Réponse au discours de réception d’Abel Hermant

Le 19 janvier 1928

Henri ROBERT

Réception de M. Abel Hermant

 

Monsieur,

 

Le sort vous est contraire. Un écrivain eût été qualifié pour vous recevoir ici. Vous devez vous contenter d’un homme « plus habitué à parler qu’à écrire ».

 

Votre premier livre a paru en 1883. Depuis, vous avez écrit, en quarante-cinq ans, plus de cent volumes. Votre vie est dans vos livres. C’est en eux que j’irai vous chercher, sûr d’y trouver un portrait fidèle, car, implacable observateur de vos contemporains, vous avez été pour vous-même un témoin sévère et impartial. L’homme de lettres n’est-il pas à la fois l’acteur et le spectateur de sa propre vie ?

 

Vous êtes, Monsieur, un Parisien de Paris. Espèce rare et dont vous pouvez tirer quelque fierté. Singulière infortune aussi que de n’avoir pas, quelque part dans la province française, une petite ville qui serait heureuse de vous avoir vu naître et où, dans très longtemps, la statue de bronze de l’un des plus brillants hommes de lettres de notre temps serait dévoilée par les autorités d’une sous-préfecture, tandis que la prose ministérielle s’évanouirait dans les cieux !

 

 

Quel moment ironique à passer avant l’immobilité dans la gloire !

 

Vous êtes un bourgeois. De vos origines, de votre milieu, de votre éducation vous avez acquis ce ton de bonne compagnie qui permet des audaces plus grandes.

 

Le jeune Abel Hermant fut un excellent élève... À peine entré au lycée — vous aviez huit ans — c’est le drame, la guerre, l’invasion. Pas de distribution de prix, cette année-là. Vous nous avez décrit la rentrée d’octobre 1870, les aigles voilées et le nom glorieux de Bonaparte barbouillé de plâtre. Sur la façade du lycée — de notre lycée — on inscrira le nom de Condorcet.

 

Quelques années plus tard, vous obtenez le prix de dissertation française au concours général et l’un de vos maîtres vous traite de « petit normalien ». Pourquoi pas ? Vous vous présentez, vous êtes reçu, vous entrez à l’École Normale, le premier… toujours. Les deux autres caciques s’appelaient Jean Jaurès et René Doumic. Quelle génération !

 

Vous voici dans la cour de l’École, inquiet, défiant, hostile, plein d’une instinctive prévention contre l’enseignement, les maîtres, les camarades et surtout la discipline de la vie conventuelle de la rue d’Ulm. Vous sentez que vous faites fausse route et, vous ne songez plus qu’à reconquérir votre liberté, vous pensez même vous enfuir.

 

 

Vous étiez, dites-vous, « comme un prêtre désabusé qui a perdu la foi, au moment de recevoir les ordres, trop tard pour se dérober convenablement ».

 

Comme Renan vous commencez votre vie d’homme par une crise de conscience.

 

Certes, le jeune Sulpicien tourmenté avait à rompre d’autres liens et à briser d’autres engagements... La tempête d’âme était plus violente. Loin de moi la pensée de mêler le sacré au profane et d’assimiler la situation de Renan à la vôtre.

 

Cependant le débat et l’acte sont les mêmes dans leur essence et leur signification. Tous deux, vous recevez le pli d’une formation également forte et tous deux vous vous révoltez contre l’empreinte, pour en rester marqués à votre insu, secrètement, profondément. Tous deux, vous mordez le sein qui vous a nourris, pour en garder toute votre vie le souvenir et presque la nostalgie. Tous deux enfin, vous vous retrouvez à vingt ans, ayant brisé tous liens avec le passé, seuls au milieu des ruines...

 

Je sais, Monsieur, que s’il ne vous aura pas été désagréable de vous voir mis en si haut voisinage, vous ne m’aurez certainement pas vu, sans déplaisir, donner à entendre qu’en vous l’ancien Normalien pourrait parfois se laisser déceler.

 

Vous vous en défendez. Pourtant vous accorderez bien, avec moi, à vos anciens maîtres, une juste part dans ce que vous êtes, et si vous accusez l’enseignement d’avoir brouillé la pureté de la source grecque, il n’en demeure pas moins que c’est grâce à eux que vous saviez où chercher le jaillissement de cette eau divine.

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Vous voici libre, plantant sur vos contemporains le regard aigu de vos yeux clairs. Vous avez parlé quelque part de ces éphèbes arrogants, jetés désemparés dans la vie par une éducation à laquelle vous reprochez de produire pour la ruche sociale trop de reines et pas assez d’ouvrières. Signe de décadence, dites-vous. Individualiste exacerbé, le voltairien que vous êtes rejoint par la pensée, les auteurs des Encycliques qui condamnent l’individualisme et déplorent le cruel isolement de l’homme moderne.

