Discours de réception de Robert de Flers

Le 16 juin 1921

Robert de FLERS

M. Le marquis Robert de FLERS, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Le marquis de SÉGUR, y est venu prendre séance le 16 juin 1921, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Le premier devoir de celui auquel vous faites l’insigne honneur de l’admettre dans votre Compagnie est toujours de proclamer la confusion dont il convient qu’il soit couvert. Depuis 1634, il n’a jamais existé un placement d’humilité plus recherché, ni plus avantageux. Nul ne saurait déférer avec plus de sincérité que moi-même à ce vénérable usage.

J’éprouve, en effet, une émotion très douce à sentir combien je dois de votre bienveillance au souvenir si présent de Victorien Sardou et je me rends compte aussi qu’en daignant m’accueillir parmi vous, vous avez entendu, en même temps, honorer la mémoire du collaborateur de vingt années qui fut, comme dit François Villon, mon « plus que frère ». Ah ! si Gaston Arman de Caillavet était là, je devine qu’il me dirait tout bas : « Mon ami, ne parlez pas de moi. Laissez-moi suivre le gré de mon caprice, qui est de regarder la vie, d’en goûter avec bonne humeur jusqu’aux amertumes, et de la transporter bien vite dans le domaine de la fantaisie. Les hommes y sont plus agréables à contempler. La fantaisie n’est-elle point la forme la plus charmante de l’indulgence ? Pour moi, je ne veux pas d’autre délectation. Vous savez bien qu’en mêlant vos platanes du boulevard à mes châtaigniers du Périgord, nous avons fait un petit bois où la lumière du jour nous fut bienfaisante, et qu’en relisant à son ombre les livres que nous préférions ensemble, au bord d’une petite rivière qui ne cherche pas à arriver, j’ai connu des joies à côté desquelles toutes les autres ne sont que vanité. »

Vous me pardonnerez, Messieurs, si ma première pensée va vers celui qui m’eût à peu près parlé de la sorte. En évoquant son souvenir, les paroles d’Octave à Coelio me viennent naturellement aux lèvres : « Moi seul au monde, je l’ai connu. Pour moi seul sa vie n’a pas été un mystère. Il savait verser dans une autre âme toutes les sources de bonheur qui reposaient dans la sienne. Il était la bonne partie de moi-même ; elle est remontée au Ciel avec lui. Adieu la gaieté de ma jeunesse ! »

Une autre raison, Messieurs, que je ne saurais oublier, afin d’en augmenter ma reconnaissance, m’oblige encore à une timidité particulière. La dernière fois que je pénétrai dans cette enceinte alors déserte, c’était avec le sombre dessein de composer un petit ouvrage comique dont l’illustre Coupole devait fournir le cadre, et l’Académie les personnages. Dans cette intention coupable, j’étais accompagné d’un décorateur et d’un directeur de théâtre. Nous avions même songé un instant, par pudeur, à nous déguiser en Anglais. D’ailleurs, ce directeur était un homme d’infiniment de goût, artiste et lettré. Quant au théâtre, il vous appartient bien un peu puisque c’est celui où s’épanouit le génie sensible et malicieux d’Henri Meilhac chez lequel l’ironie n’est en quelque sorte que l’alibi de la tendresse ; — où Ludovic Halévy, cet athénien des Variétés, d’un geste souriant et mesuré, versa dans la coupe de Socrate, le champagne de Métella, — et où enfin, dans des temps plus proches, Paris s’offrit à lui-même tant de belles soirées de grâce et d’esprit toutes les fois qu’il fut assez heureux pour prendre le pseudonyme d’Henri Lavedan, de Maurice Donnay ou d’Alfred Capus.

Notre petite troupe ne séjourna pas longtemps dans cette salle. Le décorateur, très ému, eut vite fait de relever les dimensions de la tribune, des bancs, des statues ; il prit en hâte les mesures de Bossuet et de Fénelon, dont il déclara, sans plus attendre, qu’ils seraient hors de prix. Puis d’une voix troublée il dit : « C’est fait. Partons vite. » Et nous nous enfuîmes, agités peut-être, sans nous l’avouer à nous-mêmes, par ce frisson bien connu dans l’antiquité sous le nom de « frisson du sacrilège » et dont on n’a jamais su exactement s’il était fait d’horreur ou de délices.

Je n’ai pas été conduit, Messieurs, à vous faire cet aveu en manière d’excuse, — ce qui n’eût pas été de votre goût, ni d’ailleurs du mien, — mais il m’a semblé que je m’étais trouvé dans des conditions privilégiées pour témoigner du prestige incomparable dont jouit votre Compagnie auprès de ceux-là même qui ignorent sa mission et son histoire. Lorsque vint l’heure de mettre la pièce en scène, il me fut permis, en effet, d’assister aux disputes passionnées qui surgirent entre les figurants dont chacun nourrissait l’ardent espoir de revêtir l’habit vert. Avec une diligence merveilleuse, ils demandèrent des recommandations, ils cherchèrent des appuis, et, à ne vous rien cacher, ils se mirent à faire des visites. Il fallut, pour apaiser ceux que l’on fut contraint d’évincer, leur dire que ce serait pour une prochaine reprise, et leur distribuer en hâte des décorations considérables. Ils se turent, mais, je vous le jure, Messieurs, ils n’étaient pas consolés.

D’ailleurs, plusieurs membres de votre compagnie daignèrent assister au spectacle et s’y divertir ou, ce qui est plus obligeant encore, paraître s’y divertir. Je me souviens même, que l’un d’entre vous que j’avais à peine l’honneur de connaître et que je rencontrai pendant un entracte, eut la grande bonté de me dire : « Je suis heureux de vous faire mon compliment. Vos deux premiers actes, Monsieur, m’ont fort amusé. » Comme le troisième venait de se terminer, je pus ainsi savoir l’opinion tout entière de mon éminent interlocuteur formulée selon le rite le plus pur de la malice académique. Je n’avais pu me défendre surtout d’admirer le ton si particulier, si riche en multiples significations sur lequel ce mot de « Monsieur » avait été prononcé. Il y entrait de la bienveillance, de la restriction, de la condescendance, de la libéralité, de la moquerie, de la protection, de la miséricorde, et mille autres choses encore. Il est magnifique de constater tout ce que la tradition, lorsqu’elle s’en mêle, parvient à tirer de deux pauvres syllabes qui, dans toute autre circonstance de la vie, n’ont aucune espèce d’importance. Toujours est-il qu’assez frappé, il faut que je l’avoue, en quittant un moment plus tard le petit péristyle dorique du théâtre des Variétés, je me surpris à me dire tout bas à moi-même, en m’efforçant de reproduire l’intonation sacrée : « Tu aurais peut-être pu, Monsieur, te dispenser d’écrire cette petite comédie. »

L’Académie française a bien voulu ne m’en tenir aucune rigueur. Peut-être avez-vous estimé que l’esprit de satire comporte, pour une part, l’esprit de déférence, et que l’ironie, trop éloignée du respect, ne tarde pas à faire figure de veuve incomprise. Néanmoins, je me demande aujourd’hui si, en ayant quelques années plus tard l’audace de venir rôder autour de ce Palais dans une pensée évidemment assez différente de mon premier dessein, je n’ai pas obéi, malgré moi, à cette loi mystérieuse qui veut que les criminels soient irrésistiblement attirés vers le théâtre de leur forfait ?

Vous avez encore ajouté, Messieurs, à ma gratitude en m’appelant à succéder à l’écrivain d’un mérite si véritable et si distingué qui sut parer l’histoire de toutes les séductions de son esprit et qui, à force d’art et de bonne grâce, parvint à arracher des sourires à l’érudition elle-même qui, comme l’on sait, ne sourit pas tous les siècles.

Chacun de vous a conservé la mémoire du marquis de Ségur, et j’en suis sûr, sans faire aucun effort. Nous n’aimons pas, à l’ordinaire, prendre une peine extrême pour évoquer ceux qui ne sont plus. Il faut qu’ils y mettent un peu du leur. Pierre de Ségur y met beaucoup du sien. Voici son geste simple, aisé, si bien disposé pour l’accueil, sa main cordialement tendue, un peu plus avant si c’est vers un inférieur. Voici son visage mobile, exprimant tour à tour l’enjouement ou la gravité, sa manière de dire chaque chose comme il convient qu’elle soit dite. Voici son œil bleu, son regard attentif ou distrait selon que la bienveillance y trouve le mieux son compte, ce regard qui sait si bien sourire comme on sourit en France et qui conserve pourtant, à titre de souvenir, un peu de ce fameux charme slave qui nous ravissait naguère. Voici enfin son attitude obligeante, son élégance naturelle, sa politesse achevée, celle d’un grand seigneur assez grand seigneur pour n’avoir point besoin de le paraître.

Aucun homme ne pratiqua la politesse avec autant de maîtrise que Pierre de Ségur. Elle n’était point pour lui un agrément dont on se pare à l’instant d’aller dans le monde ou à l’Académie ; il ne la mettait pas, il l’avait. Chez lui, elle ne devait pas grand’chose à l’éducation. Elle venait à la fois de plus loin et de plus près : de la race et du cœur. Elle découlait d’une bonté naturelle qui embellissait tout ce qu’elle approchait et qui n’avait pas besoin, pour se faire remarquer, de condescendre à la bonhomie.

