps, s’imprégna d’humanisme à Rome, au centre de la Renaissance, pratiqua la diplomatie, le droit civil et le droit canon, étudia la navigation avec Cartier, et aborda, au cours de son truculent récit, en termes aussi exacts que pittoresques, toutes les sciences connues, en même temps qu’il peignit la figure caricaturale et profondément observée de son temps.

Il n’eût pas manqué de se divertir, non sans quelque fierté, des interprétations contradictoires et vertigineuses que son œuvre a suscitées dans les siècles, tant en France qu’à l’étranger. Shakespeare l’avait lu, Goethe l’a médité, Chateaubriand a dit de lui :

« Cinq ou six écrivains ont suffi au besoin et à l’orientation de la pensée, ces génies mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres : Homère, Dante, Shakespeare, Rabelais. »

Et c’est à juste titre qu’Abel Lefranc a créé, il y a quelques années, une société des Études Rabelaisiennes, aujourd’hui prospère. Sans prétendre, certes, autre chose que de nous mêler aux commentateurs, tentons, pour achever ce propos, de l’interpréter par l’Histoire. Et l’Histoire nous donne une des clefs de Rabelais, non des moindres, une clef royale.

François Ier et Rabelais s’expliquent admirablement l’un par l’autre. Ce rapprochement qui nous a fait approfondir l’éducation du roi s’étend à toute l’existence. Vit-on jamais deux êtres se comprendre plus profondément sous le voile du rire ? À peine s’ils se rencontrèrent. Leur étrange intimité intellectuelle n’eut besoin ni des mots, ni de la présence. Ils se devinèrent de loin.

On peut suivre pas à pas la carrière de Gargantua et Pantagruel, on verra que ces caricatures géniales ne sont pas sujets de dénigrement, mais d’exaltation. L’auteur les aime et les estime. Les qualités, les défauts, tous les aspects de François Ier s’y incarnent en mille nuances : l’enfance, la jeunesse, la maturité, sa liberté d’esprit, sa hardiesse, sa prudence, sa force, sa bonhomie, son ironie, sa vaste culture, sa sensualité, ses rudesses, ses élégances, sa cour, et jusqu’aux moindres détails de ses costumes.

En cachant avec soin, sous l’épaisse et truculente fiction ce qu’il avait à dire, l’auteur savait que, si un seul contemporain le pénétrait, ce serait le roi et que, de telle part, il ne risquait rien.

La position de Rabelais devant la crise de la Réforme est celle de François Ier. Il cribla de ses traits la Sorbonne parce qu’elle jetait un manteau de suie sur les rondes alertes et brillantes de l’esprit. Mais, lorsque Calvin eut nettement séparé le mouvement religieux et moral du mouvement intellectuel auquel à son tour il lança l’anathème, il ne fut plus pour Rabelais que le « démoniacle Calvin », objet de mille railleries.

Simple précaution, a-t-on dit, pour détourner le soupçon du Parlement. Qu’on rapproche l’œuvre des deux grands écrivains. Que l’on confronte leurs tendances. Ils n’étaient pas faits pour se comprendre. Rabelais aimait trop la vie. Calvin, dans son austérité de Genève, n’y voyait qu’un sombre passage.

Cependant, le bon curé de Meudon avait mécontenté beaucoup de membres du clergé catholique, de docteurs, de magistrats par ses satires. Il ne suffisait pas, pour oublier, que Calvin en eût eu sa part.

On tournait autour de Rabelais. On chuchotait des menaces. On cherchait à circonvenir le Roi. L’auteur de Pantagruel avait à la cour des défenseurs et des détracteurs aussi. On sait par quelles transes il passa. Il aimait à dire qu’il soutenait ses opinions jusqu’au feu exclusivement. Or, une tradition orale, pieusement conservée par quelques fidèles, rapporte ceci. Un jour, François Ier, paraissant céder aux plaintes qu’exhalait un de ses conseillers, manda brusquement Rabelais. On le crut perdu. Certains tremblaient pour lui, d’autres croyaient déjà le tenir.

Le curé médecin avait, comme le Roi, des yeux clignotants, malicieux et mi-clos. Doucement il laissa filtrer son regard jusqu’à celui du souverain. Qui sait tout ce qu’ils se dirent dans ce silence ? Le roi le rompit pour s’écrier, à la stupéfaction générale, qu’il tenait à complimenter, lui-même, et devant tous, maître François Rabelais pour sa verve et sa bonne humeur et à le remercier du bon temps qu’on passait à le lire.

On sait, en outre, que l’auteur reçut du Prince un privilège royal qui rendait son œuvre inviolable.

Il est bon de rappeler, ici, la position de François Ier. On a souvent dit que son attitude avait été changeante et contradictoire. Erreur de perspective. Toutes ses décisions le définissent par l’accord fondamental qui ne cessa d’exister, en sa personne, entre l’humaniste, le catholique et le roi.

Prince humaniste, il mettait au nombre de ses hauts devoirs celui de protéger les recherches de l’esprit. Il imposa le respect de la liberté de pensée en arrachant plusieurs fois Berquin, Dolet, Calvin aux griffes du Parlement et de la Sorbonne. Et ce n’est qu’en son absence et à son insu que le Parlement, champion de l’intolérance, contre la couronne elle-même, condamna les deux premiers derechef et les fit exécuter dans les vingt-quatre heures, tandis que Calvin se réfugiait sous la protection de Marguerite, sœur du roi.

Survint l’affaire des placards, injures contre la messe affichées jusque sur la porte du monarque. Il ne s’agissait plus de liberté de conscience, on attaquait. Alors François se souvint qu’il était roi et fils aîné de l’Église et marqua la limite. Mais tant qu’il put, il revint à la conciliation, par ses efforts pour rapprocher les parties de la chrétienté qui se disjoignaient.

Avec la même fermeté et la même horreur du fanatisme, le grand écrivain conserva la position royale de son esprit.

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Retenons, avant tout de lui, sans rien méconnaître de son universalité, ce qui le rend si propre à être honoré dans une grande journée académique. Au regard des lettres françaises, son œuvre, qui ne fut peut-être qu’un délassement génial, demeure l’une de nos gloires les plus solides devant la culture universelle.

Si la trivialité, tranchons le mot, la grossièreté de certains passages — la Renaissance avait le raffinement des idées et la crudité des termes — peuvent en rendre, aujourd’hui, la lecture quelquefois pénible, combien de morceaux font éclater la vigueur de la pensée, une richesse verbale inouïe, un équilibre, une ampleur de la période qui annoncent et préparent, sans pâlir devant elle — quelque réserve que l’on doive faire sur les thèmes qui séparent les deux œuvres — la puissante architecture de Bossuet.

Il est d’ailleurs à retenir que ce même Rabelais, évidemment plus connu par les folies de Pantagruel que par la prédication, eut cependant l’occasion-, pendant un séjour qu’il fit à l’abbaye de Fontenay-le-Comte, d’édifier les fidèles par l’éloquence de ses sermons.

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Étrange existence sur laquelle s’est replié le mystère. Entouré d’un véritable culte de chercheurs attentifs, le grand humaniste a dérobé ses derniers jours. On ne sait pas très bien ni où, ni quand il est mort.

La mort ne compte guère pour de telles vies. De fausses légendes l’ont représenté finissant la moquerie à la bouche. Telle n’est point son œuvre. Son testament n’est ni le mépris, ni le sarcasme. C’est la sérénité.

Que son nom continue de rayonner sur cette Académie séculaire de haute culture et sur cette illustre ville, affirmant toute la verdeur, mais aussi toute la noblesse du génie français.