Rapport sur les prix de Vertu 1945

Le 10 janvier 1946

Louis de BROGLIE

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. LE PRINCE LOUIS DE BROGLIE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

 

 

MESSIEURS,

L’une des religions les plus élevées de l’ancien Orient, le Mazdéisme, se figurait le monde comme le théâtre d’un combat incessant et grandiose entre la puissance du Bien et la puissance du Mal ; ce combat qu’elle symbolisait par l’opposition des personnes divines d’Ormuzd et d’Ahriman se manifeste, en effet, à nous, à tout instant. Quand on contemple le spectacle, toujours émouvant et parfois angoissant, de la vie des hommes, on aperçoit de tous côtés des aspects divers de cette grande lutte. Tantôt elle se manifeste dans le cadre restreint de l’existence quotidienne et des relations individuelles où, parfois, engendrant les souffrances morales les plus cruelles et les drames les plus sombres, elle prend un caractère tragique ; tantôt, élargissant le champ de son action, on la voit précipiter les uns contre les autres les états et les peuples et semer sur la terre entière la misère et le deuil.

En aucun temps et en aucun pays, il n’est possible de fermer les yeux pour ne point voir les ravages causés par les tendances mauvaises et les actions criminelles, ni de méconnaître les efforts et les sacrifices de ceux qui, en s’opposant à l’œuvre du Mal, méritent le nom d’hommes de bonne volonté.

Sur les champs de bataille, le soldat qui offre sa vie pour le salut de son pays est soutenu par le sentiment qu’il sert sa patrie, réalité supérieure dont il se sent solidaire, et cette conviction profonde lui permet de se tenir prêt au sacrifice suprême et de donner ainsi l’exemple magnifique du courage militaire et du dévouement sans limite à un idéal. De même, dans la grande bataille qui se livre dans tous les domaines, clans tous les pays, dans toutes les classes sociales entre les forces du Bien et celles du Mal, l’homme honnête, en accomplissant courageusement son devoir, est soutenu par le sentiment qu’il apporte une contribution, modeste souvent mais efficace, à une grande œuvre mystérieuse qui le dépasse infiniment. Sans doute la façon dont il conçoit la nature de cette œuvre varie suivant ses tendances propres : le chrétien ou le spiritualiste y voit l’accomplissement de la volonté de Dieu, le triomphe de l’esprit sur la matière ; le positiviste préfère penser qu’en faisant son devoir il participe au progrès social et à l’amélioration de la condition humaine, conception élevée certes, mais où il entre peut-être plus de métaphysique qu’on ne pourrait le croire. Mais, quelle que soit son opinion sur ces hautes questions touchant le sens même de la vie et, d’ailleurs, très souvent sans s’être même donné la peine d’y réfléchir profondément, l’homme de bien obéissant par instinct naturel à l’impératif catégorique du devoir moral saura, la plupart du temps, sinon toujours car la chair est faible, triompher de ses passions et des tendances mauvaises pour suivre la voie étroite et rectiligne que sa conscience lui indique. Soldat du grand combat qui agite le monde, il soutient la bonne cause et son héroïsme consiste à pratiquer la vertu.

La vertu, elle peut prendre bien des formes, emprunter bien des visages, depuis les vertus éclatantes qui s’imposent d’elles-mêmes à l’admiration des peuples jusqu’aux vertus modestes et obscures qui se dissimulent sous l’apparence discrète du dévouement et de l’abnégation. Or, ce sont ces vertus modestes et obscures que notre Compagnie a reçu la mission spéciale de découvrir, d’encourager et de récompenser ; c’est d’elles qu’il nous faut parler en ce jour, afin que ceux ou celles qui les ont pratiquées, ayant hier été à la peine, aujourd’hui soient à l’honneur.

