Discours de réception de Charles Le Goffic

Le 4 juin 1931

Charles LE GOFFIC

Réception de Charles Le Goffic

 

M. Charles LE GOFFIC, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le vicomte de Curel, y est venu prendre séance, le 4 juin 1931 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Inégal à l’insigne faveur que vous m’avez faite en m’appelant parmi vous, j’aurais peut-être fléchi sous son poids si ma province natale, la Bretagne, n’avait revendiqué l’honneur d’en partager avec moi le bénéfice et la charge. Et c’est la preuve de la grande place que vous continuez d’occuper dans la pensée du pays : nulle province qui ne se montre jalouse d’être représentée dans votre compagnie et qui ne tienne aussi pour une diminution d’en être provisoirement écartée. Ainsi, Messieurs, une partie des ambitions de la Bretagne a été remplie, — mais une partie seulement, car, désireuse de voir réparer l’oubli dont avait souffert son premier poète Auguste Brizeux, elle souhaitait qu’une disgrâce semblable n’atteignit pas le plus illustre de ses successeurs, Anatole Le Braz. La mort seule, une mort prématurée, a empêché ce vœu d’être entendu. Mais, à l’heure la plus solennelle de ma vie d’écrivain et dans le temps même où elle reçoit de vous sa consécration, mon pays natal ne me pardonnerait pas, si, près de moi, avant moi, je ne faisais asseoir ici cette grande ombre.

 

« Sous chacune des créatures que j’entendais, il y avait toi » dit à son fils, dans la Comédie du Génie, Mme Dagrenat. C’est l’histoire de François de Curel qui, à partir des Fossiles, n’a cessé de se distribuer entre ses personnages, qui s’est abondamment raconté dans ses romans d’abord, puis dans ses pièces, puis dans les préfaces de ses pièces, moins pour se donner en exemple que pour achever de se mieux connaître. Mais se raconte-t-on tout entier, même quand on est Jean-Jacques et qu’on prend son siècle pour confesseur ? Et ce qui nous intéresse chez un auteur est-il toujours ce qui l’intéresse lui-même ? Et enfin M. de Curel ne nous dit-il pas qu’il comptait « retracer » dans un dernier volume les circonstances « qui avaient accompagné » son « évolution mentale » ? Mais ce « volume », il n’a point eu le temps de l’écrire et nous devons donc essayer de nous substituer à l’auteur, sans nous dissimuler ce que la tentative présentera d’incertain.

Pour l’évoquer aux diverses périodes de sa vie et à défaut de meilleurs instruments, nous avons par grand’chance sa ville natale, les forêts lorraines, quelques dates essentielles et la collection de ses portraits du musée de Metz. Si un accident ne s’était mis en travers, ses papiers intimes et ses manuscrits eussent pris, me dit-on, le chemin d’un établissement voisin, et la bibliothèque municipale eût achevé l’œuvre de restitution si bien commencée par le musée. Sachons nous satisfaire de la bonne fortune partielle qui nous est concédée ; cherchons et tâchons de découvrir, chez l’enfant à peine sorti de lisière, bien en selle, dans sa belle robe de velours bleu, sur son destrier de bois rouge, puis chez le collégien rêveur de Saint-Clément, puis chez l’adolescent au poil dru, aux narines frémissantes, de Coin-sur-Seille, puis dans les deux bustes de l’homme en pleine force et du vieillard aux tempes grisonnantes de Gondreville et de Ketzing (si l’on peut parler de vieillesse avec M. de Curel), les points stables de cette mobile physionomie.

Ce qui éclate à toutes les époques, c’est l’intelligence, la curiosité (« Je suis naturellement porté à chercher le pourquoi des choses », dira-t-il quelque part de lui-même, à peu près comme Gilberte Périer disait de son frère : « Il voulait savoir la raison de toutes choses ») ; c’est une certaine difficulté à se décider qui, une fois surmontée, le rendait d’autant plus acharné dans l’exécution (« Alors rien ne m’arrête », dit-il ailleurs) ; c’est l’humeur malicieuse, voire joviale, quoi qu’à fond de pessimisme, et que la dure expérience du monde tournera de plus en plus à l’aigre, mais qui, dans la vie courante au moins, sinon dans, le silence du cabinet où l’homme n’est pas le même, conservera son pétillement et sa vertu communicative (« Ce sacré Curel » s’écriera Sarcey conquis par elle)... Et quoi encore ? Noterons-nous la légère inflexion de la tête, attitude ordinaire de la méditation, mais qui peut aussi bien être celle du chasseur sous bois, l’attitude du guet pendant l’affût — ou les deux en même temps ? Déjà Pline le jeune, qui apportait ses tablettes à la chasse, observait comme l’affût est propice aux constructions de l’esprit. Jetons sur tout cela un grand air, non de timidité, ni de dédain, mais d’indolence et de sauvagerie. Et surtout retenons ce haut de visage, ce crâne bosselé, ces vagues de rides sur la plage resserrée du front, la caverne de ces petits yeux vrillants, bridés et retroussés vers les tempes. Chez qui donc avons-nous vu ces signes déconcertants ? Tournons-nous : un autre buste est dans la salle, d’un autre Messin, son aîné de quelques années seulement et dont il a peut-être croisé dans les ruelles du Quartier-Latin le foulard rouge, la jambe traînante et le feutre en bataille sur des prunelles obliques de Kalmouk : Paul Verlaine, le sensuel, frénétique et divin chanteur de romances sans paroles, devenu dans la mort son voisin d’immortalité.

Sont-ce là, comme les pommettes saillantes, le geste vif et le parler rêche, des traits communs aux concitoyens, aux frères de la fine et volontaire Colette Baudoche ou plutôt ceux que la vieille capitale lorraine imprime aux « aubains », aux enfants d’une autre race nés par hasard dans ses murs ? Verlaine était le fils d’une Flamande et d’un capitaine du génie originaire des Ardennes ; François de Curel avait son berceau familial dans le Barrois, à Curel même, au voisinage de la baronnie de Joinville, dont Curel, que signale encore une antique croix de carrefour, relevait féodalement. Le vassal suivit son suzerain en Terre-Sainte et l’on sait en quels termes courtois le bon sire de Joinville rapporte la conduite de son écuyer et fidèle servant Gauthier de Curel devant Damiette : « Un soir que nous faisions le guet de nuit près des chats-châteaux([1]), il advint que [les Turcs] nous amenèrent un engin qu’on appelle pierrière et qu’ils mirent le feu grégois dans la fronde de l’engin. Quand monseigneur Gauthier de Curel, le bon chevalier qui était avec moi, vit cela, il nous dit : « Seigneur, nous sommes dans le plus grand péril où nous ayons jamais été... Je suis donc d’avis et vous conseille que, toutes les fois qu’ils nous lanceront le feu, nous nous mettions sur nos coudes et nos genoux et priions Notre Seigneur qu’il nous garde de ce péril. »

