Discours de réception de Émile Picard

Le 11 février 1926

Émile PICARD

Réception de Émile Picard

 

M. Émile PICARD, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Charles de FREYCINET, y est venu prendre séance le jeudi 11 février 1926 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Pasteur, recevant il y a quarante ans Joseph Bertrand à l’Académie française lui disait : « Nous sommes ici par faveur de tradition au milieu de ceux qui y sont par droit de conquête. » Il entendait ainsi rendre hommage au libéralisme avec lequel votre Compagnie accueille les formes les plus diverses de la pensée et du savoir humains. Vous avez voulu donner à M. de Freycinet un successeur appartenant comme lui à l’Académie des sciences, et peut-être vous êtes-vous rappelé l’influence réciproque entre la science et le langage, familière aux philosophes du XVIIIe siècle, et sur laquelle insistait Lavoisier dans le discours préliminaire de son célèbre Traité de chimie : « Comme ce sont les mots qui conservent les idées et qui les transmettent, — écrivait le fondateur de la chimie moderne, — il en résulte qu’on ne petit perfectionner le langage sans perfectionner la science, ni la science sans le langage, et que, quelque certains que fussent les faits, quelque justes que fussent les idées qu’ils auraient fait naître, ils ne transmettraient encore que des impressions fausses, si nous n’avions pas des expressions exactes pour les rendre. » On ne peut mieux exprimer la nécessité d’une collaboration entre l’Académie française et l’Académie des sciences.

En vous adressant le remerciement que je vous dois, je n’ai donc garde d’oublier que je suis l’heureux bénéficiaire de la tradition dont parlait Pasteur, et vous me permettrez de reporter en ce moment ma pensée reconnaissante sur mes confrères de l’Académie des sciences, qui, en m’élevant jadis à un poste d’honneur, ont été ainsi mes garants auprès de vous. Depuis les temps de Fontenelle et de d’Alembert, la liste est longue des savants que vous avez admis dans votre Compagnie. Elle contient des mathématiciens, des physiciens, des chimistes, des biologistes ; on y trouve aussi des hommes d’action sur lesquels a laissé son empreinte la forte discipline des sciences mathématiques et physiques. La vie prodigieusement remplie de M. de Freycinet va nous offrir un mémorable exemple de ce que peuvent donner l’esprit géométrique associé à l’esprit de finesse et la méthode scientifique appliquée dans les directions les plus variées.

Charles de Saulses de Freycinet appartenait à une famille originaire du Dauphiné, et son nom patronymique provient de la terre de Saulses, érigée en commune en 1860, et de la terre de Freycinet sur laquelle existe encore le château de ce nom, dans le canton de Loriol (Drôme). Un de ses oncles paternels, qui s’était signalé dans une lutte glorieuse contre les Anglais, devint contre-amiral. L’autre, Louis-Claude, fit de 1817 à 1820 un voyage autour du monde dont l’objet principal était la géographie de l’hémisphère austral et l’étude des éléments du magnétisme terrestre. Son nom a été donné à une terre, au sud de l’Australie, et il devint en 1826 membre de l’Académie des sciences. Le père de Charles de Freycinet fit sa carrière dans l’administration des contributions indirectes ; après un séjour à Foix où naquit son fils le 14 novembre 1828, il occupa jusqu’à sa mort divers postes dans le département de Tarn-et-Garonne, qui devint- le nouveau centre familial après la vente du château de Freycinet. Votre confrère fit ses études au lycée de Cahors alors très réputé, et les termina à Toulouse pour la préparation à l’École polytechnique, où il entra en 1846.

L’École centrale des travaux publics, devenue en 1795 l’École polytechnique, était alors dans tout l’éclat de sa renommée. Fidèles à son drapeau, sur lequel on lit la fière devise : « Pour la Patrie, les sciences et la gloire », ses anciens élèves se distinguaient dans les grands services publics et prenaient une part éminente aux progrès scientifiques de la première moitié du siècle dernier. Les traditions libérales de l’École lui donnaient une grande popularité ; le bicorne et l’habit du polytechnicien imposaient aux foules de ces temps lointains. En 1814, à la Barrière du Trône, le bataillon des polytechniciens avait, au dire de Carnot, forcé l’admiration des ennemis eux-mêmes par son courage. En 1830, plusieurs d’entre eux avaient pris part à l’affaire de la rue de Babylone, où fut tué leur camarade Vaneau, et l’École s’était mêlée au peuple lors des funérailles de Benjamin Constant. Liés par leurs traditions, les polytechniciens ne pouvaient se désintéresser des événements de 1848. Ils donnèrent le branle à la jeunesse des écoles, qui mit autant d’entrain à défaire la Monarchie qu’elle en avait mis à la faire lors des journées dé 1830, Mais les choses vont vite en temps de révolution, et les jeunes révolutionnaires de la veille devinrent le lendemain les défenseurs de l’ordre. Les soldats avaient levé la crosse en l’air" et aucune force publique n’existait plus ; la jeunesse des Écoles sauva la situation. Freycinet a raconté dans ses mémoires comment) ayant pénétré dans l’Hôtel de Ville grâce à son costume de polytechnicien, il entra dans une salle exiguë où se trouvaient une vingtaine de personnes, sur le visage desquelles se lisait un mélange d’anxiété et de recueillement ; c’était le gouvernement provisoire, tenant ses pouvoirs plus encore de la foule qui avait envahi le Palais-Bourbon que de la Chambre des députés. Freycinet ne peut s’empêcher de songer : « Eh quoi, un changement de régime, ce n’est que cela ? » Il en est tout déconcerté, et il lui semble sortir d’un rêve. Cependant, il se met à la disposition du gouvernement ; ses camarades et lui deviennent les aides de camp du nouveau pouvoir. Freycinet était aux côtés de Lamartine dans l’après-midi du 25 février, où une manifestation formidable vint demander à l’Hôtel de Ville la proclamation de la « République sociale », et l’adoption du « Drapeau rouge » La situation devenait tragique, quand le poète, au lieu de discuter avec la délégation qui s’était introduite dans le palais municipal, n’adressa directement à la foule, et la calma par l’apostrophe célèbre dont la phrase finale avait été notée le soir même par votre confrère : « Citoyens, le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec nos libertés et nos gloires, tandis que le drapeau rouge n’a fait que le tour du Champ de Mars, baigné dans les flots du sang du peuple. Vous le repousserez avec moi. »

L’imagination de Freycinet transfigura plus tard ces journées où la jeunesse des Écoles avait joué un rôle bienfaisant ; il s’émerveille dans ses mémoires de ce qu’un gouvernement si faible ait été obéi, et il admire la force morale qui avait déterminé ce prodige. Hélas, cette force morale allait avoir des éclipses singulièrement dangereuses pour notre pays !

La première entrée de Freycinet dans la politique ne fut pas sans influence sur son avenir, et il utilisa plus tard les relations qu’il avait contractées avec les chefs du parti républicain. Pour le moment, il ne s’intéresse plus aux affaires publiques qu’en spectateur et aperçoit avec mélancolie les premiers symptômes de la réaction qui allait aboutir à l’Empire. Il ne blâme pas la création d’ateliers nationaux, mais, soucieux déjà d’un programme de travaux publics, il regrette qu’on fasse exécuter des ouvrages complètement inutiles comparables à une toile de Pénélope, au lieu d’ouvrir des chantiers sur les lignes de chemins de fer dont le gouvernement précédent avait fait voter la construction. Rappelé à Montauban par sa famille inquiète, il n’assiste pas à la tentative de guerre sociale du mois de juin, mais il s’étonne de loin avec quelque candeur que ces mêmes ouvriers, si honnêtes, si bons, si dévoués à la République, consentent à lui porter le coup fatal. Les balles des journées de juin allaient frapper à mort la constitution, et Louis- Napoléon était porté par le suffrage populaire à la Présidence de la République.

Dans ses mémoires, Freycinet étudie la période comprise entre l’élection du 10 décembre 1848 et le coup d’État du 2 décembre 1851. Il remarque que l’on a vu maintes fois dans l’histoire des usurpateurs portés au pouvoir suprême par une révolution brusque, ou des séditions militaires enfantant des empereurs comme à

Rome, mais ce qui paraît nouveau, écrit-il, « c’est un chef régulier du pouvoir exécutif conspirant durant trois années contre le pouvoir législatif,... et faisant le siège de la constitution comme on fait le siège d’une place forte qu’on veut réduire avec le temps ». Discutant la part effective que le prince prit au coup d’État, Freycinet croit pouvoir conclure que Louis-Napoléon fut jusqu’à la dernière minute le cerveau qui conçoit et la volonté qui dirige ; la responsabilité de ce qu’un de vos confrères appelait jadis une opération de police un peu rude, lui appartiendrait tout entière ([1]).

