Remarques sur le roman contemporain

Le 25 octobre 1955

Jacques de LACRETELLE

Remarques sur le roman contemporain

PAR

M. JACQUES DE LACRETELLE
Délégué de l’Académie française

Le mardi 25 octobre 1955

 

Sans doute jugerez-vous un peu ambitieux le titre de ma communication. Étudier le roman contemporain pendant le petit quart d’heure qui m’est accordé ne me permettra ni de vous faire un tableau complet de mon sujet ni même de citer la plupart des noms que vous attendez.

Mais mon dessein est de dégager pour vous, dans le roman d’aujourd’hui, deux ou trois points qui me paraissent significatifs.

Le roman, à notre époque, et bien plus qu’autrefois, est devenu le miroir des mœurs. On va de moins en moins y chercher de la fiction. On ne lui demande guère d’inventer ou de reconstituer le passé. On exige de lui la vérité du jour. C’est par sa valeur de document qu’il emporte le succès. Il faut que ses personnages ressemblent à ceux que le journal, lu le matin, met en cause dans ses faits divers, ou aux images que nous verrons, le soir, sur l’écran de cinéma.

Naturellement, comme dans toute règle, il y a des exceptions. Le décor de l’histoire ou la fiction pure attirent encore d’excellents auteurs. Toutefois, remarquez-le, il est rare, il est exceptionnel qu’un jeune écrivain, un romancier débutant ne soit pas attiré par son époque, par les cas qu’il a pu observer, bref qu’il ne se sente le droit de nous offrir même à vingt ans, même à dix-huit, le bilan de son expérience.

Vous allez penser que c’est bien de l’orgueil. Mais laissez-moi vous citer à ce propos une note de Sainte-Beuve.

« L’orgueil de la vie, a-t-il écrit, enivre aisément la jeunesse. Chaque génération à son tour est au haut de l’arbre, voit tout le pays au-dessous et n’a que le ciel au-dessus d’elle. Elle se croit la première, et elle l’est, à son heure, pour un moment. »

Ce qui était vrai du temps de Sainte-Beuve, il y a un siècle, l’est bien davantage de nos jours.

À cela une foule de raisons. Les guerres, les bouleversements sociaux, l’indépendance des mœurs, ont provoqué une instabilité générale, une évolution plus rapide, dont la jeune génération profite forcément.

Dans son impatience, elle n’aperçoit plus de barrières. Et sur ce paysage neuf elle se croit le droit, sinon le devoir, de porter un jugement qui lui appartient.

En bref, elle ne voit le salut que dans la rupture des vieux contrats et dans la révolte.

La révolte — et c’est le premier point que je développerai — tel est en effet le thème favori du roman français contemporain. Elle prend des aspects différents suivant le tempérament de chaque auteur. Et aussi suivant sa croyance, son éducation, son milieu. Mais c’est la flamme qui les inspire, c’est le ressort romanesque qui soutient l’intrigue.

Je n’ai pas besoin de vous rappeler quelle était autrefois, la plupart du temps, l’intrigue ou même le sujet de nos romans. L’amour, l’adultère, l’analyse de la jalousie, voilà les problèmes que se posaient Maupassant, Anatole France, Bourget.

L’ambition avait fourni aussi des héros romanesques. Mais on n’avait guère étudié l’homme révolté contre sa famille, contre les siens. Vers 1880, Jules Vallès avait traité le sujet dans l’Enfant et dans le Bachelier, mais ces deux ouvrages sont plutôt des autobiographies que des romans.

On peut dire que le romancier qui entreprenait de donner une grande fresque de la vie sociale, et qui, selon le mot fameux, faisait concurrence à l’état civil — ainsi Balzac ou Zola — même celui-là ne s’aventurait guère dans les conflits entre parents et enfants. Était-ce pudeur, manque d’audace, respect de la tradition ? Peut-être... Et peut-être aussi pensait-il que ces conflits n’avaient pas une résonance suffisante pour lui fournir une matière romanesque.