Ainsi firent le sire de Joinville et Gauthier et leurs compagnons, tous gens de solide piété, dont ils n’eurent point lieu de se repentir. Et ces choses se passaient au temps du saint roi Loys le neuvième, l’an douze cent cinquante de la venue de Notre Seigneur. Mais, plus près de nous, par greffe ou marcottage, des aïeux directs de François s’enracinèrent fortement au sol messin, et lui-même aimait à se replacer dans leur ligne et, de préférence, dans celle de deux d’entre eux : l’un, Nicolas-François, son arrière-grand-père, esprit scientifique, colonel du génie sous le premier Empire, expert en castramétration (il dirigea les travaux de Sarrelouis et de Metz), fort lié avec Carnot et Fourcroy et tout en même temps distillateur, graveur, polygraphe, auteur d’un éloge de Vauban couronné par l’Académie et d’un traité de cuisine dont le titre, emprunté d’Apicius, l’Art d’irriter la gueule, promettait, paraît-il, plus que ne tient le livre ; le second, son grand-père Léonce, officier aussi pour commencer, capitaine d’état-major sous Charles X pendant la guerre d’Espagne, démissionnaire en 1830 et l’un des fondateurs et collaborateurs de la Gazette de Metz, spécialisé par la suite dans la littérature cynégétique qui lui doit, outre un Manuel du Chasseur au chien d’arrêt, lequel eut les honneurs de plusieurs éditions, trois ou quatre autres livres de vénerie où il est surtout question de la chasse au lièvre, mais d’où ne sont exclues ni la perdrix, ni la caille— coturnix — donnée par l’auteur pour « l’emblème de l’infidélité conjugale » après la femme :

Quid levius pluma ? Pulvis. Quid pulvere ? Ventus.

Quid vento ? Coturnix. Quid coturnice ? Mulier.

Quid muliere ? Nihil...

M. Édouard Schneider, qui a retrouvé ces hexamètres dactyliques du baron Léonce, rafraîchis, je crois, d’une vieille épigramme de la décadence, n’est-il point en droit de dire qu’on y découvre « le lien d’ironie qui les rattache à plus d’un propos de la Figurante, de l’Invitée et aussi de la Danse devant le miroir »

Assurément. Et, si François de Curel s’est étendu si complaisamment sur son arrière-grand-père et sur son grand-père qui étaient tout, sauf des mélancoliques, c’est que lui-même se retrouvait en eux ; et, s’il n’a rien dit d’Albert de Curel son père, officier de cavalerie, né à Metz le 13 mars 1827, décédé à Paris le 22 mars 1908 et qui se contenta d’être un saint homme, assidu aux exercices religieux de sa paroisse qu’il entendait mieux que les affaires, c’est par discrétion sans doute : cet estimable personnage nous est peint d’assez haute stature et, pour la taille, François tenait plutôt de sa mère, Marie-Josèphe-Charlotte-Pauline de Wendel, née à Metz le 21 avril 1832, décédée à Paris le 3 avril 1915, petite, presque menue, mais extrêmement fine de traits, avec les lèvres les plus spirituelles du monde. Il ne se peut qu’ainsi faite elle n’ait donné les mains aux fantaisies littéraires de son fils qui plaisaient moins au sévère vicomte Albert : « Je suis un déclassé », dit dans les Fossiles Robert de Chantemelle qui, par tant de traits, rappelle François — un « déclassé » supérieur sans doute, mais cette correction, que nous nous hâtons d’introduire, les familles de la noblesse et de la haute bourgeoisie française du dernière siècle, peu soucieuses de voir leurs enfants s’engager dans des voies de traverse, étaient moins empressées à la faire.

C’est sans amertume pourtant que M. de Curel nous a parlé du collège ecclésiastique de son enfance qui resta le collège de son adolescence et que le souvenir de Foch emplit encore tout entier, au point de faire croire qu’il n’y a point de place pour un autre : aussi souvent que nous essayions d’incliner le supérieur de l’établissement vers l’élève, assurément moins glorieux — encore que toutes choses aient leurs degrés, — qui y avait conduit ses études jusqu’au seuil de l’École centrale, quelque diversion opportune et comme une force secrète nous ramenaient vers le maréchal. Des anciens maîtres de M. de Curel aucun ne survivait, et la mémoire ne s’était pas transmise aux maîtres présents de ses dons précoces d’agenceur d’intrigues romanesques, des merveilleuses histoires qu’à la manière des conteurs arabes il improvisait, les jours de promenade, pour ses camarades de pension et qui, commencées à la sortie de l’établissement, ne se terminaient, dit-on, qu’au moment d’en repasser le seuil ! Ainsi je n’ai su de l’écolier que ce que lui-même nous a dit, que les sciences ne lui répugnaient pas autrement, mais qu’il n’en avait point la vocation irrésistible, tandis que Virgile — le Virgile du IVe chant de l’Énéide ,sans doute — et les tragiques français du grand siècle étaient ses « dieux », qu’il ne concevait rien de plus beau dans leur société que la gloire littéraire, et qu’un père moins confiant que le sien se fût alarmé du prix de discours français qui vint, en rhétorique, donner à cette inclination dangereuse une manière d’encouragement urgemment officiel. Des discours — et les plus éloquents peut-être de ce siècle et de la fin du précédent, — on en entendra tant dans l’œuvre dramatique de François de Curel ! Mais quoi ! N’a-t-il pas dit que l’ « orateur et le dramaturge s’adressent l’un et l’autre aux foules » et laissé même entendre qu’il n’y a pas de dramaturge sans orateur ?

Il reste que l’ancien élève des Jésuites de Metz, du fameux collège Saint-Clément, conserva de ses maîtres — ce sont ses propres expressions — un « excellent et respectueux souvenir », mais qu’il n’est pas certain qu’il en ait gardé un aussi réjouissant de la maison paternelle. Sévère demeure assurément, comme la plupart de ces hôtels nobles du pays messin, qui étaient mieux que des pied-à-terre et tenaient encore de la forteresse et du réduit, solidement assise à l’angle d’une rue assez étroite de la vieille ville, mais dont les six grandes fenêtres à volets blancs et la belle porte à moulures, timbrée du blason des Curel, corrigent un peu l’aspect rébarbatif : ce ne peut être que par comparaison avec la bocagère résidence de Coin-sur-Seille, où le ramenaient annuellement les vacances, qu’à son propos il aura employé le mot de « prison ». Ses parents, il est vrai, que la fortune n’avait point encore comblés, y menaient une vie assez resserrée : Mme de Curel faisait elle-même le marché, rangeait l’argenterie et, peut-être, bourgeoisement, raccommodait les culottes de son-fils. Elles en avaient grand besoin parfois, au point que l’enfant, certain premier jour de l’an, eut l’humiliation de recevoir pour étrennes, d’une famille amie et qui croyait bien faire, un « complet » tout flambant neuf. Il en conçut une amertume mortelle ; il revenait souvent avec ses intimes, dans son âge mûr, sur cette aventure cruelle de son enfance, et c’était, disait-il, avec son petit rire sarcastique, moins encore pour leur ôter l’envie de donner aux enfants des étrennes utiles que pour les mettre en garde contre tes écarts de leur sensibilité. On sait assez que les impressions de l’enfance sont les plus vives, et celle-ci, qui ne s’effacera plus, nous explique bien des choses du caractère de M. de Curel, outre la négligence volontaire de sa tenue et ses parapluies de curé de campagne. Déjà, comme son Jean de Miremont, il ne se sentait libre, les poumons à l’aise, que dans les larges espaces ou sous la nuit verte des futaies. Est-ce lui ou le seul Jean qui, à six ans, se faisait un point d’honneur de traverser à la brune « des bois aux ombres impénétrables », domptant sa peur, s’obligeant à ne pas tressaillir, lorsque, brusquement, sous le fourré, les branches craquaient au départ d’un fauve ? lui, qui, un peu plus grand, lorsqu’un sanglier était au ferme devant ses chiens, se plantait devant l’énorme bête prête à charger et attendait qu’elle se découvrît pour lui loger sa balle au défaut de l’épaule ? Ainsi, dans la Geste d’Orange, l’enfant Vivien faisait vœu de ne reculer, sa vie durant, de la longueur d’une lance, devant Turc, Sarrazin ou Persan. Et c’est lui, en tout cas, qu’on entendit un jour, dans ce même Coin-sur-Seille, en récompense de je ne sais quel haut fait d’écolier, demander à ses parents la faveur d’aller paître les oies dans la prairie prochaine.