À la fin de 1852, Freycinet quitte l’École des mines, où il était entré après sa sortie de l’École polytechnique, et il est d’abord absorbé par sa profession d’ingénieur. La situation d’ingénieur au Corps des mines, si recherchée des polytechniciens, est assez singulière ; en fait, son rôle est de surveillance, qu’il s’agisse de mines, de machines à vapeur, de chemins de fer. Aussi ceux qui préfèrent l’action quittent-ils souvent le Contrôle officiel pour entrer dans des entreprises privées, tandis que d’autres se tournent vers les sciences physico-mathématiques qu’ils cultivent parfois avec éclat. Du Corps des mines on peut dire ce qu’un humoriste disait jadis de l’Enseignement, qu’il mène à tout à condition d’en sortir. C’est ainsi que Freycinet fit dans son corps plusieurs sorties et rentrées. En 1858, il est chef d’exploitation de la Compagnie du Midi, et il écrit à ce propos : « Il n’est pas pour l’esprit de meilleure école de discipline et de précision que l’obligation de faire partir les trains à l’heure, et la préoccupation d’éviter les accidents habitue à l’exactitude scrupuleuse. » Ces qualités devaient plus tard lui être utiles sur un terrain plus vaste.

Les occupations professionnelles de Freycinet ne l’empêchent pas d’écrire un Traité de mécanique rationnelle alors très apprécié, où ses idées sur les liaisons en Mécanique se rapprochent de celles de Poisson, et de faire, sous le titre de Métaphysique du haut calcul, une exposition des principes s du calcul infinitésimal, qui témoigne de réflexions approfondies. Le chef de l’exploitation de la Compagnie du Midi publie aussi un volume sur les pentes économiques en chemins de fer, où il recherche quelle est, entre deux points donnés situés à des niveaux différents, la pente la plus avantageuse à adopter, au double point de vue des dépenses de la construction et de l’exploitation.

En 1862, Freycinet rentre dans le Corps des mines et est chargé de diverses missions. C’était l’époque où les questions d’hygiène, la protection des ouvriers, l’assainissement des grandes villes préoccupaient les pouvoirs publics. Une loi ancienne de 1810 régissant les établissements industriels, en ce qui concerne la salubrité, était, malgré quelques retouches, complètement insuffisante, et il était essentiel de savoir ce qui se faisait en d’autres pays, particulièrement chez les Anglais, qui, après s’être refusés longtemps à des réformes regardées comme incompatibles avec les nécessités de la concurrence, commençaient à s’effrayer des abus de la liberté en matière d’hygiène industrielle.

Les rapports faits sur ces questions par Freycinet forment plusieurs volumes, ils ont exigé tout à la fois des connaissances précises et variées en mécanique, en physique et en chimie, et une vue nette des transformations sociales qu’allait amener le développement de la grande industrie. En même temps qu’œuvre scientifique, leur auteur faisait œuvre politique, au sens élevé et bienfaisant du mot. Au moment où le système manufacturier moderne, concentrant à proximité de la force motrice de vastes établissements et un grand nombre d’ouvriers, prenait son essor, la doctrine économique du laisser-faire et du laissez-passer exerçait encore une influence prépondérante. Ce n’est que par étapes successives qu’on a été conduit à protéger les habitants contre un voisinage insalubre et l’ouvrier lui-même contre les dangers résultant des matières qu’il manie journellement. Comme le disait en 1882 Jean-Baptiste Dumas, en présentant la candidature de Freycinet à l’Académie des sciences, « c’est à ce grand progrès de science, d’industrie intelligente, de charité chrétienne qu’est consacrée une partie importante de l’œuvre de M. de Freycinet. On ne surprendra pas l’Académie en ajoutant que si de tels travaux ont trouvé de l’écho en Angleterre, en Belgique, et dans notre propre pays, il est une ville où ils ont eu un retentissement particulier. Paris, en effet, était en pleine transformation à l’époque où l’auteur faisait paraître des renseignements précieux qui lui méritaient la confiance du Gouvernement ; les commissions du conseil municipal y trouvaient chaque jour pour leur part la justification des mesures auxquelles elles étaient appelées à s’associer, ou l’indication des améliorations hygiéniques qu’il était de leur devoir de provoquer ».

Les exemples offerts par Freycinet à l’imitation des industriels, les théories économiques qui s’en dégageaient, ont contribué à répandre sur tous ces sujets des idées saines et à faire adopter des pratiques plus conformes à une science éclairée, à l’intérêt bien entendu des manufacturiers, et au bien-être de la population dont ils sont entourés.

Les questions administratives sollicitent aussi l’attention de Freycinet. Il cherche à lutter contre la centralisation excessive et le formalisme de notre organisme national. Ses missions lui ont permis de comparer les systèmes anglais et français. « Alors que chez nous remarque-t-il — la plus simple démarche dans un ministère met en mouvement une multitude de rouages et nécessite l’intervention de l’autorité la plus élevée, la même affaire se traite rapidement en Angleterre, où à chaque degré de l’échelle se trouvent des fonctionnaires pouvant décider par eux-mêmes. » Il soumet même à Émile Ollivier un projet de réforme administrative, et est appelé à siéger dans une commission de décentralisation dont les études furent interrompues parles événements de 1870. On ne risque guère de se tromper en supposant qu’il dirigeait ses divers travaux en vue d’une vie politique active, et peut-être était-ce là son but depuis les journées de 1848. C’est un genre de préparation dont sont capables peu d’hommes politiques.

Freycinet avait été nommé en 1867 conseiller général du Tarn-et-Garonne. On prétendit plus tard qu’il avait été candidat officiel, mais il fut au contraire assez habile pour ne pas répondre aux questions posées à ce sujet pendant sa candidature, faisant preuve déjà de la prudence et de la finesse qui devaient contribuer à sa fortune politique.

La guerre de 1870 allait mettre Freycinet en évidence. Après l’établissement du gouvernement de la défense nationale, il offre ses services à Gambetta, qui le nomme préfet du Tarn-et-Garonne, mais les républicains avancés du département réclament sa démission, sous prétexte que sa candidature au conseil général n’avait pas été combattue par le Gouvernement. Pour éviter des troubles, Freycinet se retire et se met à la disposition du gouvernement.

Quelle triste histoire que celle des premiers jours qui suivirent le désastre de Sedan, où une foule ameutée envahit le Corps législatif, et où fut imposé à la France un gouvernement formé de quelques députés de Paris réunis sous la présidence du général Trochu ! Je vois encore, après tant d’années écoulées, les promeneurs remplissant les rues par un beau soleil d’automne, tout à la joie du renversement de l’Empire et insoucieux du lendemain, alors que l’ennemi avançait sur la capitale, rançonnant les villages et fusillant les paysans soupçonnés d’espionnage. Une délégation du Gouvernement fut envoyée à Tours, formée de Crémieux, de Glais-Bizoin et de l’amiral Fourichon ; mais les difficultés devenant de plus en plus aiguës entre le gouvernement central et la délégation, Gambetta arriva de Paris avec des pouvoirs très étendus. Le jeune et éloquent ministre de l’Intérieur, en descendant de son fatal ballon, comme disait Glais-Bizoin qui le voyait arriver avec méfiance, prit les rênes du ministère de la Guerre, et appela auprès de lui Freycinet avec le titre de Délégué.

Son rôle et celui de Gambetta ont été diversement jugés. On leur a reproché d’avoir évoqué les traditions révolutionnaires, tandis que le vrai patriotisme eût consisté à n’arborer aucun drapeau politique et à prêcher exclusivement la guerre contre l’étranger, pratiquant ainsi une union sacrée que nous avons connue en des temps plus récents. Tous cependant ont rendu hommage à la grande puissance de travail et à l’ardent hommage patriotisme de Freycinet. Le gouvernement de Tours ne disposait au 10 octobre que de 40 000 hommes de troupes régulières, et autant de gardes nationaux mobiles, 5 000 à 6 000 cavaliers, une centaine de pièces de canons. Dans une telle pénurie, il fallut faire des efforts désespérés pour mettre sur pied des armées, et on dut refondre presque tous les services existants et procéder à de nombreuses créations. Il s’en fallut de peu qu’on se trouvât sans cartes d’État-major. Au début de la guerre, les clichés de ces cartes avaient été transportés sur un cuirassé en rade de Cherbourg, mais, après la révolution du 4 septembre, on nt savait plus ce qu’ils étaient devenus. Un ingénieur d’origine polonaise résidant à Vienne, prévenu par hasard, se rappela que la Compagnie de chemins de fer à laquelle il appartenait possédait l’ensemble des cartes désirées et les apporta à Freycinet surpris ; il se nommait de Serres, et devint un des plus actifs collaborateurs du délégué à la Guerre. Pour remédier au manque d’armes et de munitions, on dut accaparer les fusils sur tous les marchés du globe, et la variété des types introduisit de sérieuses complications pour le ravitaillement des cartouches. Dans toutes ces questions, où les moindres détails prenaient une importance capitale, l’esprit critique et méthodique de Freycinet fut à la hauteur d’une tâche presque surhumaine ; en moins de quatre mois, il mettait sur pied plus de 600 000 hommes, et 1 400 bouches à feu de tout calibre entraient en ligne.

Une telle force aurait-elle pu être mieux utilisée ? Le rapporteur de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale a écrit : « S’il y a eu une grande quantité de travail produit, l’effet utile n’en a été rien moins que satisfaisant, et la guerre autrement conduite aurait pu être plus profitable pour la France » ; puis, visant Gambetta et Freycinet, il est sévère pour ceux qui, malgré leur évidente incompétence, ont pris les plus lourdes responsabilités. A distance, nous pouvons porter un jugement plus équitable sur cette période extraordinaire. Certes, des fautes graves ont été commises, et ce fut notamment une erreur irréparable d’avoir laissé le siège du gouvernement dans une ville qui allait être assiégée ; en réalité, aucune unité de vue n’a existé entre les pouvoirs publics de Paris et ceux de la Province. Cependant, certaines critiques adressées à la Délégation doivent être atténuées. On lui a reproché d’avoir fait des plans d’opérations militaires. Mais où aurait-elle trouvé des éléments pour former des états-majors ?

