Discours sur les prix de Vertu 1958

Le 18 décembre 1958

André FRANÇOIS-PONCET

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 18 décembre 1958

Discours sur les prix de vertu

DE

M. ANDRÉ FRANÇOIS-PONCET
Directeur de l'Académie

 

Messieurs,

Vous comprendrez qu’à mon tour, à la place où je suis, je tienne à rendre publiquement hommage à la mémoire de l’ancien Secrétaire Perpétuel de l’Académie Française, en présence de son successeur, M. Maurice Genevoix.

Les familiers de nos cérémonies et nous-mêmes n’oublierons pas facilement la barbe blanche de Burgrave, le visage au teint coloré, les yeux pleins d’ardeur et qui perçaient le lorgnon de notre confrère, sa voix, un peu hésitante, mais toujours chaude, lorsque à cette époque de l’année il rendait compte, avec un soin et une conscience admirables, des Prix littéraires décernés par l’Académie.

Georges Lecomte fut un homme de bien, un noble caractère. Devant les vieillards courbés par l’âge et qui marchent à petits pas, on a peine à imaginer qu’ils furent, naguère, pleins de force et de fougue.

Au début d’une carrière toute droite et toute pure, Georges Lecomte fut un rude batailleur, défenseur du naturalisme et de l’impressionnisme violemment contestés, admirateur de Rodin, ami de Clemenceau, objets de polémiques non moins vives. Toute sa vie, il demeura prêt à s’enflammer pour les belles causes et à les servir par sa plume — la liberté de la pensée, la liberté de l’art, la dignité de l’écrivain, la grandeur de la France. Républicain convaincu, patriote fervent, il ressentait profondément l’heur et le malheur de notre pays. Je l’ai vu jusqu’à sa fin plus anxieux du destin national que de sa propre santé. Attaché de cœur et d’esprit au renom de l’Académie, il a dépensé à son service, dans ses rangs ou sur ses estrades, pendant trente-quatre ans, avec la fidélité la plus vigilante, le meilleur de lui-même.

Si l’Académie n’avait pas, dès l’origine, exclu ses membres du nombre des personnes auxquelles elle pourrait attribuer le Prix de Vertu, Georges Lecomte eût mérité cent fois de le recevoir.

Et voilà que la bienveillance qu’il m’a toujours témoignée, et dont je lui reste reconnaissant, vient maintenant encore à mon aide, puisqu’elle me fournit la transition qui m’est nécessaire pour entrer dans la matière, dont, je dois, Messieurs, vous entretenir.

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Le discours annuel sur les Prix de Vertu, je ne trahirai aucun secret en disant que les Académiciens ne se disputent pas avec acharnement l’honneur de le prononcer. Le sujet leur paraît austère, comme s’il n’y avait pas de vertu souriante. Mais surtout, il a été traité avant eux par tant d’orateurs — et des orateurs d’un tel poids : Cuvier, Sainte-Beuve, Guizot, Tocqueville, Renan — que leur modestie s’effarouche à l’idée de mettre leurs pas dans ce sentier de la vertu, sur des traces à ce point illustres.

Pour ma part, quel que fût mon embarras, l’usage étant, en la circonstance, de commencer par adresser à la mémoire de M. de Montyon, fondateur du Prix de Vertu, et dont l’Académie Française est la mandataire depuis cent soixante-quinze ans, un salut empreint d’une fidèle gratitude et d’une respectueuse affection, je n’ai pas voulu manquer à cette tradition touchante. Mais que savais-je de M. de Montyon ? Pas grand’chose ! Je me suis efforcé d’en apprendre davantage. Je me suis aperçu, alors, que le Baron Auget de Montyon n’était pas un personnage simple et tout d’une pièce, que les opinions à son égard n’étaient pas absolument concertantes, qu’il avait été, au contraire, fort diversement jugé. Il compte, certes, une troupe compacte d’admirateurs et de panégyristes, qui chantèrent ses louanges déjà de son vivant et, par la suite, se recrutèrent principalement, de génération en génération, parmi les membres de notre Académie, chargés du rapport sur son Prix de Vertu. Au gré de ceux-ci, M. de Montyon est le Juste, par excellence, un homme que l’on pourrait croire, selon l’un d’entre eux, venu directement de l’âge d’or. Sa vie est la morale en action. Il a donné l’exemple des vertus qu’il souhaitait répandre. Magistrat, juriste, administrateur, intendant de province, conseiller du Roi, écrivain, il s’est distingué dans tous ses emplois par son intelligence aiguë, son zèle scrupuleux, sa probité, une bonté foncière qui semait sur sa route les bienfaits. Serviteur éclairé de la monarchie, son dévouement est allé jusqu’à lui interdire de pactiser avec Napoléon ; mais il n’a rien aliéné, pour autant, de l’indépendance de son caractère, ni de son franc-parler. Modeste, fuyant le bruit, la réclame, les honneurs, il ne voulait pas que ses générosités pussent lui être attribuées ; il se cachait derrière elles ; il tenait à l’anonymat, nous dit-on, « comme la pudeur à son voile ». Le comte Daru, en 1819, n’osait pas encore le désigner par son nom, tout en annonçant qu’il avait renouvelé sa donation antérieure, anéantie par la dureté des temps. Il était riche et s’est montré remarquablement habile dans la gestion de sa fortune, qu’il n’a cessé d’accroître. Il menait, cependant, l’existence simple et frugale d’un célibataire ennemi du luxe. Son seul plaisir semble avoir été de consacrer sa richesse à soulager les malheureux et à faire le bien le plus discrètement possible. N’a-t-il pas, dans son testament, écrit cette phrase qui le peint tout entier ? « Je demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement mes devoirs religieux ; je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas fait tout le bien que je pouvais et, par conséquent, que je devais leur faire ! » Quoiqu’il n’appréciât guère Jean-Jacques Rousseau ni les philosophes, il en était imprégné. Enfant d’un siècle qui avait rouvert les fontaines de la sensibilité et s’y plongeait avec délice, son âme, comme celle de l’élite de son temps, s’émouvait au spectacle de l’inégalité des conditions sociales. Il plaignait les pauvres gens et déplorait leur misère. Il se prenait d’amour pour le peuple, de tendresse pour l’humanité. Il estimait que l’homme d’État avait pour devoir de faire le bonheur de son peuple, et le riche de l’aider dans cette tâche. Or, l’instrument du bonheur, le garant, aussi, de la solidité des États, c’est la vertu. Il fallait donc compacte d’admirateurs et de panégyristes, qui chantèrent ses louanges déjà de son vivant et, par la suite, se recrutèrent principalement, de génération en génération, parmi les membres de notre Académie, chargés du rapport sur son Prix de Vertu. Au gré de ceux-ci, M. de Montyon est le Juste, par excellence, un homme que l’on pourrait croire, selon l’un d’entre eux, venu directement de l’âge d’or. Sa vie est la morale en action. Il a donné l’exemple des vertus qu’il souhaitait répandre. Magistrat, juriste, administrateur, intendant de province, conseiller du Roi, écrivain, il s’est distingué dans tous ses emplois par son intelligence aiguë, son zèle scrupuleux, sa probité, une bonté foncière qui semait sur sa route les bienfaits. Serviteur éclairé de la monarchie, son dévouement est allé jusqu’à lui interdire de pactiser avec Napoléon ; mais il n’a rien aliéné, pour autant, de l’indépendance de son caractère, ni de son franc-parler. Modeste, fuyant le bruit, la réclame, les honneurs, il ne voulait pas que ses générosités pussent lui être attribuées ; il se cachait derrière elles ; il tenait à l’anonymat, nous dit-on, « comme la pudeur à son voile ». Le comte Daru, en 1819, n’osait pas encore le désigner par son nom, tout en annonçant qu’il avait renouvelé sa donation antérieure, anéantie par la dureté des temps. Il était riche et s’est montré remarquablement habile dans la gestion de sa fortune, qu’il n’a cessé d’accroître. Il menait, cependant, l’existence simple et frugale d’un célibataire ennemi du luxe. Son seul plaisir semble avoir été de consacrer sa richesse à soulager les malheureux et à faire le bien le plus discrètement possible. N’a-t-il pas, dans son testament, écrit cette phrase qui le peint tout entier ? « Je demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement mes devoirs religieux ; je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas fait tout le bien que je pouvais et, par conséquent, que je devais leur faire ! » Quoiqu’il n’appréciât guère Jean-Jacques Rousseau ni les philosophes, il en était imprégné. Enfant d’un siècle qui avait rouvert les fontaines de la sensibilité et s’y plongeait avec délice, son âme, comme celle de l’élite de son temps, s’émouvait au spectacle de l’inégalité des conditions sociales. Il plaignait les pauvres gens et déplorait leur misère. Il se prenait d’amour pour le peuple, de tendresse pour l’humanité. Il estimait que l’homme d’Etat avait pour devoir de faire le bonheur de son peuple, et le riche de l’aider dans cette tâche. Or, l’instrument du bonheur, le garant, aussi, de la solidité des Etats, c’est la vertu. Il fallait donc cultiver, encourager, propager la vertu, l’aller quérir là où on néglige, où elle se dissimule, c’est-à-dire dans le peuple, chez humbles, la tirer de l’obscurité, la produire au jour et la récompense par l’octroi d’une médaille d’or ou d’un prix en argent, dans tout l’éclat d’une grande cérémonie publique. Ainsi serait suscitée une saine émulation, qui enfoncerait, ou renforcerait, dans les cœurs l’aiguillon du bien.