Les prés, les bois, surtout les bois, c’était son vrai « chez lui », à ce petit citadin de rencontre, la vraie patrie de son âme primitive, violente et féodale, égarée dans notre civilisation démocratique. D’ailleurs les études de l’enfant n’obligeaient point encore ses parents d’habiter Metz en permanence et le curé de Coin-sur-Seille ou son vicaire, qui faisait office d’aumônier près de sa grand’mère Wendel, « sa petite grand’mère », comme il l’appelait affectueusement, voulait bien de surcroît assumer près de lui la charge de précepteur. Et, de bonne heure, avec ses parents, il voyagea. La santé de sa mère l’astreignait à des cures fréquentes dans le Midi. C’est ainsi qu’il vit Pau, où l’on court le renard, les Pyrénées, où l’isard matinal danse à la pointe des roches, les sierras espagnoles où grogne l’ursus arctos dit ours des bateleurs. L’adolescent, l’homme fait s’en souviendront, et le romancier, qui y fera passer l’action de son premier livre, comme le chasseur. A Pau, un jour, n’ayant que quatre ans, il s’égara : « Je suis perdu ! » lamentait-il. La maison de ses parents était de l’autre côté de la rue, mais il ne la voyait pas. Il restera jusqu’au bout cet enfant effaré et perdu devant le mystère de la destinée qui allait chercher au loin ce qu’il avait derrière lui. Cependant il nous confiera que la forêt, de très bonne heure, dès le collège, avait fait de lui un darwiniste, un évolutionniste qui s’ignorait, et que c’est bien plus tard seulement que l’insuffisance de cette explication de l’univers lui apparut, sans qu’il vît bien par quoi la remplacer.

Cette curiosité naturelle qu’il apportait en tout aurait pu le conduire dans des voies très différentes de celles où il finit par s’engager si, à sa sortie de l’École Centrale — sortie discrète, 115e sur 126 — et quand il voulut commencer son apprentissage d’industriel (1877), le gouvernement prussien d’Alsace-Lorraine n’avait mis obstacle à son entrée dans les établissements métallurgiques d’Hayange, propriété des Wendel depuis 1700. — C’était précisément l’époque où, par suite de la découverte d’un procédé nouveau pour la déphosphoration des minerais, ces établissements allaient prendre l’« accroissement formidable » auquel il est fait allusion dans une de ses préfaces et dont son extrême délicatesse s’accommodait mal d’être le passif bénéficiaire : mais la condition posée par le gouvernement d’Alsace-Lorraine pour lever son interdit était d’une nature si odieuse qu’elle ne supportait même pas l’examen et, plutôt que de se faire naturaliser Allemand, le jeune homme préféra renoncer à la carrière industrielle. L’ostracisme prussien nous a fait perdre peut-être un métallurgiste distingué, bien que léger de diplômes, mais nous a valu un grand écrivain, un maître de la prose française : nous n’avons pas trop perdu au change.

« Et maintenant, mon âme, dit Pindare, tends ton arc et vise au but. » Encore faut-il savoir à quel but viser, autrement dit, s’il s’agit d’un écrivain, vers quel public se tourner. À l’origine des grandes fortunes littéraires il est rare qu’on ne trouve pas quelque tentative poétique, quelque timide amorce de conversation avec la muse, et cet écrivain-ci débute vers 1885, à trente et un ans, par un roman : l’Été des fruits secs. Mais qu’a-t-il fait jusque là ? De 1877, époque où l’ingénieur abdique, à 1885, où naît l’écrivain, s’étend un long intervalle de huit années. Rempli par quoi, s’il n’a pas brûlé ses premiers vers ? Par la lecture, le rêve, la flânerie féconde. « La connaissance du cœur humain, c’est l’érudition des flâneurs », écrira-t-il un jour. Et l’on sait au reste que sa nature, à la fois indolente et péremptoire, se délivrait d’une œuvre en quelques semaines (la plupart de ses pièces seront écrites en moins d’un mois), mais la portait souvent pendant plusieurs années. Non, juste ciel ! par crainte d’affronter l’opinion. Il a parlé ici même, traitant de Paul Hervieu (mais c’est à son propre cas qu’il songeait), de ces écrivains à formation lente, à vocation tardive, chez lesquels les hésitations du départ sont loin d’être un signe de timidité.

 « Savoir dans le domaine de l’action, c’est oser, disait-il. Lorsqu’on a conscience de ne jamais écrire une ligne qui ne soit la traduction d’une épreuve personnelle, on se sent fort. Ceux qui, avant d’être auteurs, ont été viveurs, dans un sens très noble qu’on devrait plus souvent accorder à ce mot, échappent presque complètement à l’apprentissage dans la médiocrité et, bien qu’ouvriers de la dernière heure, obtiennent le même salaire que les ouvriers tôt levés. »

Cette fierté du ton en parlant de soi, en s’opposant à un prédécesseur dont la vocation s’était déclarée dès le collège, n’est point habituelle chez vos récipiendaires, Messieurs : elle n’est permise qu’au génie conscient de sa valeur. Et aussi souvent en effet qu’il se comparaît à ses contemporains, fût-ce un Ibsen ou un Björnson, — M. de Curel ne doutait point de lui-même. Son inquiétude ne commençait qu’avec ceux qu’il nommait ses grands maîtres français, Corneille, Racine, Marivaux, Diderot, Beaumarchais, Alfred de Musset, auxquels on est seulement étonné qu’il n’ait point ajouté Dumas, fils.

Mais le choix même de ces noms nous montre assez qu’il n’attachait d’importance qu’à son œuvre dramatique sais à en eût évidemment cité d’autres. Ceux-ci, de toute façon, n’eussent point été des noms de poètes : M. de Curel, à l’heure où nous sommes parvenu, n’a point encore tourné les yeux vers le théâtre, mais il est déjà bien résolu de n’écrire qu’en prose. Qu’on l’agacera plus tard quand on parlera de « tragédies modernes » à propos de certaines pièces d’auteurs contemporains ! Ce qualificatif ambitieux aurait eu, d’après lui, les plus sinistres effets sur ces auteurs qu’il conduisit à enfler leur style et à monter sur des échasses pour parler au public. « Lorsqu’on se résigne à écrire en prose, dira-t-il, il faut rechercher avant tout le naturel et la simplicité — Pascal trouvait le moyen d’être à la fois sublime et familier. » Il le trouvera plus d’une fois lui-même, ce « moyen ». Mais non dans le roman. Et il s’en faut qu’il ait tout dépouillé en 1885, qui vit naître son premier livre, du « Jeune-France » de ses débuts et quand il n’en aurait gardé qu’un excès de complaisance pour les noms exotiques ou médiévaux : l’héroïne s’appelle Mina Maëlstrom, et le héros, qui ressemble à François de Curel comme un frère, Landry de Malemort. Et leurs amours traversées se dénouent romantiquement aussi par le suicide de Mina qui met elle-même le feu au chalet qu’elle s’est bâti sur une roche inaccessible. Elle avait fait pressentir cette fin à Landry : « Les Indiens ensevelissent leurs morts dans des lianes qui le balancent entre ciel et terre, au milieu des oiseaux et des fleurs, lui avait-elle dit aux premiers jours de leur étrange liaison. Ne vous semble-t-il pas que mon chalet, planté à la cime d’une roche, baigné d’air et de lumière et drapé de plantes grimpantes, ressemble beaucoup à une sépulture d’Indiens ? » Saluons cette belle image. C’est la première d’une série qui ne s’arrêtera qu’avec la dernière pièce de M. de Curel et où il excellera à ramasser sous une forme qui parle aux yeux l’idée maîtresse de chacune de ses œuvres. Et cette image, déjà, est empruntée à la vie forestière.