Le dévouement, l’abnégation, le courage dans les épreuves de la vie, le sacrifice de son temps et de ses forces pour venir en aide aux infortunes d’autrui, toutes ces fleurs précieuses de l’esprit de charité, il semble qu’elles s’épanouissent plus fréquemment dans le cœur sans apprêt des simples et des humbles. Rien n’est plus émouvant, et peut-être plus révélateur, que de voir ainsi dans les âmes les plus naïves surgir, impérieux, le sentiment du devoir ; on croirait alors le voir sourdre des profondeurs mêmes de la nature humaine et comme on ne saurait en attribuer l’apparition à des efforts de raisonnement ou de méditation dont ces âmes ne seraient point capables, force est bien d’y voir l’expression directe du plus profond de nos instincts. Parlant des hommes de bien dont l’humanité s’honore, le grand penseur que fut notre confrère disparu, M. Henri Bergson, disait d’eux qu’ils sont « plus près des origines » ; sans doute retrouvait-il dans l’ardeur militante de leur charité, l’impulsion initiale de cet élan vital qui, selon lui, a lancé la vie à travers la matière et qui la porte sans cesse vers de plus hautes destinées.

Pour exprimer avec force combien il est fréquent de voir des hommes ou des femmes de condition et d’instruction modestes, montrer de beaux sentiments ou accomplir des actions méritoires, ou serait tenté de répéter la phrase mystique et un peu troublante de l’Écriture que Tolstoï se plaisait à citer : « Il a été révélé aux simples et aux humbles ce qui a été caché aux puissants et aux sages ».

Néanmoins, il ne faudrait pas pousser les choses trop loin. La vertu peut se rencontrer dans toutes les classes sociales, à tous les degrés de l’instruction et de la fortune. Ce serait un paradoxe de soutenir que les personnes cultivées ou adonnées aux travaux de l’esprit ne savent pas être vertueuses. Nous ne saurions évidemment, Messieurs, le laisser dire et tout à l’heure l’exemple remarquable d’une de nos lauréates me permettra de prouver, s’il en était besoin, qu’il n’en est point ainsi. Mais, il faut le reconnaître, les personnes instruites, habituées aux subtilités du raisonnement et aux arguties de l’esprit critique, arrivent souvent à la vertu par des chemins moins directs et avec plus de détours. Leur vertu est peut-être plus réfléchie, mais elle est certainement moins spontanée.

Par contre, si l’élite intellectuelle de la nation n’a pas toute la fraîcheur de sentiments que l’on rencontre dans les cœurs simples, elle a souvent l’expérience et la finesse qui lui permettent de séparer l’ivraie du bon grain et de reconnaître, sans que trop d’erreurs soient à craindre, ceux ou celles dont la vertu mérite d’être honorée. C’est sans doute pour cette raison que de généreux donateurs, détournant quelque peu notre Compagnie de sa mission propre, lui ont depuis plus d’un siècle confié la tâche délicate de récompenser la vertu.

Il est presque traditionnel parmi nous d’évoquer un instant, au cours de cette séance, la mémoire du premier et du plus connu de ses donateurs.

Dans un lieu retiré de Paris, non loin des rives de la Seine, se trouve une petite église : les maisons voisines d’un quartier aux rues étroites l’enserrent de si près qu’elle peut, passer presque inaperçue et sans doute bien des touristes soucieux cependant d’explorer toutes les curiosités archéologiques de la capitale passent près d’elle sans s’y arrêter. Sans être d’une grande beauté, Saint-Julien-le-Pauvre mérite cependant à plus d’un titre de retenir l’attention. Cette église est l’un des plus anciens monuments de Paris, car certaines parties de l’édifice remontent au haut Moyen-Age, et son architecture est d’un beau style gothique : de plus, elle présente la particularité, assez rare dans notre pays, d’être réservée au culte de l’Église grecque unie. En pénétrant dans une de ses nefs latérales, on. voit se dresser devant soi, ce qui peut causer quelque surprise, la statue de M. de Montyon marquant l’endroit où fût transportée, quelque temps après sa mort, la dépouille du magistrat philanthrope, premier fondateur de nos prix de vertu. Cette sépulture, en un pareil lieu, a quelque peu la valeur d’un symbole. Placé sous l’invocation d’un saint qui connut la misère, le petit sanctuaire de la rive gauche ; avec son aspect rustique et un peu dénudé, évoque bien la condition modeste et les humbles souffrances de ceux que M. de Montyon et ses imitateurs ont chargé l’Académie française de secourir et d’encourager.