Si M. de Montyon, pour réaliser son dessein, s’est tourné anone, meurent vers l’Académie Française, la priant, en 1782, d’accepter une donation de 12.000 livres, avec le revenu de laquelle elle couronnerait, après l’avoir découvert et distingué, l’acte de vertu accompli, dans Paris ou sa banlieue, par un homme ou une femme, choisi dans les derniers rangs de la société, c’est parce que aucun corps constitué, aucune compagnie ne jouissait d’un prestige supérieur à celui de l’Académie, qu’en dehors de la souveraineté qu’ils exerçaient dans le royaume des Lettres, ses membres se recommandaient par leur désintéressement, la hauteur de leurs vues, leur souci de l’équité, la sagesse de leur jugement et le caractère imposant de leurs cérémonies.

Rien, donc, à reprendre dans la vie, dans les sentiments, dans les pensées, dans les décisions de M. de Montyon. Tout y est d’inspiration élevée. Tout y est noble et pur. Ce modèle des philanthropes était, selon une expression de Montaigne, « une âme à l’ancienne marque ».

Tel n’est pas, cependant, l’avis de tout le monde. Lorsqu’elle fut connue, en 1782, la nouvelle de la fondation d’un Prix destiné à récompenser un acte de vertu et qui serait décerné, tous les ans, par l’Académie Française, avait provoqué chez les contemporains une vive sensation. C’était un geste surprenant, original, aussi extraordinaire que magnifique. Mais tandis que les uns, les philosophes, l’accueillaient avec enthousiasme et saluaient dans cette initiative une manifestation de la morale indépendante, ou, si l’on préfère, laïque, les autres, les dévots, déclaraient, ou bien que la vertu trouve en elle-même sa récompense et n’a pas à la recevoir du dehors, ou bien que la charité est du ressort de l’Eglise. Car l’Eglise, seule, est compétente en matière de vertu. Que venait faire, là-dedans, l’Académie Française ? Aurait-on l’idée d’inviter les Curés de Paris à donner un prix de poésie à l’auteur de la meilleure idylle, écrite dans les limites du diocèse ? Bien entendu, l’anonymat du généreux donateur avait été immédiatement percé. Les sourires sceptiques, les railleries, les commentaires acides n’avaient pas été épargnés au trop confiant Montyon. Il avait voulu, disait-on, faire parler de lui. Il avait agi par gloriole. B s’était ingénié à capter les faveurs de l’Académie, que ses brochures ennuyeuses ne lui eussent jamais procurées. « Ne sachant plus de quel marteau frapper à cette porte — lit-on dans les Mémoires, il est vrai, apocryphes, de la Marquise de Créqui — il a imaginé d’en pousser les battants avec des lingots philanthropiques. »

Bientôt, les événements dramatiques que traversa la France sous la Révolution et sous l’Empire détournèrent de lui l’attention. Il avait, du reste, émigré de bonne heure en Suisse et en Angleterre et ne devait rentrer à Paris qu’en 1814, après vingt-cinq ans d’absence. On l’avait quasiment oublié. Ses fondations avaient disparu dans la tourmente. L’Académie, elle-même, avait été dissoute. Mais à peine renaissait-elle de ses cendres que M. de Montyon, à cette époque plus qu’octogénaire, intriguait derechef l’opinion, en renouvelant, sous la même forme et dans les mêmes conditions, le geste qu’il avait accompli trente-six ans plus tôt, et rendait à l’Académie les moyens de ranimer la tradition des Prix de Vertu. Son testament, divulgué peu après, quand il mourut, à quatre-vingt-sept ans, mit, en quelque sorte, le sceau à sa renommée. Dès lors, sa réputation fut définitivement assise. Il n’y eut plus qu’une voix pour célébrer en lui, d’année en année, un grand honnête homme, un grand bienfaiteur de l’humanité.

Et pourtant, il a été publié, en 1909, une étude biographique, fondée sur un dépouillement d’archives, qui vise à écorner singulièrement l’auréole de M. de Montyon et constitue ce que l’on appellerait aujourd’hui « un éreintement en règle ».

