Discours sur les Prix littéraires de l'année 1962

Le 20 décembre 1962

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 20 décembre 1962

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

 

Messieurs,

Un peu davantage chaque automne, le moment revenu de lire publiquement ce rapport sur nos prix et concours littéraires, j’éprouve le sentiment d’obéir aux prescriptions d’un rite, semblable à lui-même dans ses formes mais d’année en année rajeuni.

La circonstance, cette fois, y prête particulièrement. D’autres voix, avant la mienne, ont célébré des retrouvailles dont nous nous sommes tous réjouis. L’érudition infaillible du Secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts a relié, comme en se jouant, cette demeure rénovée à son passé le plus noblement vénérable. Les présidents de nos séances publiques, chacun au nom de son Académie, ont exprimé ici les sentiments de leurs confrères. Notre Directeur n’y a point manqué, pour nous tous, lors de la séance publique annuelle de l’Institut de France, qu’il eut l’honneur de présider. Mais le secrétaire perpétuel de l’Académie française se doit aujourd’hui, à son tour et ès qualité, de rendre hommage au talent et au zèle des architectes, à M. André Gutton, architecte en chef de l’Institut, à son collaborateur M. Janin, en même temps qu’à la réussite d’une restitution si parfaite qu’elle nous est déjà familière et qu’il nous semble, en vérité, la reconnaître.

C’est peut-être pourquoi l’on me permettra une pensée, non de regret certes, mais qui soit comme un signe d’adieu à une ancêtre déjà oubliée, avec ses raides et étroites banquettes et leurs capitons de velours qui, las sans doute d’avoir été si longtemps verts, tournaient aux nuances des mousses fanées, avec sa pénombre discrète, ses dégagements parcimonieux et même, dans le secret de ses coulisses, ses circuits électriques téméraires qui firent planer sur nos invités, heureusement à leur insu, des dangers maintenant écartés.

Nous voyons clair. Nous respirons. Nous admirons. La perfection, la perfection parfaite n’est toutefois pas de ce monde. Il m’a semblé entendre, çà et là, exprimer quelques réserves, qui touchent à la commodité : sonorisation défectueuse, filets d’air insidieux et perfides cherchant encore leur parcours régulier et, comme nous, leurs habitudes. Tout cela se stabilisera, n’en doutons pas : l’Académie a le temps pour elle.

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*  *

Témoin notre réunion d’aujourd’hui, dans ses deux manifestations traditionnelles : le rapport sur les Prix et Concours littéraires de l’année et, dans l’ordre, le discours sur les Prix de vertu.

Rien, à mon sens, ne saurait mieux signifier, — j’y reviens, — d’une part certaine continuité ou mieux certaine fidélité, et d’autre part le mouvement, la chaleur de la vie. Les prix se suivent et, Dieu merci, ne se ressemblent pas toujours ; et même, pour peu qu’on aille au-delà de l’apparence, ne se ressemblent jamais.

Tant mieux, sans préjudice d’un point de vue personnel qu’il m’est difficile d’oublier. Cela offre d’avance quelque chance de variété à une entreprise aussi persévérante, aussi déterminée par le souci d’un devoir d’état et de responsabilités accumulées sur une seule tête. Aussi bien, un lauréat une fois donné, y a-t-il plusieurs façons d’appréhender sa personne et son œuvre, et de donner ainsi à entendre les raisons du choix qu’on a fait d’elles.

J’aimerais cette fois, dans l’impossibilité où je suis, comme d’habitude, de me donner le champ qu’il faudrait pour rendre compte de toutes ces raisons, pour consacrer aux sujets qui me requièrent les amples, les patientes études d’ensemble qu’ils méritent, j’aimerais, me fiant simplement à la pente de la sympathie, abandonner le ton du rapport, accepter, en même temps que le risque, la liberté d’une approximation de sentiment, suggérer plutôt que définir. S’il arrive ainsi, bien malgré soi, que l’on défigure ou trahisse, ç’aura été, du moins, sans appuyer.

Comment ne pas songer, par exemple, que notre Grand Prix de littérature, prix de consécration et d’hommage, plus qu’à un coup d’éclat soudain qui peut n’avoir ni veille ni lendemain, va d’abord à un talent, à un effort et à une œuvre qui se sont décisivement et durablement affirmés ? C’est bien le cas, Messieurs, cette année.

M. Luc Estang, qui est un homme encore jeune, est déjà l’auteur d’une œuvre considérable. Considérable par ses dimensions, son abondance, sa sève, sa variété, son poids et son accent humains. Énumérer les titres de ses ouvrages n’aurait de chance de donner quelque idée de cette richesse créatrice qu’au prix de commentaires successifs, qui aillent de l’analyse et de ses pesées un peu myopes aux témérités doctorales de la synthèse et à leurs dangereux vertiges. Je préfère vous convier à une sorte d’incursion cordiale, elle aussi un peu aventureuse, mais où je me laisserai, quant à moi, d’autant plus volontiers entraîner que j’y prendrai pour guide M. Luc Estang lui-même.