Toutes ces qualités, chez tant d’autres extérieures, étaient, chez Pierre de Ségur, si étroitement mêlées à ses sentiments et à ses pensées que les traits qu’elles nous fournissent peuvent servir indifféremment à fixer son caractère ou son talent. Les êtres si parfaitement harmonieux le demeurent toujours. Jusqu’à son dernier jour, le marquis de Ségur fut tel que vous l’avez connu, tel que vous l’avez aimé. Il mourut simplement, modestement : quitter la vie avec éclat lui eût paru un manque de discrétion. Pour ne pas augmenter la douleur des siens, et surtout celle de l’admirable et dévouée compagne de chacun de ses jours, il feignit de ne point savoir que l’instant du grand départ était arrivé. « Ce n’est rien, disait-il. Ce ne sera rien, je vous le promets. » Et ce fut sa grâce suprême de paraître traiter son dernier moment presque avec négligence, et, en quelque sorte, comme une dernière anecdote. Soyez sûrs que, s’il avait dû, selon la mode ancienne, choisir pour sa tombe une épitaphe, afin d’économiser des larmes qu’il ne pourrait plus sécher, il n’en aurait pas voulu d’autre que celle du chevalier de Boufflers : « Mes amis, croyez que je dors. »

Tant de délicatesse d’âme, tant de prévenance de cœur, tant de noblesse morale n’ont pas été dépensées vainement. Grâce à elles, le clair visage du marquis de Ségur ne cesse point de nous apparaître baigné d’une douce et fraîche lumière. La mort ne l’a point touché. Regardez-le, Messieurs, il sourit encore.

J’ai peu connu celui auquel j’ai l’honneur de succéder. Je l’avais rencontré deux ou trois fois seulement dans le cabinet de travail de Paul Hervieu. Il m’est précieux que cette circonstance me permette d’évoquer, d’invoquer le nom de votre grand confrère, si attentif, si bienveillant à mes débuts et à ma jeunesse. Je revois en cet instant, — et mes deux illustres parrains qui furent si près de son cœur comprendront mon émotion, — je revois son geste sobre, sa fière timidité, son regard à la fois rigoureux et sensible devant lequel nous, ses cadets, nous nous plaisions à comparaître.

Le marquis de Ségur — et comment eût-il pu en être autrement — n’a eu que, des amis. Ce fut le bonheur de sa vie ; c’est le malheur de celui que vous avez appelé à prononcer son éloge. Les ennemis, en effet, parlent plus volontiers, et, lorsqu’ils se taisent, c’est encore un précieux renseignement : il suffit de se tenir exactement à l’opposé de leurs paroles et de leur silence pour se trouver dans la vérité.

Tous ceux, toutes celles qui ont plus particulièrement connu votre confrère et que je me suis fait un devoir d’interroger étaient, dès la première question, gagnés par une tristesse si vive et si profonde qu’il m’était impossible d’insister. J’éprouvais bien plutôt le besoin de les consoler, et comme le meilleur moyen d’y parvenir était assurément de leur dire tout ce que je savais moi-même de noble et de touchant sur le compte de leur ami, il m’est arrivé, le plus souvent, de rompre l’entretien après avoir beaucoup parlé, mais sans avoir rien appris. Au cours de cette enquête, je n’ai jamais obtenu qu’une réponse, toujours la même : « Il était charmant. » C’est peu de chose en apparence, et c’est beaucoup cependant, car chacun, car chacune prononçait ces quelques syllabes avec tant de tendresse et de regret qu’elles reprenaient soudain le sens profond et délicieux dont un usage immodéré les avaient vidées ; « il était charmant ». Le marquis de Ségur, messieurs, vous a rendu un adjectif.

Du vivant même du marquis de Ségur, l’on décida qu’il était un homme du XVIIIe siècle. C’est un des procédés les plus habituels et d’ailleurs les plus commodes de la critique. Lorsqu’un écrivain ou un artiste gêne un critique dans le cadre de son temps, et qu’il faudrait, pour l’y situer et l’y expliquer, un soin plus approfondi, il l’envoie dans un autre siècle. Il lui choisit l’époque qu’il doit préférer et le régime qu’il doit suivre. Celui-ci ne peut être que le contemporain de Chateaubriand ; et celui-là a commis un anachronisme indécent en ne naissant pas sous Louis XIV ; parfois même, si le patient paraît d’une constitution exceptionnellement vigoureuse et qu’il semble pouvoir supporter un plus long voyage, le critique l’expédie dans la seconde moitié du XVe siècle ou dans la première moitié du XVIe, et, s’il veut protester, il lui intime tout net : « Ne bougez pas de là, vous êtes un homme de la Renaissance. »

Cette méthode de greffe posthume n’a pas toujours donné les meilleurs résultats, mais il faut reconnaître que, pour le marquis de Ségur, le siècle qu’on lui a imposé comme siècle d’adoption lui convient à merveille. Il aurait pu d’ailleurs, à son gré, en choisir tout autre auquel il n’eût pas manqué de trouver, pour le présenter, des parents haut en place et bien en cour.

Pierre de Ségur possède, en effet, une galerie d’ancêtres incomparable. Ce genre de collection est toujours flatteur, mais parfois un peu triste et rébarbatif. Les vieux portraits, qui n’ont pour se distraire qu’un petit écusson dans le coin de leur cadre et, en bas, une inscription où les dates du modèle sont souvent aussi vagues que le nom du peintre, ne regardent pas, à l’ordinaire, leurs descendants avec une grande bienveillance. On dirait qu’ils les trouvent mal habillés et un peu ridicules, et ils ont volontiers l’air sarcastique ou vexé. Lorsqu’il leur arrive de tenir entre leurs doigts une tabatière à miniature, ils deviennent particulièrement exaspérants et semblent dire sans cesse, par leur mine méprisante et pincée : « J’ai du bon tabac. Tu n’en auras pas ! » Pierre de Ségur n’a pas connu ces sévérités impertinentes. Il n’a jamais eu aucun ennui avec ses ancêtres qui sont de ceux que l’on admire et que l’on aime. Ils ne sont ni ravagés d’ambition, ni empesés d’orgueil. Ils joignent l’illustre à l’agréable et n’en tirent point vanité. Ils portent de jolis habits puce, mauve ou zinzolin ; ou bien de beaux uniformes bleu et blanc auxquels, sur le champ de bataille, ils ajoutent du rouge toutes les fois où il en est besoin. Ils sourient sous leurs perruques et ils ne détestent point ceux qui ont eu l’impudence d’exister deux cents ans après eux. Bien au contraire ils paraissent les encourager : « Nous avons vécu notre vie. À vous de vivre la vôtre. » Soldats ou écrivains et souvent les deux ensemble, ils ont le bon goût de ne point se battre avec leur plume et de ne pas écrire avec leur sabre. Chaque chose en son temps. Lorsqu’ils cessent de faire l’histoire, ils la racontent. Quel plus noble et plus charmant destin ! Ils fleurent à la fois la poudre à la Maréchale, la poudre à canon et la poussière des bibliothèques. C’est déjà un mélange. Bien entendu, ils n’en ont point révélé le secret, mais nous le devinons quand même : ils sont Français.

Il a suffi à Pierre de Ségur, enfant, d’écouter sagement l’histoire de tels aïeux pour être émerveillé par les leçons du passé. Henri-François de Ségur, maréchal de camp, lieutenant-général, lui raconta la fin du siècle de Louis XIV, la Régence et la première moitié du règne de Louis XV. Le maréchal de Ségur reprit le récit où son père l’avait laissé et le poussa jusqu’à la fin du siècle. Louis-Philippe de Ségur, colonel du régiment de Soissonnais-Infanterie pendant la guerre de l’Indépendance des États-Unis, puis ambassadeur en Russie et à Berlin sous Louis XVI, puis grand-maître des cérémonies de Napoléon, puis membre de la Chambre des Pairs sous Louis XVIII, puis partisan de la Révolution de 1830, lui expliqua, sans aucun embarras, combien il lui avait fallu tout à la fois de souplesse et de loyauté pour servir successivement la Monarchie, l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet. Le petit Pierre de Ségur venait d’apprendre du même coup en quoi consiste l’opportunisme, ce qui lui donnait, par avance, quelques clartés sur l’Histoire de la Troisième République. Le général Philippe de Ségur enchanta sa jeune imagination eu lui révélant les splendeurs et les misères de l’épopée impériale et Monseigneur de Ségur l’initia aux subtils secrets de la diplomatie du Vatican, la seule où les erreurs ne procurent pas d’avancement, du moins en ce monde. Mais une femme encore charmante vient s’asseoir auprès de lui. Elle porte un chapeau cabriolet en taffetas lilas orné de roses pompon, une robe de popeline violette et un talma de soie noire. Elle prend les petites mains de l’enfant dans les siennes, qu’elle a fort belles, et lui dit : « Mon chéri, tu as assez travaillé aujourd’hui. Tes ancêtres vont te faire mal à la tête, tu en as trop ! Mets-toi là et écoute-moi. » Et la comtesse de Ségur commença de lire à son petit-fils — à son petit-fils modèle — les Malheurs de Sophie, Les Aventures des Deux Nigauds, du Pauvre Blaise, du Général Dourakine et de ce Bon petit Diable qui n’est pas exempt d’un léger soupçon de bolchevisme infantile.