À l’Été des fruits secs succéderont quelques autres romans ou nouvelles, l’Orphelinat de Gaëtan, le Solitaire de la Lune, surtout cet extraordinaire Sauvetage d’un grand-duc qui réclamait impérieusement la collaboration d’Offenbach ou d’Hervé et contenait mieux qu’en puissance tous les éléments d’un admirable livret d’opéra-bouffe. Et, dès lors que lui-même a pris le sage parti de retrancher de son œuvre ces essais inconsistants, peut-être ne sied-il pas de s’y attacher davantage, sinon pour en noter deux ou trois traits qui leur survivront et seront communs à l’auteur dramatique et au romancier. C’est le goût de la maxime d’abord : on pourrait faire tout un recueil, et qui prendrait place à la suite des recueils de La Rochefoucauld et de Champfort, des pensées ironiques ou désenchantées qu’il a négligemment semées dans ses livres et ses pièces ; c’est le goût, plus scabreux, des postulats aventurés ; et c’est ensuite, le postulat posé et admis (si on l’admet), une sorte de rigueur géométrique dans le développement des situations et des caractères ; c’est enfin une langue directe, franche, sans bavure, mais sans prolongement, la langue d’un homme qui ne dit que ce qu’il a à dire, mais qui le dit bien, une langue de théâtre au demeurant, — du temps où le théâtre était l’école des raisonneurs. Visiblement M. de Curel avait fait fausse route en prenant la voie du roman : les hésitations mêmes qu’il y témoignait, ballotté de Stendhal à Paul de Kock et de Voltaire à Octave Feuillet, l’en auraient dû avertir, n’eût été cet entêtement louable du Lorrain qui, quoi qu’il entreprenne, n’en veut point avoir le démenti.

Il ne semble pas que personne — de qualifié, s’entend, — ait prêté la plus faible attention à ces tentatives désordonnées et que leur anarchie même condamnait ; elle fussent passées entièrement inaperçues, si M. de Curel ne s’était avisé de faire porter et recommander un de ses livres, le dernier de la série justement, l’extravagant Sauvetage d’un grand-duc, non à la Vie Parisienne, mais au guichet d’un organe ultramontain de fondation récente appelé l’Observateur français. En vérité on peut douter s’il n’y cherchait pas une absolution plus qu’une approbation. L’organe sans doute n’avait pas grand crédit et le guichet était occupé par un clerc à peine majeur. Mais telle est la puissance de la lettre imprimée que, jusque dans les caves des gazettes les plus confidentielles, elle poursuit une espèce de cheminement automatique qui finit par l’amener à la lumière. Et, puisque ni M. de Curel, ni l’éminent M. Boutroux, qui le recevait ici, n’ont point voulu que nous en ignorions, il ne m’appartient pas d’effacer de l’histoire littéraire qu’à l’origine de la fortune théâtrale d’un des premiers, sinon du premier des dramaturges contemporains se trouve ce même critique adolescent d’un journal obscur qui, par une rare fortune, avait déjà ému le vieux Taine et tenait attentif Maurice Barrès.

« Un malheureux vaudevilliste perdu dans la loge du romancier, voilà M. de Curel, écrivait M. Charles Maurras, le 25 avril 1889. Car il y a une habileté surprenante...., une prestesse, un comique, un dialogue tout destinés au théâtre dans ce roman qui, à la lecture, n’obtient pas son maximum d’effet. Au théâtre ! Au théâtre, monsieur de Curel ! »

« — Et pourquoi pas ? » répondit l’intéressé.

Je sais bien que plus tard, dans la préface de son Théâtre complet, on lira que, vivant à l’écart des chapelles littéraires, ignorant « le mépris dans lequel les raffinés tenaient l’algèbre vaudevillesque », il ne distingua pas tout de suite « ce que le conseil impliquait de commisération dédaigneuse ». En effet. Mais devant une affabulation comme celle du Sauvetage d’un grand-duc et tout en rendant hommage à l’irrésistible cocasserie de certains aphorismes ; quel critique un peu averti ne se fût senti retenu de renvoyer l’auteur à Jean Racine ou même à Marivaux, comme à la vraie famille de son esprit ?

 Il ne faut donc pas tout à fait en croire M. de Curel ou plutôt il faut savoir l’interpréter quand il parle de l’« orientation » nouvelle que reçut vers ce temps « sa girouette cérébrale » et qui le poussa à écrire coup sur coup Sauvé des Eaux, premier titre de l’Amour brode (et si voisin de l’Été des fruits secs !), la Figurante, qui n’en est pas non plus très éloignée, et ce sombre chef-d’œuvre, l’Envers d’une Sainte (primitivement l’Ortie.)

Le Curel de céans n’est point encore celui dont on dira — un peu légèrement — qu’étudier chacune de ses pièces, ce serait reprendre un par un, tous les grands problèmes de l’heure présente ; bien que l’aube trouble du symbolisme ait commencé de se lever, ce n’est pas au plus le Lohengrin ou le Perceval qu’attend la fièvre des nouvelles générations et qu’incarnera si princièrement au théâtre M. Maurice Maeterlinck : Julie Renaudin, l’héroïne de l’Envers d’une Sainte, plus qu’à une Mélisande fait songer à la cousine Bette.