Aujourd’hui, tout jeune romancier se sent l’âme d’un juge. Par sa découverte de la vie, par sa rupture avec le passé le plus récent, il est amené à instruire le procès de la génération qui l’a précédé. C’est là sa force, c’est l’inspiration qui le stimule.

Ce procès, on l’instruit tantôt avec la véhémence d’un réquisitoire, tantôt (plus rarement) avec tact, mais presque toujours avec une froideur impitoyable. On peut dire que, pour ce jeune tribunal où comparaissent les parents, il n’y a pas de circonstances atténuantes.

Là où, autrefois, on se contentait d’esquisser des portraits peu indulgents, de noter certaines oppositions de pensées, on emploie aujourd’hui des traits chargés, on dénonce des antagonismes irréductibles.

Soyez assurés que je ne fais pas en ce moment l’apologie de ces textes chargés de rancœurs et qui doivent paraître blasphématoires à plus d’un d’entre vous. Je constate simplement une des tendances caractéristiques de notre littérature romanesque.

Dernièrement, dans une revue, un critique littéraire pouvait grouper sous le titre « Les enfants perdus », six romans, récemment parus, qui traitent du même sujet.

« Assassins au cœur pur, écrivait Mme Dominique Aury, tendres coupables, victimes enragées, et tous prisonniers d’eux-mêmes, les enfants perdus mènent dans les romans contemporains une existence dont la banalité débouche sur la tragédie. »... « Tous ces héros qui disent je et toutes ces héroïnes, ajoutait-elle, autant d’accusés butés ou glacés, autant d’accusateurs qui provoquent le lecteur-juge. Tous sont révoltés. »

Ces romans que vous n’avez sans doute pas lus, je ne vais pas vous les citer. Il y en a de bons, il y en a de moins bons, il y en a qui sont écrits avec une véhémence excessive. Mais vous voyez que je n’ai pas tort de vous dire que les conflits entre parents et enfants sont au premier plan... C’est une mode qui, comme toutes les modes, apporte des excès et grossit par des effets littéraires la vérité de la vie.

Pourtant, si elle grossit la réalité, elle ne la trahit pas.

Regardez autour de vous, prenez des exemples, cherchez des points de comparaison avec le passé, et vous reconnaîtrez que le fossé est plus profond entre parents et enfants, le drame à la fois plus divers et plus aigu.

Autrefois d’où venaient nos tentatives de rébellion contre nos parents ? Désir d’affranchir notre personnalité, de tracer notre chemin tout seul ; volonté, chez quelques-uns, de ne pas accepter aveuglément les préceptes traditionnels. Nous lisions Nietzsche et étions séduits par sa proposition de réviser certaines valeurs morales. Nous admirions Ibsen et ses types de grands incompris.

Mais cette mésentente n’était pas très profonde. Et puis elle restait voilée.

Or, il me semble qu’aujourd’hui le conflit a dénoncé un désaccord de base, et il éclate au grand jour. De plus, parents et enfants sont des adversaires qu’on a le droit de mettre sur un pied d’égalité.

D’où vient cet antagonisme, ou, si le mot vous paraît trop fort, cette opposition de vues et de pensées entre les générations ?

Je le répète, le désordre provoqué par la guerre, les brusques changements survenus en quelques années, la crise de l’autorité, sont certainement à l’origine de ces conflits.

En ce moment, ce n’est pas à la politique que je pense, ou du moins pas à elle seulement, mais à ce sentiment d’inquiétude, à cette panique collective, qui s’est emparée des hommes depuis quelque vingt ans.

Nos enfants, je ne saurais les comparer mieux qu’à des témoins qu’on aurait laissés devant une tapisserie. Ne bougez pas. Regardez les images. Cette tapisserie glorifierait des actes justes, des préceptes constants, des vertus sublimes, bref toutes les belles leçons de l’Histoire ou de la morale. Mais, par derrière, s’élève un bruit grandissant de disputes fomentées par l’envie, la crainte, la haine. Les jeunes témoins restent muets, désorientés, mais ils écoutent, ils comparent, ils jugent. À la maturité de leur esprit, comment leur demander d’être stables eux-mêmes ? Comment ne reconnaîtraient-ils pas la fiction de ce que l’on tente de leur enseigner ?