Les Allemands ont rendu hommage à la valeur de nos armées improvisées qui, avec des éléments disparates et peu disciplinés, les ont tenus plus d’une fois en échec. À la suite de la bataille de Coulmiers, un officier bavarois écrivait : « On nous disait que les forces de l’ennemi étaient épuisées et maintenant nous nous trouvons devant un corps bien organisé avec une artillerie formidable, une cavalerie admirablement montée et une infanterie qui nous a prouvé ce dont elle est capable. » La brillante victoire remportée à Coulmiers par le général d’Aurelles de Paladine n’eut malheureusement pas de lendemain. La capitulation de Metz libérait une armée allemande de 200 000 hommes et l’avalanche allait descendre sur la Loire. Les tentatives pour se porter à la rencontre du général Ducrot sortant de Paris aboutirent à un désastre. Après la retraite de l’armée de la Loire et la rentrée des Prussiens à Orléans, nous nous approchions, malgré d’admirables faits d’armes, de l’issue fatale désormais inévitable.

On a pu avec raison reprocher à Freycinet la dureté de sa conduite envers certains chefs. Lui-même s’est, expliqué à ce sujet dans une préface qui lui fait grand honneur : « Pendant cette guerre funeste, écrit-il, j’en ai parfois méconnu les grandeurs. Sous le coup de nos revers, je ne voyais que des fautes. Je me disais que tel général aurait dû éviter tel échec, que tel corps d’armée aurait pu mieux combattre, que tel intendant avait manqué de prévoyance. J’accusais de nos maux l’incapacité et les défaillances. Eh bien, j’étais injuste. Je ne faisais pas cette part de l’erreur inséparable des choses humaines. En réalité, les fautes n’ont été ni plus nombreuses ni pires que dans toutes les guerres. Seulement elles ont apparu davantage, parce que nous avons été vaincus et que le vaincu a toujours tort. Mais au-dessus des ombres inévitables, rayonne dans son deuil la défense du pays. »

Soyons indulgents, comme Freycinet. Notre défaite était dans la logique implacable des choses. La politique néfaste de Napoléon III avait laissé la France isolée, et Thiers parcourait en vain les chancelleries européennes. Les faibles tentatives faites par le gouvernement impérial pour accroître notre force militaire n’avaient pas abouti. On croyait encore à la légende des volontaires de 1793 ; mais les foules non exercées ne sont pas des armées et l’instruction manquait à des troupes improvisées. Quel qu’ait été le talent d’organisation de Freycinet, il ne put créer de toutes pièces un corps d’officiers ayant de l’ascendant sur les soldats, ni donner à des recrues mal encadrées l’esprit d’obéissance et de discipline. Après les désastres de Sedan et de Metz, où disparurent nos armées régulières, la partie était trop inégale. Mais la France restera reconnaissante à ceux qui, en prolongeant la résistance, ont sauvé l’honneur à un moment tragique de notre histoire.

Après la convention- d’armistice que Jules Favre avait hâtivement signée sans se douter des pièges que lui tendait Bismarck, Gambetta eut un mouvement de révolte et voulut continuer la guerre. Jugeant mieux la situation, Freycinet parvint, non sans peine, à lui démontrer l’impossibilité de reprendre la lutte, et il quitta le ministère après les incidents soulevés par Gambetta au sujet de l’inégibilité de certains fonctionnaires. Candidat à l’Assemblée nationale dans le Tarn-et-Garonne, il ne fut pas élu ; peut-être là encore, les électeurs crurent-ils voir en lui un ancien candidat officiel de l’Empire. En rentrant dans la vie privée, Freycinet s’empressa de présenter l’ensemble des événements auxquels il avait été mêlé de si près. Ce fut son livre : la Guerre en province, livre de polémique sereine, où après avoir brossé un large tableau des opérations militaires et analysé les causes de nos désastres, il se défend contre les critiques dont son administration avait été l’objet. L’une d’elles lui avait été particulièrement à cœur, celle du général Chanzy devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale « Peut-être, disait le général, M. de Freycinet a-t-il rêvé d’être un Carnot, je n’en sais rien. Toujours est-il qu’il faisait-des les imposait et n’acceptait pas ceux qu’on lui proposait. » D’autres témoignages, tel celui du général Borel, tendent au contraire à montrer que « on s’est beaucoup exagéré l’action de l’élément civil dans les opérations militaires », et le général Faidherbe a même déclaré « qu’il avait une liberté absolue ». A l’exception d’une offensive menée à la fin de novembre sur Beaune-la-Rolande, dont il revendique expressément la conception et la direction, Freycinet oppose pour tout le reste une dénégation formelle aux imputations des généraux Chanzy et d’Aurelles. Après la lecture de tous ces documents, sans dire comme Renan que l’histoire est une science conjecturale, on peut penser avec Fustel de Coulanges qu’elle est la plus difficile des sciences.

Freycinet songe aussi à l’avenir, et, dans les conclusions de son ouvrage, il esquisse un plan de réforme de l’armée à l’élaboration duquel les circonstances allaient lui permettre de travailler quelques années plus tard. Prenant même la question de plus haut, il estime que la réforme de l’instruction militaire proprement dite et celle de l’instruction populaire doivent se compléter l’une l’autre. « C’est en instruisant les citoyens, écrit-il, qu’on préparera de bons soldats, et c’est en formant les soldats qu’on trouvera l’occasion d’instruire les citoyens. L’instruction doit être à la base et au sommet de notre armée » ; et plus loin : « La discipline, dont on exalte avec raison le prix, n’est-elle pas plus volontiers respectée par ceux que leur culture intellectuelle met à même d’en mieux saisir les effets ? » Nous ne pouvons que souscrire à ce noble dessein, sous la réserve malheureusement à faire aujourd’hui, que l’instruction donnée ne soit pas en désaccord avec le but élevé que l’on cherche à atteindre. On ne lit pas sans émotion les dernières pages de ce livre, où Freycinet, pensant à l’ennemi qui foulait encore le sol de la patrie, s’écriait : « 0 mes concitoyens, hâtons-nous. Le temps presse ; de nouveaux malheurs menacent la France. Ne nous laissons pas prendre au dépourvu. Et que l’histoire, enregistrant un jour la ruine d’un grand Empire, ne puisse pas dire de nous : « Ils perdaient leur « temps à disputer, pendant que l’ennemi campait sur leur « territoire. » Après la victoire comme après la défaite, les querelles des partis politiques peuvent, hélas ! susciter les mêmes craintes, et il n’y aurait que peu de changements à faire aux avertissements de Freycinet pour qu’ils fussent d’actualité.

Pendant les années qui suivent, Freycinet se mêlant à la politique active écrit des articles de polémique dans le journal de Gambetta : la République française. En même temps, il profite de son congé dans le Corps des mines, pour diriger une forge. Peu avant la paix, il avait acheté dans les Landes un haut fourneau éteint depuis dix ans ; il le remit en marche sans aucune réparation, se proposant de l’utiliser jusqu’au moment où, à la hausse considérable qui ne manqua pas de se produire immédiatement après la guerre, succéderait une baisse des prix. Le calcul était judicieux et le haut fourneau fut exploité avec profit jusqu’au moment où se produisit la chute brusque prévue. Ce petit incident de la vie de Freycinet montre combien l’auteur de l’étude sur la métaphysique du haut calcul avait l’esprit pratique. Ce fut d’ailleurs le seul moment de sa vie où il s’occupa personnellement d’industrie, et encore, l’a-t-il fait à ses risques et périls. Son indépendance fut toujours complète vis-à-vis des puissances financières, et il n’a jamais été ni administrateur ni conseil technique dans une affaire industrielle.

Après la séparation de l’Assemblée nationale, Freycinet fut candidat au Sénat dans le département de la Seine. Il rappela son rôle comme délégué à la guerre en 1870, et le souci qu’il avait montré pour ce qui touche à l’hygiène et à la santé publique de la ville de Paris. Il tenait à ce qu’on vît en lui un organisateur et un administrateur, et il demandait « à être enrôlé dans la phalange scientifique de la République ». C’est bien un soldat de cette phalange qu’il voulut être pendant toute sa carrière politique et qu’il fut dans la mesure où le permirent les jeux du parlementarisme. Il fut nommé en tête au premier tour de scrutin. Pendant les vingt ans qui vont suivre, il sera un des parlementaires le plus en vue, un de ceux à qui on recourt quand il y a un travail difficile à fournir, et dont le nom est tout de suite prononcé quand un accident arrive à un ministère.