Aucune œuvre, et nous le savons bien, ne saurait se situer dans quelque planant absolu, sans attaches, sans racines, sans adhérences vives à l’homme qui l’a conçue et créée. Mais ces liens, plus ou moins apparents, ou cachés, sont toujours assez réels pour qu’aucun postulat ne soit ici nécessaire. Que M. Luc Estang me pardonne si je vois là, en ce qui le concerne, beaucoup mieux qu’un fil d’Ariane, mais une espèce d’évidence biologique, presque aussi claire que les traits d’un visage, la couleur, la lumière du regard qu’on lui voit, les ondes sensibles que l’émotion, le plaisir, la joie, la souffrance y laissent sans trêve affleurer.

Rien dans sa jeune existence, celle de l’enfant, de l’adolescent, du jeune homme, au long de ces années formatrices, déterminantes en ce qui concerne tout homme, mais particulièrement l’écrivain, rien ne devait être souriant, ni facile. La mort dramatique d’un père, d’un grand-père, si elles surviennent au seuil de la petite enfance, c’est plus tard, l’âge venu de la conscience réfléchie, qu’on les ressent et qu’on les interprète à travers une sensibilité d’adulte. Mais on peut croire, sans recourir pour autant à des aperçus freudiens, que les répercussions qu’elles entraînent sur le milieu, sur les modes de vie familiaux doivent retentir profondément dans le cœur passionné d’un enfant. Chaque artiste, le temps venu d’élaborer le miel propre de sa ruche, est tributaire du champ où il a d’abord butiné. Disons plus simplement que le fonds où il vient puiser a dépendu pour une large part, — de loin, à coup sûr, la plus large, — de circonstances données et subies bien avant qu’ait pu les orienter une volonté consciente et de surcroît maîtresse d’elle-même.

Pour M. Luc Estang, ces circonstances furent heurtées, cahotantes. Une mère très jeune, qui se remariera, une grand’mère presque jeune, comédienne de métier, un peu cigale, allant de tournée en tournée, un beau-père peut-être sans méchanceté, mais couvrant d’une « rondeur » naturelle une indifférence résolue, Paris un jour, demain la banlieue encore maraîchère sur quoi s’ouvrait alors la porte de Châtillon, cela devait bien conduire tout droit aux évocations si vraies (on eût dit avant-hier « réalistes », hier « véristes » ; mais que le simple mot qui premier me vînt aux lèvres me paraît donc plus équitable, plus ressemblant au souhait profond qui soutient l’effort de l’écrivain !) aux évocations si vraies, dirai-je donc, que retrouve dans sa mémoire le lecteur de ces beaux romans, frémissants, graves, loyaux et fraternels, que sont l’Horloger du Cherche-Midi, les Stigmates, je pourrais ajouter dès maintenant Les Fontaines du Grand Abîme ou Cherchant qui dévorer, mais ces deux derniers livres nous conduisent vers une seconde étape.

Plus que par sa famille, en effet, M. Luc Estang fut élevé par les prêtres. Il dit à présent : « Providence ». Il a dit : « Hasard, infortune ». Dix années de collèges religieux, tous semblables, tous clos, qu’ils fussent d’Artois ou de Belgique, devaient le marquer à jamais. On se rappelle le roman d’Édouard Estaunié, L’Empreinte, dont on peut dire qu’il a ouvert une voie, si l’on songe à toute une suite d’études romanesques, qui mêlent souvent l’introspection à l’autobiographie, la soumission au refus cabré, mais qui ont en commun, précisément, cette marque, cette empreinte, toujours reconnaissables à travers les différences des voix et des tempéraments.

Pour M. Luc Estang, ce fut, parallèlement, l’occasion d’une autre expérience. Une comparaison quotidienne, du seul fait de la vie en commun avec ses petits camarades, lui inspire la notion des anomalies familiales qui furent son lot exceptionnel. Il est sensible, il est doué d’une excellente mémoire que sert une organisation sensorielle impressionnable, vive et complexe. Plus qu’à la suite, à l’enchaînement des faits, cette mémoire réagit aux visages, aux paroles, aux attitudes. Ce sont, me semble-t-il, au moins virtuelles, des aptitudes de romancier.

Mais voici qu’intervient cette notion des anomalies, des incohérences à laquelle je faisais allusion. Spontanément ou presque, sans céder en tout cas à un désir de revanche ou seulement de compensation, une faculté complémentaire, fabulatrice, organisatrice, va tenter des explications, essayer d’apporter des articulations logiques là où il n’en apparaît pas, soit qu’elles soient absentes en effet, soit qu’on ait voulu les cacher. Inventer ainsi des rapports cohérents, des relations secrètes mais nécessaires entre des êtres, entre des destinées, n’est-ce pas déjà « raconter des histoires », n’est-ce pas déjà faire œuvre de romancier ?

Ce qu’il convient de marquer à présent, c’est précisément l’empreinte d’une éducation par les prêtres. La pratique assidue de l’examen de conscience, pourquoi, en devenant habitude, ne deviendrait-elle pas, chez le futur romancier, aptitude ? Quelque parti que prenne un homme rompu à cet examen, l’action, chez lui, sera toujours plus délibérée que chez l’homme qui ne l’est point. Cela rend difficiles la candeur, la bonne conscience, et d’ailleurs la sérénité de ceux que ne tourmente pas la crainte du péché, ni même, hors de toute menace ou de toute tentation instantes, celle de l’absence d’innocence. Rien qui incline plus aisément, l’occasion aidant, à la révolte.