Pour mettre au grand jour la vertu qui se cache et pour notre édification personnelle, nous allons maintenant, suivant l’usage, ouvrir quelques-uns des dossiers dont l’étude a servi de base à l’attribution de nos prix.

Mlle Léonie Lyard, d’Annecy, nous offre un exemple magnifique de dévouement prolongé. Pendant plus de trente années, elle a servi et soigné une personne de santé délicate et dénuée de ressources. Non seulement elle l’a fait bénévolement, en y apportant un zèle et une abnégation admirables, mais encore pour subvenir aux besoins de celle dont elle se faisait volontairement la servante, elle travaillait au dehors assurant pour un salaire modique le nettoyage des bureaux d’une Compagnie de transports et effectuant quelques autres travaux de ménage. Aujourd’hui, après la mort de celle à qui elle se dévouait, elle reste âgée et seule et elle gagne péniblement sa vie. Nulle récompense n’est plus justifiée que celle que nous lui attribuons.

Le cas de Mlle Henriette Magaud, de Rive de Gier, est analogue. Prédestinée au dévouement, cette excellente personne, dont le père, longtemps malade, meurt d’un cancer, est restée trente ans au service d’une famille composée d’une mère rhumatisante, puis paralysée, et de deux filles d’une santé précaire. Dans cet intérieur, le service de Mlle Magaud est pénible : l’état de santé de la mère exige des soins incessants et délicats. Notre lauréate accomplit ce travail sans jamais montrer la moindre lassitude ; sa bonne humeur est constante, son sourire, nous dit-on, est légendaire. Obligée de soigner son propre père malade et de subvenir aux besoins de ses parents, elle ne demande jamais aucune augmentation de gages, car elle sait que ses maîtres ont peu de fortune et ont subi des pertes d’argent. Après la mort de sa mère, l’aînée des demoiselles qu’elle sert devient à son tour rhumatisante, puis paralysée et, comme surviennent entre temps les misères de la guerre et de l’occupation, Mlle Magaud doit, insuffisamment nourrie, lui donner des soins compliqués dans une maison que, l’hiver, on ne peut plus chauffer. Et pendant ce temps, la mère de Mlle Magaud, devenue veuve, est menacée de cécité et sa fille doit aussi venir l’aider dans son ménage. Les deux demoiselles qu’elle soignait sont mortes l’une après l’autre et celle qui s’était si longtemps consacrée à elles et à leur mère, peu récompensée de son admirable dévouement, est revenue chez elle et soigne sa mère maintenant complètement aveu­gle. Voilà, n’est-il pas vrai, un cas qui méritait bien de retenir notre attention.

À Broye, en Saône-et-Loire, Mlle Raymonde Morlevat, âgée de vingt-et-un ans, donne un exemple de renoncement bien rare à son âge. Son frère aîné, de vingt ans plus âgé qu’elle, n’a, nous dit-on, d’humain que l’apparence : il n’a jamais manifesté aucune lueur d’intelligence, sa vie est toute végétative. Les parents de ce pauvre être ont passé toute leur vie à le soigner sans en recevoir jamais aucun signe de compréhension ou d’affection. La mère étant morte l’an dernier, Mlle Morlevat a renoncé à la situation qu’elle s’était créée par son travail aux usines du Creusot et a pris courageusement auprès de son frère la place de la mère disparue, assurant à ce déshérité les soins minutieux et souvent répugnants, dont il a besoin. Toujours souriante et dévouée, elle fait l’admiration de tous ceux qui voient cette jeune fille dans la fleur de la jeunesse faire preuve d’un tel courage moral. Aux hommages qu’on lui rend si justement, comment aurions-nous pu ne pas nous associer ?

