Discours sur les Prix littéraires de l'année 1967

Le 21 décembre 1967

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 21 décembre 1967

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

C’est, chaque année, avec la même appréhension, les mêmes scrupules que j’obéis à une tradition non moins ponctuelle que les fêtes de la Nativité et les vœux de nouvel an, mais aussi avec le même plaisir. D’une fois à l’autre, d’un rendez-vous à l’autre, j’ai pu mieux me convaincre en effet de la relativité de nos critères et des injustices de nos choix. Car choisir, c’est préférer, par conséquent éliminer, quelque regret qu’on puisse en éprouver. Mais, Dieu merci, le temps est avec nous : témoin la définition qu’ici même, il y a deux semaines tout juste, notre nouveau confrère Maurice Druon donnait de notre immortalité. Ainsi l’espoir nous reste, et la confiance en nos futurs lauréats. Je leur donne d’avance rendez-vous et, puisque j’ai parlé de plaisir, accordez-moi maintenant de partager avec vous celui d’écouter nos confrères et d’applaudir nos lauréats de 1967.

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« Le grand prix de Littérature est, cette année, décerné à M. Emmanuel Berl. On peut être sûr, nous dit M. Jean Guéhenno, qu’il ne l’attendait pas, qu’il n’y pensait même pas. C’était peut-être une première raison de le lui donner. On ne voit pas qu’il ait jamais été candidat à rien. Il passe pour être un peu nonchalant, paresseux. On raconte qu’il vit souvent couché. Mais il se couche pour travailler et il a considérablement travaillé toute sa vie, toujours agité par quelque pensée, et parlant, et écrivant, et toujours malade, mais toujours allant, comme Voltaire, l’un de ses maîtres. Il était juste et nécessaire qu’on finît par le connaître et le proclamer. C’est l’explication de ce prix.

« On peut douter qu’il y ait à Paris beaucoup d’hommes qui trouvent à penser plus de plaisir qu’Emmanuel Berl. Ce plaisir met en lui une alacrité admirable, que ses livres, ses essais, ses récits, ses articles, tentent de nous faire partager. Ne parlons pas de son dévouement à la littérature : il n’aime pas qu’on moralise. Disons plutôt qu’il n’eût pu vivre sans elle. Elle fait le mouvement et la joie de son être. Il est peu d’écrivains dont la vocation soit plus éclatante et qui nous inclinent davantage à penser que peut-être le monde n’est fait que pour qu’on en parle. Que resterait-il au monde si on ne s’amusait à penser et à bavarder ?

« Il est né, il a grandi dans un milieu d’un prodigieux raffinement. Il fait les plus étonnantes rencontres, et dans sa famille même, entre les Berl et les Lange. Bergson, qui avait épousé l’une de ses tantes, lit ses copies de jeune philosophe. Henri Franck, l’auteur de l’admirable Danse devant l’Arche, est son cousin, qu’il admire et dont il voudrait suivre l’exemple. Il voit, il écoute Berthelot, Madame Duclaux, Brandès le découvreur de Nietzsche, Madame de Noailles, Marcel Proust, qui quelquefois essaie sur lui le premier jet de ses livres. Comment, dans une telle société d’esprits, n’eût-il pas lui-même pris la fièvre ?

« Mais sa jeunesse, privilégiée, gâtée, finit tragiquement. Son père, un grand vivant, royal et désinvolte, meurt quand il a quinze ans, après trois années d’une affreuse agonie, à laquelle il dut assister. Puis sa mère mourut quand il eut dix-huit ans. Elle, tout au contraire de son mari, était tout intérieure, fermée au monde, à la vie et toute tournée vers la mort. Emmanuel Berl est fait de cette dualité en lui qu’il n’a jamais résolue. Elle l’a rendu philosophe. Il aime les antinomies, les contradictions, la dialectique. Il en est fait. C’est sa nature même. Il est insaisissable, rapide et divers comme l’esprit même. Il a horreur de la bêtise, de la lourdeur. Il a raconté, en se moquant de lui-même, « qu’un matin de sa jeunesse son oncle Alfred Berl lui demandant ce qu’il voulait faire plus tard, il lui répondit, un peu troublé, qu’il voulait être comme lui “ un grand esprit ”. « Un grand esprit », on n’a jamais fini de le devenir. Mais il est clair qu’Emmanuel. Berl est, à ce point de vue, en bon chemin.

« Il se trouve seul, très tôt, et dans une dangereuse liberté. Il eût pu devenir Normalien, professeur, comme, sa mère l’eût souhaité. Mais ce qu’il tenait de son père le jeta dans une autre voie. Il continue d’étudier, mais selon ses humeurs. La guerre survient et il la fait. Soldat, puis sergent dans l’infanterie, enfin, à bout de forces, réformé. Mais cette épreuve l’avait mêlé à la grande masse souffrante des hommes sans livres, sans culture, et il devait garder des misères qu’il avait vues une inoubliable impression. C’est elle qui lui a donné le goût du peuple, des faubourgs, de ces « petites rues au bout desquelles, écrit-il avec une sorte de tendresse, une haute cheminée dressée impose un silence plus profond que celui d’aucune campagne. » Il commence alors d’écrire. Il a beaucoup écrit, et sur deux grands sujets : sur la Révolution ou ce qu’elle devrait être selon lui, et sur l’amour, et naturellement ses amours.