Le petit Pierre écoutait, écoutait éperdument. Sa destinée ne semble-t-elle point déjà fixée ? Ses aïeux lui avaient enseigné l’Histoire de France. Sa grand’mère venait de lui apprendre la manière de la raconter.

Pierre de Ségur avait à peine terminé de belles études au Collège Stanislas lorsquéclata la guerre de 1870. Il ressentit profondément le désastre et assista, le cœur navré, à « la grande dispersion parmi les ruines de la Patrie ». Peut-être avait-il eu, quelques mois plus tôt, certaines velléités politiques. On l’avait entendu, dans les réunions de la Conférence Pereyre, tenir des discours qui ne tendaient à rien de moins qu’à réformer la Société et à élaborer une constitution modèle ! Il faut bien que jeunesse se passe, et c’est pour l’y aider que, sur la prière de son père, Pierre de Ségur entra au Conseil d’État. Il était à l’âge où ce genre, si l’on peut dire, d’activité ne saurait présenter aucun danger pour la chose publique, tandis que les familles en sont merveilleusement rassurées. Mais il ne demeura pas longtemps dans cette magistrature où il lui arrivait parfois, m’a-t-on dit, de cacher derrière des dossiers de contentieux administratif, des livres de mémoires ou de littérature. Il est bien injuste de prétendre que les dossiers ne servent de rien. Déjà la vocation historique l’appelait. Il était trop bien élevé pour faire semblant de ne pas l’entendre, mais il la pria pourtant de ne point s’impatienter. Elle y consentit, attendit quinze ans et n’eut pas à le regretter.

C’est en effet seulement en 1895 que Pierre de Ségur fit paraître son premier livre consacré au maréchal de Ségur, l’un des meilleurs généraux de Louis XV, ministre de la guerre sous Louis XVI. C’est un bon ouvrage respectueux et bien sage où l’on aperçoit à chaque page la volonté d’être à la fois bon historien et bon descendant.

La personne et la vie du maréchal favorisaient cette double ambition. Ce fut un brave homme, cordial et généreux, et qui, plein de simplicité aux heures éclatantes de sa carrière, sut, dans l’infortune et dans la misère, trouver un aspect de grandeur et d’émotion que le bonheur ne lui avait pas accordé. Il ne se mêla pas aux coteries et ne fut courtisan que juste ce qu’il fallait pour ne pas paraître manquer d’éducation. Déjà blessé à Raucoux, à Lawfeld il charge trois fois à la tête de son régiment, mais il est repoussé. Que vouliez-vous qu’il fît ? Qu’il chargeât une quatrième fois. Et une quatrième fois, Ségur, qui n’avait jamais su compter, dressé sur ses étriers, commanda : « En avant ! » Quelques instants plus tard, il avait le bras gauche emporté par un boulet. C’était sa façon d’intriguer. Il n’en connut pas d’autre.

Ce brave avait bon cœur. Il s’occupa activement d’améliorer le sort du soldat à la caserne et dans les hôpitaux militaires. Il est vrai qu’il fut moins bien inspiré en signant l’ordonnance qui réservait à la seule noblesse les brevets d’officiers ; on lui reprocha vivement, par la suite, d’avoir pris une telle mesure à la veille de la Révolution. L’on doit dire, à sa décharge, qu’il ne savait certainement pas que la Révolution dût avoir lieu le lendemain. Et puis, ce soldat intrépide — et l’on ne peut lui en vouloir — n’avait pas dans l’esprit une grande souplesse et il vivait plus volontiers avec le temps de sa jeunesse qu’avec la jeunesse de son temps.

Lorsque vinrent les jours sombres, l’émigration, — cette fuite au nom de la fidélité, — ne le décida pas à quitter son pays. Fuir, il ne savait pas comment l’on fait ; il n’avait pas appris. La Révolution néanmoins le jeta en prison, le dépouilla de ses dignités, vendit ses biens, ses livres, ses archives et le réduisit à la pauvreté. Ne pouvant plus vivre à Paris, il se retira modestement à Châtenav où le souvenir de Voltaire n’avait pas fait monter le prix de la vie. C’est là qu’un jour de l’an VIII, son petit-fils, Philippe de Ségur, le futur mémorialiste de la Grande Armée, alla trouver le vieux maréchal. Il est évident que, lorsqu’un jeune homme de vingt ans vient rendre visite à son grand-père, surtout à la campagne, c’est qu’il a fait une bêtise. Philippe de Ségur en avait fait une, mais de quelle qualité ! La veille, en se promenant dans les rues de Paris, inquiet et désœuvré, il avait tout à coup vu sortir par la porte du jardin des Tuileries un régiment. C’était le 9e dragons, qui, sabre au clair, défilait avec l’allure « qu’ont les soldats lorsqu’ils vont à l’ennemi ». Philippe les regarde frémissant, ébloui. Il a bien remarqué que le drapeau a changé de couleur, mais il n’a pas changé de nom : c’est toujours le drapeau. Le jour même Philippe de Ségur s’engageait dans le corps des hussards volontaires de Bonaparte.

Voilà la bêtise qu’en tremblant un peu il venait confesser à son grand-père. Il est de bon matin. Le vieux maréchal est encore couché sur son pauvre lit de camp. L’enfant, très vite, — oh ! le plus vite possible — fait son aveu. L’ancien ministre de Louis XVI fronce les sourcils et, de la voix rude dont il commandait naguère ses escadrons : « Vous venez de manquer à tous les souvenirs de vos ancêtres. Mais c’en est fait. Songez-y bien. Vous voilà maintenant enrôlé dans l’armée républicaine ; servez-y avec franchise et loyauté, car votre parti est pris, et il n’est plus temps d’en revenir. » À ces mots, Philippe de Ségur se mit à pleurer car celui qui les avait prononcés avait été blessé sept fois à l’ennemi, et c’était son grand-père. Le vieillard, déjà au bout de sa colère, attira le jeune homme dans le bras qui lui restait et il embrassa ses larmes, parce que c’étaient celles d’un petit soldat impatient de gloire et de dangers et que ce petit soldat était son petit-fils. Il lui remit, dans une bourse de cuir, vingt louis d’or, — tout ce qu’il possédait : « Tenez, dit-il, voici de quoi compléter votre équipement. Allez, et du moins, soutenez avec bravoure et fidélité, sous le drapeau qu’il vous a plu de choisir, le nom que vous portez et l’honneur de votre famille. » Et Philippe de Ségur partit pour se battre.

Évidemment, sous le manteau de quelques vieilles cheminées, on ne manqua pas de maugréer un peu : « Croyez-vous ! Ce jeune homme ! Servir un gouvernement pareil ! Un Ségur ! Quelle horreur ! Tout s’en va ! » Ah ! Messieurs, nous la connaissons cette expression, et elle signifie justement le contraire de ce qu’entendent exprimer ceux qui ont coutume de s’en servir. Lorsqu’ils s’écrient : « Tout s’en va ! » cela prouve simplement que tout continue.

Le premier Consul, flatté d’avoir un si jeune petit hussard qui portait un si beau vieux nom, fit servir à l’ex-maréchal, par décret du 14 ventôse, une pension équivalente aux appointements de général de division réformé. Ainsi le petit-fils remboursait à son grand-père ses vingt louis d’or— avec les intérêts. Celui-ci voulut aller remercier son bienfaiteur. Il se rendit aux Tuileries. Albert Vandal nous le montre grandement accueilli par Bonaparte, qui le reconduisit jusque sur l’escalier. « Là, il commanda aux soldats de garde de prendre les armes. Les rangs se formèrent, les tambours battirent, les glorieux grenadiers de la République présentèrent les armes au vieux ci-devant cassé, infirme, en qui survivaient les vertus de l’ancienne armée, et il parut qu’en ce jour la France de Jemmapes et de Marengo rendait à celle de Fontenoy les honneurs militaires ».

Ne semble-t-il pas, Messieurs, que cette scène fournirait une image émouvante à l’album qu’il conviendrait peut-être de composer pour nos écoles et où revivraient, l’un après l’autre, les instants d’angoisse grandiose où la France menacée ressuscita d’elle-même en réunissant sur son cœur ses enfants divisés. Tournons les pages : Tolbiac, Bouvines, Orléans, Denain, Valmy, la Marne. Un tel recueil ne saurait avoir qu’un titre : « L’Union sacrée » et sa préface qu’un auteur, celui-là même qui, pendant cinq ans, eut le courage de toutes les paroles et, lorsqu’il le fallut, de tous les silences et qui, dans son cœur confiant et résolu de bon Lorrain, trouva, dès avant la victoire, l’expression victorieuse : Raymond Poincaré.

Pierre de Ségur ne consentit point à donner une suite à l’histoire du maréchal, bien que Corneille ait prétendu, — il est vrai de dire que c’était Thomas, — que le mot « ancêtres » ne doit s’employer qu’au pluriel. Il n’aurait tenu qu’à lui de raconter, à l’aide d’incomparables archives, la vie du général, ou celle de son père l’ambassadeur, ou encore du frère de ce dernier qui, modeste et simple, « traversa la vie d’un pas vif et léger », et qui se surnommait lui-même « Ségur sans cérémonie ». Mais comme votre confrère, Messieurs, était « Ségur sans ostentation », il s’y refusa.