L’occasion, cela peut être l’interruption soudaine d’une contrainte qui était aussi un appui, l’ivresse d’une liberté, d’une disponibilité à quoi l’on n’était point préparé, un vertige au bord d’un vide brusque, d’un abîme. Et voici, en effet, Les Fontaines du grand abîme. Qu’intervienne de surcroît la révélation d’un monde dur, égoïste, âprement belliqueux jusque dans l’ordinaire de la vie, d’un monde que l’on dit « tel qu’il est » et qui l’est si vite en effet aux yeux des découragés, qu’enfin la détresse matérielle, les emplois précaires, le chômage ajoutent leur corrosion à celle des retours de mémoire qui justifient, à partir de la plus lointaine enfance, les reniements et les dégoûts des adolescents malheureux, le nihilisme est là, amer et noir, d’avance hostile à tout recours.

M. Luc Estang, au long des cinq ou six années qui suivirent ses dix-sept ans, ne pensait pas que la sombre expérience dont il nourrissait sa révolte allait être aussi profitable au romancier qu’il deviendrait. Il le sait aujourd’hui. Mais il sait, toujours d’expérience, qu’il n’y a pas de désespoir qui ne trouve miséricorde ; et encore que nous ne sommes pas juges des voies qui nous mènent au salut, ce salut serait-il temporel ou terrestre d’abord.

Ce fut une lettre, une lettre violente écrite à l’un de ses anciens maîtres qui le conduisit jusqu’au P. Merklen, directeur du journal catholique La Croix. M. Estang devait rester là vingt-deux ans. Grâce au P. Merklen d’abord et à la généreuse confiance qu’il devait trouver près de lui, il reconnut que le monde « tel qu’il est », outre ce qu’il est ou semble être, implique aussi la bonté, la compassion, la charité. Il ne devait plus l’oublier.

Cela, tout naturellement, en quelque sorte de proche en proche, d’amitié en amitié, du P. Merklen au P. Sertillanges, allait le ramener à la foi qu’il avait perdue. Mais ce fut un lent retour, ardu, traversé d’exigences que les épreuves avaient accrues. L’on s’en souvient : il n’y a pas si longtemps que le « sentiment de l’absurde » tint la vedette, si l’on ose ainsi dire, dans tout un secteur de nos lettres. Il est aussi vieux que les hommes, mais il connaît, de mal du siècle en mal du siècle, des réminiscences endémiques. Et il est vrai qu’il se révèle, à l’usage, un aiguillon de vertu non pareille chez certaines familles de talents.

M. Luc Estang, de son aveu, n’était pas en disposition de l’exploiter littérairement. Mais il était de ceux qui éprouvent sa brûlure et sa pointe jusqu’à vouloir, — c’est bien naturel, — s’en délivrer. Avant la foi, au seuil de la foi, son premier recours fut la poésie, venue à lui, élue par lui comme justification en soi. C’est ce dont portent témoignage les recueils de poèmes qu’il publia en ces années : Au-delà de moi-même en 1938, Transhumances en 1939, Puissance du matin en 1941 ; enfin, en 1943, Le Mystère apprivoisé.

Le dernier témoignage que je veuille maintenant évoquer date de 1945. C’est celui de l’essai qui s’intitule Passage du Seigneur. Et c’est du retour à la foi qu’il porte en effet témoignage. La guerre avait passé. Le surcroît d’exigences intérieures qui devait accompagner ce retour et dont je parlais tout à l’heure n’avait pu que se durcir encore, et s’alourdir. Et c’est peut-être à cause de cela que la grâce était venue.

Messieurs, ai-je été trop hardi ? Que l’on m’excuse alors, en songeant que la seule sympathie m’a poussé à cette hardiesse. Je n’ai voulu, en rappelant les étapes, en imaginant les épreuves au long et au prix desquelles se constituait une personnalité d’écrivain, qu’essayer de faire mieux perceptibles les ondes que propage son œuvre et les échos qu’elle vient éveiller dans les âmes des hommes qu’elles rencontrent.

Désormais, les ouvrages successifs qu’allait donner M. Luc Estang se référeront à ce fonds permanent. Ou mieux, ils en seront tributaires. Nouveaux recueils de poèmes (les Quatre éléments, D’une Nuit noire et blanche, qui a paru ces derniers mois), romans touffus, denses, insistants, pénétrants, chaleureux, importants, — j’entends par là qu’ils nous rejoignent et nous concernent (de la trilogie de Charge d’âmes au dernier, paru l’an passé, Le Bonheur et le Salut), essais enfin, non moins révélateurs et signifiants, qu’il s’agisse de problèmes d’esthétique (Invitation à la poésie), d’interrogations anxieuses, pressantes, sur notre destinée de vivants (Passage du Seigneur, Ce que je crois), ou de portraits d’hommes dans le siècle, choisis à cause des « charges d’âmes » qu’ils ont, en tant qu’hommes, assumées (Présence de Bernanos, Saint-Exupéry par lui-même), tous ces ouvrages, je le répète, se relient au même fonds permanent que j’ai tenté de définir. Leur lien commun, je le verrais d’abord dans une volonté d’information, une façon de voir et d’exprimer le monde qui ait une signification, entendons-le expressément au sens des théologiens, s’il est vrai qu’au point de départ on retrouve le besoin instinctif qui animait, au fond de ses collèges clos, le petit élève des Pères.