Heure mémorable, Messieurs, dans l’histoire du théâtre contemporain que celle où ce personnage de clair-obscur, cette larve humaine, cette première émanation sensible des ténèbres grouillantes de notre subconscient, émergea de son couvent aux feux de la rampe et se produisit devant un auditoire parisien. Sur la même affiche, au programme de la même soirée, se lisaient les noms de deux auteurs que l’heureux éclectisme de votre compagnie devait appeler l’un et l’autre à elle quelques années plus tard, mais qui n’avaient alors de commun que leur obscurité : de ces sortes d’affiches l’espèce doit être rare qui nous proposent, au soir incertain d’une « première », les titres de deux chefs-d’œuvre comme Blanchette, de M. Eugène Brieux, et l’Envers d’une Sainte, de M. de Curel. Une telle conjonction, qui tient du prodige, et la rénovation de la scène qui allait s’ensuivre, ne pouvaient être le fait que d’un directeur exceptionnel, passionné, volontaire, ennemi de tous les poncifs, mais accueillant à toutes les catégories du Beau, fût-ce sous les espèces de l’alexandrin. Peut-être encore le fallait-il pauvre, sans attaches officielles et formé par sa seule expérience. Et l’homme se trouva qui s’appelait André Antoine et qui remplissait toutes ces conditions. Cependant, quand, au cours d’une laborieuse veillée de la fin de juillet 1891, dans sa petite chambre du fortin de Camaret où il s’était retranché contre ses créanciers, l’héroïque directeur du Théâtre-Libre, à bout de ressources, sinon de manuscrits (près de cinq cents attendaient dans ses réserves), « tomba, suivant son expression, sur trois actes d’un M. Charles Watterneau », intitulés l’Envers d’une Sainte et qui, à l’habituelle « tranche de vie » des naturalistes, au persiflage et au sentimentalisme frelaté de la comédie boulevardière, substituaient l’implacable anatomie morale d’une âme d’exception, à la fois criminelle et martyre, bourreau de soi-même autant et plus que des autres, son émoi fut si grand qu’il en prit la fièvre et ne put fermer l’œil du reste de la nuit. Songeons que ni Hervieu, ni Donnay, ni Lavedan, n’avaient encore écrit leurs grandes œuvres, que Porto-Riche venait seulement d’être révélé. Le 2 août, M. Antoine « tombait » sur un autre manuscrit, fort différent du premier, mais qui lui causait une émotion presque aussi forte : l’Amour brode (ou plutôt Sauvé des Eaux), « d’un M. de Weindel » provisoirement fixé à Vienne (Autriche) ; le 4 août, l’émotion se renouvela pour la troisième fois à la lecture d’une pièce intitulée la Figurante et signée, celle-là, François de Curel, 83, rue de Grenelle, Paris.

On sait que les trois pièces étaient du même auteur, rebuté de tous les théâtres subventionnés et qui, recourant en désespoir de cause au directeur du Théâtre-Libre, avait emprunté ces masques pour ne pas trop l’effaroucher. Que n’avait-il pu changer son style comme son nom ! Ce style est si reconnaissable, dru, ferme, compact, avec cet « air de santé » qui est proprement sa marque ! Comment s’y tromper ? Mais, si faibles fussent ses chances de succès, tant à cette époque la légende de l’Antoine « âme damnée du naturalisme » était fortement établie, M. de Curel voulait toutes les épuiser. Et il arriva cette chose merveilleuse que les brumes du pays celte pesaient ces soirs-là sur les yeux d’Antoine, que son attention ne fut pas éveillée par la similitude de style des trois pièces, que toutes les trois furent « reçues », pour leur mérite d’abord, cela va de soi, et aussi parce que le directeur du Théâtre-Libre était lui-même un esprit libre et moins préoccupé, comme il le disait, d’assurer le succès d’une formule que de « déterminer des courants nouveaux ».

Les courants nouveaux ressemblent quelquefois à d’anciens courants oubliés, et c’était peut-être le cas pour les premières pièces de M. de Curel, — ces « marivaudages tragiques et désespérés ([2]) », — qui ne surprirent si fort que parce qu’on avait perdu chez nous l’habitude et le goût du théâtre d’analyse : l’Envers d’une Sainte, l’Amour brode, la Figurante nous y ramenaient par un détour, comme Amoureuse, et à la plus pure tradition classique. Peut-on dire que les Fossiles, qui suivirent, et qui furent écrits pendant qu’on répétait l’Envers d’une Sainte, commencèrent à nous en éloigner ? Il est vrai pourtant qu’avec cette pièce, qui a par endroits (on peut le dire cette fois en toute sécurité) l’accent de la tragédie antique et où le personnage de Claire évoque irrésistiblement à l’esprit celui d’Electre, un autre Curel s’ébauche : la tendance que nous avions observée chez le romancier à s’introduire dans l’action, à y projeter des parties de lui-même, sinon son personnage tout entier, l’homme de théâtre y cède pour la première fois ici, et, comme Landry de Malemort dans l’Été des fruits secs, Robert de Chantemelle dans les Fossiles, et moins la résistance physique, est un décalque de François de Curel.

Et c’est peut-être aussi avec les Fossiles que nous entrons dans ce théâtre d’idées (puisque c’est le nom assez fâcheux qu’on lui a donné), où M. de Curel allait affirmer une seconde maîtrise et qui l’a établi quelque temps sous les espèces d’un Ibsen français, encore que son œuvre abrupte, mais sans tonnerre ni nuées, n’ait figure aucune d’un Sinaï. Il ne nous apporte pas les tables d’une loi nouvelle ; il ne procède même pas comme Ibsen par grandes masses symboliques, mais par images, par allégories, démarche plus française ; enfin il nourrit si peu l’ambition de convertir ou de terroriser que c’est un questionnaire qu’il pose à ses auditeurs et à lui-même :

Quel rôle est réservé à la noblesse dans notre démocratie égalitaire, et cette moribonde, dont Vigny, il y a cent ans, se flattait d’avoir prononcé l’oraison funèbre, peut-elle espérer de survivre ou n’a-t elle plus qu’à mourir « en beauté », comme avait dit Mérimée avant Ibsen ?

La science, « la nouvelle Idole », va-t-elle détrôner Dieu et, désormais, le monde sera-t-il sans mystère ou si les ténèbres spirituelles doivent nous presser de plus en plus ?

Un accord est-il possible entre le chef d’industrie conscient et l’amorphe masse ouvrière, ou s’il s’agit entre ces deux forces antagonistes et qui pourtant se « conditionnent » d’une hostilité irréductible ?

L’humanité, passée de l’état sauvage à l’état théologique et de l’état théologique à l’état scientifique, s’y peut-elle maintenir et développer ou est-elle condamnée à une régression vers l’animalité ?

Qu’est-ce que le patriotisme et ne serait-ce pas, sous un prête-nom, la passion de la gloire qui n’est en dernière analyse qu’une des formes de notre appétit égoïste de survie ?

Et qu’est-ce que l’amour lui-même, une crise de sensualité, une variété du rut, comme chez les animaux, ou un sentiment affiné, raffiné, effroyablement égoïste d’ailleurs, une feinte et une comédie, « la danse devant le miroir » ? Mais le génie à son tour n’est-il pas une danse devant la postérité, une comédie ? Et tout n’est-il pas comédie au demeurant, l’Au-delà compris, ses tréteaux, son répertoire et ses figurants ?

On n’a pas épuisé, en la ramenant à ces thèmes élémentaires, toute l’idéologie curélienne, l’une des plus riches de sens qui soient, l’une des plus personnelles aussi, et l’on n’a voulu montrer ici que quelques-uns de ses aspects. Elle en a de moins accusés, de plus fuyants, qu’on n’est pas sûr toujours de bien saisir. Car voici, l’étrange aventure de cette pensée qu’on hésite pourtant à traiter de pyrrhonienne : si hardie, si virile au départ, elle reste en chemin, elle ne conclut pas. Sa probité, sa soumission au fait la frappe d’une débilité soudaine. « Je suis, pourra écrire M. de Curel, un observateur clairvoyant et impartial. » Personne ne le démentira. Il ne manque à ce parfait observateur que des ailes et, dès lors qu’on répugne à la grande évasion vers en haut, seule brèche qui s’offre dans le mystère l’indétermination est encore l’attitude la plus honnête d’un esprit.