 

Cet isolement paraît être le thème conducteur des expériences de ce personnage des Confessions d’un Enfant d’hier que nous voyons apparaître comme successivement étranger au milieu où il est né, famille, école, patrie et aux divers pays et sociétés où le conduit sa fortune.

 

Il fait penser au « merle blanc » de Musset.

 

Mais le merle blanc passe sa mélancolique existence à chercher une âme sœur, tandis que votre héros, plus clairvoyant, se rend tout de suite compte de la vanité de ses efforts.

 

 

L’épisode de Louise Charrier est à cet égard caractéristique. C’est un des plus touchants et des plus profonds qui soient sortis de votre plume.

 

En Louise, amoureuse humble et soumise, semble agir cette volonté de l’espèce qui est votre philosophie amère de l’amour. Mais à tant de passion touchante, il n’est donné de rencontrer que sécheresse et impuissance sentimentale.

 

Le spectacle d’un tel amour peut bien arracher à celui qui en est l’objet, le remords d’y répondre si mal, mais non faire briller en son cœur prématurément flétri, l’étincelle généreuse de la nature. « Je jugeai par cet enthousiasme, qu’un tel amour est la plus grande exaltation du moi sur laquelle un individu puisse compter, et je tressaillis du désir d’aimer Louise. Je fis, si je puis dire, un effort du cœur ! »

 

Cet effort devait rester vain.

 

Le héros de vos confessions, trop strictement intellectuel, trop habitué à l’analyse dissolvante de ses sentiments, et pour tout dire aussi, trop replié dans la contemplation stérile de lui-même, était devenu incapable d’éprouver un élan sérieux du cœur ou seulement de répondre à l’appel puissant de l’instinct.

 

Il nous donne, lui-même, la clé de ce drame sentimental, lorsqu’il avoue simplement : « Je ne pensais pas du tout à elle, je ne pensais qu’à moi ! »

 

 

Ainsi votre scalpel met à nu, avec la sûreté de votre coup d’œil de chirurgien, cette maladie moderne qui est celle de certains personnages les plus représentatifs de la littérature post-romantique : l’insuffisance sentimentale, la faillite du cœur.

 

On se tromperait si l’on préjugeait de l’esprit de vos ouvrages par la douceur biblique de votre prénom. Psychologue averti et pénétrant, vous avez peint des tableaux d’une vérité cruelle à l’égard des descendants de Caïn — c’est la revanche d’Abel.

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Vous voici donc à vingt ans, lancé dans ce grand Paris dont le cœur battait alors sur les boulevards, le Paris de 1885 avec ses omnibus, avec ses équipages, avec ses cochers de fiacre qui portaient négligemment des livrées solennelles, au temps des femmes à la taille étranglée, aux jupes redondantes et aux chevelures patiemment édifiées. Il y avait encore des crieurs de rues, des chanteurs de cour et un charmeur d’oiseaux dans le jardin des Tuileries. Nous sommes à la veille de la fièvre boulangiste, des attentats anarchistes et des scandales de Panama.

 

Le jeune homme élégant, mince, fluet, que vous êtes resté, fréquente les milieux littéraires de l’époque.

 

Un dimanche matin, en 1886, vous êtes accueilli par Alphonse Daudet dans son appartement de l’avenue de l’Observatoire.

 

 

Il réunissait là, dans le ravissement de sa parole si vivante, si nuancée, d’une si prodigieuse puissance évocatrice, toute une jeunesse, avide de l’entendre, à qui il dispensait généreusement de délicieuses leçons de haute et souriante sagesse.

 

Vous auriez pu y rencontrer votre prédécesseur, si sa fierté de timide et l’ombrageuse pudeur de son talent ne l’avaient toujours tenu à l’écart des meilleurs cénacles littéraires.

 

Henri de Régnier nous a conté naguère, en le recevant à cette même place, comment Alphonse Daudet avait dû, par trois fois, l’inviter à Champrosay avant qu’il se décidât à se rendre à l’aimable et flatteur appel de ce grand maure.

 

On vous retrouve dans le salon de votre éditeur, Georges Charpentier, dans cet appartement de la rue de Grenelle où l’on pouvait admirer les plus belles toiles de Renoir, de Sisley, de Claude Monet et que fréquentaient alors Alphonse Daudet, Edmond de Goncourt, Zola, J. K. Huysmans, Paul Ginisty, Georges Rodenbach, Albert Besnard, Eugène Fasquelle, Maurice de Fleury.

 

On vous voit encore au grenier Goncourt, boulevard Montmorency à Auteuil, du temps où Auteuil ne comptait que des jardins, pleins d’ombre et des roses.

 

Vous en avez tracé un bien joli tableau dans la Journée brève.