Votre confrère se signala d’abord à l’attention du Sénat par un rapport sur l’administration de l’armée. Déjà une loi votée par l’Assemblée nationale avait posé le principe de la subordination de l’Administration au Commandement dans l’armée en temps de paix comme en temps de guerre, mais une loi spéciale devait régler les attributions des divers fonctionnaires et agents des services administratifs et du service de santé. Freycinet prononça à cette occasion son premier discours au Parlement. Il aimait à parler de ce début qui marqua une date dans sa vie. Dans une étude sur l’éloquence parlementaire, il consacre un chapitre aux diverses écoles d’orateurs parlementaires. On peut les partager en trois catégories : ceux qui récitent leurs discours, ceux qui les lisent et ceux qui les improvisent. Il faut être bien sûr de sa mémoire pour entreprendre de réciter un long discours. Certes, à procéder ainsi, la diction gagne en pureté et en élégance et les arguments sont mieux ordonnés, mais on peut avoir subitement une lacune dans ses souvenirs et se trouver dans l’impossibilité de continuer. « Pareille mésaventure a failli m’arriver, écrit Freycinet, quand je parlai pour la première fois devant le Sénat, comme rapporteur de la loi sur l’administration de l’armée. J’avais appris par cœur les explications que je devais fournir. Tout à coup, un trou s’ouvrit dans ma mémoire et je me trouvais en face du néant. » Freycinet allait descendre de la tribune sous un vague prétexte de santé quand, par un phénomène inverse du précédent, le trou se referma et les idées affluèrent de nouveau. Les sénateurs ne s’aperçurent probablement pas de la défaillance de leur collègue, mais la leçon lui servit. Dans la suite, il pratiqua une méthode qu’il résumait ainsi : préparer les premières phrases et surtout les dernières, avoir ses idées bien en ordre et s’abandonner à l’improvisation.

La parole séduisante de Freycinet conquit du premier coup le Sénat. C’était une causerie, faite d’une voix un peu grêle, plutôt qu’un discours, au sens où nous l’entendons souvent, avec ses effets oratoires, mais combien charmante et disant tout ce qu’il fallait pour éclairer une question. Dès ses débuts, Freycinet avait trouvé le genre d’éloquence convenant à son talent, où la précision du géomètre s’alliait à la finesse du psychologue. La loi fut votée à la presque unanimité, et, dès ce jour, votre confrère eut au Sénat une réelle autorité. En 1877, Dufaure confia à Freycinet le ministère des Travaux publics. Le nouveau ministre, en même temps qu’il apportait sa compétence spéciale, servit alors d’intermédiaire entre Gambetta et le centre gauche, rôle de conciliateur bien adapté à sa nature d’esprit. Le nom de Freycinet est resté attaché à un vaste programme de travaux publics, relatif aux voies ferrées, aux ports maritimes et aux canaux. Dans l’industrie des chemins de fer, des problèmes économiques et politiques s’étaient posés de bonne heure à côté des questions techniques, tels les rapports entre l’État et les compagnies concessionnaires. Dufaure se souvenait qu’il était intervenu en 1842 dans un débat sur les voies ferrées et avait proposé L’établissement de grandes lignes partant de Paris. Aussi engagea-t-il vivement Freycinet, qui lui avait fait part de ses projets, à les soumettre au Parlement. La reprise de grands travaux publics était particulièrement intéressante à un moment où la crise du 16 mai était à peine terminée. « Il y a lieu, disait Dufaure, de donner de l’essor aux travaux publics. Les populations oublient leurs querelles devant des travaux qui les intéressent. Dans le premier projet déposé par Freycinet, portant classement des lignes nouvelles et des lignes antérieurement concédées, et en tenant compte de la partie du programme relative aux ports et à la navigation intérieure, les dépenses s’élevaient à cinq milliards. Quelque élevée que fût cette somme, le ministre ne s’en effrayait pas, en présence de la prospérité croissante du pays et de la liberté laissée au Parlement pour modérer la marche de l’entreprise. Il entreprit une tournée à travers la France pour expliquer son programme, mêlant habilement dans ses discours la note politique à la note économique. « Quand un peuple a souffert comme le nôtre depuis huit ans, s’écrie-t-il à Boulogne, une seule chose peut lui être offerte pour le consoler et le grandir : le travail. On a dit que le programme était trop vaste et mettait en péril les finances de la France ; mais, si la conception est hardie, l’exécution est prudente » ; et, plus loin : « Si la République sait se manifester par des œuvres utiles, elle prouvera qu’elle est un gouvernement d’ordre et de paix. » Au maire de Dunkerque lui exposant les revendications de la ville, il répond : « Nous ne pouvons oublier que Dunkerque est la sentinelle avancée de la France, et le port le mieux situé pour disputer à Anvers le sceptre de la mer du Nord. » Et à Nantes, dans un milieu en majorité royaliste : « Je suis un partisan déterminé de la conciliation. Je la conseille aux républicains parce qu’ils sont les plus forts et parce qu’ils sont au pouvoir... Je dis donc aux républicains : c’est vous aujourd’hui de faire des avances, c’est à vous de ménager, de respecter la susceptibilité des autres partis. Si l’on vous dit que c’est de la faiblesse, répondez : c’est de la faiblesse, quand on est le plus faible ; mais, quand on est le plus fort, c’est de la bonne politique. » La loi était votée le 17 juillet 1879, classant des lignes nouvelles d’une longueur de près de 9 000 kilomètres. Il faut avouer que le plan de Freycinet avait le défaut de livrer à la surenchère électorale la construction des chemins de fer ; pendant la discussion, le nombre des kilomètres augmentait à chaque séance. 11 semblait que le crédit de la France fût sans limites, et que chaque kilomètre de chemin de fer était un enrichissement pour le pays. Tandis que la nature crée l’organe pour la fonction, on semblait nourrir l’espérance chimérique que l’organe créerait partout la fonction. Le plan des ports maritimes allait devenir aussi un plan électoral. Chaque point de la côte devait avoir un bassin ou une jetée, mais, pour avoir voulu trop étendre les travaux, on n’en avait pas prévu d’assez grands qui auraient permis de lutter contre la concurrence étrangère, comme le montre assez l’histoire du Havre resté si longtemps sans port en eau profonde et sans bassins d’évolution permettant l’accès des grands navires.

Le programme des canaux, à côté de parties inutiles, comprenait le tracé de voies navigables qui peuvent rendre de grands services. Reconnaissons d’ailleurs que certaines des critiques formulées sur le plan de Freycinet n’étaient pas justes, ni certaines comparaisons avec l’Allemagne. Les Allemands peuvent employer de très grands chalands, leurs canaux aboutissant à des fleuves, comme le Rhin et l’Elbe qui peuvent les porter ; il en va autrement pour le Rhône, la Saône et la Loire. Les topographies des pays sont aussi très différentes et obligent à un nombre d’écluses plus grand en France que de l’autre côté du Rhin.

Les difficultés budgétaires qui se manifestèrent à partir de 1883 ne permirent de réaliser que très partiellement le plan, Freycinet. Le canal du Nord, appelé à doubler le canal de Saint-Quentin, et le canal du Nord-Est qui devait amener notre minerai de Lorraine aux hauts fourneaux du Nord, ne purent être construits. Par une ironie du sort ce dernier, déclaré d’utilité publique en 1881, n’était encore qu’un fossé incomplètement creusé en 1914, et jusqu’ici il n’a servi qu’aux Allemands, leur fournissant une tranchée toute faite pour leur ligne Hindenbourg. L’aménagement de l’admirable voie d’eau, qui a commencé la fortune de la cité parisienne, fut aussi ajourné. D’autre part, on dut conclure avec les Compagnies de chemins de fer des conventions assurant à l’État leur collaboration technique et fortifiant le crédit public, grâce auxquelles des conversions de rente furent plus tard possibles.

Quoi qu’il en soit de critiques que je n’ai pas cachées, il faut rendre un hommage mérité à Freycinet, ministre des Travaux publics. Il avait trouvé en 1877 une France prospère et des finances en excellent état, grâce aux efforts d’hommes d’État, parmi lesquels j’ai plaisir à citer ici Thiers et Léon Say. Comprenant l’importance capitale de la question des transports dans l’industrie moderne, il -avait jugé nécessaire de faire un plan d’ensemble et d’en tenter la réalisation. La conception était grandiose, malgré des défauts qu’aggrava la discussion devant le Parlement. Il est triste de penser que nous avons seulement réalisé des améliorations de détail, tandis que le plan conçu aussi par les Allemands en 1879, et dotant leurs pays, d’un réseau de vies navigables de 14000 kilomètres, a été achevé dès 1900. Nous devons rappeler encore le rôle important joué votre confrère dans les études du chemin de fer transsaharien. Les deux premiers apôtres de la pénétration du Sahara par voie ferrée, le commandant Hanoteau et l’ingénieur Duponchel, trouvèrent dès 1879 en Freycinet un défenseur autorisé, à la foi communicative dont ont besoin les idées créatrices pour prendre leur essor. « La France, disait Freycinet dans un rapport au Président de la République, ne peut se dispenser de prendre sa part dans le mouvement qui entraîne l’Europe vers les régions africaines dont on commence à entrevoir les richesses. Le souci de la grandeur de la patrie ne nous Commande-t-il pas de nous placer à la tête de ce mouvement ? » De missions d’étude furent organisées. L’une d’elles fut confiée au colonel Flatters. La triste fin de ce vaillant explorateur détourna pour longtemps l’opinion publique de projets, non moins utiles pour la défense nationale que pour notre reconstitution économique, dans l’histoire desquels le nom de Freycinet ne devra pas être oublié.