Plus jeune encore, Mlle Hélène Roy fait à Saint-Denis (Saône-et-Loire) l’admiration de ses concitoyens, tant est grande la vaillance dont à seize ans elle fait montre en face des épreuves de la vie. Son père cultivateur était prisonnier de guerre. Sa mère ayant un autre enfant plus jeune se trouvait avoir à sa charge une mère âgée et malade et une belle-mère également âgée. Elle ne pouvait à elle seule continuer à faire valoir l’exploitation agricole dont la famille tirait sa subsistance. Presque enfant encore, Mlle Roy se mit à aider sa mère, ne reculant pas devant des travaux pénibles que l’on eût cru réservés à des hommes dans la force de l’âge. Cas émouvant et qui devait retenir notre attention, car c’est par des dévouements de ce genre que tant de familles rurales, privées de leur chef qu’éloignait d’elles une longue et douloureuse captivité, ont pu pendant quatre terribles années assurer la subsistance de la nation.

Ce courage de la classe paysanne d’accomplir sa tâche au milieu des pires difficultés, il se trouve encore mis en lumière par l’exemple de M. Lahillade, de Saubusse, dans les Landes. Agé seulement de quarante-trois ans, père de trois enfants dont le dernier n’a que cinq ans, M. André Lahillade n’a plus l’usage de ses jambes. En août 1940, rentrant des champs après une épuisante journée de travail, il tombe paralysé des quatre membres. Supportant cet affreux coup du sort avec une admirable résignation, il continue de son lit à diriger le travail de la ferme. Mais il retrouve bientôt l’usage de ses deux bras et aussitôt il veut lui-même reprendre sa part du dur labeur familial. Placé tons les matins .dans une voiturette qu’il fait lui-même mouvoir avec ses mains, il cherche par tous les moyens à se rendre utile, cultivant le jardin, faisant les commissions au village et participant à tous les travaux de son intérieur. Souvent même, on le voit ramper le long des sillons pour aider aux travaux de la culture. Aidé par sa femme et ses deux fils aînés, il assure l’exploitation de sa métairie avec un courage qui fait l’admiration de tous. Dans le pays, son nom est, nous dit-on, synonyme de courage, d’abnégation et de grandeur d’âme.

Je disais tout à l’heure que la vertu, si elle habite souvent les cœurs simples, se rencontre aussi chez les personnes instruites et je promettais de vous en fournir un exemple. Mlle Anne-Marie Graber, d’Annecy, appartient à une famille nombreuse, étant le deuxième enfant d’une famille où l’on en compte huit. Bien douée pour le travail intellectuel, elle prépare et passe son baccalauréat et entreprend des études en vue de la licence ès lettres. Mais sa mère tombe malade, son père est retenu à Lyon par ses fonctions : Mme Graber atteinte d’un cancer se met à souffrir terriblement : la jeune fille, renonçant à l’espoir d’une belle carrière, sacrifie ses études, elle se consacre à la direction de la maison, à l’éducation de ses jeunes frères, au soulagement des souffrances de sa mère. Les charges de la famille l’obligent à se passer de toute aide domestique : celle qui avait rêvé d’être licenciée doit raccommoder le linge et faire la lessive. Elle soutient ce rôle ingrat et pénible avec un courage et une bonne humeur au-dessus de tous les éloges. Après la mort de sa mère survenue en 1943, Mme Graber continue à la remplacer auprès de ses frères et sœurs, se dévouant pour les élever et leur permettre de faire des études. Mais cela ne suffit pas encore à son instinct naturel de dévouement : elle aide sa vieille grand-mère et, une de ses tantes ayant été arrêtée et déportée en Allemagne, elle recueille et élève deux de ses enfants. Une si belle alliance des qualités de l’esprit et du cœur méritait bien d’être récompensée par l’un de nos prix.