La curiosité du lecteur, sans doute aussi celle de l’écrivain que je ne puis m’empêcher d’être m’inciterait à des recherches et à des discriminations, — des poèmes aux romans par exemple, — dont l’intérêt m’apparaît vif, mais que les circonstances et le temps mesuré me refusent. Je préfère les solidariser dans l’œuvre, y voir deux modes, deux façons distinctes d’appréhender et d’exprimer une même réalité seconde, surnaturelle, faute de quoi la réalité première, celle dont le flot nous presse et nous emporte, reste dépourvue de sens, « insignifiante », grâce à quoi au contraire, si banale, si sordide même soit-elle, elle s’éclaire et se justifie.

Ainsi M. Luc Estang est-il un auteur passionné, je dirais volontiers bouillonnant. Sa démarche est brusque et fougueuse. Quaerens quem devoret... on l’entendrait volontiers de lui-même à l’instant où il s’élance. Il se jette à tous ses personnages, les pousse, les apostrophe, les somme : c’est qu’ils sont lui, c’est qu’ils sont nous. Ce n’est pas trop de toutes leurs inquiétudes, de toutes leurs ardeurs en éveil pour embrasser le plus possible de cette réalité confuse et chaude, douloureuse, quotidienne, passionnante, qui ne peut pas, qui n’a pas le droit d’être absurde. On comprend que son œuvre ait inspiré des soutenances de thèses, de Bruxelles à Göttingen en passant par Saint-Domingue. C’est en tout cas une preuve qu’elle émeut, qu’elle éveille des échos durables.

Je sais qu’il lui est reproché, quelquefois, d’être attiré par la noirceur ; que l’on décèle et dénonce dans ses livres une certaine complaisance à tourmenter les consciences catholiques en agaçant, en regrattant des places hypersensibles. Mais cela même tient à une générosité où l’écrivain et le croyant ne se séparent plus l’un de l’autre, où l’aliénation en autrui, qui est la part du don littéraire, de l’imagination créatrice, rejoint tout droit la compassion, qui est la part du chrétien.

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Je parlerai peu de Mme Marie Noël, à qui est enfin offert le Grand Prix de Poésie de l’Académie française. Il n’est en retard que d’un demi-siècle. C’est environ ce temps-là en effet que l’abbé Bremond écrivait : « Parmi nos poètes catholiques de langue française, je n’en vois pas un seul que je préfère à Marie Noël. Il y a Racine, il y a Verlaine, Claudel, Francis Jammes, comme, il y a Marie Noël. Sunt. » On rapporte qu’à la fin de sa vie, Anna de Noailles, dont « la poésie charnelle, selon Louis Chaigne, nuancée d’aspirations chrétiennes, trouve sa réplique dans la poésie chrétienne, nuancée d’attraits charnels, de Marie Noël », qu’Anna Noailles disait : « La plus grande poétesse de ce temps, non, ce n’est pas moi, c’est Marie Noël. »

Qui la découvre ? Un jeune député radical, Roger Lafagette, des mécréants comme Lucien Descaves qui voit en elle « une rose mystique », des agnostiques ou des profanes comme Charles Derennes, Robert Kemp, Raymond Escholier son biographe et presque mémorialiste, son célébrant ; des catholiques aussi, comme Georges Goyau, l’abbé Mugnier, comme son voisin et familier d’Auxerre, Abel Moreau. Elle eut plus tard d’autres fidèles, Édouard Estaunié, Henri Ghéon, Lucie Delarue-Mardrus, Colette, Henry de Montherlant, Daniel-Rops, Bernanos, Brasillach, Henri Petit, plus récemment le P. André Blan­chet, Aragon et j’en oublierai, d’Yves Gandon à André Thérive, mais je pense, poètes, zélateurs, à tous ceux que l’amour, que le besoin de la poésie réunit dans l’admiration autour de Marie Noël.

Tous savent bien que son art, son talent, son génie ne sauraient se définir, puisqu’elle est un grand poète. Déjà, toute petite encore, son père, avec un dépit rude et tendre, bougonnait : « Ah ! tu en as, toi, une arrière-boutique ! » Elle devait avoir sa légende, simple, élémentaire comme toutes les légendes, à laquelle certaines confidences de Marie Noël elle-même ont peut-être contribué : « Première communiante, je l’ai été toute ma vie. » « Mon œuvre est moins une œuvre qu’une vie chantée. » C’est vrai, c’est ressemblant, mais c’est trop simple. Aussi bien est-ce Marie Noël encore qui nous en avertit dans une lettre à Édouard Estaunié. Elle y parle des « violences de cœur et des brusques raccourcis de son jeune âge ». Elle y écrit : « J’ai dû longuement, péniblement lécher, mater, briser ma bête originelle pour en faire ce qu’il fallait qu’elle fût pour la tranquillité d’autrui : un humble et patient animal domestique... Que d’efforts, que de coups, que de temps, que de grâces de Dieu pour user et mortifier tant de forces espérâtes qui ne sont pas acceptables dans le groupe familial ! » C’est vrai aussi, c’est sûrement ressemblant, mais cela laisse entier le mystère du don poétique.