Selon M. Louis Guimbaud, auteur de cet ouvrage, le Baron de Montyon aurait été pétri de vanité, sensible aux titres et aux honneurs, dévoré d’ambition, aspirant aux plus hauts emplois, impatient d’être admis à la Cour, tout heureux d’avoir obtenu un petit logement à Versailles. Il affectait la gravité et se plaisait à donner des leçons, sur un ton sentencieux. Il n’en aurait pas moins eu une jeunesse dissipée, accompagnant, jusque dans les escapades les moins dignes d’un ministre, le duc de Choiseul, son protecteur. L’examen des papiers laissés par lui aurait permis de découvrir des esquisses de romans que n’eût pas désavoués Crébillon, le fils. Intendant en Auvergne, en Provence, dans l’Aunis, il aurait été évincé successivement de ces trois postes, à cause de ses maladresses. Quant à la charge de chancelier du comte d’Artois, qu’il détenait, elle ne lui aurait pas été conférée en reconnaissance de ses mérites ; il l’aurait tout bonnement achetée de ses deniers. Ce qu’il a écrit de Malesherbes et de Turgot, qu’il faisait profession d’admirer, prouverait qu’il avait l’esprit très critique et qu’il n’était pas particulièrement bon. Dans la gestion de ses biens, il était tatillon, mesquin, autoritaire, ainsi qu’en témoignerait sa correspondance avec son homme d’affaires. S’il était frugal, c’était par nécessité ; il souffrait de l’estomac. Son train de maison n’était pas celui d’un ascète : il avait un maître d’hôtel, un Suisse, un valet de chambre, quatre laquais, un chef de cuisine, deux cochers, six chevaux et quatre voitures. Il aimait le monde et fréquentait assidûment les salons à la mode, ceux de Mme Dupin, de Mme du Deffand, de Mlle de Lespinasse. Il y rencontrait les encyclopédistes, les philosophes. C’était, tout de même, en politique, un conservateur, un réactionnaire à tous crins. Il aurait été le véritable rédacteur du Mémoire des Princes, dans lequel ceux-ci reprochaient à Louis XVI sa faiblesse. On imagine comment, dans cette interprétation du personnage de M. de Montyon, sont présentées ses donations, l’institution du Prix de Vertu et le recours, pour le distribuer, à l’Académie Française. Tant de générosité s’expliquerait, comme l’insinuaient les détracteurs de 1782, par le désir de faire sensation, de se rendre populaire, de s’attirer des louanges, à travers un anonymat de façade, de flatter l’Académie et de s’en ouvrir les portes, « en les poussant avec des lingots philanthropiques », selon l’expression cynique, relevée dans les faux mémoires de Mme de Créqui.

Je ne sais, Messieurs, s’il en est, parmi vous que la thèse que je viens de résumer a pu troubler. En ce cas, qu’ils se rassurent ! Malgré les pièces sur lesquelles elle s’appuie, je me hâte d’affirmer que l’argumentation des contempteurs de M. de Montyon n’est nullement convaincante. Ils prêtent aux mauvaises langues une oreille trop complaisante, sans prendre garde que plus un homme s’élève au-dessus du commun et se manifeste par un mérite supérieur, plus la malveillance, la médisance, la méchanceté, s’attachent à ses pas et plus, par conséquent, il convient de se méfier de leurs suggestions perfides. De nos jours, on se plait trop à abaisser les grands hommes, comme si leur taille était une offense pour qui n’arrive pas à l’égaler. En quoi l’on commet une faute grave. Car l’humanité a besoin d’admirer. La jeunesse cherche des modèles qui l’exaltent et qu’elle ait envie d’imiter. Et c’est appauvrir dangereusement une société que de ne rien offrir à ses meilleurs éléments qui soit de nature à contenter leur soif d’idéalisme.

M. de Montyon n’a jamais voulu faire figure d’ascète. Il vivait conformément à l’usage des gens de son état, qui était celui d’un homme de robe, héritier d’une fortune déjà importante, ni prodigue, ni avare. S’il est exact, et l’on n’en sait rien, qu’il ait été un peu dissipé, au début de son existence, c’est la preuve qu’il faut que jeunesse se passe, môme chez les futurs philanthropes. Il n’était donc pas, non plus, un Alceste, prompt à s’irriter contre les hypocrisies mondaines. Il appréciait, au contraire, la société élégante de son temps et les plaisirs intellectuels qu’elle dispensait. Il partageait ses goûts. Pourquoi aurait-il été le seul à blâmer les contes de Crébillon, le fils, que chacun admirait ? Lui-même était regardé comme un causeur fin, agréable et intéressant. Nul ne contestait son sérieux, sa curiosité d’esprit, son intelligence, ses capacités. Il avait été nommé avocat du Roi au Châtelet, puis maître des requêtes au Grand Conseil avant d’avoir atteint l’âge requis. Loin d’échouer dans ses fonctions d’Intendant, il s’y distingua par d’heureuses initiatives. Pour lutter contre la famine, qui sévissait en Auvergne, il organisa, à ses frais, d’ailleurs, des distributions de vivres et il ordonna de grands travaux d’édilité, afin d’occuper les chômeurs. Son départ consterna la population, qui voulait à toute force le retenir. Désireuse de lui marquer leur gratitude, les villes de Mauriac et d’Aurillac formèrent le projet de lui élever un monument, une stèle ou un obélisque, orné d’une inscription latine, qu’elles demandèrent à Marmontel en personne de composer. En Provence, les armateurs et les négociants de Marseille le remercièrent de l’aide compréhensive qu’il leur avait apportée. À La Rochelle, les protestants le louèrent de la tolérance et de l’équité avec lesquelles il les avait traités. S’il fut, néanmoins, jugé incommode, la raison n’en est pas dans son insuffisance ou sa maladresse ; elle est dans un trait tout à son honneur, à savoir l’indépendance rigoureuse de son caractère. Il osa, en effet, refuser d’exécuter un ordre de Choiseul et d’obéir aux instructions de Terray, entachées, à ses yeux, d’illégalité. Il était intègre et incorruptible et n’accordait pas de faveurs. Dans la lettre de démission qu’il adressa, en octobre 1775, au roi Louis XVI, il pouvait, en rappelant ses loyaux services, ajouter fièrement : « S’il est une personne qui puisse articuler la moindre injustice qui procède de moi, je consens à perdre la vie, mes biens et l’honneur. » A Mme de Staël, beaucoup plus tard, il affirmera pareillement : « Depuis l’âge de huit ans, il ne m’est pas arrivé de dire un mot que je ne crusse vrai. » Ses mérites, au surplus, ne furent pas méconnus, puisque, nonobstant sa lettre au souverain, il fut nommé Conseiller du Roi. Aurait-il été, d’autre part, autorisé à acheter la charge de chancelier du comte d’Artois, s’il n’avait été tenu pour digne d’occuper ce poste de confiance ? Il est possible qu’il se soit montré méticuleux, insistant, tracassier dans la gestion de ses biens. Mais grâce à cette gestion, qui se traduisit par de fructueux placements dans plusieurs pays étrangers, il augmenta considérablement sa fortune et, grâce à l’augmentation de sa fortune, il put élargir le champ de sa générosité et de sa charité. Car il fut sincèrement et profondément bon et charitable. Mille preuves l’attestent. C’est ainsi que, pendant le temps où il vécut en réfugié à Londres, il ne manqua jamais d’envoyer, chaque année, dix mille francs à ses anciens administrés d’Auvergne, de consacrer cinq mille francs à secourir ses compagnons d’émigration et cinq autres mille francs aux prisonniers français, captifs en Angleterre. Qui osera prétendre qu’il ait agi de la sorte par vanité et pour s’en faire gloire ? Toute sa vie il a aidé individuellement les malheureux, dont on lui signalait la détresse, en s’arrangeant pour qu’ils ignorassent d’où leur venait cette manne inespérée. Sa bonté, spontanée et jaillie du cœur, s’accompagnait chez lui d’un raisonnement. Il avait longuement médité, dans le sillage de Montesquieu, sur le gouvernement des hommes et les problèmes que pose l’administration des États. La notion de l’intérêt public, du bien public était très présente à son esprit et le guidait dans ses actions. Il s’était élevé jusqu’à la conscience de la responsabilité des classes dirigeantes, jusqu’à l’idée que les détenteurs de la richesse, comme ceux du pouvoir, ont à remplir, à l’égard des pauvres, un devoir social. Par là, cet homme d’ancien régime, monarchiste convaincu, au point d’offrir en 1801 toute sa fortune à la duchesse d’Angoulême, qui se trouvait dans l’embarras, ce réactionnaire, au service du comte d’Artois, était, tout de même, acquis aux lumières et tourné vers le nouveau siècle. C’était, a-t-on dit, dans une formule heureuse, un livre du XIXe siècle, dans une reliure du XVIIIe.