Le dévouement peut s’appliquer à bien des objets. Ce n’est pas seulement dans le cadre de la vie familiale ou des services rendus à autrui qu’il peut se manifester. On le voit souvent aussi prendre pour objet ces hautes formes d’activité spirituelle qu’on nomme Lettres, Arts ou Sciences et sans les­quelles la vie humaine rie vaudrait point la peine d’être vécue. Le cas de M. Auguste Banéat, bibliothécaire auxiliaire de la bibliothèque municipale de Brest, montre que l’on peut, même dans une situation modeste, rendre par son dévouement d’utiles services à la cause de l’esprit. Les bibliothèques publiques jouent un rôle essentiel pour l’entretien de la vie intellectuelle d’un pays. Or à Brest, ville qui, vous le savez, a été cruellement éprouvée paf la guerre, la bibliothèque municipale a été détruite le 4 juillet 1941. La bibliothécaire en chef, Mlle d’Haucourt, parvint à reconstituer une nouvelle bibliothèque qui fut, à son tour, détruite pendant le siège de Brest en septembre 1944 et il a fallu s’efforcer d’en refaire une troisième. Ce qu’il fallut de dévouement pour assurer ainsi la permanence de cette bibliothèque municipale dans une ville constamment exposée aux bombardements les plus sévères, vous le devinez sans peine. M. Banéat, excellent employé, courageux et aimant son métier, a joué dans ces circonstances tragiques un rôle des plus utiles. Il a assuré presque seul le service du prêt, remplaçant souvent un collègue défaillant et restant à son poste au milieu du danger pendant les alertes. Au mois d’août 1944, dans une ville assiégée par les Américains et totalement évacuée, il parvient à mettre à l’abri les livres et les fichiers, sauvant ainsi l’essentiel de la bibliothèque d’une destruction totale. Le bâtiment où la bibliothèque avait été réinstallée fut à nouveau détruit pendant le siège, mais les livres étaient préservés. Après la libération de la ville, M. Banéat, cruellement atteint lui-même par la destruction de son habitation, eut la satisfaction de pouvoir reconstituer la bibliothèque. Il disait en souriant : « Il ne me reste plus rien que les vêtements que j’ai sur le dos, mais la bibliothèque marche ». Nous ne pouvions assurément récompenser un plus bel exemple, de courage dans l’accomplissement du devoir professionnel.

Feuilletons encore, plus rapidement, quelques autres dossiers. Mme Charlotte Bastien, après une vie exemplaire et non exempte d’épreuves, a adopté, à cinquante-et-un ans, une fillette de trois ans qu’elle élève avec le plus grand dévouement. Mme Dumay est devenue veuve dans des conditions émouvantes : son mari, livreur chez un marchand de charbon, a fait partie de la résistance et a trouvé à Saint-Quentin, une mort héroïque en luttant contre des chars allemands pour délivrer la ville. Mme Dumay reste seule avec ses six enfants et fait face avec courage à une situation difficile. Le cas de Mme Lefebvre, d’Arras, est analogue : son mari a été tué glorieusement le 31 août 1944 en participant à la libération du pays. Mme Lefebvre est restée veuve avec huit enfants à élever. Voilà des cas qui, pour bien des raisons, ne pouvaient nous laisser indifférents,

Si les vertus individuelles sont dignes d’être récompensées, les formes sociales de la charité méritent aussi beaucoup d’encouragement. Que d’œuvres admirables ; auxquelles des personnes charitables consacrent toutes leurs énergies avec une abnégation sans limites, s’efforçant de venir en aide aux malheureux, d’alléger le poids de leur misère ou d’adoucir leurs souffrances ! Que d’ingéniosité il leur faut déployer dans nos temps difficiles pour poursuivre la mission qu’elles se sont assignée ! Jamais elles n’ont eu autant de détresses à secourir et jamais aussi elles n’ont rencontré autant d’obstacles devant elles. D’une part, il y a les foyers détruits, les familles décimées par la guerre, les enfants sous-alimentés offrant à la maladie une proie sans résistance, les vieillards frustrés du fruit de leur travail par la dévaluation de leurs économies : de l’autre, il y a la baisse du pouvoir d’achat de l’argent qui prive les œuvres d’une partie de leurs moyens d’action, il y a la difficulté extrême de se procurer les aliments, les vêtements et les autres objets de première nécessité qui seraient indispensables pour secourir toutes ces détresses. L’aide matérielle que nous pouvons apporter à ces entreprises charitables est hélas ! bien faible ; elle a plutôt la valeur d’un encouragement et d’une manifestation de sympathie, mais à ce point de vue elle a tout de même son prix.

