Discours de réception de Louis Duchesne

Le 26 janvier 1911

Louis DUCHESNE

Académie française

 

M. DUCHESNE (Louis-Marie-Olivier), ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le cardinal MATHIEU , y est venu prendre séance le jeudi 26 janvier 1911, et a prononcé le discours suivant :

 

     Messieurs,

Dans les jours qui précédèrent immédiatement son élection à l’Académie, je voyais souvent le cardinal Mathieu. Ce sont des jours de grande angoisse. On n’est guère d’humeur à parler d’autre chose que de vous, de vos dispositions, de vos combinaisons, de vos votes probables. Le cardinal n’ayant pas de concurrent, semblait être dispensé de s’émouvoir. Il était pourtant fort inquiet, sans doute pour se conformément à l’usage. Comme je m’efforçais de le rassurer, il se montrait touché de mes bons offices et me promettait sa succession. Cela ne me flattait qu’à moitié : il m’avait déjà promis d’antres successions, très invraisemblables. Je le laissais dire, admirant en silence combien l’approche de l’élection rend les candidats bienveillants.

Un an plus tard, en compagnie de l’un d’entre vous, je montais les degrés de la basilique de Saint-Pierre. Je m’entendis tenir le propos suivant : « Il y a, me semble-t-il, assez longtemps que vous êtes à l’Académie des Inscriptions. Ne songerez-vous pas un jour à pousser jusqu’à la salle voisine ? »

Ce n’est pas à mon âge, Messieurs, que l’on prend de telles exhortations pour des appels célestes. La vocation m’est venue plus tard, et non point de ces aimables paroles, ni des émotions de mon prédécesseur. Comment m’est-elle venue ? N’a-t-elle pas été trop audacieuse ? Il y en a sans doute qui le pensent et je ne serais pas loin d’être de leur avis.

La place que je viens occuper ici l’a été avant moi par deux cardinaux, deux princes de l’Église, qualifiés de bien des manières, et spécialement par leur rang, pour représenter au milieu de vous le clergé de France. À côté d’eux, je ne suis vraiment qu’un bien petit personnage ecclésiastique. Joignez à cela que ma vie n’a pas été consacrée au ministère pastoral ; qu’elle s’est dépensée, je dirais volontiers dissipée, dans les études. Voilà des raisons de ne pas m’élire. Il y en a beaucoup d’autres, que je ne veux pas relever, car ce n’est peut-être pas mon rôle. Et puis, il est désormais trop tard.

Du reste, ce n’est pas de moi que j’ai à vous parler en ce moment : c’est du cardinal Mathieu.

François-Désiré Mathieu était né à Einville-le-Jard, localité peu pittoresque, où pourtant les ducs de Lorraine avaient un château et des jardins merveilleux. C’est sous leurs ombrages, disent les mauvaises langues du pays, que l’on envoyait les duchesses dans les moments où l’on n’avait que faire d’elles au palais de Lunéville. Quant au village, on n’a pas ouï dire qu’il s’y soit passé quoi que ce soit de mémorable avant la naissance du cardinal. Cet événement eut lieu en 1839, par une belle journée de printemps. Aussitôt arrivé à la lumière de Lorraine, le nouveau-né la salua d’un sourire satisfait. Ce détail, je dois le reconnaître, n’a pas été enregistré dans la Chronique d’Einville ; mais, fallût-il donner une légère entorse aux règles de l’histoire, on devrait le conclure de tout le développement qui va suivre. Mathieu fut toujours optimiste et souriant. Il a dû commencer comme il fut toute sa vie, comme il finit.

Sa famille, j’allais dire sa tribu, car on y était, on y est même encore fort nombreux, jouissait dans le pays d’une indiscutable considération. Son père avait étudié pour entrer dans les ordres ; c’était un homme d’une certaine culture. Rentré dans la vie de paysan, il ne tarda pas à inspirer à ses compatriotes une telle confiance que, tant qu’il fut disponible, ils ne voulurent que lui pour chef de leur municipalité. La mère n’était pas moins respectable. Mathieu conserva longtemps ses vieux parents, plus longtemps encore une sœur qui, de bonne heure, s’était sentie appelée à la vie religieuse. Elle mourut prieure de Bénédictines, assez tard pour voir de bien mauvais jours. Ils s’aimaient tendrement. Un jour elle eut le plaisir de lui rendre un service signalé. Le Président de la République s’était annoncé à Rome, en des circonstances et conditions qui jetèrent le cardinal dans la plus grande perplexité, car il lui était tout aussi impossible de voir le chef de l’État que de ne pas le voir. L’excellente sœur sauva la situation en tombant tout à coup malade, ce qui fit accourir son frère et lui procura le plus légitime des alibis.