« Certains de ses livres sont de grands témoignages sur les années 1930, sur ce que furent alors nos inquiétudes et nos combats. Nous avons tous beaucoup, en ces temps-là, usé du mot Révolution. Nous l’avons plus parlée que faite, mais le souci qu’un certain nombre d’entre nous ont eu d’elle est tout ce qui a ennobli notre vie. La guerre était en nous comme une blessure dont nous n’étions pas guéris. Seul, avec Drieu la Rochelle, il composa un journal hebdomadaire : Les derniers jours, où ils envisageaient tous deux le déclin de l’Occident. Puis ils se séparèrent. (Chacun de nous cherchait difficilement son chemin.) Berl publia un livre dont le seul titre était une provocation : Mort de la pensée bourgeoise. Le livre était dédié, à André Malraux comme « une longue défense de Garine », le héros de son roman révolutionnaire : Les Conquérants. C’est un pamphlet d’un extraordinaire mouvement. Ah ! quel merveilleux bavard c’était, c’est encore ! Qui l’écoute pense nécessairement à Diderot. C’est, comme Diderot, un homme de premier mouvement. Il se parle ses livres plutôt qu’il ne les écrit, et, s’il n’est pas content de ce qu’il a jeté sur le papier, il ne peut pas se corriger. Tout est à recommencer, et il recommence dans un autre mouvement ; c’est toujours une improvisation qu’il reprend, jusqu’à ce qu’elle le satisfasse.

Son livre fit grand bruit. Il était au centre même de nos débats. Du pessimisme contemplatif de Drieu, de l’aventure de Malraux, de la révolution conçue comme le plus grand jeu qui soit, de celle d’Aragon, il fait la plus fine analyse. Il s’amuse avec tout le monde et de tout le monde, dès l’instant qu’il y a à discuter et à parler. Il ne méprise que la sottise et la peur. Il n’était content de personne, ni de « l’école de l’acceptation », ni de « l’école de l’accusation », qu’il dénonçait comme jeux bourgeois. Il ne pardonnait qu’à Garine... et à son maître en révolution : Goethe.

« J’ai dit Goethe. Voici ce qu’il en disait : « Aucun ordre n’est acceptable pour Goethe que dans la mesure où il doit être détruit et remplacé par un ordre nouveau. Goethe déteste le désordre parce qu’il y voit un obstacle au cours nécessaire d’une révolution permanente. Il n’a jamais accepté aucun conformisme. Pour Goethe, cesser de nier équivaut à cesser de penser. Et la damnation de l’homme ne peut être conçue que comme l’acceptation de l’état où il se trouve et de l’univers que le monde lui offre. Lorsqu’on dit oui à l’instant. C’est le pacte de Faust et de Méphistophélès. » Et il concluait : « La pensée est révolutionnaire ou n’est pas. » Il craignait que ne vînt le temps des derniers hommes, qu’avait annoncé Nietzsche. Le vrai problème de l’intellectuel lui semblait être « de maintenir des individus suffisamment forts pour agir et pour penser. » Et l’intellectuel pour cela ne devait pas « tricher avec sa solitude », mais la subir ou la maintenir... « Devoir difficile dans un univers où le termite triomphe. »

« Mais j’ai hâte de parler de ses livres d’amour.

« La guerre revint, dont nous n’avions pas su interdire le retour. Et ce fut la servitude. Alors ce philosophe découvrit l’histoire. Il employa les années noires, caché en Corrèze, à écrire une Histoire de l’Europe. Puis il fut gravement malade. Il a dit de sa maladie qu’elle fut « expiatoire ». Il regrettait sa dispersion. Il semble avoir voulu que son travail soit désormais plus intérieur. L’esprit de sa mère le conduit et l’inspire. Et ces livres où se rencontrent tant de pages délicieuses, Présence des morts, Sylvia, Rachel et autres grâces, se situent à une autre profondeur que ses essais de l’entre-deux guerres. Il s’applique à se souvenir. Il n’est pas moins émouvant que Proust lui-même, quand il analyse le fonctionnement de notre mémoire et décrit cette mort perpétuelle de nous-mêmes qu’est l’oubli. Il se souvient de ses amours. Il se rappelle ces jeunes femmes qu’il a rencontrées et contre lesquelles Madame de Noailles l’avait, un jour qu’il lui faisait des confidences, mis en garde : « Comment, lui avait-elle dit, pouvez-vous aimer les jeunes filles, ces petits monstres, gros de tout le mal qu’ils feront pendant cinquante ans ? » Madame Duclaux elle aussi l’avait prévenu : « Les jeunes filles sont des petits animaux très féroces ! » « Mais, dit Berl, je ne les croyais pas. » Et il en avait rencontré beaucoup, et plus ou moins aimé quelques-unes : Rachel, Thamar, Julia, Liliane, Nora... Mais surtout, il y avait, il y a Sylvia, celle qu’au long de sa vie il a trouvée, perdue, retrouvée, reperdue, jamais tout à fait conquise, jamais non plus tout à fait perdue, celle en la pensée de qui, au delà de la vie réelle, il se découvre dans sa vérité la plus profonde, chaque fois qu’il se demande : « Qui es-tu ? », celle qui l’a contraint à reconnaître au fond de lui-même un idéalisme inguérissable, qui curieusement détruit en lui toute confiance dans le monde réel et le rend incapable du véritable engagement.

« Je pense qu’aux yeux d’Emmanuel Berl il y a toujours, dans une foi engagée, quelque niaiserie. Ce fut une maladie des intellectuels trop intelligents dans les années 30. « Hérétique et infidèle, puisse mon esprit le rester ! », demandait-il alors. C’est ce qu’il est toujours, mais avec plus de gravité. Il se sent « déplacé ». C’est son mot. Entendons qu’il a de la peine à trouver sa place dans notre monde. Il y a en lui beaucoup d’un homme du XVIIIe siècle. On le verrait bien dans la compagnie de Voltaire, Diderot, Casanova, Beaumarchais. Ce sont de ses maîtres. Mais il ne croit pas comme eux en la liberté, en la volonté, nécessaire. Il ne croit pas au Temps. Il ne croit qu’à l’Éternel.

« Il n’a le goût que de la transcendance.