Parmi les œuvres charitables, un grand nombre se donne pour but de secourir l’enfance et, la jeunesse, de veiller à sa santé physique et morale, de fortifier les jeunes corps et de former les jeunes esprits et les jeunes cœurs. Colonies de vacances, patronages, orphelinats, dispensaires scolaires... rivalisent de zèle et de dévouement. On ne saurait estimer trop haut tout le bien fait par ces œuvres, notamment dans les quartiers populeux des grandes villes où, comme le dit un des rapports mis sous mes yeux, « de nombreux enfants doivent grandir dans des logements insalubres et dans une promiscuité fâcheuse ». Aussi réservons-nous toujours avec raison un assez grand nombre de nos prix à des œuvres de jeunesse. Beaucoup sont parisiennes et elles ont souvent’ un caractère paroissial. C’est ainsi que nous couronnons les œuvres sociales de Saint-Séverin qui se préoccupent surtout de la jeunesse et que dirige M. le chanoine Sédillère, curé de la paroisse, et dans le même quartier les Patronages de la rue de la Parcheminerie que dirigent des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et qui s’intéressent particulièrement aux jeunes filles et aux orphelins. C’est ainsi encore que nous encourageons l’œuvre de jeunesse et d’assistance du quartier des Halles que préside M. le chanoine Laurens, curé de Saint-Eustache. A la périphérie de la capitale, les Œuvres de jeunesse de la paroisse Saint-Maurice-de-la-Boissière à Montreuil trouvent un vaste champ pour leur action bienfaisante dans une agglomération ouvrière que les bombardements aériens ont durement éprouvée.

Orientés plus spécialement vers l’organisation des colonies de vacances qui permettent à des enfants pauvres de profiter des avantages physiques et moraux d’un séjour à la campagne pendant la belle saison, les Lions de Saint-Paul, dirigés par M. l’abbé Bonnet et les Œuvres de la Couture qu’anime l’ardeur charitable de Mme Lejeune s’occupent respectivement des enfants du IVe arrondissement et du IXe arrondissement. Grâce au dévouement de M. l’abbé Palem, l’œuvre du Bon Conseil poursuit une tâche analogue pour les jeunes filles de la paroisse Saint-Thomas-d’Aquin et leur permet de prendre des vacances dans un coin pittoresque des Vosges, le Val d’Ajol.

D’autres œuvres s’occupent plus particulièrement des orphelins. Telles sont la Maison maternelle fondée par Mme Koppe, qui hébergeait avant la guerre 260 enfants et ne peut plus actuellement en recueillir que 175, et l’Orphelinat-préventorium de la Solitude, à Martillac, dans la Gironde, où le docteur Leuret prodigue ses soins à des enfants de santé délicate.

La Fédération nationale des fils des tués s’occupe à la fois de ceux que la guerre de 1914 avait rendus orphelins .et de ceux qui le sont devenus du fait de la dernière guerre. Elle suit les premiers dans la vie et est venue en aide à ceux d’entre eux qui, dernièrement, étaient prisonniers en leur envoyant des colis et en s’occupant de leur famille. Quant aux orphelins de la dernière guerre, elle organise pour eux des colonies de vacances et s’intéresse à leurs études.

Toutes ces œuvres tournées vers la jeunesse sont très méritantes et le témoignage d’estime que nous leur donnons est bien justifié. En voici une autre encore d’un caractère particulièrement émouvant : c’est, l’association Les étudiants au sanatorium formée en 1934 par les étudiants en traitement au sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet dans l’Isère. Ces jeunes gens, arrachés à leurs études par la terrible maladie qui fait de nos jours tant de ravages, viennent chercher remède à leur mal dans l’air salubre des montagnes du Dauphiné. Ils ont à supporter une grande épreuve morale : même s’ils espèrent la guérison, ils peuvent craindre que leur jeunesse ne soit gâchée, leurs études longtemps interrompues, leur carrière compromise. Néanmoins, ils veulent vivre, garder leur foi dans l’avenir, poursuivre dans la mesure du possible les études commencées. L’association qu’ils ont formée est une société d’entraide et d’espérances mises en commun : elle a pour organe une revue trimestrielle intitulée : Existence où s’exprime le courage d’une jeunesse blessée qui ne veut pas désespérer. Elle a droit à toute notre sympathie.