 

 

Votre admiration pour Renan semble une inconséquence, je dirai même une légèreté, à certains habitués du Grenier qui croient avoir tout dit de « l’auteur des Origines du Christianisme » quand ils ont comparé son cerveau à « une cathédrale désaffectée ».

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Vous n’avez pas choisi de chanter la renaissance française après la défaite, le travail du peuple, l’effort des hommes de science, le magnifique labeur des grands coloniaux qui créaient une France nouvelle, des chefs militaires qui refaisaient l’armée, des diplomates qui allaient rendre à notre pays son rang dans le monde.

 

Vous avez suivi votre nature, comme nous la suivons tous, commandés par elle à qui nous croyons commander, et vous avez raillé... L’armée, c’est le Cavalier Miserey, les diplomates, c’est la Carrière, la grande bourgeoisie, le monde, c’est Monsieur de Courpière.

 

Un lecteur superficiel qui n’eût pas compris que la raillerie est souvent le noble désir de châtier ce qui est vil, d’améliorer, de perfectionner, de grandir, eût pu croire les classes dirigeantes de ce pays atteintes d’une irrémédiable décadence. Quelle réponse la guerre lui a donnée, en faisant jaillir parmi les travers, les tares et les vices que vous avez dépeints, les vertus traditionnelles d’une race dont le vieux poète a dit qu’elle est comme le saule sans cesse émondé et toujours verdoyant !

 

Quelques-uns avaient mal vécu, tous surent bien mourir !

 

Votre premier livre — c’étaient des vers — s’appelle les Mépris. N’est-ce pas le sous-titre que vous auriez pu donner à beaucoup de ceux qui l’ont suivi ?

 

Vos poétiques Mépris avaient passé inaperçus, mais vos premiers romans, où vous aviez dit son fait à la vie universitaire, avaient fait quelque bruit.

 

Vous alliez vous en prendre à la vie militaire, en publiant le Cavalier Miserey qui fut ardemment discuté, violemment critiqué... Quelle heureuse fortune pour un homme de lettres à ses débuts !

 

La jeune République se sentait alors assez forte pour s’offrir le luxe de faire commander un de ses régiments par une Altesse Royale. Conditionnel d’un an, ayant fait votre volontariat dans un régiment de chasseurs à cheval, vous donniez de ceux qui avaient été vos chefs et du milieu nouveau pour vous, où vous veniez de passer, une minutieuse et complète peinture dans la manière naturaliste et quelque peu brutale qui était celle de l’époque.

 

L’émotion fut vive. Le Prince avait perdu son commandement. Votre livre fut brûlé solennement sur les fumiers de la cour du quartier : premières fumées de la gloire littéraire !

 

Si le Cavalier Miserey méritait quelques critiques, le bûcher improvisé nous semble une réfutation un peu sommaire.

 

 

Nous sommes surpris, aujourd’hui, en le relisant, qu’il ait pu passer pour attentatoire à la dignité de l’armée.

 

Faut-il en conclure que nous sommes blasés pour avoir lu, hélas ! des attaques injustes et violentes contre l’armée, ou ne faut-il pas croire plutôt qu’on avait mal lu votre livre ?

 

Le Cavalier Miserey c’est simplement l’histoire d’un pauvre diable obscur, ni meilleur, ni pire qu’un autre, qui a tenté d’accrocher sa vie flottante et isolée à ce grand être collectif qu’est le régiment, qui commet une faute, s’en remet à la justice militaire et se voit repoussé. Finalement dégradé, il tend en vain ses bras suppliants et désespérés : le régiment passe, inflexible et glorieux, dans le fracas triomphal de ses cuivres.

 

Le détail est d’une vérité saisissante. Je ne sache pas que la vie d’un quartier de cavalerie, dans une ville provinciale, l’horaire quotidien du soldat, les ennuis, les corvées et les joies de son existence et aussi l’unité vivante qu’est le peloton, l’escadron, le régiment, aient été peints ailleurs avec des couleurs plus justes ni qui donnent davantage l’impression de l’achevé, du définitif.

 

L’absorption de la chétive unité humaine dans l’être collectif du régiment est traduite avec un extrême bonheur.

 

Il se trouve, en outre, dans ce livre, un aspect trop rare de votre talent pour que je ne le signale pas, je veux parler de ce sens de la pitié, qui lit la gloire de l’école russe d’avant 1917, et dont vos autres ouvrages nous donnent peu d’exemples.

 

 

Il est vrai que cette pitié, c’est à un animal que vous la réservez. On a deviné que je veux parler de l’admirable épisode de la mort du cheval, j’allais dire de votre cheval d’armes, de la suprême promenade nocturne, à travers la cour du quartier endormi, de la malheureuse bête moribonde. Dans la cavalerie, le cheval participe à la vie du régiment et sa mort est un deuil pour tous les hommes.