 

C’est à cette discrétion mêlée à tant de grâce et de courtoisie qu’il dut de rencontrer, auprès de femmes d’esprit et de cœur, des amitiés précieuses et des intimités confiantes ; il savait séduire leur esprit sans inquiéter leur cœur et il aurait pu, comme Montesquieu, dire de lui-même : « J’ai de l’amitié pour l’amour. » Aucun commerce n’était plus sûr ni plus délicat que le sien. Il s’interdisait avec rigueur de dire du mal de quiconque, fût-ce de ses amis, et il n’accueillait pas un potin à moins qu’il ne fût centenaire, et qu’il n’eût les cheveux blancs ou tout au moins poudrés.

Mais quel que soit le plaisir qu’il ait pris aux propos des salons, Pierre de Ségur ne pouvait se contenter longtemps d’une nourriture aussi légère. Afin de ne pas changer trop vite ses habitudes, il continua bien d’aller dans le monde, mais il y alla au XVIIIe siècle. Il n’y fut pas accueilli avec moins de faveur. « Il y a en moi, disait-il, de l’abbé de cour et du rat de bibliothèque. » Le rat errait sur les rayons, grignotait les vieux livres, débusquait dans les archives les dossiers inédits, et, dans les vieilles malles cloutées, les liasses de correspondance. C’eût bien été le diable si, dans tout cela, ce rat n’eût point trouvé de pécheresses intéressantes. Il les amenait bien vite à l’abbé qui les confessait sur l’heure et qui leur donnait des pénitences souvent plus vénielles que leurs fautes. Ainsi, de concert, rat et abbé se promenèrent dans tous les coins du XVIIIe siècle. Leurs procédés furent si honnêtes, leurs soins si obligeants que, du fond du passé, des ombres légères et charmantes — car il y a des ombres qui continuent de s’habiller délicieusement — s’éveillèrent, s’animèrent et s’étant approchées murmurèrent dans un souffle : « Monsieur de Ségur, venez à notre secours. Nous sommes fort effrayées. Tant de gens divers nous menacent d’écrire notre histoire que nous en avons perdu le repos éternel ! Les hommes du monde nous font une peur épouvantable parce que, s’ils ne comprennent pas toujours les femmes qu’ils rencontrent dans la vie, ils comprennent plus rarement encore celles qu’ils rencontrent — oh ! bien par hasard —dans les livres. Les romanciers nous vexent sans cesse, car ils ont la présomption de préférer les aventures qu’ils inventent à celles que nous avons pris la peine de vivre nous-mêmes. Il y a bien les poètes. Nous savons évidemment qu’ils n’insultent jamais une femme qui tombe, parce qu’il peut arriver, somme toute, que ce soit dans leurs bras. Mais nous ignorons le sort qu’ils réservent à celles qui, hélas ! sont tombées depuis bien longtemps déjà. Il y a encore les historiens. Faut-il vous avouer qu’ils ne nous rassurent qu’à demi. Avec eux, on est dans un doute abominable : ou bien ils nous rangent parmi les saintes, ce qui est bien ennuyeux pour nous et bien gênant pour elles, ou bien ils nous chargent d’opprobres et nous précipitent dans un enfer où le monde, aujourd’hui, est devenu par trop mêlé.

« Mais vous, monsieur de Ségur, vous, vous êtes à la fois homme du monde, poète et historien. Vous êtes un peu tout cela, pas trop, et voilà précisément ce qui nous ravit et pourquoi nous venons vers vous avec une confiance de l’au-delà. Lisez nos lettres d’amour. Lisez-les toutes. Vous en trouverez partout. Les lettres d’amour brillent si mal ! Demandez-les à nos arrière-petites-filles qui, elles, n’ont plus le temps d’en écrire. Faites de ces vieux grimoires l’usage qu’il vous conviendra, mais surtout ne consentez pas à la pudeur blessante de ceux qui croient obligeant de paraître ignorer des faiblesses sans lesquelles nous n’aurions pas existé. Le passé n’a point les susceptibilités que le présent lui prête. Il n’y a qu’une façon de lui manquer de respect : c’est de l’oublier. Vous ne le voudrez pas et, par votre art délicat, par votre don de rendre la vie à celles qui l’ont quittée à regret, par votre piété toute prête à excuser les fautes certaines en faveur de repentirs possibles, vous parviendrez tout doucement, sans qu’on y prenne garde, à faire, avec toutes nos histoires, de l’histoire. » Messieurs, j’abrège, car les ombres légères étant des ombres de femmes, parlèrent beaucoup plus longtemps.

Le marquis de Ségur les avait entendues et pendant plusieurs années, avec une ardeur, une curiosité et une bienveillance infatigables, il se consacra à exaucer les désirs de quelques-unes d’entre elles. Il sut bien choisir. Nous devons à ce sage discernement toute une série d’ouvrages dont la grâce renseignée et l’érudition élégante valurent à Ségur une réputation qu’on lui eût tout de suite enviée si, par tout son procédé, il n’avait, depuis longtemps, découragé l’envie. Ce sont les portraits achevés de Mme Geoffrin, la souveraine du royaume de la rue Saint-Honoré qui atteignit à la perfection dans le bon sens, de Mlle de Lespinasse qui atteignit à la perfection dans la passion et les esquisses plus rapides de Louise-Adélaïde, princesse de Condé, qui atteignit à la perfection dans la pureté, de Marie-Catherine de Brignole, princesse de Monaco, qui atteignit à la perfection dans le dévouement, de Mme Du Deffand qui n’atteignit en quoi que ce soit à la perfection, mais qui fut bien la personne la plus lucide et la plus spirituelle de l’avant-dernier siècle. Ainsi, depuis les Goncourt — ces deux postillons de l’Histoire — comme les appelait joliment Barbey d’Aurevilly et à l’œuvre desquels on n’a peut-être pas toujours accordé un assez grand hommage — nul n’apporta, à l’évocation du « siècle à l’humeur badine », une contribution plus précieuse et plus importante que Pierre de Ségur.

Le XVIIIe siècle n’a été jusqu’ici l’objet d’aucun travail d’ensemble. Il s’y prête assez mal pour de nombreuses raisons dont les principales sont sans doute sa prodigieuse complexité, ses transformations incessantes, la multiplicité de ses documents, l’abondance de ses richesses intellectuelles et scientifiques, l’admirable tumulte de ses contradictions qui permet de le considérer tour à tour comme un siècle de dissolution ou comme un siècle de reconstruction. D’autre part, aucun âge n’étant paré de plus de séduction ni de plus d’enchantement, il arriva que le XVIIIe siècle — et ce fut à la fois son privilège et sa disgrâce — rencontra plus d’amoureux que d’historiens. Bien des écrivains, sans doute, songèrent à peindre largement le tableau complet de ce temps incomparable. Mais à peine l’un d’eux s’était-il mis en route que, tout de suite, il rencontrait une femme. Elle lui souriait. Elle lui parlait aussi et, sans se faire prier davantage, elle avouait, comme la marquise de Grôlée : « J’ai été jeune. J’ai été jolie. On me l’a dit. Je l’ai cru. Jugez du reste. » L’écrivain jugeait du reste, ému, troublé, ravi ; les documents accumulés, les vastes projets étaient bientôt abandonnés et peu à peu, avec une résignation charmée qui lui valait parfois toute une existence d’intimité délicieuse, l’historien, par amour, se faisait biographe.

Le bonheur de Pierre de Ségur, et le nôtre, Messieurs, est que votre confrère ne rencontra pas une seule femme, mais plusieurs. Avec quel art, avec quelle piété galante, avec quel luxe de soins, il s’appliqua à nous raconter leur histoire ! Ce travail, en apparence léger, cachait au fond un immense labeur. « La vie d’un homme, disait Taine, ne se compose pas seulement des événements notables que rapportent les mémoires ordinaires. Elle est la série continue de toutes les sensations, pensées, sentiments, actions grandes et petites qui ont rempli ses journées depuis sa naissance jusqu’à sa mort. » Pierre de Ségur l’entendait bien ainsi et, par surcroît, il n’ignorait point que l’entreprise est plus périlleuse encore lorsque c’est la vie d’une femme qu’il s’agit de fixer, surtout si cette femme a eu la jolie chance d’exister entre 1700 et 1789. Dans cette période, il n’y eut guère que deux destinées vraiment enviables : il fallait être femme ou moraliste. Ce sont en effet les femmes et les moralistes qui faisaient les mœurs, et les mœurs qui commençaient de faire les lois. Jusque-là, les femmes avaient été reléguées dans l’ombre de leur devoir. On leur accordait surtout le droit au bonheur des autres. Sans doute, il y avait bien eu, au temps de la Fronde, quelques belles agitées. Mais la noble rigueur du grand siècle avait eu vite fait de les remettre à leur place. Celui qui lui succéda les jeta en pleine activité, en pleine ambition, en pleine coquetterie d’influence.