Quant aux mobiles intéressés qu’on lui attribue et qui l’auraient aminé à faire décerner un Prix de Vertu par l’Académie Française, afin de flatter cette compagnie, de se recommander à ses suffrages, et d’en devenir l’élu, la moindre réflexion en fait bonne justice. Il n’a jamais été candidat à l’Académie. S’il avait voulu l’être, qui l’en eût empêché ? Il aurait eu de bonnes chances de succès, même sans donation. Car il était estimé, il avait des appuis et ses nombreux écrits, qui sont loin d’être sans valeur, constituaient un bagage fort honorable. Du reste, l’Académie Française n’est pas la seule à laquelle il ait confié le soin de décerner un prix. Il en a usé de môme envers l’Académie des Sciences. Car il avait deviné le rôle de plus en plus important que les sciences allaient être appelées à jouer dans la vie des hommes. On ne lui a jamais prêté, pour autant, l’ambition d’entrer à l’Académie des Sciences.

Nous n’avons donc pas à modifier, à réviser les jugements qui ont toujours été portés sous cette Coupole. Nous n’avons rien à retrancher des éloges qui ont été adressés, des sentiments de gratitude et de respect qui ont été exprimés par nos devanciers à la mémoire de M. de Montyon. Je m’y associe sans réserve. Ils sont pleinement justifiés. M. de Mont-von ne ressemble pas à la caricature qui a été tracée de lui, sous prétexte de nuancer et de retoucher le portrait auquel la tradition nous a habitués. C’est une pure et grande figure. Elle fait honneur à son temps et à son pays. En vain voudrait-on la diminuer. Ses idées, ses préoccupations n’ont, d’ailleurs, pas été dépassées dans la marche des années. Elles sont toujours actuelles et nos esprits y restent sensibles. Aujourd’hui comme hier, il est vrai que la société se soucie plus de punir que de récompenser ; il est vrai que le vice bénéficie de plus de propagande que la vertu ; il est vrai que la vertu, elle aussi, est contagieuse, tout autant que le vice, sinon davantage ; mais, tandis que le vice est fanfaron, la vertu, par nature, est pudique et se dissimule ; il est vrai que les bons exemples ne sont pas entourés de la même publicité que les mauvais et M. de Montyon avait bien raison de vouloir réagir contre un tel état de choses. J’ai suggéré, un jour, à la direction d’un grand quotidien d’ouvrir, en face de la rubrique des crimes et des scandales, une rubrique des belles actions. Celle-ci manqua bientôt de matière. On se tromperait, si l’on en concluait que les belles actions sont rares. On a seulement plus de peine à les faire sortir de leurs cachettes. Nous nous heurtons, nous-mêmes, à cette difficulté. Nous ne sommes pas saisis, pour l’attribution du Prix de Vertu et des prix similaires, d’autant de propositions que nous le souhaiterions et qu’il y aurait lieu d’en faire. C’est pourquoi, par delà les murs de cette enceinte, je m’adresse au public, au grand public, et l’invite à collaborer avec nous, à nous signaler les actions vertueuses dont il est le témoin, les personnes vertueuses qui les accomplissent et qu’il connaît sûrement, à se joindre à nous pour les applaudir. De nos jours, la morale est ébranlée, plus, peut-être, que du temps de M. de Montyon. L’instinct du bien demeure, malgré tout, plus fort que le démon de la perversité, cher à Edgard Poë. Pour s’en convaincre, il n’est que de voir les élans magnifiques que suscite la nouvelle d’un malheur, dont un individu ou une collectivité a été victime, les dévouements spontanés et bénévoles qui s’emploient à soulager les malheureux. Qui serait mieux placé pour le savoir qu’un président de la Croix-Rouge ? Encore faut-il que cet instinct soit soutenu, encouragé, cultivé comme par des jardiniers diligents. De l’avoir conçu, de l’avoir voulu, d’en avoir fourni les moyens, revêt M. de Montyon d’un mérite indiscutable et impérissable.

Comment, d’autre part, l’Académie Française ne lui serait-elle pas durablement reconnaissante d’avoir mis en elle sa confiance, d’avoir pensé qu’elle serait, mieux que tout autre aréopage, capable et digne d’administrer, dans l’esprit où il la créa, sa fondation ? Car, enfin, la mesure dans laquelle ils sont vertueux — quelque large qu’elle soit — n’est pas le critère qui décide du recrutement de ses membres. On ne leur demande même pas, quand ils se présentent à l’élection, de produire un extrait de leur casier judiciaire. L’Académie n’en a pas moins rempli fidèlement sa mission. Il ne lui appartient pas de s’en louer elle-même. Mais les fondations et donations diverses dont, après M. de Montyon, suivant son exemple et pour des fins analogues, elle a reçu le dépôt — la fondation Cognacq-Jay est la plus notoire d’entre elles — ces donations constituent, en sa faveur, un témoignage irrécusable. C’est avec la même honnêteté, le même scrupule, et dans les conditions mêmes où elle l’a fait de 1783 à 1792, puis de 1819 à nos jours, sauf, si je ne me trompe, une exception en 1871, qu’elle a désigné, cette année, ses lauréats.