Elle est une inspirée, et qui chante : « Dans la chanson, je me suis à la fois toute livrée et toute cachée, je veux dire que le sentiment en est plus vrai qu’aucune de mes paroles vraies de tous les jours, mais qu’il s’y joue en d’irréelles circonstances. L’imagination, où j’ai trouvé alors tant de cachettes, n’aura plus cessé d’être, depuis, mon multiple refuge, mon maquis... »

« La neige qui brûle », disait d’elle Raphaël Périé, son parrain. Et il lui disait, à elle : « Tu as plus de génie que de talent. » N’était-ce pas dire qu’elle avait aussi du talent ? « Elle n’est pas simple, m’écrit Abel Moreau, qui fut de ses familiers. Elle est naïve, mais très lucide, assurée d’un solide bon sens paysan. Elle est peuple. Elle est bonne. On la croit mélancolique à cause d’une part de son œuvre (« dès que j’écris, — c’est un de ses propos, — je me mets à pleurnicher »), mais elle est foncièrement gaie », et même, vous le voyez, facétieuse, et même, — c’est aussi dans une tradition millénaire, française, populaire et royale où elle trouve naturellement sa place, — et même gauloise, plantureuse et charnue.

Mais à quoi bon tant d’explications ? « La poésie cesse, écrit Luc Estang, là où l’explication commence. » Mieux vaut donc l’entendre chanter. C’est entendre chanter les plus grands, Péguy, Verlaine, le Verlaine de Sagesse, Hugo parfois, car elle a le souffle épique, et l’admirable Villon, et Chrétien de Troyes, et les trouveurs de nos chansons de geste, et Charles d’Orléans aussi, et encore Arnoul Gré­ban, si religieux, si bellement peuple, et les anonymes inspirés aux lèvres de qui ont fleuri nos plus belles chansons populaires, Le roi Renaud, Je meurs de soif auprès de la fontaine, et ces Noëls si tendres, si familiers, si près de Dieu, où elle s’est d’instinct reconnue. Mais je lis. C’est le rythme de la complainte populaire qui commence par les mêmes mots, vous vous rappelez ?

La Passion de Jésus-Christ,
Il est bon de l’entendre.
Quatre apôtres en ont écrit
Pour nous la faire apprendre.
La Passion de nos petits,
Qui nous la pourra dire ?
De nos petits qui sont partis
Pour souffrir le martyre ?

Et plus loin :

O Dieu ! Les balles ont percé
Leur cœur, leur front, leur face.
Le canon les a renversés
Et nul ne les ramasse.
Leurs bras, leurs jambes, de leurs corps
Sont tombés membre à membre
Comme le bois des arbres morts
Tombe d’eux en décembre.
Leurs têtes pâles ont roulé
Par terre dans la boue ;
Le sang de leur vie a coulé
Par terre, sous leur joue...

Ce sont Les chants de la Merci, où l’inspiration se soutient, miraculeuse, bouleversante, celui de la Passion, dont je viens de lire quelques strophes, et celui de la Compassion, non moins beau, où la pitié élargit ses ondes au-delà de la peine des hommes, au-dessus des patries ennemies, lucide et pourtant sans limites, tendre et forte à la mesure d’un mal immense, indiciblement confiante. Que sont, près de cela, les attitudes, les blasphèmes calculés, les cris forcés, les gesticulations ? Et d’où vient qu’une telle voix, d’une puissance inépuisable, n’ait pas été mieux entendue ? N’en doutons pas, elle retentira d’âge en âge. Ces choses, qui devaient être dites et porter pour nous témoignage, elles sont dites. Et c’est un grand merci, à cause d’elles, que nous devons au poète qui a su les dire, et ainsi, et une fois pour toutes.

Mais je ne quitterai pas Marie Noël sur tant de gravité solennelle. C’est une chanson de sa jeunesse que je veux avoir lue encore. Elle est grave aussi, recueillie ; elle est surtout merveilleusement, délicieusement spontanée ; elle est... Mais je commente, quand il suffit de lire :

Quand il est entré dans mon logis clos,
J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L’hiver dans les doigts, l’ombre sur le dos...
Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?

Et je cousais, je cousais, je cousais...
— Mon cœur, qu’est-ce que la faisais ?

Il m’a demandé des outils à nous.
Mes pieds ont couru, si vifs, dans la salle,
Qu’ils semblaient, si gais, si légers, si doux ;
Deux petits oiseaux caressant la dalle.

De-ci, de-là, j’allais, j’allais, j’allais...
— Mon cœur, qu’est-ce que tu voulais ?

Il m’a demandé du beurre, du pain,
— 
Ma main en l’ouvrant caressait la huche —
Du cidre nouveau, j’allais et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.

Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais...
— Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?
Il m’a fait sur tout trente-six pourquoi,
J’ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid et du chaud, des gens, et ma voix.
En sortant de moi caressait mes lèvres...

Et je cousais, je cousais, je cousais...
— Mon cœur, qu’est-ce que tu disais ?