La vocation ecclésiastique, devant laquelle le père avait reculé au dernier moment, s’imposa plus fortement au fils. Après ses premières études au séminaire de Pont-à-Mousson, il entra, à l’âge encore tendre de seize ans, au grand séminaire de Nancy. Quelques années plus tard, il revenait à Pont-à-Mousson, comme professeur. Il devait y rester vingt ans, toute sa jeunesse.

Cette carrière est assez commune dans les collèges ecclésiastiques. La formation qui en résulte ressemble beaucoup à celle que donnaient les grandes abbayes de jadis, où l’on était moinillon d’abord, puis novice, puis moine profès, quelquefois écolâtre. Entre ces degrés la transition est à peine sensible. On change de stalle, mais dans le même chœur. On ne cesse pas de vivre ensemble. La famille ne se sent qu’en vacances : le collège est tout. L’esprit qui vous anime est l’esprit de la maison, hautement et simplement religieux, très nettement orienté vers la culture de l’intelligence. L’étude est, après le salut, la principale affaire, l’affaire des maîtres et celle des disciples. La formation des caractères se produit toute seule, sous l’influence du milieu bien plus que par l’intervention des hommes. On est heureux, joyeux. Les maîtres sont jeunes pour la plupart, et, dans un tel monde, au dehors duquel ils ont le bon esprit de ne pas regarder, ils s’entretiennent aisément en jeunesse. La gravité est la spécialité du supérieur : il est grave pour toute la maison.

Avec son naturel sérieux au fond, mais sérieux sans rêverie, avec sa finesse paysanne, son calme légèrement malicieux, sa joie instinctive, l’abbé Mathieu vivait dans son collège comme un poisson dans l’eau. Ceux qui l’y ont vu en témoignent par leurs souvenirs et leurs anecdotes. Il suffit de connaître l’homme et le milieu pour sentir à quel point ils étaient faits l’un pour l’autre.

Dans la douceur de ces années il fut dérangé par la grande catastrophe nationale. Envahie dès les premiers jours, occupée plus longtemps que le reste du pays, la terre de Lorraine endura les plus longues amertumes. Ce furent de tristes vacances que celles de 1870. L’abbé, retiré chez ses parents, assistait son père dans les soins que la présence de l’ennemi imposait au magistrat municipal. Plus d’un bulletin de réquisition fut libellé par votre futur confrère. Le petit séminaire de Pont-à-Mousson servait à loger des troupes allemandes. Désœuvré dans ces mois lamentables, le jeune professeur allait de temps à autre voir ce que devenait la chère maison d’études. Les impressions qu’il en rapportait ne servaient qu’à renforcer sa tristesse.

Quand revinrent des jours plus calmes, les abeilles se rassemblèrent de nouveau et la ruche reprit son travail. L’abbé Mathieu, chargé du cours d’histoire, enchantait ses élèves par son entrain autant qu’il les émerveillait de son savoir. Il s’attachait, en particulier, à les intéresser au passé de leur pays et cela l’induisit en des recherches assez étendues. Elles aboutirent, en 1878, à une thèse de doctorat : L’ancien régime en Lorraine et en Barrois, d’après des documents inédits (1698-1789). C’est un livre d’une érudition sobre et sûre, fruit de recherches intelligentes dans les archives de Lorraine et de Paris. L’auteur ne s’était pas borné à consulter les documents officiels, moins instructifs, en bien des cas, qu’il ne semblerait d’abord ; il avait pu dépouiller des mémoires rédigés au jour le jour, où se conservaient des impressions contemporaines. De tout cela résultait une sérieuse étude des institutions en vigueur, quelquefois en décadence, sous les derniers ducs et dans les premiers temps du régime français. Religion, justice, finances, administration, opinion publique, le regard pénétrant de l’abbé Mathieu se porte sur tout, et toujours avec ce grand calme qui est une si précieuse garantie d’équité. On lui sut gré d’avoir rapporté les choses telles qu’il les avait vues, sans aucune préoccupation d’apologie ou de dénigrement. Il sembla merveilleux qu’un prêtre eût pu relever les abus de l’ancien régime, en particulier les abus ecclésiastiques, la commende, le relâchement des ordres religieux, la vanité mondaine des chanoinesses de Remiremont. Il sut le faire, en tout cas, avec un tact parfait, sans qu’aucun de ses lecteurs pût être tenté de croire qu’en relatant le dépérissement de certaines institutions, il faisait la critique de l’esprit d’où elles avaient procédé jadis.