Dumas fils disait que « la femme étant, d’après la Bible, le dernier ouvrage du Bon Dieu, elle avait dû être faite le samedi soir et qu’on y sent un peu la fatigue ». Les femmes du XVIIIe siècle, elles, semblent avoir été faites le lundi matin. Une fièvre incroyable de mouvement, d’action, de curiosité les anime et les transporte. Grâce à elles, l’esprit de société s’épanouit et la société prend toute l’importance que l’État lui abandonne. Elles accueillent ce résultat, qui est une sorte de révolution bien élevée, sans modestie aucune. Ah ! le temps n’est plus où leurs sœurs aînées écoutaient avec humilité les dures paroles de Bossuet : « Les femmes n’ont qu’à se souvenir de leur origine, et sans trop vanter leur délicatesse, songer après tout qu’elles viennent d’un os surnuméraire. » Un os surnuméraire ! Ni Mme de Prie, ni Mme de Sabran, ni Mme d’Epinay, ni Mme de Beauveau, ni la maréchale de Luxembourg, ni aucune de leurs amies ne pouvaient vraiment admettre que les hommes de mérite ou de qualité qui déposaient chaque jour leurs hommages à leurs pieds, n’aient fait, en quelque sorte, que déclarer leur flamme aux descendantes d’un os surnuméraire. Celles qui décidaient du sort des ministères, de la guerre, de la paix, du goût, de la métaphysique, de la finance et de la mode eussent souri de telles sévérités. Elles vont, viennent, menacent, ordonnent, promettent, exigent, proposent, imposent. Elles pensent encore par les autres, mais elles s’avisent de sentir par elles-mêmes. Elles se piquent d’être sceptiques parce qu’elles croient à tout, et se figurent tout connaître parce qu’elles entendent parler de tout. Elles n’épargnent pas les sciences elles-mêmes. Les choses de l’esprit, et c’est peut-être l’un des traits les plus caractéristiques de ce temps, se mêlent à celles du sentiment et les absorbent. Une amie de Fontenelle lui disait en lui mettant la main sur le cœur : « C’est aussi de la cervelle que vous avez là. » Cette petite phrase aurait pu s’adresser au siècle tout entier. Un trouble profond bouleverse tous les modes de penser et de sentir. La sincérité devient un état exceptionnel, et la sensibilité a beau être élevée à la dignité d’une institution, elle ne la remplace point. La surface unie et miroitante de la vie ne laisse point deviner l’agitation des profondeurs. Les phrases les plus nuancées recouvrent de leurs convenances ornées le désordre des sentiments et des instincts. Une complète discordance s’établit entre les mots et les actes, et chacun s’efforce, comme Mme de Boufflers, de rendre à la vertu par ses paroles ce qu’il lui ôte par ses actions.

Dans une atmosphère à la fois aussi artificielle et aussi surexcitée, il arriva bien vite que l’amour se transforma : il cessa d’être un but pour devenir un moyen. Il avait habité trop longtemps le silence des cœurs pour ne point se jeter dans le monde avec frénésie. Il y perdit beaucoup de sa noblesse et de sa santé. Afin qu’il se reposât un peu, on le mena aux champs, parmi les laitières en jupe de soie rayée, et ce fut le « retour à la nature. » Mais il y rencontra Jean-Jacques Rousseau qui le dégoûta définitivement de la campagne. Il revint à la ville, désabusé, impertinent et bavard. On l’interrogea. On lui fit tout dire. Il ne demandait que cela. Grâce à ses indiscrétions, on s’empressa de remanier et de compliquer la bonne vieille carte du Tendre. C’était une carte d’excursion ; on en fit une carte d’état-major et l’on se dépêcha, si j’ose dire, d’y fortifier les lignes d’abandon. Elle était prête pour la guerre, mais peut-être servit-elle surtout aux grandes manœuvres.

Il est fort possible, en effet, que l’amour n’ait pas été, comme on l’a longtemps estimé, la grande affaire du XVIIIe siècle. Il semble bien que, fort souvent, on ait prêté son nom à la poursuite impatiente du plaisir, à la recherche de la volupté, à toutes les entreprises enfin où l’imagination, la curiosité et le libertinage de la pensée ont plus de part que le cœur. Pierre de Ségur se plaisait, à rappeler le dialogue mélancolique de Mme du Deffand aveugle et de son vieil ami Pont-de-Veyle qui, depuis cinquante ans, ne manquait point chaque jour de lui rendre visite : « Pont-de-Veyle, êtes-vous là ? — Oui, Madame, à côté de votre cheminée. — Pont-de-Veyle, il faut convenir qu’il est peu de liaisons aussi anciennes que la nôtre. — Cela est vrai, madame. Il y a cinquante ans. — Et dans ce long espace de temps, Pont-de-Veyle, aucun nuage, pas même l’apparence d’une brouillerie. — Madame, c’est ce que j’ai toujours admiré. — Mais, dites-moi, Pont-de-Veyle, cela ne viendrait-il pas de ce qu’au fond nous avons toujours été fort indifférents l’un à l’autre ? — Cela se pourrait bien, madame. »

Ainsi parmi tant de liaisons célèbres, et que la tradition a rendues presque vénérables, beaucoup n’ont-elles été peut-être, une fois dépouillées de leur ornement factice, que d’assez pauvres aventures. À vrai dire, les siècles, comme les hommes sont, en quelque sorte, obligés d’opter : ils doivent choisir entre les femmes et l’amour. Le XVIIIe siècle avait choisi les femmes. On ne saurait le lui reprocher. C’est à elles en effet qu’il dut en partie son influence et son rayonnement sur l’Europe entière, son goût de la nouveauté, de la clarté, de la beauté, le raffinement de son art, l’éclat divers de son génie. C’est à elles qu’il dut de conserver, jusqu’à l’heure de son sanglant crépuscule, son prestige spirituel, sa politesse souveraine, et d’être monté à l’échafaud avec la lenteur d’un pas de menuet, le bas tendu sur le jarret, le sourire aux lèvres, la perruque poudrée à frimas. C’est à elles qu’il dut de s’être élevé, dans le temps qu’il faut pour faire une révérence, de la perfection du savoir-vivre à la perfection du savoir-mourir, et d’avoir succombé, avec l’orgueil de sa dignité retrouvée, au nom d’un idéal dont il avait beaucoup parlé, mais auquel il n’avait peut-être pas cru.

Dans ce siècle aux cent actes et aux cent salons divers, le marquis de Ségur n’avança qu’avec prudence et il choisit, pour sa première marraine — c’était déjà le temps des marraines — une personne de toute confiance et de tout repos : Mme Geoffrin. Nous devons à ses longues et affectueuses relations avec elle un livre d’un agrément, d’une variété et d’une exactitude merveilleuses qui permit à des milliers de lecteurs et de lectrices de parler du XVIIIe siècle ainsi que d’une ancienne relation, alors que parfois ils venaient à peine de lui être présentés. Non seulement le marquis de Ségur a peint son modèle avec un admirable relief, mais il nous l’a montré dans le mouvement, dans le laisser-aller de la vie quotidienne. Il nous fait inviter chez Mme Geoffrin aux dîners du lundi et du mercredi, aux grands et petits soupers. Il nous mêle à ses grands hommes, à ses philosophes, à ses peintres, à ses abbés, à ses étrangers illustres, à ses rares et belles habituées. Chacun d’eux nous accueille avec son geste et son langage familier, et Ségur n’a garde d’oublier ce petit homme modeste, discret et résigné qui est toujours là-bas, au bout de la table et qui ne dit rien. « Qui était-ce donc ? » demanda à Mme Geoffrin, un jour qu’il ne l’apercevait pas, un convive indiscret. « C’était mon mari, répondit-elle, il est mort ». Ce fut tout, mais c’en était assez pour inaugurer le type exemplaire du mari de la Femme de Lettres, du mari de la Reine.

Reine, Mme Geoffrin le fut en effet, rue Saint-Honoré, où elle régenta, pendant près d’un demi-siècle, les gens, les idées, les propos avec une expérience avisée des hommes et un sens éminent de l’autorité. C’est le moment où se produisit un double événement d’égale importance : la France découvre l’Europe et l’Europe découvre la France. Le salon de Mme Geoffrin n’y contribua point médiocrement. Ségur suit pas à pas, d’un œil ravi, le développement de cette influence universelle. Mais il a surtout dégagé avec une vigueur et une netteté remarquables, les vertus et les mérites grâce auxquels cette excellente femme fortifia et affirma la grande tradition de la bourgeoisie française. Mme Geoffrin fut, si l’on peut dire, une « surbourgeoise ». Active, vaillante, gaiement tyrannique et vertement grondeuse, sa volonté n’a point d’éclipse et son bon sens point de défaillance. Elle a trop le goût de la protection pour approuver chez les autres l’indépendance d’esprit. Il ne lui plaît point qu’on malmène les institutions et les corps en crédit, qu’on se fasse enfermer à la Bastille et qu’on meure sans confession. Pourtant les encyclopédistes sont ses amis. Elle entend « être bien avec le Ciel sans se mettre mal avec son monde » ; elle ne les invite pas le même soir, voilà tout. Elle est brusque et bonne, toute en effusions ou en « dépits secs. » Sa charité est infinie dans ses actes et mesurée dans ses paroles. Elle pratique un égoïsme à la fois confortable et attendri qui inféode le bonheur des autres à son propre bonheur. L’entente du bonheur : voilà où est son génie. Elle ne tient pas à ce qu’il soit prodigieux ; elle le veut calme, régulier, assuré. Aussi l’a-t-elle placé en bonnes petites rentes : elle ne spécule pas. Toute sa vie n’est qu’une série de plans raisonnables et raisonnés qu’elle exécute ponctuellement. Elle hait l’imprévu ; elle redoute l’aventure. Elle a le culte de l’amitié et la surveille étroitement pour qu’il ne lui prenne point fantaisie de devenir de l’amour. Aussi est-elle sans coquetterie et « aussi peu femme qu’il est possible de l’être quand une fois on l’a été ». Elle s’est dépêchée très jeune de vieillir afin que ce fût chose faite et qu’il n’y ait plus à en parler. Elle s’arrangea toujours pour avoir quarante ans, et c’est sans doute à cette sage précaution qu’elle dut, pour la plus grande joie du marquis de Ségur, de rester fidèle à la vertu.