Quand il est parti, pour finir l’ourlet
Que j’avais laissé, je me suis assise...
L’aiguille chantait, l’aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise...
Et je cousais, je cousais, je cousais...
— Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

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*   *

De notre grand Prix du Roman, je dirai qu’il m’a fait plaisir lorsque l’Académie l’a décerné à M. Michel Mohrt ; que ce plaisir avait devancé notre choix ; et qu’il s’est accru depuis. J’avais lu la Prison maritime plusieurs mois avant nos délibérations et j’y avais trouvé un agrément très vif, renouvelé de page en page. J’avoue, — on ne peut pas tout lire dans la bousculade où nous sommes, — que c’était le premier ouvrage que je lisais de M. Michel Mohrt. Cette lecture, et de surcroît ce prix, ont aiguillé ma curiosité. Je suis donc allé au-delà, et j’ai rencontré un homme.

Que l’on m’entende, et que le mot de « curiosité » que je viens d’employer ne prête pas à malentendu. Tout lecteur est curieux, soit qu’il s’émerveille d’avance aux attraits d’une intrigue ingénieuse, soit qu’il se plaise à suivre dans leurs jeux les facettes d’un esprit subtil, soit qu’il éprouve le louable désir de parfaire sa culture, de s’instruire, comme disent les bonnes gens, soit qu’il cherche un conseil, un recours, une réponse à des problèmes qui le tourmentent, une lueur dans la nuit qui l’oppresse. Mais comment chaque lecteur, en tout cas et quelle que soit sa bonne foi, pourrait-il faire qu’il ne soit ému davantage par une présence, des sonorités, des reflets mieux accordés à sa sensibilité profonde, à une curiosité qui ne fait qu’un avec sa propre nature ?

C’est, je crois bien, ce qui m’est arrivé. Je garde le souvenir d’une sorte de facilité, d’aisance à suivre, à mettre mes pas dans des pas. L’homme que j’ai rencontré, l’écrivain qui était cet homme gardait toujours ce naturel dont l’absence ou l’oubli gâtent à mes yeux les plus beaux dons. Ses essais, ses romans jalonnaient les étapes d’une vie. On les y reconnaissait une à une, en clair ; non pas décrites, ni marquées après coup d’un trait prémédité, mais revécues. Education, collège religieux, études de droit, lectures, influences littéraires, tout cela gardait la même franchise virile, apparaissait dans la même lumière loyale, sans pose, sans attitude, sans grimace.

Mais accepter un héritage, avouer une appartenance à un milieu, et même se réclamer d’une tradition sentimentale, sociale, idéologique, littéraire, cela ne saurait empêcher un homme libre, et qui se veut tel, de prendre ses distances jusqu’à — naturellement toujours — se connaître comme réfractaire : « Chacun, pour se rendre libre, saisit la première occasion qui s’offre, et toutes les occasions sont belles. » Cette phrase, que je viens de citer, est de M. Michel Mohrt. Celle-ci est de Joseph Conrad, mais M. Michel Mohrt l’a placée en épigraphe au seuil de son dernier roman : « Il y a des voyages, vous le savez, vous autres, qu’on dirait faits pour illustrer la vie même, et qui peuvent servir de symbole à l’existence. »

Cela revient à dire que chacun choisit ses propres armes, selon le temps, sans doute ; sans doute, aussi, selon les circonstances et les hommes, je veux dire les autres hommes.

Les premiers livres de M. Michel Mohrt, barrésien, soldat de vocation, admirateur de Montherlant (il avait pendant la « drôle de guerre », dans sa cantine d’éclaireur-skieur, un exemplaire de Service inutile), lecteur ému, en 1940, du Gilles de Drieu La Rochelle, ses premiers livres disent les déceptions, les amertumes de ces sombres années. Mais ils les disent à la façon qui est la sienne, droitement, dignement, discrètement, avec une mesure, une élégance, une pudeur à quoi d’autres mises au point, d’autres bilans ne nous avaient pas, reconnaissons-le, habitués ; et pourtant avec une vigueur qui procède d’une lucidité sans défaut, teintée d’humour, habile à manier l’ironie.

Je sais que M. Michel Mohrt, lorsqu’il juge ses premiers romans, Le Répit, Mon Royaume pour un cheval, regrette de les avoir écrits trop tôt, trop près de l’événement et trop secoué encore par ses remous, mal dégagé de ses colères et de ses indignations. Qu’il ne le regrette pas : ils sont un moment de sa vie ; et sans doute, alors et depuis, a-t-il trop médité sur les difficultés du courage pour ne pas les accepter tels qu’ils sont.

Le dégagement qu’il espérait, il l’a trouvé en Amérique, à Yale, où il a été professeur. Il a aimé ensemble l’Amérique, l’enseignement et ses élèves. Il a aimé Le Nouveau roman américain et il lui a, sous ce titre même, consacré un essai où l’on peut lire, entre autres, une pénétrante étude sur Faulkner, peut-être parce que Faulkner, traditionaliste, rejoignant par des voies inattendues le Barrès de son adolescence, l’aidait à retrouver, avec la fermeté de ses convictions intimes, l’équilibre du cœur et le climat moral où il pouvait respirer librement.