La souffrance et le besoin ne sont point le triste apanage de la jeunesse : l’âge mûr et la vieillesse les connaissent aussi. L’œuvre de M. l’abbé Massot, curé de l’église Sainte-Anne, s’occupe à la fois des vieillards et des enfants du XIIIe arrondissement, quartier de Paris où il y a beaucoup de misère à secourir. Le Dispensaire Sainte-Marie dirigé par les Filles de la Charité donne des consultations prénatales ; des cours de couture, de dessin, d’enseignement ménager y sont donnés aux jeunes filles pour les préparer à leur rôle de futures mères de famille. L’association pour l’aide aux mères de famille, dont Mme Violet est présidente, vient au secours des mères de famille chargées d’enfants. L’œuvre de Sainte-Madeleine, dont la directrice est Mme de Sainte-Jeanne, assume la délicate mission de secourir les filles-mères et de sauver leurs enfants.

D’autres œuvres cherchent particulièrement à venir en aide aux personnes âgées. La Maison des Isolées, créée par Mme Dubant à Viry-Châtillon, recueille les femmes âgées, pauvres et isolées et leur offre un asile de retraite : elle a eu à souffrir des bombardements de la région parisienne. L’œuvre Le petit café et les marraines, fondée par Mlle M.-L. Vignon, fait visiter des vieillards incurables et leur porte quelques douceurs, tandis que Le Pot-au-feu pour les vieux de Mme Duchoiselle procure aux vieillards nécessiteux des aliments et des vêtements. II est hélas ! peu probable que ces œuvres puissent, à l’heure actuelle, distribuer beaucoup de café ou de pot-au-feu à ceux qu’elles secourent : elles n’en font pas moins, assurément, beaucoup de bien malgré les difficultés de l’heure présente.

Signalons, pour terminer, le prix que nous avons accordé à une société dont la mission est de secourir une catégorie particulièrement émouvante de malheureux : la Société d’assistance pour les aveugles. Elle soulage les aveugles de Paris et de province, leur venant en aide de toutes les manières et créant même des ateliers où ils peuvent se livrer à de menus travaux compatibles avec leur infirmité.

 

Il me reste peu de temps pour parler des prix que nous attribuons aux familles nombreuses, prix que l’on nomme couramment, d’après le nom des plus importants d’entre eux, les prix Cognacq-Jay.

Dans aucun temps plus que dans le nôtre, au sortir d’une période de combats, de représailles et de privations qui a numériquement affaibli la population française et qui a porté atteinte à sa santé et à sa force de résistance, il n’a été aussi nécessaire d’aider et d’encourager ceux qui ont la lourde charge d’élever une famille nombreuse. Ce qui était déjà une entreprise malaisée, on a dit une aventure, est devenu à notre époque de pénurie générale et de prix élevés une véritable gageure. Et cependant il importe pour la grandeur de la France de demain que cette gageure puisse être tenue.

Ceux de nos Confrères qui, avec l’aide de l’inépuisable dévouement de M. de Monfort et des personnes qui l’assistent, assurent la tâche d’examiner les candidatures aux prix Cognacq-Jay ont à effectuer un travail difficile. On ne peut se contenter de compter le nombre des enfants, il faut tenir compte aussi d’une foule de circonstances morales et matérielles qui rendent la tâche des parents plus ou moins difficile, plus ou moins méritoire. Et parmi tant de cas presque tous intéressants, il faut faire un choix toujours délicat et parfois douloureux.