 

Mais je n’oublie pas, Monsieur, qu’il me reste à me prononcer sur le caractère qu’il convient de donner à votre livre.

 

Le Cavalier Miserey est-il une œuvre antimilitariste ?

 

Je ne le crois pas. Si l’on met à part quelques exagérations de détail, quelques personnalités inutiles, il reste une belle et clairvoyante étude de psychologie militaire qui fait le fond même et l’originalité du livre.

 

Vous avez fait ressortir, avec une impartialité parfois teintée de sympathie, les côtés élevés de cette vie de discipline et montré les vertus essentielles qu’elle peut extraire de l’homme.

 

Votre livre pourrait porter en exergue le titre célèbre, légèrement modifié : Servitudes et grandeurs militaires.

 

 

Vous n’avez caché au lecteur ni les unes ni les autres :

Le cas « Miserey » c’est une observation clinique.

 

Si je me permets, moi profane, de porter un tel jugement, c’est que je sais être d’accord avec un bon juge en matière de prestige et de discipline militaires — celui-là même qui a tenu à vous honorer de son illustre parrainage — le glorieux soldat, mince et souple comme une laine bien trempée, qui a fait du Maroc une terre française.

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Vos livres sur l’Université, votre livre sur l’armée avaient suscité des polémiques violentes. Vous faites jouer une pièce qui rappelle un petit scandale mondain. Un prince authentique, par surcroît prince des élégances parisiennes, dont la chevelure blanche et le monocle au large ruban noir étaient à la mode, vous provoque en duel. Deux balles sont échangées sans résultat. Ces inoffensives détonations firent grand bruit, et contribuèrent au succès de la pièce.

 

Vous avez voulu donner de notre époque un tableau qui fût complet et qui s’imposât, à l’avenir, comme un témoignage indispensable « pour servir à l’histoire de notre société ».

Vous vous êtes fait le mémorialiste des mœurs de notre temps, et votre œuvre est un document que l’historien futur, pour être complet, ne saurait négliger.

 

Vous êtes, je le répète, un témoin, c’est-à-dire un homme qui a juré de dire toute la vérité. Votre déposition a l’allure d’un réquisitoire.

 

Vous avez la passion de voir. Rien du monde extérieur ne semble échapper à votre observation minutieuse. Que ce soit dans le salon de Mme Hennebault, à l’ambassade du Marquis de Chameroy ou dans la chambre d’hôtel de Jerry Schaw, l’acuité de votre vision ne trouve son égale que dans la perfection de votre goût.

 

Sous votre regard ironique, amusé, impitoyable, tous les milieux ont passé qui composent ce qu’on est convenu d’appeler le monde... qui n’est pas, heureusement, tout le monde ! Le peuple est à peu près absent de votre œuvre, si j’en excepte le cavalier Miserey. Pour qui a visité le grenier Goncourt, écrit ses premiers livres au temps où triomphait le naturalisme, c’est là une preuve d’originalité.

 

Votre thème favori c’est la misère morale et le néant des gens du monde et la grande confusion de notre société, où la classe déclinante et dépossédée se mêle à la classe nouvelle que la richesse a élevée, où les Courpière qui descendent rencontrent les Lambercier qui montent.

 

Vous n’avez pas la superstition de Paris. Les grandes civilisations étrangères vont ont attiré. Après avoir poussé toutes les portes jusqu’à l’huis mystérieux des cabinets des juges d’instruction, vous avez traversé toutes les frontières. Vos romans arrivent à cette conclusion que l’humanité obéit partout aux mêmes impulsions psychologiques et sentimentales, que celles-ci se cachent sous la froideur, l’ingénuité et la force brutale des peuples jeunes ou sous la correction rigide due à plusieurs siècles de traditions. Tout s’agite, tout s’anime dans cette partie de votre œuvre. Vos rois de l’or considèrent l’Océan comme une étroite avenue ; les courriers de cabinet traversent l’Europe, laissant parfois à la consigne la valise diplomatique ; vous suivez ces ambassadeurs nomades qui, selon les lois ordinaires de l’avancement, quittent leur poste dès qu’ils commencent à le bien connaître.

 

Vous nous présentez un archiduc qui fait comprendre les plus tragiques événements contemporains et des milliardaires, naturellement américains, qui ne connaissent la France que pour avoir habité quelques semaines un « Palace » international.

 

L’amusant Petit Bob doit être aujourd’hui sénateur. Je suis sûr qu’il est partisan de la remise des dettes interalliées, de l’abolition du régime sec et de la réforme de la procédure criminelle de son grand pays. Vous ne vous contentez pas de peindre les démocraties triomphantes, vous suivez aussi, dans la décadence et dans l’exil, les Épaves des empires disparus.