Peut-être, moins qu’à un autre — il sied de l’ajouter — cette attitude coûtait-elle à M. de Curel qui réunissait en lui tous les contraires, qui eût dit volontiers, comme l’auteur des Maximes, que la pitié « n’est bonne à rien au dedans d’une âme bien faite » et que cela n’empêchait point, comme cet auteur, d’aimer ceux qui en étaient dignes et de les aimer, comme lui, jusqu’à « sacrifier ses intérêts aux leurs », jusqu’à les contraindre, ainsi qu’il fit pour un éditeur de ses amis maltraité par la fortune, de choisir entre son assistance et son amitié. Il s’est défini quelque part « une âme hybride dans laquelle la curiosité méditative d’un Montaigne s’accouplerait à l’emportement fantaisiste d’un Musset ». Cet « accouplement », pour parler le langage d’éleveur dont il aimait parfois à nous humilier, n’eût peut-être point abouti au Curel que nous voyons à l’œuvre dans ses pièces et qui, avec son sensualisme, son orgueil de caste, le mépris assez grand et raisonné (et assez chrétien en somme) des autres et de soi-même, le seul culte de l’honneur et l’ambition unique de là gloire, donne plutôt l’impression d’un Saint-Évre­mond ou d’un La Rochefoucauld de la scène, nourri de Darwin, de Haeckel, de Le Dantec et vers la fin de Freud, comme eux-mêmes l’avaient été en leur temps de Gassendi et de Bernier. C’est beaucoup de personnages en un seul sans doute ; mais, Faguet ayant dit un jour qu’il y avait, deux hommes en lui : « Que deux ? » répliqua-t-il ironiquement, et c’est qu’il connaissait sa complexité.

Le danger d’un pareil théâtre, si étroitement dépendant de l’idée, qu’il se fait de la nature et de la société, est dans la fragilité même de ces notions. Πάντα ρεί, « tout coule », et le vieux mot d’Héraclite, dans l’état d’effarante instabilité où nous vivons, s’impose plus que jamais à l’esprit. Ce ne sont pas les solutions seules des problèmes qui, de nos jours, sont terriblement provisoires — on l’a vu pour le transformisme dépassé par le mutationisme, que contredira demain une observation plus attentive des lois de l’espèce, — l’on voit s’effacer jusqu’aux éléments des problèmes : le caftan de Jean-Jacques donne de plus en plus le ton à l’Europe, et les nations, sinon les nationalismes, déposent leurs couleurs agressives ; en même temps que de monstrueuses entités économiques se créent sous forme de consortiums, de cartels, de trusts, la responsabilité patronale se dilue, se fond dans leur anonymat ; l’incertitude de la notion d’espace depuis Henri Poincaré n’a d’égale que celle de la notion de durée depuis Einstein. Et déjà Berthelot entrevoyait un stade de civilisation où manger, aimer, — penser aussi sans doute, quand nous aurons l’école unique — se traiteraient chimiquement et perdraient toute leur importance ; réduits à des fonctions mécaniques sous la surveillance de l’État, ils assureraient les fins de l’espèce sans la troubler. Il n’est pas jusqu’au théâtre qui ne soit prêt à démissionner entre les mains du cinéma sonore et parlant. À quoi bon dès lors tant s’agiter ?...

Il semble bien que ces maussades perspectives n’aient pas complètement échappé à l’œil aigu de M. de Curel, et il semble aussi qu’il ait voulu s’assurer contre leur éventualité en se repliant sur une position qu’il jugeait inexpugnable : les idées, à l’en croire, l’auraient moins intéressé que les réactions qu’elles provoquent. Il va jusqu’à faire dire à son Dagrenat : « J’aime les idées pour leur puissance incendiaire. Elles sont les meilleures allumeuses de passions. » Quel dilettantisme, presque néronien, et chez le moins artificiel des hommes ! Et Dagrenat nous dira un peu plus tard qu’on se trompe étrangement si l’on s’imagine qu’il a cure de nous « révéler l’énigme de l’univers », car là n’est point l’affaire de l’auteur dramatique. Or, auteur dramatique, puisque c’est le métier qu’il fait, Dagrenat (ou M. de Curel) entend l’être d’abord. Le philosophe ne viendra qu’ensuite, s’il doit venir.

Il viendra, n’en prenons souci, et il aura sa revanche, et l’énigme de l’univers, cette cloche sans battant de l’Infini, recommencera d’obséder l’auteur qui se pendra plus que jamais à sa corde, désespérément. D’autres avaient fait le même serment qui finissaient par reconnaître avec Proud’hon : « Tout est théologique ». Autrement dit, tous les problèmes sociaux, politiques, démographiques et le plus humble comme le plus grand se ramènent à savoir si Dieu existe. Le théâtre de M. de Curel en est la preuve, pour enclin que soit son auteur à la solution matérialiste, chez qui l’obsession métaphysique est de tous les instants, et, si elle ne va pas jusqu’à le soulever de terre, l’oblige cependant à compter avec elle, à lui faire sa part — et quelle part ! Vous pouvez la mesurer d’un coup d’œil, Messieurs, puisqu’il n’y a pas une pièce de son répertoire, si étrangère soit-elle en apparence au problème de la vie future, où l’auteur ne l’introduise comme malgré lui, où il ne laisse percer par la bouche d’un de ses héros son angoisse personnelle devant ce tragique jeu de pile ou face. Le cri de Donnat : « Trouvez-vous que sans Dieu l’énigme du monde soit simplifiée ? » est son propre cri. Mais, comme toujours, ce cri prend chez lui la forme d’une interrogation. Et l’interrogation reste sans réponse cette fois comme les autres. Mauvaise posture prés du public qui supporte d’être violenté, mais non on consulté ou laissé dans l’indécision, — surtout quand, comme M. de Curel, on le convie à des débats dont le sujet lui est peu familier ou ne le touche qu’indirectement. « Jamais une idée de moi, n’a parlé au cœur du peuple », gémit Dagrenat. Pourquoi ? Faute de tendresse, d’ouverture d’âme ? Bien plutôt parce que Dagrenat est l’homme des thèses enchevêtrées et contradictoires, des idées orchidiennes, comme dira Jules Lemaître, et que ces plantes rares de son cerveau ne sont pas nourriture pour le vulgaire. Mais n’avons-nous pas l’aveu propre de M. de Curel : « Mes écrits ne reflètent pas suffisamment les préoccupations du commun des mortels ? » Il n’atténue même pas sa mélancolique constatation d’un « peut-être ». Il l’aurait pu cependant pour la Nouvelle idole qui par hasard, s’accordait à la préoccupation générale du moment et dont le succès, d’ailleurs, fut très vif.