Comment hésiter cependant dans un cas comme celui de Mme Gaucher, mère de neuf enfants dont le dernier n’a que deux ans, devenue veuve parce que son mari, emmené .comme otage par les Allemands lors de leur passage dans le village de Courson-les-Carrières (Yonne) est mort des suites des blessures qui lui furent infligées ? Comment ne pas donner un prix au ménage Hervé-Le Querrec de Ploubezre (Côtes du Nord) qui a Sept enfants à élever et qui a à sa charge deux grands-parents, quand on sait qu’arrêtés par la Gestapo en juin 1944 les époux Hervé furent emprisonnés pendant plus d’un mois après avoir été odieusement maltraités ? Je n’insisterai pas davantage sur des exemples de belles familles nombreuses dont l’énumération, bien qu’émouvante, risquerait de paraître un peu longue.

Messieurs, envisagé sous certains de ces aspects, notre temps présente une grandeur presque tragique, tant sont immenses les difficultés où il est engagé et incertaines les perspectives qui s’ouvrent devant lui. Le progrès des sciences, en engendrant des applications techniques de plus en plus nombreuses et importantes, a peu à peu depuis trois siècles bouleversé la face du monde. Toutes les conditions de la vie humaine et des relations entre les nations en ont été modifiées. En même temps que les découvertes bienfaisantes amélioraient le sort des hommes ou facilitaient leur activité, les perfectionnements dans l’art de détruire rendaient plus brutaux et plus meurtriers les conflits entre les nations, sans pour cela, hélas I les rendre moins fréquents. Le développement des grandes industries, les répercussions qu’il a eues sur les conditions du travail et par là indirectement sur l’équilibre social, les luttes qui en sont résultées dans le domaine économique et dans le domaine politique ont posé des problèmes nouveaux et changé l’aspect des problèmes anciens. Voyant disparaître toute stabilité dans les conditions d’existence, désorienté par la violence des crises qui, à un rythme accéléré et avec une ampleur croissante, secouent la terre entière, l’homme se demande s’il doit conserver sa confiance dans l’avenir ou redouter quelque immense et prochaine catastrophe.

Et voilà que les physiciens explorant les profondeurs de la matière parviennent à se rendre maîtres des énormes réserves d’énergie qui y sommeillent et le fracas des bombes atomiques, coïncidant avec la brusque fin d’une guerre longue et cruelle, nous annonce que des moyens d’action formidables sont maintenant entré nos mains. Ces moyens, qu’en ferons-nous ? Telle est l’angoissante question que doit aujourd’hui se poser tout homme réfléchi en considérant cette boîte de Pandore dangereusement entr’ouverte.

Et ainsi nous retrouvons, se posant avec une tragique intensité, le problème du Bien et du Mal, car il dépend désormais de notre volonté que ces forces inouïes dont nous devenons maîtres soient employées au progrès de la civilisation humaine ou à la destruction de toute vie sur notre planète. Je ne suis pas sûr que nos contemporains, même instruits et avertis, aient bien compris toute l’ampleur du drame qui commence.

Ce qui rend ce drame particulièrement angoissant, c’est qu’il n’apparaît pas que la moralité des hommes ait cru en proportion de leur science et de leur puissance. Les instincts et les passions sont restés les mêmes et nous poussent toujours aux mêmes erreurs, quand ce n’est pas aux mêmes crimes. Pour éviter les pires catastrophes, ceux qui ont la lourde charge de diriger les hommes au spirituel et au temporel, penseurs ou pasteurs, chefs d’état ou chefs d’industrie, devront savoir résister aux conseils de l’orgueil ou de l’ambition. Que de vertu, au sens le plus plein du mot, il leur faudra pour bien guider les sociétés humaines, lancées désormais à une vitesse vertigineuse sur une voie qui peut mener aux cimes, mais qui, plus que jamais, est bordée de précipices.

Sans doute la vertu que je viens d’évoquer peut sembler bien éloignée de celle que nous couronnons. Il n’en est rien cependant. Toutes les formes de la vertu ont la même source profonde et le sentiment du devoir est un dans son essence. La conscience professionnelle d’un modeste ouvrier ou le dévouement d’une humble servante sont de la même nature que la probité intellectuelle d’un grand penseur ou la sage pondération d’un puissant conducteur de peuples, tout comme l’eau qui murmure dans un étroit ruisseau est de la même nature que celle qui coule à pleins bords dans le lit majestueux d’un grand fleuve.