« C’est qu’il a un autre maître, assez inattendu, à qui il a rendu un très bel hommage. C’est Fénelon. Cela remonte à loin : quand il avait vingt ans et étudiait à la Sorbonne, M. Strowski le mit dans le cas d’écrire un Diplôme d’Études supérieures sur Fénelon et le quiétisme. Il alla travailler en Dordogne, à Carennac. C’est une vallée riante. Il faillit acheter l’abbaye où Fénelon avait rêvé à son Télémaque. Ses oncles-tuteurs l’en empêchèrent. La bienveillance de la nature, la gentillesse des gens le convertirent au quiétisme. Emmanuel Berl crut se reconnaître dans l’Explication des maximes des Saints. La disposition de Fénelon à se méfier moins du monde que de lui-même était précisément la sienne. Il était prêt, comme lui, à ne croire qu’au pur amour, à ne rien forcer, à attendre les chances, les Grâces. Ce quiétisme est un système qui remet tout à Dieu, qui nous excuse et nous justifie, selon lequel aussi nous recevons des grâces, qu’il nous apprend à estimer et à savourer. Il fait des hommes charmants de ceux qui le pratiquent. Charmants et graves quelquefois. Jugez-en. Écoutez ce qu’il arrive à Berl de se dire à lui-même : « Ne te défends donc pas, ne réfléchis donc pas, tu vois que tout cela n’a aucune importance. Tu n’as rien perdu, rien gagné ; on ne peut ni gagner, ni perdre : il n’y a pas d’enjeu. Les grâces que chacun reçoit sont aussi indestructibles qu’inefficaces. Tu n’as jamais rien fait et ne peux rien faire, pas plus le mal que le bien. »

« Et voici ce qu’il donne comme le mot de sa propre charade : « Je suis un homme de certitudes vaines. Je suis souvent certain, mais jamais confiant... » Et il déplore ce manque de foi. Mais, comme il dit encore, — « l’Éternel reste l’éternel ». Et Emmanuel Berl, dans cette inquiétude, tout ensemble fénelonien et voltairien, ce pamphlétaire, ce dialecticien, ce bretteur d’idées et de mots, a aussi écrit sur les grâces de la vie les pages les plus pleines de sens et les plus délicates, et l’Académie, en lui attribuant ce grand prix, n’a voulu que rappeler, à tous ceux qui savent et aiment lire, ses livres comme une source des plus nobles plaisirs. »

L’auteur de ce rapport, je me plais à le redire, est M. Jean Guéhenno.

Celui que je vais lire, nous le devons à M. René Clair.

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« Notre Grand Prix de Poésie a été décerné cette année à M. Georges Brassens.

« S’il n’est pas certain que dans l’histoire politique tout finisse par des chansons, c’est par des chansons que commence toute l’histoire de la poésie. Aussi, en récompensant un de ceux que jadis on appelait ménestrels, n’avons-nous pas eu le sentiment de céder au caprice d’une mode mais au contraire de renouer une tradition qui remonte aux premiers âges de notre langue.

« Les ménestrels contemporains ne sont pas contraints de suivre à pied les routes parcourues autrefois par un Colin Muset qui, de ville en ville, allait chanter ballades ou rondeaux en s’accompagnant de la viole. S’ils n’ont pas l’humeur vagabonde, le disque, la radio et la télévision leur permettent de trouver des millions d’auditeurs ; mais ces facilités ne leur sont pas offertes sans rançon. En échange, ils doivent accepter le verdict omnipotent de cette multitude et, quand on réfléchit aux contraintes qu’impose une telle condition, la médiocrité des produits que fournit généralement l’industrie de la chanson ne surprend pas. Ce qui étonne et réconforte, c’est que ce public, tout étourdi qu’il est par les fables de la presse du cœur et les incantations de la publicité, ait su distinguer, dans le fracas des percussions et des guitares électriques, la voix sourde et tendre d’un Georges Brassens.

« En naissant à Sète, patrie de Paul Valéry, M. Brassens a, bien involontairement proposé aux universitaires locaux le sujet d’une dissertation sur les mérites comparés de la poésie noble et de la poésie populaire. Ce parallèle est esquissé par lui-même dans une « Supplique » déjà fameuse où s’exprime la déférence que l’humble troubadour — c’est lui qui parle — porte à son illustre compatriote. Sous les feux de « midi le juste », d’un côté, c’est le marbre du Cimetière marin, de l’autre, le sable de la plage où M. Brassens, qui pour notre plaisir n’en est pas à un testament près, demande à être enseveli.

Et quand, prenant ma butte en guise d’oreiller,
Une ondine viendra seulement sommeiller
Avec moins que rien de costume,
J’en demande pardon par avance à Jésus
Si l’ombre de ma croix s’y couche un peu dessus
Pour un petit bonheur posthume.

Qu’on nous pardonne aussi ! C’est trahir ce poète que de citer ses vers dépouillés de leur mélodie. Non pas qu’à être lus ils, perdent l’âpreté de leur charme ou l’humour qui éclaire leur mélancolie, mais parce que c’est le rythme musical qui y impose et gouverne élisions, enjambements, brisures des mots, rimes dissonantes et autres licences savoureuses sous lesquelles se devine une parfaite connaissance du métier. « Prête-moi ta plume » forme avec, « Au clair de la lune » une bien plaisante assonance et c’est grâce à de telles libertés qu’en regard de la poésie savante si étroitement corsetée, la poésie populaire respire tout à son aise. Ainsi :

Je ne fais pourtant de tort à personne
En laissant courir les voleurs de pomme.
Mais les brav’gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux.

« Ces licences que M. Brassens se permet envers la prosodie classique ne sont rien auprès de celles qu’il prend avec la morale commune. Si le rire est l’expression la plus pudique de la révolte, il a toutes raisons de rire. Du monde, d’abord, tel que les hommes l’on fait et au-dessus duquel il eût volontiers planté le drapeau de l’anarchie. De l’amour aussi, qui le pousse vers tant de Margot infidèles et de Marinette traîtresses. Enfin de la Mort que l’on moque et qui se venge, comme dans les fabliaux. Que de funérailles et de fossoyeurs dans ces poèmes riants, que de danses macabres sur ces musiques allègres ! Et que de compassion aussi pour les misérables !

Il creusa lui-même sa tombe
En faisant vite, en se cachant
Et s’y étendit sans rien dire
Pour ne pas déranger les gens.
Pauvre Martin, pauvre misère
Dors sous la terre, dors sous le temps !