 

Vous nous offrez un divertissement glacial, où l’on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, de votre art impitoyable ou de cette espèce de sérénité scientifique avec laquelle vous décrivez, sans vous irriter jamais, ce que vous regardez sans doute comme l’inévitable, je veux dire le mal.

 

On ressent, quelquefois, à vous lire, comme l’impression indéfinissable qu’on assiste à la décomposition d’une société, à la fin d’une civilisation et que vous êtes le sage qui dépeint le glissement général, qui interprète les symptômes annonciateurs du grand crépuscule, sans même nous laisser l’espérance d’une nouvelle aurore.

 

Votre esprit domine ces ruines amoncelées du sourire impassible d’une ironie sereine. Il semble que vous ayez à jamais soustrait votre cœur aux vicissitudes humaines.

 

« J’incline à la satire, proclamiez-vous dans la préface d’un de vos romans, et le ridicule est ce qui me saute d’abord aux yeux. »

 

Vous semblez être un homme « en état de légitime défense », cachant sous un sourire les irritations de sa sensibilité.

 

Il y a un mot qui revient souvent sous votre plume, c’est celui de stoïcisme. Et vous ajoutez qu’en ce qui vous concerne, il est « invétéré ». Mais votre stoïcisme est souriant et n’a rien conservé de l’austérité romaine.

 

Vous êtes amusant et vous vous amusez... je ne suis même pas sûr que vous ne vous amusiez pas, quelquefois, aux dépens de votre lecteur.

 

Votre virtuosité psychologique se plaît à le déconcerter par des revirements singuliers et inattendus.

 

 

Il y a, dans vos livres, comme un parti-pris de faire tourner les événements contre les prévisions, ce qui ne manque point, parfois, d’un certain charme, mais ce qui humilie, aussi, vos lecteurs dans leur perspicacité, sans cesse et comme systématiquement mise en défaut.

 

N’est-ce pas la vie ?

 

Tous vos personnages ont un mépris foncier de la morale traditionnelle. Dans une de vos chroniques du Figaro, où votre interlocuteur favori est le jeune Bosy Gulliver, vous qualifiez le respect « d’affreux sentiment ! »

 

Dans un de vos derniers ouvrages Phili, ou par delà le bien et le mal vous écrivez : « Le secret du bonheur est d’être bolcheviste en théorie et pour les autres, bourgeois en pratique et pour soi ! »

 

C’est une formule assez répandue, dans ce monde jouisseur et féru de snobisme que vous avez si bien décrit.

 

Ceux et celles qui tombent dans ce travers s’imaginent donner le change, par les sentiments altruistes qu’ils croient élégant d’affecter, sur l’égoïsme foncier de leur existence personnelle. Peut-être aussi pensent-ils prendre ainsi une sorte d’assurance individuelle, en cas de bouleversement social.

 

L’histoire a constamment prouvé que c’était là un mauvais calcul et une lâcheté, sans même parler de la scandaleuse contradiction entre leur luxe agressif et les sentiments qu’ils affichent.

 

 

Mais il faut renoncer, je ne dis pas à parler de tous vos ouvrages, mais seulement à les énumérer.

 

Il arrive parfois que, dans les conversations mondaines, on soit appelé à donner son avis sur un livre dont on ne connaît guère que l’analyse succincte portée sur la bande de l’éditeur. Ces notions superficielles paraissent suffisantes pour formuler un jugement définitif.

 

Votre œuvre est immense ; elle tient déjà sur les rayons de nos bibliothèques une place huit fois plus grande que celle des immortels mémoires du duc de Saint-Simon et ce serait une très méritoire érudition que de se rappeler les titres de vos cent trois volumes !

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Il est, du moins, entre tous vos livres, un trait commun.

 

Vous avez su leur donner une forme qui restera un de vos mérites les moins contestés. Fils d’architecte, vous avez composé l’architecture de vos romans avec l’âme d’un Gabriel. Les proportions sont parfaites, l’ordonnance irréprochable.

 

Grammairien profond, solide philologue, passionné des problèmes du mot et de la phrase, vous avez aimé la langue française d’un amour qui a reçu sa récompense. Elle vous a ouvert tous ses trésors originaux et vous avez su retrouver, pour peindre les choses de notre temps, le mouvement éternellement jeune de la grande phrase classique.

 

 

Vous êtes venu au soir d’un siècle qui, pour traduire des vibrations nouvelles de la sensibilité et de l’intelligence, avait dû forcer et déformer la vieille langue si fortement construite de nos pères. Renan disait que l’on ne se souciait d’enrichir la langue que lorsqu’on en ignorait toutes les richesses. Il en était résulté de bien fâcheuses conséquences au point de vue de la pureté.