Que retenir donc de la confession de Dagrenat, si déchirante et dont chaque mot rend le son plein du vrai ? Ceci simplement : que M. de Curel n’était point l’homme qui s’éveille un matin décidé à porter au théâtre telle ou telle thèse de l’ordre politique ou social. L’idée dramatique, chez lui, était fille de l’image ; elle était chair avant d’être idée. Bonne condition pour donner l’illusion de la vie. Mais l’image, le fait visuel, n’éclôt pas sur commande et à volonté : c’est le hasard qui en provoque la manifestation, et le hasard est irrégulier, capricieux. On s’explique que le commun des auteurs ne puisse s’accommoder d’un maître si peu sûr qui convenait fort bien à l’indolence de M. de Curel : sa fortune lui permettait d’attendre. L’attente quelquefois se prolongeait jusqu’à paraître s’éterniser : entre 1905 et 1913, pendant huit ans, il se tait. Par découragement, fatigue, tarissement du génie ? Parce que le fait générateur, l’image déterminante ne se sont pas présentés. Mais ils peuvent surgir inopinément, au cours d’une promenade, d’une expédition de chasse, et alors, confiera-t-il à un Jeune et perspicace étudiant américain, M. A. G. Fitte, qui fut son hôte à Ketzing, ses gens le verront « revenir à toutes jambes » et s’enfermer « pendant des heures entières » dans son cabinet de travail. Encore n’est-ce que longtemps après, quand l’image s’était organisée dans son cerveau, qu’il se décidait à y intégrer l’idée, à l’en « enrober », comme il disait joliment, idée si peu préconçue cependant qu’elle suivait quelquefois l’évolution des personnages, comme dans la Nouvelle Idole qui ne devint le grand débat entre la science et la religion qu’après que, d’un méchant brelandier de garnison, le personnage principal fût devenu une manière de saint laïque, un héros du corps médical. Sa correspondance est pleine des étonnements que lui cause cette extrême mobilité des personnages ébauchés dans son cerveau et qui semblent mener une vie indépendante de sa volonté : « Mes personnages bavardent et agissent, écrit-il le 31 juillet 1925, mais, comme vous et moi, ignorent où Dieu les mène. » Un autre jour : « J’ai repris contact avec mes personnages qui me conduisent tout doucement et sans que je m’en sois aperçu là où j’avais envie d’aller avant de commencer ma pièce, là où je ne pensais plus du tout que j’irais, ayant confié à mes bonshommes le soin de me diriger dans la direction qui leur plaisait. » Ils n’étaient pas toujours si accommodants, ses « bonshommes » ; ils obligeaient parfois leur père intellectuel à d’étranges compromissions. Il peine, il sue, en proie à ces puissances obscures, gonflé de leur aura, pendant tout le temps qu’il compose, comme « la Sibylle s’agitant et écumant sur son trépied avant de rendre ses oracles». C’est lui-même qui, dans une autre lettre, où il supplie qu’on veuille bien ne pas le troubler tandis qu’il « râle » à l’ouvrage, fait cette surprenante comparaison et qui ajoute : « Mes pièces sont mes oracles. »

Elles en avaient bien parfois l’ambiguïté. « Quand vous comprendrez... » dit Gabrielle dans la première leçon de l’Amour brode. — « Il y a trop à comprendre », lui répond Charles, qui parle ici comme le chœur, organe du spectateur dans la tragédie antique. Sans doute toute œuvre vraiment profonde et appelée à se survivre est susceptible au cours du temps de recevoir les interprétations les plus diverses et l’on sait assez que nous avons d’autres façons d’entendre Don Quichotte, Hamlet, Tartuffe que les contemporains de Cervantès, de Shakespeare et de Molière ; du moins les contemporains n’avaient-ils pas de ces personnages une autre conception que leurs auteurs, tandis que les contemporains de M. de Curel, faute d’initiation, ont vu pour la plupart dans la Nouvelle Idole l’attaque contre la science qui n’y était point et, dans le Repas du Lion, l’apologie de la force patronale à laquelle il n’avait pas songé. Un personnage même comme Julie Renaudin, qui pour l’auteur est une sainte, le public n’y découvre qu’hypocrisie, sadisme, perversité. Ou c’est pire encore et le public se partage, une moitié qui proteste contre l’affreux positivisme de Justin Riolle, l’autre moitié qui s’incline respectueusement devant cette âme pascalienne.

Est-ce là un simple malentendu, comme le croyait l’auteur qui dépensera le dernier tiers de sa vie à corriger ses pièces, à les simplifier, à les redresser, à les éclairer pour en préciser le vrai sens ? Ou s’il n’obéissait pas à une loi secrète de la création spirituelle et qu’il eût fallu respecter en projetant sur la scène ces filles anarchiques de son cerveau ? Il y a dans les œuvres du génie une part d’arbitraire qui dépasse leurs auteurs et qui est comme la part de collaboration du mystère : les auteurs ne gagnent pas toujours à essayer de la réduire. C’est du moins l’impression que les refontes laborieuses tentées par M. de Curel donnèrent à ses plus fervents admirateurs comme M. André Antoine, mais ces refontes témoignent d’une probité si rare, d’un désir si véhément de serrer au plus près la vérité !

Plus elle se dérobait, plus il multipliait les cercles, les approches. Elle fut, au fond, la grande passion de sa vie, et cet amour qu’il lui portait le sauva de l’esprit de système : il ne se piqua pas de fidélité à une logique qui n’est pas plus dans les faits qu’en nous ; il n’essaya pas de conserver à sa philosophie, assez négative sur la plupart des chapitres, une façade de conformisme qui n’eût trompé que les ignorants et les sots ; il accorda volontiers avec son Donnat, qui ne croit pas en Dieu, que les choses dans le monde se passent exactement comme s’il y en avait un et, fondant tout sur l’instinct, il ne perdit pas une occasion de proclamer que rien ne vaut la peine d’être vécu que ce qui nous arrache à l’instinct. C’est par là qu’on a pu le dire un idéaliste, et il est vrai qu’il met au-dessus de tout le dévouement, l’esprit de sacrifice, la foi à un principe supérieur. Et il est vrai encore qu’il n’a jamais varié sur ce point. Cela avait commencé avec les Fossiles où Robert de Chantemelle explique que l’ « honneur de l’humanité réside dans un petit nombre d’abnégations, creuses quand on les pèse, sublimes quand on les sent », et cela s’est poursuivi jusque dans cette enceinte par le grand couplet sur le roman de Paul Hervieu qui faisait de l’argent le support caché, « l’armature » honteuse de la société française : « Des jeunes hommes marchaient à l’ennemi sous une grêle de balles, sans espoir de retour ; ils ne connaissaient plus qu’un métal, celui qui, autour d’eux, broyait les chairs. Pourtant ils ne faiblissaient pas : une armature, qui n’était pas d’argent, les soutenait jusqu’au moment où ils tombaient, la face au ciel... »

C’est au lendemain même de la guerre, dans la séance du 8 mai 1919, que M. de Curel faisait entendre cette frémissante protestation. Il arrivait tard parmi vous, Messieurs ; il n’était point de ceux qui sollicitent et, sans l’insistance d’un des vôtres, à qui l’on n’en rendra jamais assez grâces, il n’eût peut-être point passé votre seuil. Mais ce sexagénaire plus qu’accompli avait conservé toute l’apparence, la verdeur et l’alacrité d’un homme au milieu de l’âge, et les Messins aiment à rappeler qu’il montait encore quatre à quatre les marches de leur musée : ils ne commencèrent à prendre d’inquiétude que quand il ne les monta plus que deux à deux. Cependant il continuait à se partager entre la chasse et le théâtre, les mêlant quelquefois, mais, s’il eût été obligé de choisir, eût pressentant que la chasse l’eût emporté — la chasse ou mieux la forêt dont elle est la première raison d’être pour un homme resté aussi près que lui de ses origines.