De là une sorte de philosophie cynique, quand ce n’est pas le romantisme du désespoir. À l’orgueil de la vie qui enivre toujours la jeunesse — Sainte-Beuve nous l’a dit — vient s’ajouter la certitude que leurs pères se sont trompés ou les ont trompés

La littérature romanesque marque bien ces étapes et elle montre même le progrès — si l’on peut dire — accompli entre les deux guerres par la désagrégation de la tradition.

Il y a trente ans, le roman le plus représentatif, celui qui dépeignait le mieux chez nous, la jeunesse de l’époque, fut le Diable au Corps, de Radiguet. Le héros, un garçon de seize ans, y déclarait avec un mélange d’ingénuité et de cynisme, que, pour lui et ses camarades du même âge, la guerre avait été une période de grandes vacances.

Mais ce récit, tout en montrant de jeunes êtres abandonnés à leurs désirs, ne prenait jamais l’accent de la révolte. Grande soif de liberté, pas mal d’égoïsme inconscient, voilà les sentiments qu’il dévoilait.

Comparez le roman de Radiguet à celui de Camus, vingt ans plus tard, l’Étranger. Là ce n’est plus le diable au corps, mais la révolte, au cœur. Et la volonté d’aller au bout de cette révolte, d’en subir les exigences même jusqu’au crime.

Tous les jeunes romanciers d’aujourd’hui n’ont pas le pessimisme lucide et froid de Camus, mais aucun n’a honte de ses pensées les plus noires, aucun n’a peur de mâcher les mots.

Et, remarquez-le, toutes ces audaces tournent, gravitent, dans le cercle de famille.

À chacune de ces scènes, l’auteur ou son porte-parole, semble dire à ses parents : « Si j’agis ainsi, c’est votre faute. Consciemment ou non, vous m’avez montré la voie. Je n’ai eu qu’à ouvrir les yeux. »

Et il est vrai que peu de parents se doutent que leurs enfants les regardent vivre, observent leurs gestes, s’informent sur eux et tirent de tout cela des conclusions.

En a-t-il toujours été de même ? Le roman d’aujourd’hui me fait croire que non. L’émancipation des esprits, un enseignement plus hardi, et, même les révélations de la psychanalyse, ont rendu nos enfants plus pressés et aussi plus clairvoyants.

Vivre, vivre tout de suite, tel est leur mot d’ordre. Et s’ils ont des dons d’artiste, écrire ce qui n’a pas été écrit encore, dire ce que d’autres pensaient tout bas seulement, telle est leur ambition.

Cette éducation plus franche et plus libre que nous avons consenti à leur donner se retourne d’abord contre l’esprit de famille. Ils aiguisent leurs dents sur nous.

Savez-vous ce qui me frappe aussi, lorsque je lis un roman contemporain ? C’est la disparition totale, l’abolition d’un sentiment que les romanciers avaient toujours reconnu et analysé entre un homme et une femme : la jalousie.

Ces couples — si on peut les nommer ainsi — habitent ensemble, ont des associations d’intérêts, et la possession charnelle ne les lie nullement. Là encore il y a une nouveauté qui nous surprend. Même si cette indifférence, cette sérénité ou cette complaisance — comme vous voudrez — existent chez certains individus, il doit reparaître, à certains moments, un réflexe de jalousie, un vieux souvenir de la chair, qui prend la forme d’un tourment...

Mais non. Ceux-là subissent l’infidélité sans rien ressentir. Une fille est jalouse de sa mère parce que c’est le thème sacré de la révolte. Mais la femme n’est pas jalouse de son mari, ni inversement, parce que c’est un autre thème sacré : celui de l’indépendance librement accordée. On dirait une autre planète !