 

Vous fûtes à même de mesurer l’étendue du désastre et d’apprécier jusqu’à quelles fâcheuses altérations peut conduire le souci de l’expression avant tout.

 

Vous vous êtes refait, comme Siegfried, avec les tronçons du vieux glaive, un instrument d’action entièrement personnel, et vous avez prouvé qu’on pouvait tout dire, en conciliant Vaugelas et les Muses. Les écrivains vous ont témoigné leur reconnaissance en vous appelant à la présidence de la Société des gens de lettres. C’est une fonction enviée.

 

Les noms de quelques-uns de vos prédécesseurs ou successeurs qui siègent parmi nous le disent assez : ce sont : MM. René Doumic, Marcel Prévost, Georges Lecomte, Édouard Estaunié.

 

Par un contraste saisissant, vos livres nous offrent des tableaux scabreux, traités dans une noble et pure matière.

 

 

C’est une frise d’un marbre éternel et sans tache qui nous montre de bien singuliers personnages et de bien étranges conjonctures. L’amateur stupéfait découvre, au lieu d’une Eurydice réapparaissant à la lumière, encore toute meurtrie des ombres de la mort, M. de Courpière en habit, la main levée sur Mlle Lambercier !

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Mais vous n’avez pas seulement puisé votre langue à la source antique.

 

L’esprit de critique et l’impitoyable observation de l’âme contemporaine ne rendent compte que d’une partie de votre œuvre.

 

Vous avez aussi cherché dans Platon les sources les plus certaines de votre inspiration et de votre philosophie, — car vous avez, Monsieur, une philosophie.

 

En vous, l’amour de ce sublime génie brûle d’une ardeur incomparable, C’est une passion renouvelée de la Renaissance lorsque, tout à coup, le monde grec apparut aux yeux enivrés d’Érasme et d’Amyot.

 

Vous avez su faire revivre avec une piété exaltée et heureuse l’atmosphère des immortels dialogues.

 

Et voici que, pour vous, le fil des âges se renoue à Oxford où, dans les jeunes capitaines des équipes de rugby, vous saluez la réincarnation des athlètes olympiques qui gravitaient autour de Socrate. Dans Oxford silencieuse, entre ses vieillies maisons habillées de lierre et ses collèges endormis, vous évoquez cette vie de plein air qui nourrit et assouplit la pensée grecque.

 

 

L’antiquité, exilée d’ici-bas, vient ramener à votre esprit, dans cette ville pensive, les caresses du vent, le chant des cigales et l’ombre lente des platanes. Et, tel Marsile Ficin, qui, chanoine à Florence, sous les Médicis, entretenait un culte à Platon, vous aurez dédié, dans la grande et religieuse Oxford, à l’esprit toujours vivant du banquet, votre pensée la meilleure.

 

Ici, l’air circule, libre et pur. Sur les rochers de Lemnos, vous écoutez retentir la plainte de Philoctète. Les personnages de Phèdre dressent leurs ombres autour d’Ashley Bell et les sublimes raisonneurs vous entourent. L’Athénien se réveille en vous.

 

Entre la conception païenne d’un idéal humain et la conception du christianisme et de son esprit de sacrifice vous avez montré le conflit saisissant dans la Journée brève.

 

Au scepticisme vigoureux de Philippe Lefebvre, à sa morale anti-évangélique, à son libéralisme européen, vous avez opposé, dans la personne de son fils Rex, les tendances .qui ont travaillé la génération dont un Ernest Psichari peut être regardé comme un des représentants les plus hauts ; retour aux inquiétudes mystiques, nationalisme, anti-parlementarisme, réhabilitation de la foi.

 

Ce contraste qui se manifeste dans les plus hautes régions de l’esprit donne à vos personnages cette généralité et cette valeur de symbole qui est, me semble-t-il, une de leurs marques propres.

 

Ces deux tendances profondes qui se partagent l’âme française, elles disparaissent au moment où tonne le canon de la Marne...

 

Ce sera, Monsieur, un de vos mérites les plus purs que d’avoir fait sentir quel creuset a été ce grand drame de la guerre, creuset où s’est refaite à l’heure du péril national l’unité de l’âme française.

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Vous avez très heureusement défini la personnalité de notre regretté confrère, lorsque vous avez dit de René Boylesve qu’il était un amateur de jardins. Toute son œuvre est en effet influencée et inspirée par les jardins successifs où s’est écoulée sa trop brève existence.

 

Comme on voit, à l’automne, un léger voile de brume transparente qui prête au paysage plus de douceur et plus de profondeur, il plane sur l’œuvre de Boylesve une sorte de fine mélancolie, tempérée d’ironie subtile où se marque la note si personnelle de son charmant génie.

 

Cette note, il en faut rechercher l’origine dans son enfance méditative et solitaire.