« Depuis la fin du romantisme, on compte bien peu de poètes qui, de leur vivant, aient touché ce que l’on nomme le grand public. M. Brassens est de ceux-ci ; et pourtant il ne dépare pas la lignée dont il serait en droit de se recommander. Corbière et Laforgue ne sont pas éloignés de ses complaintes, ni Villon de ses testaments.

Avant d’aller conter fleurette
Aux belles âmes des damnées
Je rêv’ d’encore une amourette
Je rêv’ d’encore m’enjuponner
Encore un’ fois dire « je t’aime »
Encore un’ fois perdre le nord
En effeuillant le chrysanthème
Qu’est la marguerite des morts.

« En l’an de grâce 1395, le Prévost de Paris rendit une ordonnance concernant les ménestrels : « Défense de rien dire, représenter ou chanter dans les places publiques ou ailleurs qui pût causer quelque scandale, à peine d’amende de deux mois de prison et d’être réduits au pain et à l’eau. » Comme nous sommes heureux que M. Brassens vive à une époque où, sans être réduit au pain et à l’eau, il peut braver les conventions de la décence et les ordonnances du Pouvoir ! Si l’on trouve dans son œuvre plus d’un mot que nos successeurs admettront sans doute dans notre Dictionnaire mais dont l’usage n’a pas encore atténué la verdeur, on y rencontre aussi plus d’une pensée qu’en d’autres temps ont eût qualifiée de subversive. La façon dont y sont traités agents de police et gendarmes donne à croire que le respect de l’uniforme n’est pas le fort de l’auteur et, en conséquence, que le costume académique n’est pas celui qu’il lui plairait de revêtir pour courtiser ses Muses.

« Après avoir loué M. Georges Brassens, nous allons peut-être le décevoir. Il y a trois ans, le Prix qu’il reçoit aujourd’hui fut décerné à M. André Salmon, qui dans une de ses œuvres célébra la Terreur noire. Ainsi notre nouveau lauréat ne peut prétendre à être le premier anarchiste dont l’Académie ait récompensé les mérites. Et si ce doux révolté s’étonnait de notre complaisance, nous lui répondrions : « Monsieur, notre Compagnie depuis trois siècles eut mainte occasion de méditer sur la tolérance. Au-dessus des idées et des morales qui se prêtent à tant d’avatars, elle s’efforce de placer l’intégrité de l’esprit et la qualité des talents. »

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C’est à M. Michel Tournier, pour Vendredi ou les Limbes du Pacifique, que l’Académie, cette année, a attribué son Prix du Roman. C’est le premier livre qu’il publie, et voici ce qu’en dit M. Jacques de Lacretelle :

« Chaque année ou presque, la Commission du Prix du Roman se trouve en présence d’une alternative : consécration ou découverte. À consulter le palmarès, il semble, surtout aux premiers temps du prix, que notre choix ait adopté plus fréquemment le premier critère.

« En 1967, nous avons changé de cap. L’expression est permise, puisque le récit primé débute par une tempête suivie d’un naufrage. Vendredi ou les Limbes du Pacifique, de M. Michel Tournier, est, en effet, le premier livre publié par l’auteur.

« M. Tournier a imaginé une suite ou plutôt un parallèle à la célèbre histoire de Daniel Defoë.

« N’y cherchez pas un pastiche, ni un récit d’aventures, ni une description à la Conrad, ni un conte philosophique. Ou plutôt vous y trouverez tout cela, suivant l’intérêt que vous prenez à ces divers genres.

« L’auteur a si bien entrecroisé ses thèmes, mêlé de façon si adroite l’invention, le sens descriptif, les considérations morales et nos connaissances actuelles, que cette île, baptisée Speranza, devient comme un microcosme où s’inscrivent tous les espoirs et tous les mécomptes de notre civilisation. Un homme y naît, grandit et démontre finalement la vanité de ses efforts.

« Il y a du rousseauisme dans ce livre et aussi de l’antirousseauisme. Le promeneur solitaire devient sous nos yeux le doctrinaire de l’Émile, et l’on sent bien que la tendresse de M. Tournier va surtout au premier.

« On y rencontre des symboles que je ne me chargerai pas d’expliquer, car le narrateur s’entend à brouiller les pistes, à cacher les mythes et les considérations philosophiques sous son goût de l’aventure de son observation de naturaliste.

« M. Tournier a-t-il voulu représenter en Robinson l’orgueil et l’échec de Prométhée, en Vendredi le bon sauvage qui devient Caliban ? Le lecteur en décidera. Mais il trouvera là des rebondissements dans l’action, un instinct de la découverte heureuse, qui le surprendront à chaque page.

« Nous suivons pas à pas cet explorateur tantôt sérieux et tantôt moqueur. Nous participons à sa ferveur envers la nature, même quand elle le pousse à des épousailles bizarres. C’est un livre baroque et bien construit tout à la fois. Il a de la sève, de l’odeur et une belle puissance de raisonnement. Il atteste une personnalité éprise de culture, mais assez volontaire pour échapper à toute influence.

« Quand j’aurai ajouté qu’il est écrit dans une langue sûre, qui cherche l’exactitude des termes en même temps que l’harmonie de la phrase, on comprendra que nous soyons impatients de lire les nouveaux romans annoncés par M. Tournier. Celui-ci, par son originalité et sa maîtrise, avait sa place dans notre palmarès. »

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J’en arrive à nos prix d’histoire. Le Grand Prix Gobert n’ayant s été attribué l’an passé, nous pouvions, si les temps et Clio nous lient favorables, en décerner deux cette fois-ci. C’est ce que nous avons été heureux de faire.

Le Grand Prix Gobert 1966 est allé à M. Émile Coornaert, dont ici ce que nous dit M. Jérôme Carcopino :

« M. Coornaert est un historien de la classe ouvrière dont tous les travaux font autorité, dont toutes les enquêtes sont menées avec la plus sûre méthode, développées dans une langue ferme et souvent savoureuse, et conduites à des résultats aussi neufs que véridiques. L’existence des Compagnonnages, à laquelle je viens de m’initier tardivement, m’était inconnue avant la lecture récente du livre qu’il leur a consacré et qui m’a révélé l’ampleur des recherches qu’il exigea, les difficultés auxquelles elles se heurtaient, la conscience, l’érudition et la clarté avec lesquelles l’auteur les a surmontées.