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Avant d’en parcourir et d’en publier la liste, peut-être conviendrait-il que je rappelasse quel est le budget — non pas de la bienfaisance ou de la charité — ces mots sont aujourd’hui bannis, afin de ne pas froisser la susceptibilité des bénéficiaires — je dirai plutôt de l’action sociale, de l’entr’aide sociale, que l’Académie Française est en mesure d’exercer.

Sous le nom général de Prix de Vertu, qui s’applique au Prix Montyon et à tous ceux de même nature qu’une émulation généreuse a fait surgir, ont été groupées cent cinq fondations, dont les revenus ont été, en 1958, de 2.500.000 francs. Ces Prix sont accordés à des personnes particulièrement méritantes.

En même temps qu’eux sont décernés des Prix d’œuvres, c’est-à-dire des Prix destinés à récompenser, non pas une personne, mais une œuvre collective, dont le but et l’activité sont dignes d’éloge et d’encouragement. Ils proviennent de vingt-quatre fondations. Le revenu de ces dernières a atteint, cette année, 1.300.000 francs.

L’Académie gère également quarante-neuf fondations, d’un revenu de 1.750.000 francs, qui est distribué en Prix à des familles nombreuses.

Elle administre, en outre, les deux fondations Cognacq-Jay, la première au profit de familles composées d’au moins neuf enfants vivants et dont les parents ont moins de quarante-cinq ans, la deuxième, dite des « Jeunes ménages », au bénéfice de familles composées d’au moins cinq enfants vivants, et dont les père et mère ont moins de trente-cinq ans. Grâce au remboursement d’une somme de 45.000.000 d’emprunt japonais, qui a été réinvestie à la fin de 1957, les revenus de la première fondation seront d’environ 4.800.000 francs, ceux de la seconde de 1.500.000. Les Prix décernés seront, en conséquence, plus importants cette année que l’année dernière.

L’Académie dispose, enfin, pour allouer des bourses, des gratifications, des secours divers, de vingt-six fondations, avant produit un revenu de 2.800.000 francs.

Les sommes à distribuer par ses soins se montent donc à un total d’environ 7.950.000 francs, sans les fondations Cognacq, et de 14.750.000, en y comprenant ces fondations.

Il est, sans doute, inutile d’insister sur la modicité de ces ressources, si l’on tient compte des besoins qu’il s’agit de soulager et qui restent considérables, malgré l’ampleur de la législation sociale dont notre pays s’est doté et peut légitimement être fier, des mérites que l’on voudrait dignement et efficacement honorer, et aussi du nombre de têtes entre lesquelles ces libéralités doivent se répartir. La maladie monétaire, cette plaie qui ne cicatrise pas, a, hélas ! réduit dans une proportion accablante le patrimoine confié à l’Académie. La grande majorité des fondations rapporte moins de 5.000 francs. Nous sommes, en conséquence, obligés ou de cumuler plusieurs fondations, qui ont les mêmes fins, ou d’espacer la périodicité de la distribution de leurs revenus jusqu’à ce que ceux-ci atteignent un chiffre qui ne soit pas dérisoire.

Dans l’estimation de ce qu’il sied d’appeler « la vertu », la jurisprudence de l’Académie a varié. Sans doute parce que le donateur avait expressément indiqué qu’il désirait que fût récompensé un acte vertueux, elle a, tout d’abord, couronné l’auteur d’un haut-fait, accompli une fois et attestant un courage, un élan de dévouement à autrui, peu communs. En 1786, elle accorda le « Prix Montyon » à Joseph Chrétien, de Versailles, qui avait, en plein hiver, sauvé trois enfants tombés sous la glace de la pièce d’eau des Suisses. Une gravure de l’époque, en couleurs, illustre cet exploit. On peut la voir, accrochée au mur de l’un des bureaux de notre Secrétariat administratif. En 1784 ou 1789, elle couronna, clans des conditions restées, à vrai dire, obscures, une Mme Legros, mercière, qui avait brisé les fers d’un prisonnier de la Bastille. Mais, auparavant, elle avait mis à l’honneur une garde-malade, Mlle Lespalier, pour avoir soigné, à ses frais, et pendant longtemps, une pauvre femme alitée. Elle fut, ainsi, assez vite amenée à établir une distinction entre l’héroïsme et la vertu. Elle aperçut que, si un acte héroïque est, par lui-même, vertueux, un acte vertueux n’est pas nécessairement héroïque. Il y a, dans la notion d’héroïsme, quelque chose d’unique et d’éclatant, provoqué par une circonstance, une situation exceptionnelle, à l’occasion de laquelle le héros, emporté par une impulsion généreuse, déploie une force d’âme extraordinaire, brave le danger, sans hésiter, et risque sa vie. La vertu est un état, une manière d’être, une habitude, un comportement régulier, un enchaînement continu de mérites qui ne se dévoilent au regard que dans leur suite et leur persévérance. L’héroïsme est un don, une fois donné. La vertu est un don chaque jour renouvelé. C’est cette vertu-là, que l’Académie Française, dès l’origine, mais surtout à partir de 1819, s’est très consciemment attachée à découvrir et à décorer. C’est ce même genre de vertu que, dans le prolongement d’une tradition manifestement judicieuse et salutaire, nous nous sommes, à notre tour, efforcés de repérer pour le couronner.

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Nous avons cru le trouver en la personne de M. Fidèle Cavalière. Fidèle-Sabin Cavalière, âgé de trente-cinq ans, est un modeste employé de la Marine Nationale, à Marseille. Il est marié et a six enfants. Son salaire est de 30.000 francs par mois. Ses chefs se déclarent très satisfaits de lui. Sa femme est une excellente épouse, une ménagère active, une mère très attentive. Les enfants sont admirablement élevés. Le ménage est uni. Malgré ses charges, il a recueilli une vieille mère infirme, qu’il soigne avec tendresse. Le maire, le curé, l’employeur, l’assistante sociale, la directrice d’école sont unanimes. « J’ai été impressionné — dit l’un de nos informateurs — en visitant cette famille, par la propreté, la bonne tenue physique et morale des enfants, la bonne entente qui règne dans ce foyer de travailleurs. Malgré les nombreux enfants, la famille a gardé auprès d’elle une mère infirme, qu’elle entoure de soins délicats et de beaucoup d’affection, donnant ainsi l’exemple du respect que l’on doit à ses parents. Cette famille est digne de tout éloge. » Voilà, sans conteste, n’est-il pas vrai ? un rare ensemble de qualités, sans éclat mais, tout de même, combien précieuses ! Voilà une famille de braves gens, une famille vertueuse ! Nous avons décerné à son chef le Prix Montyon, qui sera, cette année, de 30.000 francs.