 

 

Tout jeune, il a erré, il a rêvé longuement, dans les jardins de sa Touraine, renfermant en son coeur, précocement meurtri par la mort de sa mère, toutes ses sensations intenses, toutes les impressions si vives du premier âge, dont elle eût été la douce et naturelle confidente.

 

Ainsi, en même temps que se développait et que s’aiguisait à outrance sa sensibilité, il s’habituait à en réfréner déjà l’expression. Tout cet inexprimé qu’il renfermait, qu’il concentrait en lui-même lui avait donné, pour reprendre votre mot — mais cette fois sans ironie — une « vie intérieure » d’une richesse et d’une intensité vraiment extraordinaires. On devine, à travers ses livres, le secret de sa nature déchirée.

 

Car la solitude est une école, à la fois admirable et dangereuse. Elle produit, souvent, des êtres d’exception plus vibrants, plus raffinés, d’un caractère plus original, mais, par là même aussi, plus vulnérables aux atteintes de la vie et plus craintifs à en affronter les rudes contacts. Tel était notre regretté confrère. Il a exprimé dans l’un de ses premiers romans, Sainte Marie-des-Fleurs, cette appréhension poignante qu’il ressentait, d’avance, devant les dures nécessités de l’action. Timide, rêveur et solitaire, René Boylesve l’est demeuré toute son existence d’artiste exigeant et délicat.

 

Son œuvre, affranchie des caprices de la mode, reflète ses qualités de grâce et de modération, qu’il semble avoir héritées de sa terre natale. Il conserve toujours le goût élégant de la mesure.

 

S’analysant avec une subtilité aiguë et lucide, il discernait clairement en lui-même « cet élan intérieur exceptionnel » où il reconnaissait un don rare et précieux pour un homme de lettres. Mais sa raison et sa timidité inquiète ne lui permettaient pas de s’y abandonner sans retenue. Et de crainte de s’entendre dire, s’il eût exprimé tout ce qu’il sentait, le terrible : « Tu exagères » dont s’effrayait d’avance son âme délicate, il s’imposait à lui-même ce qu’il appelait le frein, c’est-à-dire le contrôle rigoureux d’un esprit difficile à satisfaire.

 

L’émotion vibrante prenait alors chez lui le masque souriant de l’ironie.

 

C’est de ce conflit constant de sa sensibilité si vive et de sa raison si sûre qu’est né cet art très personnel, à la fois plein de mesure, de nuances, de grâce et de vérité profonde, que l’on a si justement goûté dans tous ses romans.

 

Il anime l’âme de Mlle Cloque, parfumée à jamais des quelques mots que Chateaubriand lui adressa un jour... Chez l’Enfant à la Balustrade il rend ineffaçable le souvenir du regard hautain de Vigny... Il élève les amours extravagantes d’Élise à la hauteur sublime du rêve... Il se penche sur l’âme mystérieuse de Madeleine, jeune femme... Il fait descendre une lumière inaltérée sur les -lacs d’Italie et sur les coteaux de Touraine.

 

Il n’est pas d’art plus surveillé ni plus travaillé que le sien. Épris de beauté, exigeant pour lui-même, sans cesse, il taille, il élague, il dispose, avec art, au long de ses romans, ces mille petits détails, finement observés et joliment choisis, qui arrêtent un moment l’esprit charmé du lecteur et l’invitent à réfléchir sur la vie. Partout, les justes proportions sont respectées, l’équilibre est maintenu, l’ordre règne, dans cette œuvre harmonieuse et claire comme un beau parc à la française.

 

 

L’inspiration la plus frémissante la soutient et la vivifie ; jamais on n’y sent le procédé factice, ou le simple métier, indigne d’un homme de lettres, respectueux de son art.

 

« Si le cerveau prend le dessus sans être suivi par le cœur, a-t-il dit lui-même, il ne crée jamais une véritable force. »

 

Pour écrire, non seulement Boylesve attendait toujours que le cœur suivît, mais c’est le plus souvent le sentiment qui menait le train, comme dans Mon Amour, et le cerveau devait, seulement, modérer son élan, le maîtriser et mêler intimement l’intelligence la plus subtile à la sensibilité la plus rare.

 

La guerre allait être une douloureuse épreuve pour Boylesve. En janvier 1918, il écrivait à Auguste Chauvigné : « Seuls ceux qui ont à agir difficilement dans cette mêlée peuvent conserver le sourire, car l’action accomplie au péril de sa vie nous donne une satisfaction, mais le témoin lointain et qui réfléchit ne peut être qu’éperdu de douleur à la pensée du malheur des hommes. »

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Il est parfois décevant de s’approcher de l’écrivain dont on aime l’œuvre. Involontairement, on s’est formé de lui une image idéale inspirée par sa pensée et comme baignée de l’atmosphère de ses livres.