« Fiers de leurs associations qu’ils prétendent faire remonter à Hiram, le bâtisseur du temple de Salomon à Jérusalem, les Compagnons sont avares de confidences. Orgueilleux de traditions qui se perdent dans la nuit des temps, ils se gardent de les expliquer. Ils possèdent en de nombreuses villes d’abondantes archives, mais ils les cachent, et même à M. Coornaert il était, de son propre aveu, impossible d’éclairer les abords de leur vérité autrement qu’à la lumière d’une lanterne sourde.

« Honnêtement, il a renoncé à percer le mystère dont s’enveloppaient au Moyen-Age les origines des trois grands compagnonnages entre lesquels se répartissaient leurs multiples « devoirs », c’est-à-dire les groupements locaux. Il constate que ces trois « compagnonnages » se désignaient et n’ont cessé de se désigner par une invocation à leurs mystiques fondateurs : le roi Salomon, Maître Jacques, son maître d’œuvre, et le Père Soubise, le principal collaborateur de ce dernier. Il n’y a là, persistant au cours des âges, qu’une légende incontrôlable et insaisissable.

Ce n’est qu’au XIVe siècle que les Compagnons sortent de l’ombre. D’abord grâce à la coutume des différents « devoirs » d’entrer en relations les uns avec les autres par le tour de France qui leur est prescrit et dont les étapes, déjà marquées en des documents de 1360 à Rouen, de 1397 à Paris, ne cesseront plus de s’inscrire sur la carte. Ensuite sous l’éclairage indirect des procès qui leur sont intentés devant toutes les juridictions du royaume au cours de l’ancien Régime, tantôt à raison des violences sanglantes de groupes rivaux, travaillés par les haines qui mettaient aux prises les « devoirants » catholiques avec les « gavots » suspects de protestantisme, et tantôt à cause de l’action subversive dont ils étaient présumés coupables, soit à l’égard du pouvoir royal dont ils ne se gênaient pas pour enfreindre les édits, soit envers les corporations dont ils débauchaient le recrutement, ébranlaient la hiérarchie et, subrepticement, désorganisaient le travail.

« La Révolution, en abolissant les corporations, aurait dû supprimer les Compagnonnages. De fait, elle n’élimina que leurs concurrents ; car, derrière le rideau de fumée de leur « secret », ils ont pu continuer de vivre et d’agir en leur clandestinité. Tolérés sous l’Empire, admis sous la Restauration, c’est sous la Monarchie de Juillet qu’ils ont atteint leur apogée, servis par l’authentique grandeur intellectuelle et morale du compagnon Agricol Perdiguier surnommé Avignonnais-La-Vertu. Leur action, solidaire de celle des libéraux et des républicains, est alors prédominante chez les ouvriers, au point qu’en 1848 notre confrère Dufaure, alors Ministre de l’Intérieur, leur imputa la responsabilité des journées de juin.

« Toutefois la décadence est proche. Aujourd’hui les compagnonnages essaient de surmonter leur désarroi, de regonfler leurs effectifs tombés au chiffre de 5 000 et de survivre en admettant l’inscription de leurs membres dans les différentes confédérations syndicales. Dans sa prédilection pour son sujet, M. Coornaert termine son livre sur le souhait que, grâce au sentiment de fraternité qui l’a toujours inspirée, l’élite ouvrière que constituèrent les compagnonnages ne périsse pas. Je ne suis pas sûr que le vœu de l’auteur soit exaucé et c’est des analyses et des documents publiés par M. Coornaert que procède mon scepticisme.

« Le secret qui les a couverts aux temps du despotisme n’a plus aujourd’hui de raison d’être. Les légendes que les compagnons continuent de répéter sur Salomon et ses auxiliaires les font sourire. Les cérémonies d’initiation auxquelles ils procèdent et dont l’on a le droit de se demander si elles n’ont pas servi de modèle aux loges maçonniques, se déroulent en contradiction avec l’opinion générale comme avec les cérémonies où ils se montrent en public, avec des bannières, des santorins et des emblèmes. Enfin l’idéal chrétien qui était resté le leur n’est plus celui de la majorité des ouvriers et même, en ces derniers temps, leur a valu d’être dénoncés comme cléricaux.

« Tous ces obstacles, c’est la critique de M. Coornaert qui les a mis en lumière, grâce à la persévérance de ses enquêtes non seulement dans les sources imposées et les archives, mais auprès des compagnons qui ont bien voulu devant lui lever un coin du voile. Je crains fort que par cette étude exhaustive, exemplaire et vivante, l’auteur n’ait réussi qu’à rédiger pour les Compagnonnages la plus précise et la plus belle des épitaphes. »

 

Le Grand Prix Gobert 1967 couronne M. Paul Bastid pour son âge sur Benjamin Constant et sa doctrine. Écoutons ici M. Pierre Gaxotte :

« Cette étude très considérable comporte deux volumes in-octavo. Le premier est une biographie minutieuse de Constant. Les aventures amoureuses, les mariages, les amitiés féminines y ont place. Toutefois l’auteur n’étudie pas une sensibilité, mais un esprit. Il veut expliquer comment, par quelle expérience, au travers de quelles épreuves s’est formée la doctrine de Constant. On le suit donc pas à pas : éducation, lectures, relations, influences, voyages, projets, action politique, séjours à l’étranger, Tribunat, entrée à la Chambre sous la Restauration, discours, révolution de 1830, etc. Cette partie est un monument d’érudition scrupuleuse, sans envolée, sans doute, mais extrêmement précieuse.