Le livre, présenté à l’un de vos concours, obtint un second prix Gobert, et ce fut une grande joie pour l’abbé Mathieu. Ce premier contact avec votre Compagnie ne lui inspira pour le moment que de la reconnaissance. Toutefois, sans le savoir, il se rapprochait de vous, dès ce temps-là, en cultivant l’amitié des professeurs de la Faculté, avec lesquels la préparation de sa thèse et sa soutenance l’avaient mis en relations assidues.

Juste à ce moment, l’évêque de Nancy l’appela dans cette ville pour être aumônier d’un grand pensionnat de jeunes filles, dirigé par les religieuses Dominicaines. Sa largeur de vues et la sincérité de son langage n’étaient pas sans effaroucher quelques personnes, de celles qui s’effarouchent à tout propos et comme d’instinct. Il laissait dire, soignait les consciences de ses petites pensionnaires, continuait ses études d’histoire locale, suivait ses relations universitaires et académiques, car il était devenu membre de l’Académie fondée à Nancy par le bon roi Stanislas. Pendant une dizaine d’années, il vécut ainsi dans la belle capitale de la Lorraine, estimé du clergé pour ses vertus et la dignité de son caractère ; des savants pour sa haute culture ; de la société distinguée de cette grande ville, pour le charme et la sûreté de ses relations.

C’était le bon temps, et pour lui et pour ses amis, Rambaud, Gebhart et les autres. On s’offrait quelquefois des parties de campagne ; on allait à la Lobe, s’attabler devant des matelotes renommées ; ou bien on s’invitait chez le bon curé de Pagny. Ce digne ecclésiastique, qui vient de mourir presque nonagénaire, n’était pas facile à prendre au dépourvu. Dans sa cave, les diverses récoltes du cru local s’étageaient suivant une chronologie des plus rassurantes. Si le poisson manquait, le brave curé piquait tout bonnement une tête dans la Moselle, choisissait au fond de l’eau et reparaissait, l’instant d’après, avec les éléments d’une respectable friture.

En 1890, l’abbé Mathieu fut nommé curé à Pont-à-Mousson, et s’installa tout près de son cher collège, dans la vieille église Saint-Martin. Son souvenir vit encore dans la paroisse ; c’est celui d’un bon prêtre, très pieux, très attaché aux devoirs de son ministère. L’église est toujours là, et aussi la belle abbaye de Prémontrés, où, pendant près d’un siècle, s’abrita le petit séminaire diocésain. Mais les joyeux écoliers sont partis : ils ont dû chercher ailleurs un autre gîte. Aussi l’herbe pousse dans les cours désertes ; la chapelle est vide, le silence règne dans les longs corridors. C’est une maison morte. Mort aussi le couvent des Dominicaines et le grand séminaire de Nancy, et le monastère des Bénédictines ! Que de morts, Messieurs, que de morts !

Nommé curé à Pont-à-Mousson, l’abbé Mathieu tenait, disaient certains, son bâton de maréchal. En fait, ce n’était qu’un début. Trois ans après avoir inauguré ses fonctions curiales, il était évêque d’Angers.

Ce siège, vacant depuis longtemps, avait eu, en dernier lieu, pour titulaire, un prélat fort en vue, ancien professeur de Sorbonne, auteur de livres nombreux et doué d’un talent oratoire que l’on avait apprécié à la chapelle impériale et bien ailleurs. En politique, les nécessités du temps lui avaient imposé diverses attitudes, toutes énergiques, qu’il n’aménageait pas sans quelque difficulté. Sa succession n’était pas convoitée ; il n’est jamais agréable de succéder à un personnage de grande réputation, surtout quand il laisse des dettes, et c’était le cas. Mgr Mathieu s’y prit de telle façon qu’il ne fut bientôt plus question des dettes, et, quant à l’illustration du prédécesseur, il s’en arrangea aussi, sans trop d’effort. Ses livres, à la vérité, ne formaient pas une bibliothèque ; mais le peu qu’il apportait était excellent. Il suffisait de causer un peu avec lui pour concevoir une haute idée de son intelligence, de sa culture d’esprit, de l’étendue de son information. Les lettrés, qui ne manquaient pas autour de lui, pouvaient le prendre à l’improviste, ils ne le prenaient jamais au dépourvu. Où qu’il portât la parole, on sentait qu’il s’adressait à son auditoire et ne cherchait pas à être entendu au loin ; on lui était reconnaissant de se consacrer tout entier au soin de son diocèse. Quant à sa sollicitude pastorale, quant à sa charité, à cette charité qui ne se borne pas à l’aumône mais comporte le don de soi-même, quant à sa sagesse et à sa fermeté douce dans le gouvernement de son clergé, à tout cela l’opinion de son diocèse ne tarda pas à rendre un éclatant témoignage.