Freycinet abandonna en 1839 avec regrets le ministère des Travaux publics pour prendre la présidence du Conseil et le ministère des Affaires étrangères. Un tableau complet de sa vie pendant les quinze années qui suivent retracerait l’histoire de notre politique extérieure et de nos luttes intérieures. Successivement ministre des Affaires étrangères et ministre de la Guerre, il a été aussi plusieurs fois à la tête du Gouvernement. Son étonnante souplesse d’esprit, ses habitudes de méthode et de travail lui permettaient de remplir à l’improviste n’importe quelle fonction et d’y réussir. Dans sa longue carrière politique, il s’efforça maintes fois de réaliser des équilibres plus ou moins stables entre les partis, au, milieu desquels il naviguait avec une habileté digne de son oncle Louis-Claude, l’explorateur des mers australes. Il avait peu de sympathie et peut être quelque mépris pour les politiciens qui n’ont aucun souci des réalités ; mais sa nature délicate n’était pas combative, et, quand la victoire lui paraissait certaine, il ne cherchait pas à humilier son adversaire, et à triompher plus qu’il n’était nécessaire. Très courtois dans ses relations, avec une certaine allure aristocratique, il louvoyait quand les circonstances étaient défavorables et remettait à un autre temps la réalisation de ses projets. Un publiciste anglais lui a donné assez irrévérencieusement le surnom de « petite souris blanche », qui lui est resté, entendant sans doute par là que, au lieu d’attaquer les obstacles de front, Freycinet préférait ronger les mailles du blet parlementaire. Peut-être à procéder ainsi, s’expose-t-on à être accusé de manquer de caractère ; mais était-il une autre méthode, à une époque où les partis étaient très divisés, pour rester longtemps au pouvoir et y réaliser des réformes utiles au pays ?

Le président du Conseil eut d’abord à soutenir devant le Sénat un article de loi, déjà voté par la Chambre, qui interdisait l’enseignement aux membres des congrégations non autorisées, et qui a été depuis lors désigné sous le nom d’article sept, Au lieu de prétendre, comme l’avait fait imprudemment Jules Ferry, que cet article ne violait aucun principe de liberté, Freycinet le représente plus habilement comme une transaction entre les exigences de la Chambre et les scrupules du Sénat, et comme un acte politique dispensant de recourir à des mesures plus graves, Mais le Sénat, tout en admirant l’ingénieuse souplesse du président du Conseil, refusa de suivre le Gouvernement. Freycinet rédigea alors les décrets accordant aux Jésuites trois mois pour se disperser, et mettant les autres Congrégations non autorisées en demeure de solliciter l’autorisation. Le président de la République, Jules Grévy, jugeait inutile toute mesure législative nouvelle, le droit ayant toujours appartenu au Gouvernement, avant comme après la Révolution, d’autoriser et de dissoudre les Congrégations. Les décrets furent signés, commençant une ère d’agitation religieuse funeste à notre pays.

Ce n’est pas que Freycinet partageât les passions anti- religieuses de certain parti politique. Il appartenait à une famille protestante, et à ceux qui pouvaient connaître sa pensée intime, il apparaissait avec une tournure d’esprit religieuse, dont on trouve d’ailleurs la trace dans plusieurs de ses écrits. Ouvrons son livre la Guerre en province. « Un ensemble de coïncidences malheureuses, écrit-il, s’est donc joint là la faiblesse organique de la France pour déjouer tous ses efforts. Et cet ensemble a été tel que véritablement, quand on l’envisage, on est tenté de se demander s’il n’y a pas eu là quelque action supérieure aux causes physiques, une sorte d’expiation de fautes nationales ou le dur aiguillon pour un relèvement nécessaire. En présence de si prodigieuses infortunes, on ne s’étonne plus que les âmes religieuses aient pu dire : le doigt de Dieu est là. » Et, ici même, dans sa réponse à Étienne Lamy, successeur d’Eugène Guillaume, commentant une pensée de l’illustre sculpteur sur les incurables tristesses, qui, chez l’homme moderne, se mêlent à l’amour de la beauté, il s’écriait : « Tristesses trop justifiées, car dans le grand ébranlement qui s’est fait autour de nous, chacun se demande plus ou moins où est sa voie, son point d’appui ; où est la réalité certaine qui répond à nos aspirations incoercibles, à ces questions obsédantes devant lesquelles la raison se trouble et la science se tait. » Il y a dans ces lignes de votre confrère l’éloquent témoignage des inquiétudes et des angoisses, auxquelles à certaines heures nul ne peut se soustraire, et que nous cultivons sous le nom de philosophie.

Il semble que Freycinet n’était pas pressé d’appliquer les décrets ; c’est ce qui apparaît dans l’article stipulant que toute congrégation non autorisée doit dans les trois mois se mettre en règle, faute de quoi elle encourrait l’application des lois existantes. Le mot « encourrait », quelque peu vague, est bien dans la manière prudente de Freycinet ; de plus, il a soin de rappeler dans une circulaire diplomatique adressée aux ambassadeurs que les décrets relatifs aux Congrégations religieuses n’entraînent pas l’abandon de notre politique séculaire en Orient et n’affectent en rien les conditions de notre protection à l’égard des missionnaires qui font connaître au loin le nom français. Mais la sage politique du président du Conseil ne plaisait pas à la gauche de la Chambre. La barque ministérielle naviguait péniblement entre les exigences de la droite et les impatiences des partis avancés. On accusa même Freycinet d’avoir pris des engagements avec le Vatican. Il espérait trouver une solution amiable de la question des Congrégations dans une loi sur les Associations, mais des divergences de vues ne tardèrent pas à se manifester dans le Conseil des ministres, et le Cabinet dut se retirer.

Gambetta n’avait pas été étranger à la chute de Freycinet. Les relations entre les deux associés de 1870 furent un moment interrompues, et elles n’eurent jamais ensuite la même cordialité. Certes, Freycinet s’est toujours montré en public plein de déférence envers Gambetta, et, même, dans des pages inédites, il trace un beau portrait du grand orateur « D’autres parlaient mieux que lui, — écrit-il, — si l’on s’en tient à la correction et à l’élégance du style. Jules Favre, Jules Simon avaient une langue plus châtiée. Aucun ne l’a égalé en puissance, aucun n’a enfermé autant d’action dans son verbe, aucun n’a su comme lui réveiller les énergies et préparer la lutte. C’est pourquoi, en 1870, après les désastres du début, il a incarné la résistance, et, sous le 16 mai, il a pu rallier tous les républicains pour les conduire à la victoire. Mirabeau, qu’il admirait, déployait peut-être autant de force à la tribune, mais n’eut pas l’occasion d’intervenir dans la vie active de, la Nation. » Dans les rares moments où Freycinet se livrait quelque peu, il avouait que les relations avec Gambetta n’avaient pas toujours été faciles dans les dernières années : le pouvoir occulte du tribun, comme on disait alors, pesait sur les ministres.

Après la chute du « grand ministère » de Gambetta, dont Freycinet avait refusé de faire partie, le président Grévy chargea celui-ci de former un cabinet. La question d’Égypte allait tenir la première place dans le second ministère Freycinet. Depuis longtemps, ce pays attirait l’attention des puissances européennes. L’expédition de Bonaparte avait été très populaire en France ; l’opinion publique y avait vu à la fois une menace pour les Indes et un progrès pour la civilisation grâce aux travaux de nos savants et de nos ingénieurs. Malgré les revers qui suivirent, et l’abandon du pays par nos armées, le nom français resta sur les bords du Nil le symbole de la culture occidentale. Pendant trois quarts de siècle, notre situation y a été hors de pair avec celle d’aucune autre nation européenne.

Le génie aventureux de Méhémet-Ali faillit en 1840 déterminer le démembrement de l’empire ottoman et amener une guerre européenne que prévint la sagesse du roi Louis-Philippe. Les firmans de l’année suivante précisèrent les conditions de l’autonomie de l’Égypte qui fut placée sous le contrôle et la garantie du Concert européen. Bientôt, un facteur nouveau, le canal de Suez, allait mettre sourdement en lutte la France et l’Angleterre. Les embarras financiers du khédive Ismaïl aboutirent en 1876 à instituer une action commune de la France et de l’Angleterre, d’après laquelle ces deux pays se substituaient au gouvernement de l’Égypte dans la gestion de ses finances, l’Europe réservant ses droits politiques. Dans son livre la Question d’Égypte, Freycinet juge ainsi le condominium anglo-français : « Ce fut une faute grave de nous enfermer dans une sorte de tête-à-tête avec les Anglais en Égypte. Opérer à deux est déjà difficile ; mais que dire quand les deux sont aussi différents de caractères, de procédés et dé vues que la France et l’Angleterre ? Il y a toujours une victime dans de semblables unions. » Aussi, dès son premier ministère, Freycinet chercha-t-il à rompre dans une certaine mesure ce tête-à-tête, en réclamant le concours européen dans l’établissement de la Loi de liquidation réglant le sort des créanciers du gouvernement égyptien.

Cependant, comme un mouvement national semblait se prononcer en Égypte, Gambetta, devenu président du Conseil, jugea utile de nouer avec le Cabinet de Londres une action plus étroite, mais l’entente fut plus apparente que réelle. Alors que lord Granville était disposé à faire des concessions à la Chambre des notables égyptiens, les instructions de Gambetta recommandaient la fermeté à notre représentant au Caire. On apprenait d’autre part par notre chargé d’affaires à Berlin que les puissances européennes n’étaient pas disposées à laisser la France et l’Angleterre entièrement libres dans le choix des moyens de répression, et la situation se tendait de plus en plus.