« Le second volume est consacré aux idées de Constant. Il n’est pas facile de les présenter sous forme de doctrine, car Constant a varié et il s’est plu lui-même à donner à sa pensée des formes diverses, contradictoires même. M. Bastid, après quatre chapitres d’introduction (dont un très neuf et fort difficile à écrire sur Benjamin orateur) discerne fort bien que la pensée de Constant s’est organisée autour d’un petit nombre de grands principes : la liberté de l’individu, la nécessité et le respect d’une constitution limitant les pouvoirs de l’État, assurant les droits des minorités, le respect de la justice, la représentation nationale, etc. Constant défend toujours le principe des deux Chambres égales en droits. Même si ses idées sont dépassées par les événements (il veut une Chambre haute héréditaire et une Chambre basse élue par des censitaires) ses réflexions et ses démonstrations sur l’équilibre des pouvoirs et leurs rapports sont d’un immense intérêt. M. Bastid expose tout (y compris les idées économiques, sociales, démographiques de Constant) non seulement avec intelligence, clarté, sagacité, subtilité, mais avec un agrément certain.

Ce livre (qui comporte une excellente biographie) est très digne du prix Gobert. »

Voilà donc qui est légitimement ratifié. Je suis heureux de le proclamer.

 

Et pareillement, l’année des historiens ayant décidément été bonne, de proclamer le second prix Gobert qu’obtient M. Robert Christophe. Croyons-en, une fois de plus, la compétence infatigablement dévouée de M. Jérôme Carcopino :

« Quand ce livre me fut remis pour examen, nous dit-il, j’ai commencé par me méfier. Le hasard, en effet, veut que j’aie été appelé, en 1910, par Raymond Poincaré à lui servir de secrétaire dans la préparation d’une biographie de Thiers qu’Hachette lui avait demandée. Président du Conseil en 1912, lors de mon départ pour l’Université d’Alger, Poincaré transmit le projet qu’il abandonnait, avec les fiches que j’avais réunies, au successeur que lui-même et Hachette avaient choisi d’un commun accord. Mes recherches préparatoires m’avaient appris beaucoup de choses ; et j’en ai appris bien davantage quand parut le livre si ferme, si clair et si savant de mon cher ami Maurice Reclus, notre confrère.

« De prime abord, j’ai donc douté du renouvellement d’intérêt que M. Thiers, représentant ou non de son siècle, pourrait devoir à ce biographe de la dernière heure. Eh bien, je me trompais.

« Sans doute ai-je noté quelques lacunes et, notamment, je regrette que l’auteur n’ait accordé aucune place à Thiers, critique d’art dans ses comptes rendus des Salons publiés par le Constitutionnel en 1826 et 1827. L’enthousiasme dont il y est transporté pour la peinture romantique de Delacroix tranche tellement avec son académisme habituel que j’y vois deux précieux indices : celui de la filiation adultérine de Delacroix, celui de l’emploi (rétribué) de Thiers par le Prince de Bénévent bien avant la fondation du National. Mais par ailleurs, que d’acquisitions neuves, que de vues pénétrantes, que de jugements heureusement révisés !

« Qu’en Juillet 1830. Thiers ait « fait un roi », ne sera plus contesté. Nous n’ignorons plus rien de l’immense fortune qu’amassa le parvenu, et dans laquelle, du reste, ses droits d’auteur pèsent au moins aussi lourd que ses actions d’Anzin. Jamais la vie privée de Thiers n’a été placée sous une lumière plus trouble en sa véracité, avec ses nombreuses liaisons, avec le « harem » de ses « trois dames » dont l’épouse légitime, au surplus infidèle, ne fut pas la plus éprise, avec cette orgie d’un château de Saône-et-Loire, où, à moitié ivre, il se montra nu comme un ver au balcon.

« Jamais, non plus, la raison pour laquelle Fieschi, dénoncé, traqué, a néanmoins réussi dans son abominable entreprise, n’avait reçu une aussi probable explication. Ministre de l’Intérieur, Thiers avait reçu de ses espions l’indication que Fieschi avait agencé sa machine infernale dans le quartier de l’Ambigu. Étudiant la carte, Thiers repéra le théâtre dans un secteur du Boulevard du Temple qui fut investi, exploré, épié par la police. Demeuré un provincial dans les quartiers de Paris, Thiers ne s’était pas aperçu que sa carte n’était plus à jour et qu’en 1827 l’Ambigu avait émigré Boulevard Saint-Martin d’où jaillit, insoupçonnée de la police, la mitraille meurtrière.

« Aussi bien, ce jour-là, M. Thiers avait-il montré le courage dont il était capable, en réclamant l’honneur de caracoler, en uniforme ministériel, dans le cortège royal menacé ; et ce courage, il n’a plus cessé d’en prodiguer les preuves : courage moral dans ses discours prophétiques de 1866 ; courage physique et moral, sous les huées du corps Législatif en 1870 et, durant les mois qui suivirent, dans le voyage que, bravant les difficultés, les fatigues et les périls, il décida d’accomplir alors qu’il avait soixante-seize ans, dans toutes les capitales, Londres, Rome, Pétersbourg, où il s’accrochait à l’espoir de provoquer, en faveur de la France vaincue, une médiation qui eût rogné les serres du vainqueur.

« Ce n’est pas tout : M. Christophe nous révèle que ce Thiers, en qui la Commune vit son ennemi, ne songeait qu’à tempérer la vengeance des Cours Martiales et sauvait le plus qu’il pouvait de vies humaines parmi ses ennemis.

« Et il n’hésite pas, fort de la conviction dont Thiers était animé, à rouvrir le dossier de Bazaine et à plaider pour le vaincu de Metz comme l’eût fait Thiers lui-même : et il a souligné l’importance, pour le débat, de la déposition du Colonel Stoffel, jurant qu’il avait lui-même chiffré et expédié les cinq dépêches qui enjoignaient à Mac-Mahon de rallier, avec son armée, le camp retranché de Metz, au plus vite, et par le plus court, dépêches si accablantes pour celui qui, entre-temps, était devenu président de la République, que le Ministère Public avait osé en nier l’existence.

