Funérailles de M. Léon Bérard

Le 27 février 1960

Jacques de LACRETELLE

Funérailles de M. Léon Bérard[1]

 

C’est avec une affliction profonde que l’Académie Française apporte son adieu à Léon Bérard.

Comment ne serions-nous pas émus ! Nous perdons en lui non seulement un confrère affable, disert, enjoué, mais un esprit qui a combattu sans cesse pour ce que nous nous efforçons de maintenir et le défendre : la culture et l’enseignement classiques.

Léon Bérard avait débuté au Barreau. Puis, dès son entrée au Parlement, il avait été appelé par Poincaré au Sous-Secrétariat des Beaux-Arts, fonction qu’il occupa pendant plusieurs années.

C’est de cette période que datent les discours qu’il a réunis ensuite sous ce beau titre : Au Service de la Pensée Française.

Dans l’introduction de cet ouvrage, il écrit modestement : « Le ministre est nécessairement l’orateur des vérités communes. »

N’en croyez rien. Léon Bérard avait une éloquence à la fois spontanée et réfléchie, un véritable don d’improvisateur, qui sait trouver, au moment où il parle, la touche la plus originale et la flèche qui part le plus vite.

Que ne puis-je vous relire quelques-unes des pages qu’il a consacrées à Rabelais, à Bossuet, à La Fontaine, à Molière, mais aussi à des contemporains, à Renan, à Barrès, à Toulouse-Lautrec, à Forain ! Chaque portrait est présenté sous un aspect neuf. Il ravive son sujet, il nous apporte une découverte qui se rattache à une question actuelle et qui excite notre esprit. Tel ce propos de Renan, qui est peu connu, et que devraient bien méditer les réformateurs — ou plutôt les déformateurs —de notre langue : « Une langue bien faite, disait Renan, n’a plus besoin de changer. On ne la trouve pauvre que quand on ne la sait pas. »

Mais si ces discours sont de véritables commentaires critiques qui nous instruisent et nous enchantent, il est certain que c’est à la cause de l’enseignement classique que le nom de Léon Bérard restera attaché.

Dans les commissions parlementaires, au Ministère de l’Instruction Publique, qui lui fut confié successivement par Poincaré, par Clemenceau et par Briand, il s’employa avec ténacité à démontrer tout ce que le génie français doit à l’héritage gréco-latin et à ses disciplines.

Pour vigoureux qu’ils fussent, ses arguments n’étaient jamais ceux d’un pédant. Il savait même les assaisonner parfois de ce sel qu’il tenait de son terroir. Et je suis sûr qu’il eût faite sienne cette remarque de Saint-Marc Girardin sur l’empreinte durable des études classiques : « Je ne demande pas à un honnête homme de savoir le latin. Il me suffit qu’il l’ait oublié... »

Léon Bérard, comme grand maître de l’Université, eut toujours de semblables finesses et ne prit jamais un ton doctoral. Il voulait être un humaniste à la manière de Montaigne, pour qui le savoir acquis des livres est un moyen d’interpréter la réalité et de mieux comprendre les hommes.

Au fond cet homme d’esprit, dont tous les mots portaient le sceau de l’atticisme, était aussi un sage et un conciliateur. Connaissant la diversité de notre peuple, il s’efforçait avec souplesse, en bon Béarnais, de rapprocher les idées et de trouver un terrain d’entente entre les opinions.

On se souvient peut-être que par le jeu, parfois ironique, de nos successions, il avait remplacé Camille Jullian à l’Académie. Or jamais le bouillant champion de nos ancêtres gaulois ne fut mieux loué que par le défenseur de Rome et de la civilisation latine.

Il n’ignorait pas non plus l’évolution nécessaire des temps modernes.

Dans une lecture présentée à l’Institut en 1953, il s’écrie : « Qui a jamais prétendu que l’étude des sciences, des langues et littératures modernes ne dût pas concourir, avec celle de l’antiquité, à la formation de la jeunesse ? Par une sorte de miracle, il s’est fait en quelques années, de Lavoisier et d’Ampère à Pasteur, plus de progrès et de découvertes, dans les sciences, qu’il ne s’en était vu pendant de longs siècles. » Mais il concluait que ce serait une folie, et une sorte d’ingratitude, de bannir, au profit de la seule technique, ce fond de culture classique qui avait permis au miracle de se produire.

Ce plaidoyer, Messieurs, Léon Bérard l’a repris et développé dans un ouvrage, le dernier qu’il ait publié, Science et Humanisme. Et qui lui a donné son appui, qui a voulu y collaborer ? Un de ses confrères, dont toute la carrière a été vouée non aux lettres, non à l’art, mais à la science médicale, Pasteur Vallery-Radot. Ce dialogue, cette confrontation de deux expériences venues de sources différentes, et qui aboutit à signaler le même danger, la même funeste dégradation de l’homme au profit du machinisme, voilà qui a dû faire penser à Léon Bérard, au soir de sa vie, que sa défense de l’humanisme n’avait pas été vaine, que d’autres prendraient la relève de ses idées et qu’elles ne seraient pas abandonnées.

C’est le témoignage, c’est la promesse que nous lui apportons en lui rendant aujourd’hui un dernier hommage.

 

[1] Décédé le 24 février 1960.