Si la famille Cavalière est encore dans la force de l’âge. Mlle Marie Métay, qui habite à Fontenay-le-Comte, en Vendée, arrive au bout de l’existence, d’une existence tout entière vouée aux autres. Elle a soixante-dix-huit ans. Dès sa douzième année, elle a travaillé, d’abord comme fille de ferme, puis comme domestique. N’ayant plus ses parents, elle avait à subvenir aux besoins d’une sœur infirme. Pendant cinquante ans, elle est restée au service de la même famille, la famille de M. et Mme Soulard, boulangers à Fontenay. Trois générations ont passé par ses mains, jamais fatiguées, aussi bonnes à élever, amuser, éduquer les enfants qu’à porter le pain, à vaquer aux besognes ménagères, ou à panser les chevaux. Devenue vieille, elle continue à prodiguer son aide, à secourir les personnes qui sont dans la peine. « A ses hautes qualités — nous ont écrit ses voisins — s’ajoute une grande discrétion, qui fait que tout le monde l’apprécie et l’admire. Mlle Métay reçoit, sur la fondation Barbier, un Prix de Vertu de 20.000 francs.

À Mlles Dubourget, de Neuville-sur-Ain, Jeanne Gallas, de Chartres, Poirier, de Rioz, en Haute-Saône, l’Académie a accordé, sur la fondation Belle, trois Prix de Vertu de. 20.000 francs. Les trois lauréates sont des femmes âgées, soixante-douze ans, soixante-dix-sept ans, quatre-vingts ans. Toutes trois ont mené des vies exemplaires, inspirées par l’oubli de soi, le dévouement à des parents infirmes, l’assistance aux malades et, pendant la guerre, aux soldats blessés.

Mlle Gisèle Langer, infirmière de paroisse au service du diaconat protestant de l’Église réformée de Grenoble, est morte à cinquante-quatre ans, au moment où l’Académie venait de retenir son nom, pour lui allouer un Prix de Vertu de même origine et de môme valeur. Mlle Langer avait usé ses forces à soigner les étudiants du sanatorium de Saint-Hilaire du Touvet et ceux de la maison de post-cure de la Tronche. Non contente d’accomplir ses tâches professionnelles, elle se dépensait bénévolement auprès des familles nécessiteuses. Depuis plus de vingt ans, elle partageait sa vie avec une grande invalide, Mlle Waquet, devenue incapable d’un travail régulier. Et comme si toutes ces charges n’étaient pas encore assez lourdes, elle avait adopté le dernier-né d’une famille de dix enfants, abandonnés par le père. L’Académie reportera sur Mlle Waquet le prix qu’elle destinait à Mlle Langer.

À Mlle Caroline Eluer, de Thoiré, en Loire-Atlantique, qui a aujourd’hui quatre-vingt-deux ans et, depuis soixante et un ans, non seulement n’a jamais voulu quitter la famille où elle était en service, mais a accepté de ne plus recevoir aucun gage et partage avec sa maîtresse sa retraite de vieux travailleur, l’Académie accorde, sur la fondation Belle, un Prix de Vertu de 20.000 francs.

Même récompense à M. et Mme Meunier, de Paris, qui, en plus de leurs deux enfants, dont l’un est aveugle et impotent, ont recueilli une nièce, orpheline de père et de mère.

À Mlle Germaine Duport, de Bernay, modèle de dévouement et de piété filiale, qui a sacrifié sa vie personnelle, sa carrière d’enseignante, ses intérêts, à soigner sa mère, puis son père paralysé et dont l’état exige une présence constante ;

à Mme Kléber Thel, de Hellemmes près Lille, qui, tombée orpheline, à dix-sept ans, a élevé, à la place de la mère disparue et du père mort pour la France, ses quatre frères et sœurs, et, par la suite, après son mariage, a pris à son foyer un neveu paralysé qu’elle entretient depuis son jeune âge ;

à Mlle Suzanne Couret, d’Amiens, qui, avec les maigres profits d’un petit atelier de couture, puis avec son salaire de simple ouvrière d’usine, a trouvé moyen d’élever, avec un dévouement total, huit enfants abandonnés par leurs parents et d’assumer, en outre, la charge d’une vieille mère de quatre-vingt-cinq ans ;

à chacune de ces trois vaillantes femmes, l’Académie est heureuse de pouvoir attribuer, sur les fondations Freycinet, Le Blanc de la Caudrie et Denis Lefort, un Prix de Vertu de 20.000 francs.

Mlle Diane Giorgi, de Tasso, en Corse, a obtenu, à cause du bel exemple de piété filiale qu’elle a, elle aussi, donné, un Prix de Vertu de 10.000 francs, provenant de la fondation Expilly-Gallois.

Vous le voyez, Messieurs, cette année, comme chaque année, les dossiers dont nous avons été saisis concernent surtout des femmes. Le Comte de Sèze disait, à ce propos, à l’Académie, en 1824 : « C’est en effet, aux femmes qu’appartiennent ces soins délicats, touchants, pieux, cette tendre commisération pour l’infortune, ces mouvements affectueux de l’âme, ce courage qui fait supporter les maux dont on est témoin, ce besoin qu’on éprouve de les adoucir, ces sacrifices, même, de tous les jours et souvent de la vie entière. Oui ! les femmes l’emportent de beaucoup sur les hommes, sous ce rapport-là, et on ne peut pas leur disputer ce genre de prééminence ! »

Depuis le temps où le Comte de Sèze prononçait ces paroles, des changements profonds, et quasi révolutionnaires, sont intervenus dans la condition des femmes. Mais dans le domaine de la bonté, elles avaient depuis longtemps pris de l’avance sur les hommes et elles sont restées nos supérieures.

L’Académie a, tout de même, accordé, sur les fondations Belle et Darracq, des Prix de Vertu à plusieurs hommes. J’en retiendrai trois : M. Marcel Haillecourt, d’Arcachon, M. Eugène Lendormy, de Pau, et M. Henri Connan, de Vitry (Seine), qui se sont distingués par un égal dévouement, l’un au service de la Croix-Rouge, pendant trente-huit ans, l’autre, en servant son maître, pendant vingt-cinq ans et en acceptant, pendant douze ans, de ne recevoir aucun gage, le troisième, simple ouvrier, en élevant, seul, cinq enfants, au milieu des Pires difficultés. Ainsi sera sauvé l’honneur du sexe faible.

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Je vous ai signalé, Messieurs, qu’en raison d’une augmentation exceptionnelle de leurs revenus, les Prix Cognacq seront, cette fois, d’un montant plus important que précédemment.