Sur ces entrefaites, Freycinet succéda à Gambetta. Il s’aperçut vite que l’Angleterre répugnait alors à toute opération militaire, et il faut reconnaître que, si l’opinion de notre associée évolua rapidement par la suite, Freycinet resta fidèle à son premier point de vue, que la question d’Égypte était une question européenne, et il regretta toujours que les puissances n’aient pas fait pour l’Égypte ce qui avait si bien réussi pour la Syrie en 1860. On espéra un moment qu’une démonstration navale de la France et de l’Angleterre suffirait à rétablir l’ordre, et les deux pays envoyèrent chacun six navires devant Alexandrie. La faiblesse du khédive à l’égard des principaux meneurs empêcha cette démonstration de produire son effet, et la réunion d’une conférence à Constantinople fut décidée. Entre temps, les dispositions des puissances se modifiaient sous l’influence du chancelier allemand. Il fut d’abord convenu que, pendant la durée de la conférence, les puissances s’abstiendraient de toute action isolée en Égypte, sous la réserve introduite à la demande de l’Angleterre d’un cas de force majeure, tel que la nécessité de protéger la vie des nationaux, et on proposa d’inviter le sultan à intervenir.

Un de ces événements, que l’on dit imprévu, se produisit alors. À l’annonce que les passes allaient être obstruées et que les batteries commandant l’entrée du port d’Alexandrie étaient renforcées, l’amiral anglais fut autorisé à envoyer un ultimatum aux Égyptiens. La France refusa de s’associer à l’action anglaise et notre escadre se retira, restant d’ailleurs dans les eaux égyptiennes, pendant que des massacres suivaient le -bombardement des forts de la ville par la flotte anglaise. « Quels qu’aient pu être à l’époque les jugements des partis politiques, — dit Freycinet dans ses mémoires, — je ne pense pas qu’à l’heure actuelle beaucoup de Français regrettent que notre pays soit resté étranger à ces lugubres événements. » Le Gouvernement français ne pouvait cependant hésiter à assurer la liberté du canal de Suez avec l’Angleterre qui l’y conviait, et Freycinet obtint du Parlement les crédits nécessaires pour l’armement d’une escadre de réserve, sous la condition qu’aucune action ne serait engagée sans son assentiment. Mais la conférence de Constantinople, réduisant son rôle à réglementer une hypothétique intervention turque, se refusait à donner un mandat européen à la France et à l’Angleterre pour protéger le Canal, leur offrant seulement une sorte de blanc-seing. Les deux puissances se décidèrent alors à assumer elles-mêmes la protection de la grande Noie navigable qu’on n’osait pas leur confer ouvertement. Le crédit de cinquante-sept millions demandé au Parlement anglais et visant les préparatifs nécessaires permettant l’intervention en Égypte fut rapidement voté. Celui de neuf millions demandé aux Chambres françaises concernait uniquement la protection du Canal. Une forte opposition au projet de Freycinet se manifesta immédiatement au Palais-Bourbon. Les uns pensaient aux difficultés de la conquête algérienne et aux déboires du Mexique ; d’autres, c’étaient les amis de Gambetta, voulaient au contraire un programme plus large et déploraient le rôle amoindri de notre pays. Freycinet, ne pouvant se prévaloir d’un mandat européen, se trouvait dans une situation difficile, et le ministère ne rallia qu’une faible minorité.

Ce fut une grave atteinte à l’influence séculaire et au politique de la France dans ce pays, dont on a pu dire : « Avec le Nil, c’est la France qui a fait l’Égypte. » On en a quelquefois fait porter toute la responsabilité sur Freycinet. Il a peut-être été mal renseigné sur les renseignements dont disposait Arabi, et la facile victoire de Tell-el-Kébir a montré qu’il n’y avait rien à redouter de la résistance égyptienne. Mais, en participant à la protection du Canal, comme le demandait Freycinet, nous avions au moins entre les mains un gage utile pour des négociations ultérieures. C’est ce que ne comprit pas la Chambre des députés, fascinée par cette trouée des Vosges dont avaient parlé plusieurs orateurs, et ne voyant pas que l’accroissement de notre influence au dehors concourait au relèvement de la France ; elle a dans cet abandon une grande part de responsabilité. On pourrait alléguer qu’elle était d’accord avec la majorité du pays, encore paralysée par le souvenir de nos défaites, mais il appartient aux hommes politiques dignes de ce nom de voir plus haut et plus loin. Retraçant, peu de temps avant sa mort, le tableau de la politique extérieure de la France depuis cinquante ans, Freycinet écrivait : « Depuis 1870, il n’est que la question d’Égypte qui détermina la chute d’un Cabinet sous l’influence de passions que des circonstances exceptionnelles avaient exaltées. Le pays n’eut pas à s’en louer ; il fut condamné à l’isolement pendant plusieurs années, et demeura exposé aux emprises de la politique allemande. »

Freycinet revint au ministère des Affaires étrangères en 1885. Voyant les dangers qui nous menaçaient du côté de l’Allemagne, il souhaitait un rapprochement avec la Russie. La révolution qui venait d’éclater dans la Roumélie orientale lui donna l’occasion d’être agréable au gouvernement russe, et M. de Giers tint à rendre hommage à l’attitude du ministre français ; c’étaient les préliminaires d’un rapprochement que devaient suivre des négociations couronnées de succès quelques années plus tard. Mais, pour le moment, nos agitations intérieures ne permettaient pas des vues à longue échéance. Des élections récentes avaient amené une Chambre où les partis étaient très divisés. Vainement Freycinet, si habile à ménager les amours-propres et à flatter les ambitions, prenait une nouvelle fois la présidence du Conseil, formant un Cabinet de concentration républicaine dans lequel, sur la recommandation de membres influents de l’extrême-gauche, il donna le ministère de la Guerre au général Boulanger, dont le nom allait bientôt rallier tous les mécontents. Mais passons sur les lamentables événements qui suivirent, auxquels Freycinet ne fut qu’indirectement mêlé. Après la démission de Jules Grévy, il espéra un moment être nommé à la présidence de la République, mais, abandonné par le parti radical qui avait d’abord soutenu sa candidature, il se désista, et M. Carnot fut élu. En mars 1888, Charles Floquet, devenu président du Conseil, lui confiait le ministère de la Guerre dont il allait rester titulaire pendant cinq années.

En acceptant cette haute mission, Freycinet n’était pas sans se demander comment il serait accueilli dans l’armée. Depuis Emmanuel Arago en 1818, aucun civil n’avait été à la tète du ministère de la Guerre. L’ancien délégué de 1870 le rapporteur de la loi sur l’administration de l’armée sut bien vite dissiper les défiances. Le passage du général Boulanger avait laissé des germes pernicieux, général Boulange il était à craindre que l’armée ne se divisât à son sujet. Freycinet s’en expliqua franchement dans sa première circulaire à ses collaborateurs Je n’ai qu’une pensée, leur dit-il, justifier l’innovation accomplie en ma personne par un dévouement sans bornes à l’armée et un souci vigilant de ses intérêts les plus chers. Je n’en connais pas de plus grand pour elle que d’être tenu en dehors de la politique et des questions qui s’agitent entre les partis. Tant que je serai à votre tête, l’armée dans tous ses rangs sera exclusivement l’armée de la France, l’armée du devoir, gardienne des institutions républicaines et des lois. » Son premier soin fut de chercher des collaborateurs dévoués et sûrs. Il se défiait des officiers en garnison à Paris, cette résidence s’obtenant la plupart du temps par l’intervention d’hommes politiques. Aussi, quand il eut à nommer son chef de Cabinet, il demanda au directeur de l’infanterie « de lui donner trois noms de colonels, n’ayant jamais été en garnison à Paris, et n’ayant pas le caractère commode ». Le ministre porta son choix sur le colonel Brault, dirigeant alors le Prytanée militaire de la Flèche. Celui-ci refusa d’abord pour la raison qu’il avait été le camarade de promotion du général Boulanger, mais il dut s’incliner devant cette réponse de Freycinet : « Qu’à cela ne tienne ; si vous êtes son camarade, moi j’en ai fait un ministre. » Freycinet, heureux parfois de s’abriter derrière la fermeté de caractère de son chef de Cabinet, ne craignait pas de lui demander des conseils.

Dès son entrée en fonctions, Freycinet n’eut qu’un souci, celui d’améliorer et de compléter notre organisation militaire. Il était très préoccupé de la situation extérieure, qui pouvait s’aggraver rapidement. Le nouvel empereur allemand Frédéric III paraissait voué à une mort prochaine, et on pouvait alors supposer que son successeur serait un instrument docile entre les mains de Bismarck, dont la malveillance à l’égard de la France venait d’apparaître une nouvelle fois dans l’affaire Schnœbelé. Tout d’abord le ministre reconstitue sur des bases Plus larges le Conseil supérieur de la guerre, afin d’avoir à côté de lui un organe consultatif, susceptible de le renseigner et d’assurer la continuité des vues dans toutes les questions intéressant la défense du pays. Il en prend la présidence et confie la vice-présidence au général Saussier, généralissime désigné des forces de l’Est. Les divers comités d’armes sont réorganisés et présidés par des chefs devant lesquels tous s’inclinent. L’ancien Secrétaire général du Midi ne pouvait négliger les transports ; toutes les ressources des Compagnies de chemins de fer sont mises, en cas de mobilisation, à la disposition du ministre. C’est à ces mesures que nous avons dû en 1914 le transport remarquable des troupes vers la frontière.