On ne connut guère à Mme Geoffrin qu’un défaut : elle ne fut pas exempte de toute vanité. Vanité bien excusable au demeurant chez une femme qui, fille d’un valet de chambre de la Dauphine, était devenue l’amie de Catherine II et la confidente de ce gentil roi de Pologne dont elle paya les dettes et qui l’appelait « Maman ». Le voyage en Pologne marqua son apothéose. Tout le long de la route, elle fut fêtée, saluée, acclamée, fleurie par des souverains, des ministres, des grands seigneurs, tout « comme si elle eût été la princesse de Trébizonde ». L’on chuchote tout bas qu’elle est chargée de missions. Elle demeure stupéfaite devant tant d’égards, d’hommages et de suppositions flatteuses. Elle déclare ne pas comprendre. Elle ne comprend pas. C’est que Mme Geoffrin ne savait pas — et peut-être nous-mêmes ne savons-nous pas assez — qu’être Français ce n’est pas seulement une nationalité, mais une dignité, et qu’il ne tiendrait qu’à nous que nous fussions un peuple de vingt millions d’ambassadeurs auxquels dix siècles de sacrifice et d’honneur ont donné, dans le monde entier, leurs lettres de créance.

Le marquis de Ségur, malgré sa bonne grâce, ne put manquer à la longue de trouver un peu sévères les coutumes et la discipline du royaume de la rue Saint-Honoré. Mme Geoffrin était trop vigilante hôtesse pour ne l’avoir point remarqué. « Mon cher Monsieur, dût-elle dire à votre confrère, vous ne vous amusez guère chez moi et je le comprends. Mon vieux Burigny a beau être académicien, c’est l’homme le plus ennuyeux du monde. Marmontel est nerveux car sa candidature ne va guère. Voltaire se fait rare. Piron n’est plus possible et Horace Walpole m’a préféré Mme Du Deffand. Ce petit Mozart a gentiment joué du piano mercredi dernier, mais il a huit ans. Le Président Hénault est très spirituel, mais il en a quatre-vingts ! Tout cela, j’en conviens, n’est pas fort distrayant pour vous. Pourquoi ne vous occupez-vous pas un peu de cette jeune personne, là-bas, à côté de la cheminée, qui a un ruban de velours noir au cou et qui cause avec d’Alembert et Condorcet ? Elle est charmante et très intéressante, je vous assure. C’est la petite Lespinasse. Ma fille de la Ferté-Imbault qui la déteste vous en dira beaucoup de mal : ne la croyez pas. Je vous avertis seulement que Julie n’est pas la femme d’un caprice mais d’une passion éternelle et même durable. Elle ne se contentera pas d’un chapitre ni d’une brève étude et elle exigera un livre tout entier car elle n’admet pas le partage. »

Le marquis de Ségur écrivit le livre tout entier et c’est peut-être le plus attachant de ses ouvrages. On ne peut pousser plus loin ni rendre plus vivante l’étude minutieuse d’une âme défunte. À travers ces trois cents pages, Julie de Lespinasse, cette torche allumée sur l’autel de l’amour, nous apparaît telle qu’elle fut : esprit sage et nature embrasée, — se consumant lentement et comme avec délices au cours de quelques rares liaisons bien choisies et qui s’honorent d’avoir été, autant qu’il est possible, successives. Sans nom, sans fortune, sans beauté, le cœur est son domaine. Elle est l’un des sommets de la passion en un pays et en un temps où ils sont rares et apparaissent moins comme une chaîne que comme des volcans isolés surgissant au milieu des coteaux modérés et des jardins en fleurs. Julie n’est à l’aise que dans l’excès. Elle transpose naturellement d’un ou de plusieurs degrés tous les sentiments qu’elle éprouve. Elle parle de l’amitié sur le ton de l’amour ; de l’amour sur celui de la passion et de la passion sur celui de la folie. Son existence ressemble à une tragédie qui ne naît point d’événements redoutables ni de circonstances contraires, mais seulement d’un cœur assez ardent et assez riche pour suffire tout seul à son propre tourment. Rien n’est plus classique qu’une telle destinée. Julie se plaît pourtant à en exprimer les effets avec une fureur et un emportement déjà romantiques. On dirait d’une princesse de Racine qui aurait donné rendez-vous à Antony. Elle plaît et séduit par des dons contradictoires, « par un perpétuel mélange de chaleur et de retenue, de fougue et de bienséance, de spontanéité et de réflexion. » Et puis elle a une façon de ne pas être jolie qui est irrésistible.

Le marquis de Ségur n’y résista point et il éprouva pour elle une tendresse profonde, délicate et attentive dont il communiqua la vivacité à tout son récit. Il protège Julie dès le jour de sa naissance. Comme elle n’a point de père déclaré et que cela n’est guère convenable, il réussit à lui en trouver un dans la personne de Gaspard de Vichy. Un prénom de roi-mage et un nom de ville d’eaux, était-il possible d’espérer mieux ? Julie vient à Paris et commence d’aller dans le monde. Et, tout de suite, elle donne à Ségur quelques sujets d’inquiétude, fort légers il est vrai. Son aventure avec M. de Taaffe ne saurait avoir d’importance, ce n’est qu’une bouffée de jeunesse. Ses relations avec d’Alembert soulèvent une controverse plus sérieuse. Bien entendu, Ségur croit à leur innocence, mais il n’y a pas toujours cru. N’avait-il pas dit, dans le royaume de la rue Saint-Honoré : « Cette liaison qui devait aller plus tard jusqu’à la complète communauté d’existence, fut-elle toujours aussi pure que le prétendent la plupart de leurs contemporains ? L’affirmer serait naïf, le nier téméraire. Le doute en tout cas n’est possible que pour le début de leur intimité. » Que s’est-il passé ? Y a-t-il eu séduction et, si l’on peut dire, détournement d’historien ? Point du tout. Pierre de Ségur, avec une joie qu’il dissimule mal, a découvert des documents, et il a réussi, grâce à eux, à mettre tant bien que mal sa protégée hors de cause. Pour la dégager de tout soupçon il n’est pas de soin qu’il ne prenne. Mlle de Lespinasse écrivant un jour à Condorcet, date ainsi sa lettre : « Ce mardi, du bain où je suis » et la lettre tout entière est de la main de d’Alembert. Ségur aussitôt se précipite et nous explique que « la baignoire, selon l’inventaire, est de la forme sabot recouverte d’une planche qui ne laisse passer que la tête de l’occupant ». D’ailleurs, pour plus de précaution, il nous fait entendre que d’Alembert ne pouvait être bien compromettant et que « sa sagesse persistante » et « le timbre de sa voix perçante et presque glapissante » était de nature à rendre inoffensive jusqu’à la médisance elle-même. Voilà, Messieurs, qui n’eût pas été du goût de l’un de vos confrères, M. Joseph Bertrand, qui nous a laissé une biographie de d’Alembert et qui, lui, déclare sans aucun ménagement : « Quand Mlle de Lespinasse quitta MmDu Deffand, elle était depuis plusieurs années, la maîtresse de d’Alembert ». Pierre de Ségur, il est vrai, aurait pu répondre que c’était peut-être là une politesse que faisait Joseph Bertrand à son confrère de l’Académie des Sciences. Mais déjà un autre souci l’absorbe.

À peine d’Alembert écarté, voici que Mlle de Lespinasse rencontre M. de Mora. Nouvelle passion dont le platonisme est de plus en plus difficile à établir. Pourtant, Ségur y parvient encore, à peu près, à force de rapprochements ingénieux et d’interprétations bienveillantes. Il a reculé tant que cela fut possible l’heure mélancolique du flagrant délit. Hélas ! elle a sonné, car dans l’Ile du Moulin Joli, à la fête que donne le fermier général Watelet, Mlle de Lespinasse vient d’apercevoir le comte de Guibert, colonel dans l’armée du roi. Ségur n’ignore pas que, cette fois, la chute est imminente, inévitable et il est bien triste. Alors, profitant du léger sursis que lui laisse un voyage de Guibert en Allemagne, et afin que sa chère Julie ne se fasse aucun mal, Ségur s’empresse de disposer une couche épaisse d’excuses moelleuses et de circonstances atténuantes. Julie est de nature si frémissante ! N’est-elle pas « le plus fort battement de cœur du XVIIIe siècle ? » Et puis, elle a un goût si noble de la douleur ! Lorsque, par hasard, elle ne souffre pas, elle est bien plus malheureuse encore ! Et puis, elle a lu tant de romans ! Ah ! comme elle est innocente ! et combien Richardson et Rousseau sont coupables ! D’ailleurs, si Julie eût été moins sensible à « l’art divin » du chant, qui sait si elle ne fût point restée telle que l’eût souhaitée le marquis de Ségur ? C’est en effet, à l’Opéra, un soir d’hiver de 1774, à une représentation du Devin de Village à laquelle elle assistait en compagnie de Guibert, que, dans un petit salon attenant à la loge, Julie avoue avoir connu l’ivresse du « délicieux poison ». Ségur est presque consolé qu’il en soit ainsi. La musique n’est-elle pas la plus impérieuse des complices, et n’empêchent-elles pas, généralement, qu’on entende les paroles ?