Il a écrit sur la forêt comparée à la mer des pages qui sont dans toutes les mémoires. Les âmes formées par la forêt et les âmes formées par la mer vivront dans un antagonisme éternel : la forêt est féodale, d’où la vieille haine jalouse dont la poursuit le paysan ; la mer est égalitaire, niveleuse, démocratique. M. de Curel ne pouvait concevoir la forêt qu’en fonction de ses quinze ou vingt quartiers de noblesse, c’est-à-dire illimitée (plus de mille hectares de terres incultes ou d’emblaves ont été reboisés par lui), peuplée de fauves et toute sonore à l’automne du brame amoureux des grands ruminants. Quelle importance prend ce brame dans son œuvre et sa correspondance ! Il croit sincèrement que toutes les oreilles trouvent à son tonnerre le même plaisir que les siennes. « Vous viendrez écouter mes cerfs », écrit-il à une jeune Parisienne, un peu comme le juge Dandin offrait à Isabelle de lui donner le régal de la question. Et, si ses cerfs ont mal bramé dans la nuit, il s’en excuse près de ses invités de Ketzing dont quelques-uns, qui dormaient à poings fermés, n’ont peut-être rien entendu. Mais lui, levé avant l’aube, en casquette et en veston à la couleur du feuillage, guêtre, chaussé de souliers ferrés, la lorgnette en bandoulière, il consultait déjà le vent sur la terrasse du château. Les grandes battues étaient moins son fait, quoiqu’il se pliât à les organiser, que la quête solitaire, en compagnie d’un de ses gardes préférés du nom de Ribre et de deux ou trois roquets hirsutes, dressés à houspiller le sanglier. La bête finissait par déguerpir vers quelque refuite : c’est où l’attendait le plomb, presque toujours bien dirigé, du chasseur. Les tableaux de M. de Curel lui attribuaient vers la fin de sa vie un peu plus d’onze cents de ces fauves ; leurs dépouilles et les trophées des brocards, des daguets, des cerfs à dix et à quatorze cors tombés sous ses balles tapissent sur trois rangs les murs des salles et des escaliers de Ketzing, pareils à de grandes catacombes pour animaux. Chacun de ces trophées et de ces massacres rappelait au châtelain une victoire personnelle : aucun, je pense, l’obscure souffrance des vaincus. On n’est chasseur qu’à ce prix. M. de Curel disait que les pleurs de la biche mourante sont une invention des poètes et, s’il lui est arrivé, d’aventure, de réfléchir au troublant problème de la souffrance universelle, aux affres du dernier passage chez tous les êtres, grands et petits, il y aura distingué moins une cruauté qu’une adresse de la Nature pour empêcher la création de se précipiter dans le suicide.

Son habitude scientifique de la soumission au fait ainsi d’accord avec les inspirations de ses plus lointaines hérédités, il accepta la notion de forêt comme la lui avaient transmise ses pères, en réaliste sensible à tous ses ordres de beauté, mais qui ne croyait pas nécessaire d’évoquer dans chaque arbre une dryade, comme Keats, ou d’y respecter un frère à peine inférieur, comme les richis hindous. La forêt curélienne n’a rien de symbolique ni de religieux, et sa seule féerie est créée par les jeux alternés du soleil et de l’ombre dans les feuilles, par l’orchestration des vents dans les cimes des chênes et des pins ; c’est « la forêt vivante », titre que l’auteur voulait donner au livre qu’il méditait d’écrire sur elle et dont il n’a composé que les premières pages, mais dont les éléments flottent à l’état dispersé dans ses préfaces et dans ses pièces.

« Lorsque au fond du désert le lion annonce par ses rugissements qu’il se met en chasse... » ou bien : « J’écoutais avec délices les coups de vent arriver dans la futaie, s’annoncer au loin par un bruit de flots, s’approcher, grandir lentement, mystérieusement, et tout à coup la crinière des bouleaux et la toison des hêtres s’agitaient sur ma tête, j’étais dans le tourbillon... »

Quelle ampleur de ton dans les deux cas ! C’est tantôt Buffon et tantôt Maurice de Guérin qu’il rappelle, mais sans la mélancolie romantique du Centaure et avec sa seule ivresse panthéistique de la dispersion parmi les éléments...

On regrettera toujours qu’une préoccupation théâtrale d’ordre relativement inférieur ait détourné brusquement M. de Curel d’un sujet où il se fût donné tout entier. L’insuccès de sa pièce s’ajoutant à celui des deux pièces précédentes, les suites, mal conjurées, d’un accident qui pour tout autre eût été mortel, des amitiés qui s’éloignaient, sa verdeur et sa force, si longtemps fidèles, qui prenaient le même chemin et, que savons-nous ? des épreuves, des déceptions, plus douloureuses peut-être de coïncider avec l’avertissement de l’âge, il y a là plus qu’il n’en faut pour expliquer l’espèce d’assombrissement dont s’enveloppa sa fin. Encore furent-ils rares, ceux qui s’aperçurent de ce changement, tant il mettait de soin, et comme de coquetterie, à paraître demeurer constant avec son personnage publie. Mais l’homme intérieur ressemblait si peu à ce facétieux personnage ! Parce que l’amour est assez mal traité dans son œuvre, parce qu’il n’en a point fait le ressort unique de ses pièces et qu’il a même osé professer que l’humanité s’en détachera de plus en plus, on a, conclu à son insensibilité et, quelque jour peut-être, une correspondance sortie de l’ombre révélera dans ce prétendu dédaigneux l’égal en subtilité, en délicates nuances sentimentales, des maîtres de l’amour au grand siècle, l’équivalent moderne d’un M. de Nemours — ou d’un La Rochefoucauld. Bien que la mort ait paru le surprendre et l’ait frappé, comme lui-même frappait ses fauves, d’un coup au cœur bien ajusté, il l’attendait. Parlant le 30 août 1927 d’Orage mystique et de la distribution choisie que lui ménageait M. Darzens : « Pour ma dernière pièce, écrivait-il avec humour, ce sera très bien », et, comme le succès de la pièce ne répondit point à son attente ni à celle du directeur de l’entreprise : « Bah ! ajoutait-il le 21 décembre, qu’est-ce que tout cela ? L’ombre éternelle va bientôt m’engloutir. »

Ses pressentiments ne le trompaient pas. Cependant, le 22 avril 1928, qui était jour d’élections générales, et malgré son « moral brumeux » et son « physique haletant », il vint de Marlotte à Paris pour prendre part au scrutin, car il ne répudiait aucune de ses obligations de Français et de citoyen. C’est là que, quelques jours après, il fut foudroyé par une embolie. La mort entra pendant qu’il était seul. Les grands mâles des forêts, auxquels il aimait à se comparer, ainsi vivent et meurent solitaires. Il entendit peut-être leur brame sourd, au large de Ketzing, pendant la seconde que dura son agonie et il revit dans un éclair leur majestueux défilé. Et qui sait si le dernier, entre les bois de sa ramure puissante, ne levait pas cette croix lumineuse qui arrêta jadis un autre chasseur effréné et le coucha contre terre dans la posture même du pieux aïeul de M. de Curel, quand pleuvait le feu grégeois : sur les coudes et sur les genoux et priant Notre Seigneur Jésus, — solutio totius difficultatis Christus, « le Christ qui résout toutes les difficultés » ?

 

[1] Machines de guerre destinées à protéger les travaux d’approche.

[2] Robert de Flers.