L’Académie a pu porter à 100.000 francs les quarante-cinq grands Prix et à 30.000 francs les cinquante Prix de jeunes ménages qu’elle a décernés cette année. Elle a dû, cependant, pour disposer de ces sommes, un peu plus substantielles que par le passé, bien qu’encore très modiques, conserver l’habitude de ne prendre en considération que la moitié des départements. Il ne m’est pas possible de vous donner lecture d’un palmarès qui demeure si abondant. Je me bornerai à mentionner quelques-unes des familles bénéficiaires des grands Prix et qui sont bien représentatives de toutes les autres.

Voici, par exemple, dans l’Aveyron, la famille Paul Majorel. Le père, agriculteur, a quarante-six ans ; la mère trente-deux. Ils ont onze enfants ; l’aîné est âgé de dix-sept ans, le plus jeune de quinze mois. On ne saurait imaginer de meilleurs parents. Ils ont d’autant plus de mérite à élever leurs enfants, que les allocations familiales des agriculteurs sont inférieures à celles des ouvriers. À l’école de leurs parents, les enfants, tous en excellente santé physique et morale, apprennent l’amour du travail, la discipline et le courage.

Dans les Côtes-du-Nord, la famille de Pierre Langlais, cultivateur. Le père a quarante-quatre ans ; la mère le même âge. Sur treize naissances, onze enfants sont vivants. L’aîné a dix-huit ans, le dernier vingt et un mois. C’est une vieille famille de terriens exploitants, de moralité, de sobriété, de droiture parfaites. L’éducation des enfants est excellente, à la fois ferme et douce. Le père dirige sa ferme avec compétence ; c’est un modèle de bonté et de dévouement pour son personnel et ses voisins.

Dans le Gard, la famille d’Henri Laget, cantonnier. Le père a trente-huit ans ; la mère trente-cinq. Sur dix naissances, neuf enfants sont vivants. L’aîné a quinze ans, le dernier vingt mois. Ces jeunes parents élèvent remarquablement leurs enfants et avec une grande dignité, malgré la modicité des ressources du ménage. La tenue de tous est impeccable et ils sont unanimement estimés et admirés.

Dans la Loire-Atlantique, la famille d’Auguste Mouillé, ouvrier menuisier. Le père a quarante-quatre ans ; la mère trente-neuf. Ils ont onze enfants ; l’aîné a dix-sept ans, le plus jeune onze mois. Des attestations chaleureuses louent la grande conscience professionnelle du père et sa sobriété exemplaire, ainsi que l’inaltérable bonne humeur de la mère. Et pourtant, la tache de cette dernière est écrasante du fait que la fille aînée (treize ans) est sourde-muette-aveugle et qu’il faut aussi s’occuper de la mère de M. Mouillé, de santé déficiente. La patience et le dévouement de ce ménage font l’admiration de tous.

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Pour ne pas abuser de votre temps, je ne poursuivrai pas ces citations, dont la lecture est, pourtant, bien réconfortante et réchauffante pour le cœur, et qui sont véritablement des citations à l’ordre des belles familles. Car je dois évoquer maintenant devant vous les Prix qui vont aux belles œuvres d’entr’aide sociale et qui leur sont décernés, non pas tant pour augmenter sensiblement leurs ressources — il s’en faut malheureusement de beaucoup que nos libéralités ne soient des largesses — que pour rendre hommage à la pensée qui les guide et aux réalisations qui la traduisent.

Comme il était naturel, la sollicitude de l’Académie s’est tournée, de nouveau, cette année, et en premier lieu, vers les œuvres d’assistance aux veuves de guerre. À l’égard de celles-ci, la nation, et, dans la nation, chaque Français a contracté une sorte de dette d’honneur, de dette civique. À l’égard des combattants qui sont morts et de ceux qui, chaque jour, sur la terre d’Algérie, meurent encore pour elle, c’est-à-dire pour nous, la patrie a un devoir sacré de reconnaissance. Elle doit sauver leurs noms de l’oubli. Elle doit sauver leurs femmes et leurs enfants de la misère. L’État y pourvoit, mais dans une mesure qui n’est jamais exactement conforme aux besoins et ne peut tenir compte des cas particuliers. Ici intervient l’action des œuvres, qui répare, corrige, complète, sur le plan matériel, et répand les consolations, les encouragements, l’affection, sur le plan moral. Il n’est pas de sort plus pénible que celui de la femme qui perd, tout à coup, l’appui de son mari et doit, seule, faire face aux plus rudes problèmes de l’existence, qu’elle découvre, souvent, à cette occasion ; on ne fera jamais assez pour l’alléger.

À « l’Association des veuves de militaires de carrière morts pour la France » et à sa filiale des « Veuves des morts pour la France », l’Académie a remis, pour 1958, un Prix de 100.000 francs, prélevé sur les revenus de la Fondation Broquette. Elle a fait don d’une même somme à « l’association et entr’aide des veuves et orphelins de guerre », qui groupe actuellement 39.000 veuves et 20.500 orphelins. À « l’Association mutualiste des veuves de la guerre de 1914-1918 de la Région de Paris », dont notre regretté confrère l’Amiral Lacaze appréciait les mérites, elle a alloué, sur la Fondation Verdice-Coudert, un Prix de 55.000 francs.

L’Académie a voulu, d’autre part, faire un geste qui témoignât de l’estime dont est digne, à ses yeux, malgré les campagnes de dénigrement dont elle est souvent l’objet, cette troupe d’élite qui s’appelle la Légion Étrangère, composée en grande partie d’hommes qui, n’étant pas français, acceptent volontairement de porter les armes au service de la France, sont toujours engagés aux points les plus exposés des batailles et s’y couvrent de gloire, sous les plis de notre drapeau. L’Amicale des Anciens de la Légion a créé une Maison de Retraite, à Sidi-bel-Abbès ; une soixantaine de légionnaires pourront s’y abriter et y finir leurs jours. A Puylaubier, près d’Aix-en-Provence, sur un domaine baptisé du nom de Capitaine Danjon, a été, parallèlement, édifiée une maison des Invalides de la Légion. C’est un centre de rééducation et de réadaptation physique et morale pour les grands blessés et les grands malades qui ne peuvent, avec leur seule pension de réforme, vivre isolés. On y assure leur rééducation professionnelle, dans tous les cas où elle est possible. L’Académie a tenu à marquer sa sympathie à ces deux institutions, en attribuant à la première un Prix de 80.000 francs, provenant de la Fondation Broquette, à l’autre un Prix de 100.000 francs, émanant de la Fondation Davillier.