Pour que Julie nous restât chère, il fallait que Guibert fût irrésistible. Pierre de Ségur, dans une étude particulière, nous le montre tel. C’était un fort bel homme, bien portant, avantageux, d’esprit prompt et de cœur emphatique. Si Sainte-Beuve et Jules Janin, devaient, par la suite le traiter assez durement, Voltaire l’exalta, et le grand Frédéric avait dit de lui : « qu’il s’élançait vers la gloire par tous les chemins ». Cet homme, qui s’élance tout le temps, ne laisse point de nous agacer un peu. Sa vie ne fut qu’une longue série de chances extraordinaires, parmi lesquelles nous ne pouvons négliger le fait que, la veille du jour où il fut reçu à l’Académie française, on avait repeint à neuf la vieille salle des séances. Néanmoins, la gloire de Guibert n’est point d’avoir été heureux et célèbre, mais d’avoir été aimé et d’avoir inspiré à Julie de Lespinasse quelques-uns des plus beaux cris de passion que le monde ait entendus. Toute cette correspondance enflammée, le marquis de Ségur l’a restituée et commentée avec une piété sans distractions. Il s’est efforcé de nous persuader que son héroïne n’avait accordé le don d’elle-même qu’à M. de Guibert. Je n’oserais affirmer qu’il y fût tout à fait parvenu, mais en nous montrant, en tout cas, l’invariable ardeur de Julie et son constant enthousiasme, il a réussi à nous prouver qu’elle avait été véritablement la femme d’une seule passion qui, peut-être, avait eu seulement plusieurs bénéficiaires. Ne suffit-il pas à la noblesse de ce destin qu’ayant toute sa vie souhaité mourir d’amour, Mlle de Lespinasse en soit morte ? Sa mort même ne dissipa point l’atmosphère d’exaltation qui, vivante, l’avait enveloppée et elle aurait pu murmurer, en regardant ceux qui l’entouraient, le beau vers de la comtesse de Noailles :

 

Et ma cendre sera plus chaude que leur vie.

 

Ainsi, quoique la flamme fût éteinte, le reflet persista. Le bon d’Alembert, qui avait toujours tout ignoré, ayant trouvé dans les papiers de Julie les lettres de M. de Mora, tomba dans un désespoir affreux. Il lui fallait un confident. Et qui choisit-il, le malheureux ? M. de Guibert. L’on peut imaginer la scène et son tragi-comique. Quant à la correspondance de Julie et de Guibert, c’est la veuve même de celui-ci qui, bouleversée à la lecture de ces pages brûlantes, se fit un devoir doux et cruel à la fois de les publier. Ainsi, trente ans après la mort de Mlle de Lespinasse, ce cœur passionné remportait encore la plus inattendue et la plus émouvante des victoires. Le marquis de Ségur fut sa dernière conquête et il n’en est point dont elle aurait eu lieu de s’enorgueillir davantage.

Dans ces ouvrages qui avaient placé votre confrère au premier rang, ainsi que dans d’autres travaux de moindre importance réunis sous des titres divers : Gens d’autrefois, Esquisses et récits, Silhouettes historiques, Vieux dossiers, Petits papiers, Pierre de Ségur, Messieurs, affirmait un don d’analyse, de pénétration et pour ainsi dire de résurrection psychologique qu’il mit généreusement à la disposition du passé. Je ne pense pas, à vrai dire, que Ségur ait opté avec décision pour telle ou telle esthétique de l’Histoire. L’Histoire était pour lui, avouait-il, « plutôt une science », mais il fut trop modeste pour reconnaître que, dès qu’il s’y appliquait, elle devenait tout à fait un art. Certes il ne néglige pas les méthodes de la critique moderne. Pourtant il ne s’en contente point et il sait parer la documentation la plus sévère de toutes les ressources de son goût, de sa grâce et de cette émotion personnelle où, comme l’a si justement indiqué M. André Beaunier, la mélancolie et la curiosité se mêlent délicieusement. L’exactitude est assurément le souci constant de Ségur, mais il entend que la vie circule entre les faits et leur communique son mouvement. « S’il est à la portée de tout le monde, disait Lawrence qui s’y connaissait, de peindre un œil ou une bouche, combien peu réussissent à peindre un regard ou un sourire. » Combien de regards et de sourires dont le marquis de Ségur nous a rendu l’enchantement. Il semble qu’il ne lui faille, pour y parvenir, nul apprêt, nul effort. Il éclaire tour à tour ses personnages par le milieu où ils ont vécu et ce milieu par ces personnages ! Il leur permet d’aller et venir au naturel. Ils sont un peu ses invités. Il s’efface devant eux. Il les présente les uns aux autres et se contente d’écouter, de noter et, dès qu’il le peut, de corriger les sévérités des uns par les indulgences des autres. C’est ainsi que Ségur nous apparaît comme un incomparable maître de maison, très renseigné et très discret, qui tient salon d’histoire et qui a le tact charmant de considérer les documents comme des confidences sans avoir la légèreté de prendre les confidences pour des documents. Ah ! combien le procédé d’un tel écrivain est éloigné de celui de Victor Cousin qui, s’étant épris de Mme de Longueville, n’hésitait point à intervenir en personne et, sa calotte de soie noire à la main, à jeter au visage de son rival La Rochefoucauld dont il veut ruiner le crédit : « Non, ce n’est pas pour plaire à Mme de Longueville que vous vous êtes engagé dans la Fronde. Vous vous y êtes jeté par passion du mouvement et de l’intrigue. » Victor Cousin ne savait pas recevoir. Pierre de Ségur ne consent pas à de tels éclats. Il s’approche de celles qu’il a distinguées avec mille précautions. Il prend un soin infini pour qu’un grain de poudre ne tombe pas de leur perruque et, sur leur visage délicat, il ne voudrait pas faire de mal à une mouche. Il leur offre un assortiment merveilleusement nuancé de références et de justifications, et s’il a, pour le XVIIIsiècle, une prédilection certaine, c’est peut-être que, de tous les siècles, c’est celui qui a le plus besoin d’excuses et que lui-même excelle à en inventer.

Néanmoins, le marquis de Ségur ne voulut point s’en tenir à une époque où il avait pourtant si bien réussi et il chercha un modèle plus puissant, plus complexe qui, cette fois, ne se détachât point sur un fond de boudoir ou d’île enchantée, mais sur un large horizon tout chargé de paysages d’histoire. Cette ambition si légitime le conduisit à consacrer au maréchal de Luxembourg trois volumes qui furent l’œuvre capitale de sa vie. Il nous a donné, de ce grand homme, entre tous singulier, et dont Racine disait qu’il était « quelque chose de plus qu’humain » un portrait en pied d’une ampleur et d’une puissance définitives. Il a su fixer, avec un relief saisissant, non seulement les traits distinctifs du visage de ce petit bossu de génie, mais encore les tableaux successifs des époques qu’il a traversées.

Chez Luxembourg, en effet, se croisent et se multiplient les influences les plus diverses. Ségur nous le montre comme un homme du XVIe siècle qui se serait accommodé du XVIIe et qui, par bien des qualités et bien des défauts, aurait annoncé le XVIIIe. Que de gestes, que d’attitudes, que de dons, que de réflexion, que d’improvisations, que d’actions d’éclat et que d’actes équivoques ! Que de tumulte dans ce cœur et dans ce cerveau où le goût du sublime et le goût de la canaille bouillonnent sans se combattre. Ségur n’a négligé aucun aspect de son formidable sujet et, grâce à la minutie et à l’obstination de son zèle psychologique, il nous livre son héros tout entier, en chair et en esprit, en bosse et en flamme, en vice et en vertu, en laideur et en beauté. Il s’attache, sans se lasser, à ce modèle qui bouge tout le temps et qu’il faut sans cesse poursuivre du fond de l’abîme jusqu’à l’apothéose des sommets.

Avec une rapidité capable de déconcerter l’observateur le plus blasé et avec une violence telle qu’il semble n’avoir jamais été que cela, Luxembourg nous apparaît tour à tour audacieux, prudent, sarcastique, impitoyable, généreux, fier, insolent, satisfaisant aujourd’hui les goûts d’un esprit délicat et demain les bas instincts d’une nature brutale et cynique, avide de plaisirs grossiers comme des plus nobles aventures, des hasards du champ de bataille comme des secrets de la sorcellerie, défiant à la fois tous les périls, ceux de la guerre, de la débauche, de la politique et de la gloire. Aussi, ne tarde-t-il pas, de son vivant même, à prendre je ne sais quelle valeur légendaire. De l’autre côté du Rhin, l’on confond volontiers le Maréchal magicien avec le docteur Faust. Mais Luxembourg n’entend point vendre son âme au diable. Il préfère acheter la sienne. Il fait le siège de l’au-delà comme d’une place forte et, un jour où Satan avait eu l’imprudence de lui apparaître, il fondit sur lui l’épée à la main et le mit en fuite.