Grâce à son intervention personnelle, Freycinet obtint en 1889 du Parlement le -vote instituant le service de trois ans, auquel le Sénat fit longtemps une forte opposition. Un des résultats de cette loi a été de mettre à la disposition de l’armée, à partir du jour où elle aurait atteint son plein effet, un supplément d’un million d’hommes instruits. En se basant sur cette augmentation progressive des effectifs, le ministre fit voter la création d’un grand nombre d’unités nouvelles, dont trente-cinq batteries et quarante-quatre bataillons d’infanterie. Il en résultait que notre armée de première ligne était doublée en cas de mobilisation. L’impossibilité où l’on était d’incorporer en totalité les trois classes conduisit à établir une série de dispenses permettant aux jeunes gens remplissant certaines conditions de terminer leurs études ; dispenses très critiquées, car les démocraties admettent difficilement que le devoir n’ait pas la même forme pour -tous les citoyens. Une plus forte préparation des réserves s’imposait par suite de la réduction du temps de service, et le ministre protesta éloquemment quand on proposa de raccourcir les périodes de 28 jours et de 13 jours.

La plus importante des réformes réalisées par Freycinet a été la création du grand État.-major de l’année, auquel il donna les attributions les plus étendues pour les plans de mobilisation et la préparation de la guerre, service à la tête duquel il plaça le général de Miribel. La nouvelle organisation fut expérimentée en 1891 dans des manœuvres restées célèbres, qui durèrent tout un mois, où deux armées évoluèrent sous les ordres du général Saussier, assisté du chef d’État-major général, manœuvres qui produisirent sur les officiers étrangers une profonde impression. Freycinet a porté aussi son attention sur la défense de nos frontières. Profitant de tous les moments de répit que lui laissaient ses fonctions, il a visité à plusieurs reprises la plupart de nos places fortes, et a entrepris de longs et pénibles voyages dans les Vosges, dans les Alpes, et sur la frontière du Nord. Chaque année, il se rendait aux grandes manœuvres pour suivre les opérations, et donner à l’armée et à ses, chefs une preuve de sa sollicitude et de l’intérêt que leur portait le gouvernement.

La régularité que Freycinet apportait dans son travail lui permettait de mener de front les études les plus diverses. Réveillé tous les jours entre 5 heures et 6 heures du matin, il lisait et annotait les documents apportés la veille au soir. Quelle clairvoyance il montrait dans cette lecture ; c’est ce dont témoignent des officiers de son Cabinet : « Quand les pièces examinées par le ministre, écrit l’un d’eux, revenaient pour complément d’études, nous étions frappés de le voir mettre le doigt sur la difficulté et le plus souvent la résoudre ; rien ne lui échappait. » On apercevait très rarement dans une soirée ou une réception officielle le ministre qui, en dehors d’un séjour à Aix-les-Bains, ne se permettait chaque année comme distractions que des voyages d’études.

Telle fut, en ses points essentiels, l’œuvre admirable réalisée par Freycinet pendant les cinq ans qu’il passa au ministère de la Guerre. Il ‘fut là un grand ministre. Les Allemands ne s’y sont pas trompés. On a trouvé dans les papiers du maréchal de Moltke une étude sur l’état militaire de l’Europe, écrite dans les derniers mois de sa vie. Selon lui, l’Allemagne ne pouvait plus avoir dans ses armes la confiance qu’elle avait eue pendant les trente dernières années. Le maréchal signalait comme principale cause de cette diminution des chances militaires de son pays le talent d’organisation de M. de Freycinet, et il reconnaissait que ce ministre civil de la Guerre avait su ranimer chez les Français la confiance dans la valeur de leur armée et la foi dans leurs destinées sur les champs de bataille.

Pendant deux ans, Freycinet, tout en restant ministre de la Guerre, prit la présidence du Conseil. Il avait déjà antérieurement esquissé un rapprochement avec la Russie, et il lui paraissait, nécessaire d’aller plus loin. Ayant fait partager ses vues à M. Ribot, à qui il avait confié le ministère des Affaires étrangères, il entama des négociations qui eurent un premier épilogue dans une rencontre que le président Carnot, Freycinet et Ribot eurent à Aix-les-Bains, au mois d’août 1891, avec le ministre des Affaires étrangères de Russie. Un mois auparavant avaient au lieu les fêtes de Cronstadt, où le tsar Alexandre III avait reçu notre division cuirassée du Nord. À la fin des grandes manœuvres de septembre, Freycinet faisait allusion à la situation nouvelle créée par l’accord politique qui venait d’être conclu, et son discours eut un immense retentissement en France et à l’étranger. « Personne ne doute aujourd’hui — disait le ministre de la Guerre — que nous soyons forts. Nous prouverons que nous sommes sages. Nous saurons garder dans une situation nouvelle, le calme, la dignité, la mesure qui, aux mauvais jours, ont préparé notre relèvement. » Ainsi Freycinet a été l’ouvrier de la première heure dans la conclusion de l’alliance russe. Quelques cruelles déceptions que celle-ci nous ait plus tard causées, elle a maintenu la paix en Europe pendant ‘plus de vingt ans, et a, aux heures tragiques de 1914, détourné du front occidental une partie des armées ennemies.

En 1890, vous avez accueilli Freycinet parmi vous, en remplacement d’Émile Augier. On parla beaucoup à cette époque du célèbre auteur dramatique au ministère de la Guerre. Freycinet croyait trouver, dans les pièces d’Émile Augier, des préoccupations politiques et des tendances républicaines, et il s’en entretenait avec les officiers de son Cabinet. Ces vues avaient surpris. Avec quelque malice, Gréard rappela dans sa réponse qu’Augier se considérait lui-même comme un des rares Français qui n’aiment pas la politique, et allait jusqu’à dire que celle-ci est la moins exacte et la moins respectable des sciences. On aurait peut-être mis d’accord les deux orateurs en prenant le mot « politique » dans un sens plus large, qui n’eût pas fait d’Augier un doctrinaire. Freycinet lui-même, avec son esprit réalisateur, ne voyait-il pas surtout dans la politique l’occasion d’exercer ses facultés d’organisation et d’administration pour le plus grand profit de la Patrie.

En 1893, Freycinet refusa de reprendre son portefeuille à la chute du ministère Ribot. Il dirigeait depuis cinq ans le ministère de la Guerre, et la tâche qu’il s’était imposée était achevée. Il pouvait être fier de son œuvre ; l’armée était dans un état moral excellent et prête à toutes les éventualités. Ses successeurs seront bien inspirés, qui ne toucheront pas d’une main brutale à un organisme dont tous les rouages avaient été si bien étudiés.

Depuis sa sortie de l’École polytechnique, Freycinet n’avait pas cessé de s’intéresser aux questions scientifiques. Pendant les loisirs .que lui laissait la politique, il reprenait ses anciennes études, préoccupé surtout de discuter les principes qui sont à la base de chaque science. Dans son livre Sur l’expérience en géométrie, il se plaît à rappeler l’origine expérimentale des concepts géométriques. Le sujet, certes, n’était pas nouveau, et personne depuis longtemps ne soutenait plus que les axiomes géométriques doivent être mis sur le même pied que les axiomes de l’ordre logique. Mais Freycinet proteste contre cette assertion, appuyée de noms illustres, que les axiomes géométriques ne sont, ni de l’ordre logique, ni de l’ordre expérimental et sont « des définitions déguisées, des conventions ». Peut-être aurait-il dû distinguer plus nettement ce que l’on pourrait appeler la géométrie pure, c’est-à-dire la science de toutes les espèces possibles d’espaces, qui n’est qu’un système logique, de notre géométrie usuelle qui serait la géométrie réelle ou appliquée. De la géométrie pure, au sens où je l’entends ici, on a pu dire avec raison que c’est une science où l’on ne sait jamais de quoi on parle, ni si ce que l’on dit est vrai. On y pose d’abord les relations mutuelles entre certains êtres que l’on nomme, par exemple, point, droite, plan, mais que l’on pourrait nommer autrement, car ces mots ne doivent pas évoquer des images, et on déduit de ce système d’axiomes les principaux théorèmes concernant la géométrie envisagée. Freycinet avait peu de sympathie pour ces géométries purement logiques, si intéressantes qu’elles puissent être pour le mathématicien. C’est des fondements de la géométrie appliquée qu’il se souciait. Mais la part de l’expérience et celle de l’intuition sont singulièrement difficiles, pour ne pas dire impossibles, à démêler. On peut soutenir que l’intuition contient un élément a priori, une prédisposition de notre esprit antérieure à toute expérience, et Henri Poincaré dira même que le concept de groupe s’impose comme l’orme de notre entendement: D’autres, tels les biologistes dominés par la thèse évolutionniste, demanderont aux mathématiciens ce que c’est que l’esprit humain et sa logique ; pour eux, la commodité et la simplicité résultent de l’hérédité et de l’habitude, et la logique n’est que le résumé de l’expérience ancestrale. On dissertera sans doute indéfiniment sur ces questions sans les résoudre jamais. D’Alembert ne disait-il pas déjà au XVIIIe siècle que la définition de la ligne droite est le scandale des débuts de la géométrie. Freycinet était, au fond, de l’école empirique qui regarde la géométrie comme le premier chapitre de la physique. Sa conclusion était que les axiomes de la géométrie sont puisés dans l’observation de la nature, et il regrettait qu’Euclide n’eût pas résolument rangé parmi les axiomes le célèbre postulatum relatif aux parallèles, qui a fait couler tant d’encre.