Son dernier livre, cette Prison maritime que couronne notre Grand Prix, chatoyant, savoureux, tour à tour mélancolique, aigu, attendri, désinvolte, indulgent, âpre quand il le faut, qui unit et marie tous les tons, sauf l’ennuyeux, est en définitive un livre de sérénité. C’est une « recherche du temps perdu », d’une jeunesse jeune, et d’une réalité que le prisme de la mémoire, à force de fidélité, rend à la poésie du rêve. Et c’est ainsi et pour une part un jeu, un jeu qui se souvient, au-delà, en marge d’une expérience personnelle entrelacée avec les souvenirs, d’un style de vie, d’une tradition, et même d’une tradition littéraire, de Conrad, de Daniel de Foe, du Melville de Moby Dick, qui joue aussi des techniques, qui les emprunte jusqu’au pastiche, jusqu’à la parodie quelquefois : les immenses parenthèses, les monologues intérieurs alternés, — jusqu’à les assimiler et en faire un style neuf, personnel.

Je me laisse entraîner comme si je le lisais encore... Le jeune héros de M. Michel Mohrt est autonomiste breton. On l’entend bien c’est aussi un jeu. Mais ce goût pour les causes perdues nous ramène vers les thèmes qui ont sa préférence, qui sont ainsi la marque de sa personnalité d’écrivain : le courage, je l’ai dit, la camaraderie, l’amitié, nouées dans l’effort commun, face au danger, à la guerre, à la mer, pendant les plaisirs des escales ; et la fidélité qui en découle, une fidélité d’homme à homme, régie par des serments d’allégeance qui n’ont pas eu besoin d’être dits. C’est un art très viril, on le voit, une chanson de geste marine, une morale en action, une chevalerie d’où la femme n’est pas absente mais où elle ne saurait régner, un style de vie un peu hautain, un peu raide, un peu désuet au regard d’une époque difficile où la souplesse, la versatilité ont plus de chances, souvent, que la fierté. Mais quel plaisir, nous donne à entendre M. Michel Mohrt, d’être fidèle sans être dupe !

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Notre Grand Prix d’histoire, Grand Prix Gobert, a été décerné à M. Pierre Grosclaude pour son ouvrage : Malesherbes, témoin et interprète de son temps. C’est un livre considérable par l’étendue de l’information, la pénétration psychologique et le talent littéraire que l’on y voit ensemble briller. Nous ne connaissions pas Malesherbes, ou nous le connaissions mal, à travers des monographies un peu conventionnelles, où la louange, si juste fût-elle, ne s’interdisait pas toujours la grandiloquence du couplet. Le voici dans sa complexité, dans sa vie, dans son action, et, peu à peu, dans sa ressemblance. Homme de retraite et de méditation, homme de son siècle par la curiosité, l’impatience de la vérité, l’ardeur à connaître, à comprendre, bon, tolérant, droit, courageux, entraîné comme malgré lui, car il n’avait point d’ambition, vers des charges de responsabilités, les plus hautes, les plus lourdes, les plus dangereuses, il ne s’y déroba jamais, ne fléchit, ne se renia jamais, ni dans l’exil, ni devant l’échafaud. On se rappelle son rôle à la Direction de la Librairie, les facilités dont lui furent redevables les pionniers de l’Encyclopédie, la protection qui détourna d’eux, autant qu’il se pouvait faire, les foudres du Parlement. Contre les abus du fisc, contre les lettres de cachet, contre Maupeou, pour les Juifs, pour les Protestants, pour l’Édit de tolérance, voilà les traits où s’esquisse, se dessine, se précise la figure de l’homme d’action. Entre temps, quand les circonstances, les retours d’opinion, les troubles remous politiques l’écartent ou le frappent de disgrâce, il redevient le botaniste, le géologue, l’observateur, le voyageur passionné, fils de son siècle, homme de la nature, ami de d’Alembert, de Turgot, — le Turgot économiste, — de Voltaire et de Rousseau. Il a cru au progrès, à la perfectibilité de l’homme, à la conséquence mutuelle, à une réconciliation durable entre le Roi et la Nation. Cela lui a coûté la vie.

Les pages où M. Grosclaude évoque les derniers instants de ce grand honnête homme, victime d’une révolution dont sa générosité même avait préparé les voies, sont parmi les plus belles et les plus émouvantes de ce livre par ailleurs si riche. Car cet universitaire, cet historien de la littérature, ce familier du XVIIIe siècle, ce poète — nous nous en sommes souvenus — n’a pas manqué de camper son modèle sur l’ample toile de fond dont les ombres et les lumières lui donnent le relief et la vie. Il y fallait une information sans défaut ; il y fallait beaucoup de talent. Notre Grand Prix Gobert a récompensé l’un et l’autre.

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C’est la troisième fois, Messieurs, que l’Académie française attribue son Grand Prix du rayonnement français. Il revêt, à nos yeux, un sens et une importance qui nous paraissent aller de soi et que nos choix, d’année en année, ne manqueront pas de souligner. Il va cette fois, conjointement, à M. Jean Marx et à M. Philippe Erlanger ; car nous tenons que l’un et l’autre ont beaucoup fait pour le rayonnement de notre pays, de sa langue, de sa littérature, de ses beaux-arts et de ses trésors culturels.