Le marquis de Ségur, après nous avoir montré François de Montmorency-Boutteville sous la Fronde intrigant et rebelle, le suit pas à pas dans ses transformations qui sont celles de la noblesse de France assagie et réduite par le pouvoir royal. Richelieu, par la force, a commencé de la briser et Mazarin a continué l’œuvre qu’achève Louis XIV dans le rayonnement de la Cour, devenue, dit Saint-Simon, « un manège de la politique du despotisme ». À travers les événements et les mœurs renouvelées, nous voyons peu à peu se dégager la physionomie et le génie militaire de celui qui, en 1675, deviendra maréchal de France et grâce auquel nos armes vont être restaurées dans tout leur éclat. À Fleurus, il modifie l’immuable tactique de l’armée, rassemblée jusqu’alors sous la main du chef en un bloc serré et combattant sur trois lignes dont chacune, à son tour, affrontait le choc de l’ennemi. Il divise ses troupes en deux corps séparés, indépendants l’un de l’autre, le premier faisant face à la position, le second la tournant, et l’on parle, pour la première fois, des mâchoires de l’étau. À Steinkerque, surpris par l’ennemi, une heure lui suffit pour rétablir la situation en improvisant un plan d’action qui parvient à tromper l’adversaire sur sa propre surprise. À Nerwinden enfin, la plus grande des batailles du siècle, et dont le marquis de Ségur nous a donné la description magistrale, Luxembourg assura personnellement la victoire en se mettant lui-même à la tête de ses bataillons pour reprendre une troisième fois la ville sans perdre un instant de vue la marche générale de ses troupes et sans que le spectacle de ses deux fils grièvement blessés à ses côtés ait entamé son sang-froid et sa confiance.

Vous imaginez, Messieurs, avec quelle joie Ségur accompagne le maréchal dans toute cette période où triomphe son génie. Mais il lui a rendu sans doute un meilleur service encore en dissipant les soupçons odieux qui pesaient sur sa mémoire. Votre confrère a pensé que ce n’était pas une raison suffisante que Luxembourg fût un homme pour lui refuser le secours de son ingénieuse bienveillance. Avec une logique et une précision sans réplique, il a su démontrer comment la haine tenace et sans scrupules de Louvois avait su profiter des inconséquences et des fréquentations suspectes du maréchal pour l’accabler des pires accusations. Ainsi, il semble que Ségur ait fait une seconde fois sortir de la Bastille celui qui allait être le vainqueur de Nerwinden. Nul n’avait encore montré avec autant d’éclat qu’en dépit de ses erreurs, Luxembourg, à aucun moment, ne se départit d’un amour fervent pour son pays et d’une foi profonde dans la grandeur de son destin. Et c’est pourquoi sans doute la victoire qui exige que l’on n’ait point douté d’elle ne consentit pas à l’abandonner. Ainsi mérita-t-il le surnom que Ségur donna pour titre à son dernier volume. Un jour qu’il entrait dans la cathédrale et qu’étant de petite taille il était pris dans la foule, Conti pour le dégager s’écria : « Place, place au tapissier de Notre-Dame ! » Le mot vola de bouche en bouche et l’on continua d’appeler de la sorte « l’homme en qui s’incarnait alors la fortune du Royaume de France ». À peine les drapeaux percés de coups tombaient-ils en lambeaux sous la voûte de la grande nef que Luxembourg apportait de nouvelles brassées de dépouilles ennemies afin de raviver le merveilleux décor. « Aujourd’hui, en notre Paris, s’écriait ici même Albert Vandal en recevant parmi vous le marquis de Ségur, aujourd’hui, en notre Paris, d’autres monuments présentent les trophées d’autres guerres. Inestimables débris, drapeaux vaillamment récoltés, le temps les use ; malgré les soins pris pour les conserver, quelques-uns s’effritent autour de leur hampe dénudée et tombent en poussière. Qui donc viendra renouveler la moisson ? » Vous avez répondu, Messieurs les Maréchaux.

Ainsi le marquis de Ségur s’était haussé du goût de l’histoire au talent de l’historien. Il devait monter plus haut encore et atteindre à sa conscience. Après avoir étudié, avec quelle fierté, le temps de la royauté triomphante, il se pencha pieusement sur les années douloureuses où elle commençait d’agoniser. Deux ouvrages : Au Couchant de la Monarchie et une série de conférences sur Marie-Antoinette, marquent ce nouvel effort d’un esprit dont le jugement n’avait cessé de s’élever en même temps que sa vision s’élargissait. Dans ses dernières œuvres, il semble que votre confrère se soit posé cette grande question : après le règne de Louis XV, la Révolution pouvait-elle être évitée ? Il s’est gardé de répondre. Il ne conclut pas. Conclure n’est point parfaitement poli et il est de si bonnes raisons pour s’en dispenser. « Broder en imagination, dit-il, sur des événements accomplis et refaire après coup l’histoire est un divertissement pour lequel je me sens peu d’aptitude et peu de goût. » En revanche, le marquis de Ségur nous donne une exposition très complète et très poignante des tentatives qui furent faites par Turgot, Malesherbes, Saint-Germain et Necker pour sauver la monarchie. Ségur aperçoit peut-être un peu trop exclusivement les causes de leur échec dans les intrigues de la Cour, dans la faiblesse du Roi, dans les menées sournoises du comte de Provence, dans l’insouciance et le scepticisme de ce Maurepas qui est en quelque sorte le metteur en scène du drame tout entier. Mais, au cours du récit, combien de portraits justes et vivants, dessinés d’une main sûre et légère et parmi eux, au premier plan, celui de la reine infortunée qui, par sa vie, ajouta quelque chose à la grâce et par sa mort quelque chose à la pitié.

À vrai dire, le marquis de Ségur, dans son œuvre, semble toujours avoir observé et jugé avec plus de lucidité et de profondeur les caractères que les événements, les pensées que les actes. Il restera parmi les historiens, et la faveur n’est point médiocre, comme l’un de nos meilleurs peintres d’âmes et de visages. Il doit, en cet art délicat, une véritable maîtrise à trois qualités éminentes : le don de la vie, le souci de l’exactitude et la discipline de l’impartialité. Impartial, Pierre de Ségur le fut avec rigueur et quoi qu’il lui en coûtât. Il lui en coûta souvent beaucoup. Dans cet effort sincère et continu pour atteindre à la vérité, il était parvenu en effet à libérer ses idées, mais non point ses sentiments. C’est ainsi qu’il lui arriva parfois d’aimer encore par le cœur ce qu’il avait cessé d’aimer par l’esprit. La tradition conservait sur lui son empire. Il savait qu’on ne s’en détache point sans peine et sans en éprouver comme une diminution. Renoncer à une opinion personnelle ce n’est, somme toute, que changer de conviction et l’on s’en accommode. Renoncer à une opinion, à un sentiment qui vous vient de plus loin, c’est en quelque sorte abandonner des idées, des gens, des choses qui ne sont plus là pour se défendre. Et pourtant Ségur pensait — et c’est son honneur de l’avoir pensé — que la beauté d’un souvenir ne doit pas entraver la beauté d’un espoir et que le respect du passé doit s’incliner devant le respect de l’avenir comme la vieillesse s’incline devant l’enfance. Ce fut la grâce et la noblesse de votre confrère, Messieurs, d’avoir concilié à force de loyauté et de sensibilité clairvoyante les exigences de ces devoirs opposés. Une seule ombre de mélancolie attriste la mémoire que nous gardons de lui. Pierre de Ségur vous a quittés en n’ayant connu de la Grande Guerre que son angoisse. Ce fut, hélas ! le sort cruel d’Albert de Mun, d’Alfred Mézières, de Paul Hervieu, de Francis Charmes, d’Émile Faguet, de Jules Lemaitre, du marquis de Vogüé.

Plus heureux fut Edmond Rostand qui s’en allant dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa gloire consomma le destin merveilleux qu’il eût choisi en prenant le mal qui l’emporta dans le grand frisson de la Victoire. N’avait-il point fait le noble et charmant sacrifice de sa vie, celui qui, sur son carnet, avait écrit ces vers :

 

Je n’ai plus de joie à poursuivre
Et je n’ai plus rien à souffrir ;
Vaincu je ne pourrai pas vivre
Et vainqueur on pourra mourir.

 

Ah ! Messieurs, pourquoi Pierre de Ségur n’était-il plus là pour assister dans la radieuse matinée du 14 juillet 1919 au retour de nos troupes triomphantes. Ses ombres familières l’eussent entouré et chacune, à sa façon, eût manifesté son émotion surnaturelle. Julie de Lespinasse se fût demandé auquel de nos généraux elle allait vouer une passion plus éternelle encore que les autres. Mme Geoffrin aurait pris leurs noms pour les inviter. La princesse de Condé se fût mise en prière. Le maréchal de Luxembourg aurait salué de l’épée. Et Pierre de Ségur — au milieu de ses chers fantômes — eût bien vite senti ses yeux se remplir de larmes heureuses en voyant nos régiments passer sous de Triomphe, à la place où reposa Victor Hugo, — le Poète, — où repose le Soldat Inconnu, — le Poème, — section par section, strophe par strophe, renouant de leur fil bleu l’épopée jamais achevée de notre gloire nationale, et qui semblaient rentrer non seulement dans Paris mais dans l’Histoire de France.