Les études de Freycinet ont porté sur beaucoup d’autres points. Toute doctrine de caractère philosophique est sujette à controverse, mais, quelque opinion qu’on puisse avoir sur les idées de Freycinet, on doit admirer dans ses écrits la limpidité d’un style simple et sans recherche, élégamment moulé sur la pensée. Dans ses essais sur la philosophie des sciences, sans s’embarrasser des « antinomies de la raison pure », il affirme sa croyance dans la réalité de l’espace et du temps, et répète avec Pascal : « Qui pourra définir le temps ? et pourquoi l’entreprendre, puisque tous les hommes conçoivent ce qu’on veut dire en parlant du temps, sans qu’on le désigne davantage. » Il aurait pu dire aussi avec saint Augustin : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si nul ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer, quand on me le demande, je ne le sais pas. » Cependant les difficultés ne lui échappent pas. « Qu’est-ce qui nous autorise, — se demande-t-il, — à regarder comme égales les durées de deux phénomènes en apparence identiques, observées à deux époques différentes ? » ; il se rassure en invoquant la constance des lois de la nature. Les questions concernant le temps ont pris une forme nouvelle avec la théorie récente de la relativité. Dans le dernier entretien que j’eus avec Freycinet, il m’exprimait sa méfiance pour des idées qui lui paraissaient peu sûres. Tout, certes, n’y est pas aussi simple que voudraient le faire croire de fougueux adeptes. C’est cependant un mérite des théories relativistes d’avoir appelé l’attention sur ce que la mesure du temps en physique peut dépendre des instruments utilisés et des conditions où ils se trouvent ; mais l’expérience n’a pas prononcé suffisamment sur cette dépendance, et le moment ne paraît pas venu de porter un jugement définitif.

La discussion des bases de- la mécanique classique a longtemps retenu Freycinet. Il déplorait les tendances de certaines écoles à faire de la mécanique une science abstraite, où disparaissent les notions mêmes de masse et de force qui ne sont plus qu’un simple coefficient et une expression analytique. Il n’était pas sensible au reproche d’anthropomorphisme fait à mainte exposition des principes et il croyait prudent de s’en tenir à la tradition de Newton, de d’Alembert, de Lagrange, de Laplace. La mécanique, pensait-il, repose sur des bases absolument certaines, qui sont des faits concrets, soigneusement observés et longuement contrôlés. Beaucoup de savants n’ont plus aujourd’hui la même assurance, et voient seulement dans une théorie, qu’il s’agisse de mécanique ou de physique, le moule analytique dans lequel elle cherche à enfermer les choses.

Après avoir quitté le pouvoir en 1893, Freycinet revint à la tête de l’armée en 1898. Mais, s’étant rendu compte qu’il ne pouvait servir utilement son pays à cette époque singulièrement troublée, choqué aussi des procédés de nouveaux venus sur la scène politique, il se retira au bout de quelques mois. « Je suis trop vieux pour la bataille », disait-il à M. Raymond Poincaré. En réalité, il avait toujours évité les luttes violentes, cherchant à captiver ses adversaires par son charme et sa dialectique insinuante. Son apparence frêle, sa voix douce et caressante n’étaient pas propres à dominer le tumulte d’assemblées passionnées. Il rentra dans le rang pour n’en plus sortir jusqu’en 1915, mais son activité parlementaire ne se ralentit pas. Les commissions les plus importantes du Sénat, notamment celle de l’armée et des Affaires étrangères, le mirent à leur tète, heureuses de profiter de son expérience des affaires publiques et de ses connaissances techniques. Les représentants ‘des divers groupes parlementaires venaient le consulter, mais ses avis n’étaient pas toujours suivis. Il restait particulièrement attentif aux choses militaires, et son regard se voilait de tristesse quand il apprenait le retrait d’une mesure prise pendant son ministère, comme il arriva pour la Commission supérieure de classement qu’il jugeait tutélaire pour les officiers. Il sentait aussi peu à peu les atteintes de l’âge. Un de ses anciens collaborateurs au ministère de la Guerre lui ayant fait visite un jour où sa santé l’obligeait à quelques ménagements, Freycinet lui tendit le livre qu’il tenait à la main, en lui disant mélancoliquement : « Tenez, voilà où j’en suis, je lis des romans. » Serait-il vrai que les hommes d’action et les grands réalisateurs s’intéressent difficilement aux fictions de « la petite histoire probable », qu’est le roman d’après un de vos plus illustres confrères ?

C’était pour Freycinet une distraction que d’assister aux séances de l’Académie des sciences. Élu académicien libre en 1882, il était depuis quelques années notre doyen d’âge et d’élection, Nous entourions d’un affectueux respect l’illustre homme d’État qui, sans familiarité et avec une politesse exquise, trouvait un mot aimable pour chacun, et montrait l’intérêt qu’il portait à nos travaux. La déclaration de guerre de 1914 le surprit en Suisse, et il se hâta de rentrer à Paris, pour reprendre sa place à la tête des grandes commissions qu’il présidait avec tant d’autorité. À la fin de 1915, Freycinet fut nommé ministre d’État. « Pendant quatorze mois, — a écrit M. Raymond Poincaré, — ce vieillard de quatre-vingt-sept ans étudia avec un soin minutieux toutes les questions qui concernaient la défense nationale, le ravitaillement des armées, les’ fabrications, les relations entre les alliés, la politique étrangère, la recherche de nouveaux concours extérieurs, et, dans les délibérations gouvernementales les plus difficiles, il présenta toujours des observations qui dissipaient les ombres comme la lueur d’un flambeau, »

Freycinet quitta définitivement le pouvoir au mois de décembre 1916, Il eut la joie immense d’assister à la défaite de l’ennemi, dont il n’avait cessé depuis trente ans de surveiller les dangereux agissements, mais il ne se faisait aucune illusion sur les défauts d’une paix qui, pour être définitive, aurait exigé un accord complet entre les nations victorieuses. En 1920, il refusa le renouvellement du mandat sénatorial que les électeurs de, la Seine lui avaient confié depuis tant d’années. Et cependant, le temps ne semblait pas avoir de prise sur sa belle et lucide intelligence. Deux ans avant sa mort, il entreprenait un long travail sur l’éloquence parlementaire, qu’il termina quelques semaines avant de disparaître. La confiance de Mme de Freycinet m’a permis de consulter ces pages restées manuscrites, et je leur ai fait plusieurs emprunts dans la suite de ce discours. On reste émerveillé devant la netteté et la vigueur de la pensée chez ce vieillard de quatre-vingt-quatorze ans, qui rassemble dans une sorte de testament les réflexions inspirées par sa longue vie publique. Avec quelle précision y sont analysés le rôle de l’éloquence parlementaire et les qualités de l’orateur. Avec quel patriotique souci est évoquée, dans les dernières pages, la figure du véritable homme d’État. Se demandant ce qu’est un homme d’État, Freycinet répond : « C’est, comme son nom l’indique, l’homme de l’État, c’est-à-dire l’homme qui appartient à l’État, qui se consacre à lui, qui n’a pas d’autre préoccupation que celle de sa prospérité et de sa grandeur. Il s’oublie lui-même pour ne songer qu’à l’État. Ainsi il se distingue de l’homme qui est purement politique. Sans doute celui-ci pense à l’État et s’empressera de le servir. Mais il pense aussi à lui-même, et dans le conflit qui peut s’élever à certaines heures entre l’intérêt public et son intérêt personnel, on n’est pas toujours sûr que le premier l’emportera. Chez l’homme d’État, ce conflit n’existe même pas. L’intérêt personnel n’apparaît pas en présence de l’intérêt public ». Heureuses les nations qui aux heures difficiles trouvent, pour les diriger, des hommes d’État répondant au portrait tracé par Freycinet.

Dans une réception récente sous cette Coupole, M. Louis Barthou remarquait : « Même dans une séance académique, il faut dire une partie de ce que l’on pense. »

Je n’ai pas hésité à aller plus loin que votre Confrère, et j’ai dit tout ce que je pense. On doit à un grand citoyen comme M. de Freycinet ce que l’on croit être la vérité. Un homme n’a pas été mêlé pendant cinquante ans aux affaires de son pays sans être en butte à bien des critiques. Mais, quelque jugement que l’histoire prononce sur certains points de son œuvre, le délégué de 1870, qui dans des circonstances désespérées réussit à organiser la défense nationale, le ministre de la Guerre qui mit notre armée au niveau de sa grande tâche, nous apparaît, dès aujourd’hui, comme ayant bien mérité de la Patrie.

 

[1] La publication toute récente d’un Mémoire du duc de Morny sur la genèse d’un coup d’État précise en certains points le rôle du Prince Président.