« Tout le livre est surprenant, entraînant, et il passionnera ses lecteurs. »

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Deux grands prix du Rayonnement français cette année, l’un attribué à M. Charles Dedeyan, l’autre à M. Maurice Vaussard, l’un et l’autre universitaires, le premier agrégé, docteur ès lettres, actuellement professeur de littérature comparée à la Faculté des Lettres de Paris, l’autre chargé de cours à l’École pratique des Hautes Études. Nous avons voulu honorer en eux deux bons serviteurs de la France et de nos Lettres. De M. Dedeyan, je rappellerai les livres sur Rilke, Rilke et la France, sur l’Italie dans l’œuvre romanesque de Stendhal, sur l’Allemagne dans l’œuvre de Hugo, dans celle de Nerval, sur le Cosmopolitisme de Charles du Bos. C’est une pensée elle-même cosmopolite, très amplement et comme scientifiquement informée, mais par ailleurs nourrie de sympathie et d’intuition, qui a inspiré ces ouvrages importants. Parallèlement, de nombreuses missions à l’étranger valaient à M. Dedeyan l’honneur d’être appelé au Secrétariat général de la Fédération internationale de langues et littératures modernes. Tout cela explique les raisons de notre choix.

M. Maurice Vaussard, on le sait, est d’abord italianisant. Son Histoire de la démocratie chrétienne, celle de la Conjuration du grand Conseil fasciste, sa magistrale étude du sentiment nationaliste italien de Pétrarque à Mussolini font justement autorité. Il faut joindre à cela, nous rappelle M. Wladimir d’Ormesson, rapporteur de ce prix et orfèvre, si j’ose dire, en l’occurrence, « de nombreuses traductions, de nombreux articles », où brille la même expérience singulière. Et M. d’Ormesson ajoute que « si cette œuvre fait autorité en France, elle n’est pas moins appréciée en Italie où l’on rend unanimement hommage à la haute probité intellectuelle de Maurice Vaussard. »

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Avant de céder la parole à M. le Chancelier pour la lecture du palmarès, je veux penser avec vous aux réalités chaleureuses que laisse entrevoir sa sécheresse : que de ferveur, que de labeur, que de talents ! Présents ou non, nos lauréats témoignent ici pour une permanence française. J’aurais voulu parler de chacun d’eux, je l’aurais dû en votre nom, saluer nos prix de la langue française, Messieurs Marcel Guinand, Jiri Konupek, Pericle Patocchi, et enfin M. Salvador de Madariaga, dont le seul nom évoque, avec un humanisme et une culture universels, tant d’attentive, efficace et fidèle amitié française ; saluer aussi nos grands prix d’histoire Broquette Gonin, M. L’Ambassadeur Jean-Paul Garnier pour son magistral Charles X, où brillent ensemble, nous dit M. Jacques Chastenet, les qualités de l’historien, l’expérience du diplomate — politique, psychologique — et la fermeté de la langue ; et M. Charles de la Morandière pour un considérable ouvrage de mille quatre cents pages, dont le sujet, nous dit M. Jacques Rueff, une Histoire de la Pêche française de la morue dans l’Amérique septentrionale, pour limité et précis qu’il se veuille, s’élargit comme naturellement aux dimensions de l’histoire nationale.

Que l’on m’accorde, en dernier privilège d’amitié, quelques mots encore, et quelques noms : Mademoiselle Jeanne Dorez, collaboratrice si dévouée, si précieuse de notre Commission du Dictionnaire, à qui l’Académie a été heureuse d’attribuer, cette année, le prix d’Aumale mis à sa disposition par l’Institut ; collaboratrice, certes, et amie. Amies aussi Mesdames Edith Mora, Katia Granoff, Suzanne Normand, Jeanne Bourin, la princesse Zinaida Schakowskoy, Marianne Monestier, Claude Socorri, dont le mari, François Duhourcau, blessé de guerre amputé d’un bras, obtint naguère notre Prix du Roman. Ami aussi, mutilé de guerre lui aussi, le très regretté Gabriel Perreux, qui vient de nous quitter, pour notre peine de camarade. Amis encore, et tous hommes de talent, sérieux, profonds, charmants, imaginatifs et sensibles, proches de nous dans leur diversité même, les Marcel Bataillon, Maurice Vauthier, André Beauguitte, Bertrand d’Astorg, Marcel Politzer. André Guérin, René Floriot... En vérité quelle chose vivante, riche, émouvante, qu’une énumération comme celle-ci, sous l’aride apparence d’un palmarès académique !

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Il me reste à proclamer un lauréat, celui du Prix Jean Walter, désormais traditionnel. « En honorant M. Henri Queffélec de ce Prix Jean Walter, rapporte M. Pierre-Henri Simon, l’Académie française n’a pas récompensé un inconnu puisqu’elle lui avait déjà accordé en 1958 son Grand Prix du Roman pour Un Royaume sous la Mer. M. Queffélec est, en effet, par vocation et par métier, un romancier. Ce Breton de Brest, qui faillit être Saint-Cyrien et préféra l’École normale supérieure, ne s’attarda guère dans l’enseignement et, passé la trentaine, s’établit en littérature. Un vaste public l’attend et le suit, et, une fois au moins, le septième art l’a triomphalement utilisé : Un Recteur de l’Ile de Sein, porté à l’écran sous le titre devenu fameux, Dieu a besoin des hommes, a valu à un grand acteur son succès le plus pur et, au cinéma français, un classique.

« Trois inspirations soutiennent l’œuvre importante de M. Henri Queffélec : l’attachement à la Bretagne, le mysticisme religieux et la morale de l’énergie. Non seulement l’Armor est le cadre de son œuvre romanesque, ombragée des forêts celtiques, cernée par « les profondes carrières glauques de la mer » et assaillie par « les troupes recommencées des oiseaux », mais il lui a consacré de luxueux albums et, par lui, la littérature bretonne de langue française, illustrée avant lui par Le Goffic, Le Braz et Pierre Loti, se continue fortement et dignement, en élargissant, comme il convient, les limites d’un folklorisme sentimental aux mesures d’un humanisme universel. Fidèle aussi à la ferveur chrétienne de sa race, il a traduit, dans quelques essais et plusieurs romans, sans nulle indiscrétion apologétique et sous l’éclairage d’une foi informée et sérieuse, l’appel d’une sainteté sans faste, liée à la simplicité du cœur et à la pauvreté de l’esprit. C’est le thème d’Un Recteur de l’Ile de Sein, où l’essentiel du christianisme passe dans l’âme primitive du sacristain d’une paroisse abandonnée.