 

La douloureuse désillusion qui saisit Mme Hanska quand elle vit apparaître devant elle, pour la première fois, un Balzac épais et inélégant, les admirateurs des romans de René Boylesve ne risquaient pas de l’éprouver, tant il était lié à son œuvre par une intime ressemblance.

 

Grand, mince, aristocratique, à la stricte élégance de mise et de geste, à la voix lente et mesurée, aux propos empreints d’une réserve parfois mordante, il faisait songer à quelque beau portrait de l’école espagnole. Son urbanité semblait d’abord un peu glacée, mais il fallait bien peu de temps pour s’apercevoir qu’elle recouvrait une âme tendre et un vif élan, tempérés par l’ironie secrète cachée dans le rêve de son regard.

 

De santé délicate, Boylesve aima le Midi. C’est au grand soleil de la Côte d’Azur qu’il allait demander chaque année le réconfort physique et moral dont il avait besoin. C’est là qu’il rêvait d’avoir sa maison à lui, simple demeure de calme et studieuse retraite, avec un beau parc ombragé de pins, de mimosas, de chênes verts et d’eucalyptus, dominant, en terrasse, les flots bleus de la Méditerranée.

 

Il est parti trop tôt pour voir ce rêve réalisé. Là mort impatiente — pour donner le repos définitif à ce grand-inquiet — n’attendit pas l’achèvement de la maison qu’il faisait construire à Antibes. Et c’est à Passy, dans son hôtel de la rue des Vignes, dont le « jardin détruit » devait inspirer l’une de ses dernières œuvres, que ses amis continueront à chercher son mélancolique souvenir.

 

 

Vous nous avez dit, Monsieur, qu’à l’emplacement même des arbres disparus, s’élevait, aujourd’hui, un de ces imposants immeubles modernes, en ciment armé, dont la durée n’est pas, d’ailleurs, sans vous inspirer quelque inquiétude.

 

Ne pourrait-on pas voir, dans ce simple rapprochement, toute la valeur d’un symbole ? Le jardin meurtri. sur lequel empiète chaque jour le ciment armé, n’est-ce pas un peu comme l’œuvre charmante de René Boylesve, presque ensevelie déjà sous l’avalanche croissante de certains romans d’aujourd’hui, dont une trop habile publicité assure l’éphémère succès ?

 

Mais l’avenir, qui bouleverse souvent la hiérarchie des valeurs que le présent a dressée, assurera, sans doute, à René Boylesve, en remettant chaque œuvre à sa place, le rang éminent que l’émouvante sincérité de son art doit lui mériter.

 

Tous ses amis fidèles, tous ses admirateurs inconnus, sont assurés déjà que son œuvre durera. Et vous avez apprécié, avec trop de finesse et d’intelligente sympathie, la beauté délicate et le charme mélancolique des jardins spirituels de Boylesve pour ne point applaudir d’avance, avec nous, à ce juste suffrage du temps.

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Quant à vous, Monsieur, votre élection n’a pas interrompu votre formidable labeur. Fidèle à votre méthode de vous emparer des événements ou des incidents auxquels vous assistez pour en faire la matière d’un livre nouveau, vous avez donné le jour, si j’ose dire, à un dernier né.

 

Cette fois, vous n’hésitez pas à vous attaquer à l’un des plus graves problèmes de l’heure actuelle.

 

Camille doit-elle, sacrifiant à la mode, subir une mutilation volontaire et se couper les cheveux, au risque de s’enlaidir ?

 

Un journal rendait hommage à votre jeunesse — ce qui à nos âges fait toujours plaisir — et exprimait délicatement sa joie de ne point « vous voir céder à la vague d’ennui que distille volontiers cette vieille dame qui s’appelle l’Académie française » !

 

Rassurez-vous, Monsieur. Nos séances ne distillent point ce poison mortel. Vous rencontrerez, dans le premier salon de ce pays, les personnalités les plus éminentes de notre époque. Avec elles, vous travaillerez à maintenir le culte de la langue classique que vous aimez.

 

Après la séance, l’esprit mis en joie par des conversations confraternelles, vous irez de votre pas souple et léger de sportif bien entraîné, le long des quais de la Seine, dans un grand cercle parisien prendre votre leçon de, culture physique... Et pour vous délasser des travaux austères du Dictionnaire vous continuerez à passer vos vacances sur les bords du lac d’Hossegor.

 

 

Là, dans ce décor incomparable qui marie la forêt des pins à la lande d’or des genêts et les eaux lumineuses et calmes du beau lac à la plainte incessante de l’immense océan couvert d’écume, vous vous promènerez, pieds nus, dans le sable brûlant ou dans l’onde marine, et vous respirerez les senteurs alternées de la mer et de la forêt, en dialoguant à la manière de Platon.