M. Jean Marx, ancien « cacique » des Chartes, ancien directeur de l’École des Hautes Études, médiéviste, auteur de savants ouvrages sur l’Inquisition en Dauphiné, sur le conte d’aventures dont s’inspira Chrétien de Troyes pour son conte du Graal, historien de Guillaume le Conquérant, signataire d’une édition critique de Guillaume de Jumièges, a assuré depuis 1920 la direction de la section universitaire et des écoles dans l’organisation qui s’appelait alors, modestement, « Service des œuvres françaises à l’étranger », et, de 1933 à 1945, la direction de ce service. Je puis personnellement, au souvenir toujours vif en moi d’un séjour au Canada, lui apporter le juste témoignage qui est dû à son labeur et à son efficacité. Attentif à tout, servi par une mémoire qu’on ne peut dire que prodigieuse, animé par la volonté d’être, au plus haut sens du mot, et le plus désintéressé, utile, tant d’instituts français successivement fondés, organisés, tant de présences françaises dans les universités étrangères, j’entends des présences d’hommes, toujours choisis avec le discernement, la sûreté de jugement et l’équité qu’il y fallait, répondent pour lui et, du même coup, pour nous. Aujourd’hui, le service des œuvres françaises est devenu ce que nous savons : un monde, à la mesure d’un globe terrestre où la vitesse amenuisait les distances, tandis que la multiplicité des échanges, et leur nécessité, et leur facilité, l’agrandissaient démesurément.

C’est ici que nous retrouvons M. Philippe Erlanger. Fils du compositeur Camille Erlanger, petit-neveu des comtes de Camondo dont tous les fidèles du Louvre, grâce à Lola de Valence, au Fifre, à tant d’autres chefs-d’œuvre, n’oublient pas le munificent mécénat, M. Erlanger avait de qui tenir. Directeur de l’Association française d’action artistique, chef de service d’action artistique à la Direction générale des Beaux-Arts, du service des échanges artistiques au ministère des Affaires étrangères, Fondateur du Festival international du film de Cannes dont il a plusieurs fois assumé la présidence, représentant des Affaires étrangères au conseil d’administration du Centre français du théâtre, du théâtre des Nations, de la Biennale de Paris, des semaines musicales, délégué de la France au Festival du cinéma de Venise, on ne compte plus les expositions, les manifestations théâtrales et musicales organisées à son initiative. Je dois, je veux au moins citer l’exposition d’Art Italien présentée au Petit Palais, en 1935, celles des chefs-d’œuvres des musées étrangers, de la Pinacothèque de Munich, des musées de Vienne, de Berlin, présentés au même Petit Palais par notre confrère M. André Chamson ; et d’autre part, au moins encore, l’exposition Louis XIV qui parcourut les Etats-Unis en 1960, et les deux grandes expositions d’art français dont chacune, au Japon, attira plus d’un million de visiteurs. Tournées théâtrales étincelantes, par le talent des troupes missionnaires — Théâtre Français, Compagnie Jean-Louis Barrault, Marie Bell, Théâtre National Populaire, — et par le choix des auteurs joués, de Claudel à Montherlant, de Giraudoux à Jean Anouilh, de Cocteau à Marcel Achard ; tournées à travers le monde de nos orchestres, de nos virtuoses, festivals de Strasbourg, de Besançon, d’Aix-en-Provence, quelle abondante, quelle bénéfique activité au service du rayonnement français !

Ajouterai-je que M. Erlanger, journaliste, critique d’art, historien des Valois, des Bourbons, à qui la liberté d’un jugement volontiers anticonformiste, la pénétration et l’originalité des vues ont valu le crédit le plus large et le plus mérité, eût pu prétendre à notre Prix Gobert ? Exceptionnel lauréat, n’est-il pas vrai, qui vient de nous obliger à choisir entre deux choix.

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Nos autres choix, je voudrais en rendre compte un à un, par simple souci d’équité. Force nous est de recourir à la sécheresse d’un palmarès. Mais que nos lauréats sachent bien que nous sommes tous conscients de leurs mérites, de leur dévouement à nos lettres et que, si nous les unissons ainsi, ce n’est point pour les confondre entre eux, mais pour les créditer, tous et chacun, d’un même honneur.

Mes derniers mots, Messieurs, seront pour saluer ici, — et ce sera la seconde fois, — deux grands amis, deux Canadiens français à qui, fait rarissime et pour nous mémorable, nous avons ouvert naguère la porte de notre salle des séances pour les convier à nos travaux. L’hommage que nous rendions ainsi à l’Honorable Jean Lesage, Premier ministre de la province du Québec, et à l’Honorable Georges-Émile Lapalme, Ministre de la culture, en même temps qu’à leur personne, l’était à toute leur Province, au Canada de souche et d’expression françaises. Qu’ils tiennent que les médailles que leur décerne l’Académie symbolisent et matérialisent cet hommage. Il est celui de notre gratitude pour la fidélité courageuse, militante qu’ont gardée leurs compatriotes à la langue, aux lettres, aux traditions, à la civilisation, à l’humanisme du « Vieux Pays ». L’ami du Canada que je suis, au souvenir de l’accueil généreux qu’il a trouvé naguère sur les rives du Saint-Laurent, est heureux de le proclamer au nom de ses confrères unanimes, en cette séance solennelle de l’Académie française.