« Mais il y a, moins immédiatement apparente que les deux autres, et pourtant essentielle, la troisième dimension du monde romanesque de M. Queffélec : l’exaltation du courage viril. Si elle doit être mise ici en pleine lumière, c’est qu’elle n’a pas été pour rien dans la désignation de notre lauréat. Puisqu’il s’agit d’un prix dont l’intention est de récompenser une œuvre « dynamique » et de rappeler que le mot vertu veut dire d’abord énergie, l’Académie française a pensé que ce prix convenait à un romancier jamais las de montrer les hommes en lutte avec les éléments, et avec le plus redoutable de tous : la mer. Par ce passage à l’héroïque, le folklorique est dépassé, cette fois, par la cime, et l’homme simple accède au surhumain. Les livres qui nous font prendre cet itinéraire ne sont pas foule aujourd’hui.

Il convient d’ajouter que M. Henri Queffélec écrit. Sensible à la poésie des choses, surtout de la mer, il lui plaît de choisir et de gouverner les mots qui en évoquent la présence et la beauté. Sa narration, même quand elle court à travers la réalité ordinaire, a des souffles de poésie et des frissons de musique. »

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Messieurs,

Les impératifs de l’office que j’accomplis ici chaque année ne souffrent guère de libres échappées. Ils me tiennent en d’étroites lisières et me privent du plaisir d’échange à quoi j’aimerais vous convier. Même si je semble me donner du champ, c’est encore un devoir qui me pousse, et je continue d’obéir.

Ainsi n’est-ce pas la première fois qu’il me faut déplorer publiquement, en contraste avec les « frissons de musique » que M. Pierre-Henri Simon sentait si justement dans la narration de M. Queffélec, les attentats, de plus en plus fréquents et de plus en plus scandaleux, que se permettent contre notre langue des gens qui devraient, comme nous, respecter son génie et se soucier de sa santé. Mais quoi ! N’est-ce pas l’autre volet d’un diptyque dont chaque face est dépendante de l’autre ? Et ne convient-il pas, après la face amène et riante, de considérer la face obscure ?

Pensons, pour parler comme elles, aux personnalités destinatrices, je veux dire celles qui laissent aller, qui cèdent à toutes les paresses, à toutes les complaisances pour soi, à toutes les suffisances dont s’accompagne la fausse culture, et qui, à force d’habitude, ne s’aperçoivent même plus qu’elles parlent aussi mal, et pis, que les jargonneurs inconscients dont elles méprisent, par habitude aussi, les pataquès et les méfaits de langue. Dans ce pays sécurité-socialisé, et pourtant sous-médicalisé, en revanche super-fiscalisé, l’accroissement des recettes y étant « imputable à deux causes, l’une conjecturelle, l’autre décisionnelle », n’est-il pas temps, Messieurs, de dénoncer le déplafonnement ? Où allons-nous ? Car ainsi s’exprime couramment le Journal officiel de notre athénienne république. Ainsi s’expriment encore, trop souvent, les services administratifs français, sauf ceux de l’Institut, bien entendu, — et encore... Voilà, si l’on ose dire, bien des creveurs de plafond. La réforme n’ira donc pas toute seule. Même limitée au langage, elle va entraîner fatalement (je cite toujours) « la poursuite de la mise en place de nouvelles structures de l’administration centrale des ministères ». Mais grâce au ciel, et structuration mise à part, nous avons des hommes qualifiés, remarquables « pour leur compétence des problèmes ».

Tout cela, dirait M. de la Palice, tout cela serait plus drôle s’il était moins attristant. Il ne s’agit plus de purisme, en effet, ni de laxisme, de nuances sur lesquelles pourraient se plaire à disputer des zèles au fond fraternels ; mais d’un mal contagieux et partout propagé, profond et grave, d’une crise de civilisation, ni plus ni moins. Qu’il s’agisse de publicité, de sport, de loisirs, et j’en passe, on se heurte à ce même sans-gêne, à ce même baragouin tribal. Les temps changent, nous dit-on, et les mœurs avec eux. Comme si nous ne le voyions pas ! Il faut attirer et forcer l’attention, la frapper de formules qui fassent balle. Si donc vous aimez votre confort, moquettez-vous, ou mieux, soldécorez-vous ! Amateur de croisière, ne manquez pas de naviguer français, à défaut de le parler. Sportif, sachez que Marielle, cette année, est inaccessible à Morzine, en attendant d’être imbattable ou que telle ondine « émérite (naturellement, mais passons) a réalisé lundi soir une minute douze secondes un dixième, malgré avoir dévié dans les cordes après son départ. »

En vérité, Messieurs, replafonnons, replafonnons ! S’il est vrai que l’essentiel est de nous faire comprendre, même au prix le moins cher possible (c’est encore une citation), que ce soit désormais, ou peu à peu, ou de nouveau, dans une langue qui reste la nôtre, qui se souvienne de ses titres de noblesse, des titres qui nous sont remis et dont nous sommes solidairement responsables.

Je crois pouvoir vous annoncer que des symptômes heureux apparaissent ici et là, de petites lueurs encore vacillantes, mais qui nous gardent de désespérer. Passé le stade de l’autocritique et des bonnes résolutions, l’Administration s’émeut, s’organise. À la radio, à la télévision, il arrive que certaines émissions, sans être pour autant pédantes, témoignent d’un respect de la langue où nous voyons, augures favorables, comme des sourires de bonne santé. Qui sait ? Pourquoi le bien, lui aussi, ne serait-il pas contagieux ?

Allons ! J’espère que l’an prochain, en proclamant les noms de lauréats aussi vaillants, aussi exemplairement militants que ceux de 1967, je pourrai vous apporter, sous cette Coupole française, de bonnes nouvelles.