En tout cas, si de tels personnages doivent triompher sur ce point et faire école dans la vie, comme dans l’esprit des générations futures, c’en est fait de tous les héros romantiques que nous avons tant aimés. On ne les comprendra plus ou bien l’on sourira de leur passion et de leurs éclats. Tous les romans où l’amour intervient ont raconté l’inquiétude perpétuelle de celui qui aime. Adieu malheureux Swann, dont l’amour se nourrissait de soupçons ! Votre type n’est plus à la page. C’est Sganarelle, un Sganarelle muet et froid comme un robot, qui vous a détrônés !

C’en est fait aussi de deux figures féminines, comme un journaliste le remarquait drôlement l’autre jour : l’oie blanche et l’ingénue. La première, mon Dieu ! ne la regrettons pas. Elle était assez conventionnelle et, neuf fois sur dix, elle nous paraissait difficilement supportable. Mais l’ingénue, l’ingénue à la fois clairvoyante et pudique, ce type qui hésitait entre la jeune fille et la femme, avait donné d’exquises figures à la littérature romanesque. Où la placer, sans une invraisemblance criante, dans notre jeunesse actuelle ? Cette promiscuité souvent honnête, je le veux bien, mais qui tue le secret, cette liberté de ton et d’allure, et même ce tutoiement, et ce langage, commun aux garçons et aux filles, voilà qui déflore singulièrement le personnage d’une ingénue.

Toutefois, en lisant ces romans au goût du jour, je me dis « Prenons garde que la crainte du conformisme ne nous mène à un nouveau conformisme. » Ces personnages durs, toujours sur la défensive, ces scènes licencieuses, ces dialogues crus, ne donnent pas de la vie une image d’ensemble. Là encore il y a une révolte. Révolte contre des images traditionnelles, contre des scènes trop pudiques et un style trop littéraire. Mais, à force de chercher uniquement des audaces nouvelles, vous créez d’autres poncifs qui paraîtront bientôt empreints de naïveté.

Le fait que dans une critique littéraire des romans de l’année, celle de Dominique Aury que je vous citais tout à l’heure, on ait pu grouper six exemplaires de jeunes aspirants à la révolte, est-ce que cela n’indique pas une certaine répétition, un certain procédé trop volontaire ?

En somme on nous a tué l’oie blanche, mais pour la remplacer par le mouton noir.

Et, sans être prude, sans être effarouché le moins du monde par le scabreux, je me dis souvent, à la lecture des romans contemporains, que la description de l’acte charnel n’ajoute pas grand chose à la compréhension des personnages qu’un romancier veut nous faire connaître. Les mots qui suggèrent seulement ont souvent une intensité plus efficace. Et surtout la vie cérébrale de deux êtres qui s’aiment est mille fois plus passionnante que la photographie de leur corps.

Ces remarques faites, devons-nous blâmer ces jeunes révoltés et rejeter à priori leurs ouvrages ? Certes non. La révolte peut être considérée comme le signe d’une fierté native, d’un tempérament original qui refuse la routine.

Tous ces romans qui nous montrent des enfants anxieux, exaspérés, et qui se tournent injustement contre leurs parents, sont, en somme, la preuve d’un esprit qui se cherche. C’est le témoignage d’une aspiration louable : quelque chose qui ne doive rien aux autres et appartienne en propre à la jeunesse.

Après tout, cette aspiration, si elle est moins rare que les jeunes révoltés ne l’imaginent, peut engendrer de belles œuvres. Qui ne sait que l’esprit de contradiction est un levier très puissant ?

J’ai fait assez de réserves tout à l’heure sur certains romans contemporains, sur leur érotisme inutile, sur la crudité volontaire de leur style pour vous laisser entrevoir mon sentiment personnel. Mais si vous pensez comme moi, soyez rassurés. L’excès engendre toujours une réaction.

Et puis on doit se rappeler que le temps de la révolte est court. Pour la raison bien simple qu’il cesse au moment où une autre génération vient à son tour donner l’assaut.