La même Fondation Broquette lui a permis de manifester, cette année encore, et dans une proportion accrue, puisque le Prix décerné a été de 100.000 francs au lieu de 50.000, l’intérêt qu’elle éprouve pour la « Société de protection des engagés volontaires, élevés sous la tutelle administrative ». Cette œuvre s’occupe des jeunes gens de l’Assistance Publique ou des orphelins qui ont contracté un engagement volontaire et qui se trouvent seuls dans la vie. Elle les suit dans leur existence, les conseille, les secourt matériellement et moralement. Elle leur tient lieu de famille. Elle remplace leurs parents.

Dans un autre secteur de la bienfaisance, l’Académie a renouvelé, sous la forme d’un Prix de 60.000 francs, provenant de la Fondation Lalain-Chomel, la contribution qu’elle apporte à l’Orphelinat des Arts, l’œuvre bien connue, au sein de laquelle les enfants orphelins de père ou de mère artiste trouvent asile et éducation, les filles à Courbevoie, les garçons à la Pension Desmarais. Ces enfants sont orientés vers des professions auxquelles ils paraissent aptes. On les munit, à leur sortie, d’un livret de caisse d’épargne et, souvent, d’un trousseau.

Comme son nom l’indique, l’œuvre qui s’intitule « La Bouée » s’efforce de sauver les personnes en détresse et qui semblent sur le point de se noyer. Elle leur lance une corde, un anneau, pour les ramener au rivage. Elle leur offre une situation, un travail, ou, du moins, un conseil, une recommandation, qui les tire d’affaire et leur rend l’espérance. Elle procure ainsi une aide souvent décisive à deux ou trois cents malheureux ou malheureuses par mois. L’Académie lui a déjà alloué un Prix en 1934 et 1956. Elle lui a décerné, cette année, en considération de la haute valeur morale des efforts qu’elle déploie, un Prix de 100.000 francs.

L’œuvre des « Détresses cachées » poursuit un but analogue venir en aide avec discrétion à ceux dont les souffrances et les privations sont insoupçonnées, qui n’osent pas les avouer et vivent dans l’angoisse du lendemain, tout en se croyant forcés de faire bon visage. L’Académie, qui connaît et honore cette œuvre, lui a décerné un Prix de 50.000 francs.

À la Société de Secours des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure, elle a accordé un Prix de 100.000 francs. Cette Société assiste, du mieux qu’elle peut, les veuves, les orphelins, les proches parents, que le décès du chef de famille, ancien Normalien, a laissés dans la gêne ou dans le dénuement. Ce n’est pas par l’abondance de leur fortune que les Universitaires, en général, les Normaliens, en particulier, se distinguent. Leur Société de Secours, une des plus vieilles qui soient, en ce genre, puisqu’elle a près de cent vingt ans d’âge, est aussi l’une des plus pauvres. Les moyens dont elle dispose sont infimes. Aussi appréciera-t-elle vivement la contribution de l’Académie pour 1958.

L’Armée du Salut est pour notre compagnie une protégée, une amie de longue date, toujours honorée et respectée. Sait-on que chaque nuit, à Paris, elle abrite cinq mille personnes et que, chaque jour, elle nourrit vingt-cinq mille individus ? Nous lui avons marqué la fidélité de notre estime par l’attribution d’un Prix de 100.000 francs.

Sous l’appellation de « Nid des Merles », due, sans doute, au fait que ses bienfaiteurs et dirigeants appartiennent à la famille Lemerle, l’ancienne « Association des Préventoriums du Haut-Jura pour les jeunes » continue à héberger, soigner, instruire, éduquer des enfants d’âge moyen et de santé fragile. La persévérance, le sérieux, le sens des responsabilités qui président à la direction de cet établissement ont décidé l’Académie à lui accorder, comme précédemment, un Prix de 60.000 francs, imputable au revenu de la Fondation LalainChomel.

Pour les mômes raisons, nous avons fait bénéficier l’Orphelinat des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul de Troyes, du revenu de la Fondation Vincent- Ottenheim.

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Je ne veux pas, Messieurs, retenir davantage votre attention. Les extraits du palmarès que je viens de vous présenter, les explications et les commentaires dont je les ai accompagnés garantissent qu’avec la collaboration expérimentée de votre secrétariat administratif les sommes dont se compose, cette année, votre budget d’entr’aide sociale ont été dépensées à bon escient. L’Académie s’est efforcée de justifier la confiance mise en elle et de se conformer scrupuleusement aux intentions et aux volontés des donateurs.

Elle doit constater, cependant, que, depuis 1945, le nombre de ces derniers n’a pas augmenté. A-t-elle, depuis cette date, reçu de nombreux legs, compensant les pertes que son patrimoine a subies ? Je n’oserais l’affirmer. Et, pourtant, la générosité est plus nécessaire, le devoir de solidarité sociale est plus impérieux que jamais. Comme le professait M. de Montyon, les riches ont le devoir de secourir les pauvres et les malheureux. L’inégalité des naissances met à la base de la vie une pénible injustice. Si rien ne peut la supprimer radicalement, du moins peut-on s’appliquer à alléger le poids dont elle pèse sur ceux qui en sont victimes. C’est être indigne de la chance que de ne pas savoir se pencher fraternellement sur la malchance.

On m’objectera, peut-être, que l’Etat a organisé un vaste système d’aide sociale, qui comporte des établissements hospitaliers de toute nature, des allocations, des retraites, des caisses diverses, bien propres à stupéfier M. de Montyon, s’il revenait parmi nous, et qui soustraient l’individu à la plupart des risques de l’existence. Mais entre ces remèdes et les maux qu’il s’agit de guérir, ou d’atténuer, subsiste un large écart, où les Montyon ont encore assez de place pour exercer leur bonté. Car c’est à l’initiative privée qu’il appartient d’essayer de combler ce fossé, et c’est à la mesure dans laquelle elle y parvient que l’on juge de la qualité d’une civilisation.

Cette civilisation se caractérise, aujourd’hui, par des découvertes d’une immense portée, qui reculent au delà des limites jusqu’ici connues, le pouvoir de l’humanité sur les forces matérielles. Mais ces progrès n’ont pas que des avantages. Ils renferment en eux-mêmes un grand danger. Les sciences, dites exactes, la physique, la chimie, la mécanique, la mathématique ignorent la pitié. Leurs lois sont inexorables. Elles ressemblent à ces déesses qu’Alfred de Vigny appelait « les Destinées » et dont il disait :

Ces froides déités liaient le joug de plomb
Sur le crâne et les yeux des hommes, leurs esclaves.

Il peut donc arriver qu’une civilisation règne sur un ensemble de techniques hautement perfectionnées et soit, tout de même, barbare.

Pour prévenir ce péril, il est nécessaire de cultiver les valeurs morales, de faire, à côté de celle de l’esprit, la part du cœur, d’encourager et de mettre en honneur la vertu.

À ce prix seulement, l’humanité gardera un visage éclairé par la douceur, la tendresse et l’amour.