En Anjou, comme on sait, l’ancienne tradition monarchique compte encore beaucoup de fidélités. Il n’en est pas de même en Lorraine. C’est surtout depuis la Révolution que les Lorrains ont eu plaisir à vivre avec nous : le gouvernement des rois Louis XV et Louis XVI ne leur a laissé que de fâcheux souvenirs. L’abbé Mathieu, on le savait, avait mis cette situation en évidence. On pouvait croire que ses idées personnelles auraient de la peine à s’accommoder aux dispositions de ses diocésains. Il n’en fut rien. On l’accepta sans difficulté. De ses sentiments, d’ailleurs peu compliqués et nullement farouches, il ne faisait ni mystère ni étalage ; il s’attachait, avec grand soin, à ne blesser personne.

Un enfant de notre ancienne famille royale faisait alors ses études dans un établissement ecclésiastique d’Angers. Cela n’était pas sans donner quelques inquiétudes au préfet, exercé, en ces contrées suspectes, à pousser très loin la vigilance. L’évêque s’en aperçut un jour. « Monsieur le préfet, dit-il, je vois bien ce qui vous rend soucieux. Mais vous pouvez dormir en paix : j’ouvre l’œil. Si le duc de Montpensier fait le moindre geste pour remonter sur le trône de ses ancêtres, je lui... colle cinq cents vers. »

Le duc de Montpensier se conduisit si bien qu’il échappa à cette terrible pénalité. On le sait de reste : ce fut l’évêque lui-même qui se mit dans un mauvais cas. Pour quelques paroles courtoises adressées à la mère du royal collégien, il se vit accusé de miner l’ordre de choses et donna lieu à une telle tempête parlementaire, que notre confrère Alfred Rambaud, ministre de l’Instruction publique et des Cultes, y laissa une bonne moitié de son portefeuille.

Il est vrai que, loin de blâmer l’évêque d’Angers d’avoir montré qu’on peut être un homme aimable tout en restant loyal à l’État républicain, M. Rambaud l’avait désigné pour l’archevêché de Toulouse. Mgr Mathieu se plaisait beaucoup en Anjou et ne demandait qu’à y rester : ce n’est pas lui qui avait sollicité cette promotion, pas plus, du reste, qu’il n’était intervenu en quoi que ce soit dans son élévation à l’épiscopat.

Grégoire de Tours raconte l’histoire d’un clerc parisien à qui le roi Clotaire, fils de Clovis, avait de grandes obligations. L’évêché d’Avignon étant devenu vacant, il le lui proposa. Le prêtre fit des difficultés : le Midi l’effrayait. Il dit au roi : « Si vous voulez réellement me faire plaisir, n’envoyez pas un homme simple comme moi au milieu de ces sénateurs raffinés et de ces philosophes. » Le roi l’écouta et, peu après, le nomma évêque du Mans. Mgr Mathieu, lui, se laissa faire. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir que, si les cartes géographiques indiquent à peu près la même distance de Nancy à Angers et d’Angers à Toulouse, il y a en réalité beaucoup plus loin d’Angers à Toulouse que de la Lorraine à l’Anjou.

Dans l’ouest de la France, en Anjou comme en Bretagne, prêtres et fidèles frayent volontiers ensemble. On n’est pas fier ; on n’a pas la moindre idée de l’être ; on ne se défie pas les uns des autres. À ce point de vue, il en est des châteaux comme des chaumières, des chaumières comme des châteaux. Point cérémonieux, Mgr Mathieu avait plu à tout le monde ; à tout le monde il avait, grâce à l’aisance de ses relations, fait accepter ses conseils et sa direction religieuse.

À Toulouse, il n’en fut pas ainsi. Sa bonne grâce familière parut déplacée. On l’eût souhaité plus grave ; il eût été compassé que personne n’y aurait trouvé à redire. L’habitude en était prise. Le cardinal Desprez, dont l’évêque d’Angers recueillait la succession, était un prélat très respectable, mais très soucieux de sa dignité et très ferré sur le cérémonial. Ses confrères du Midi avaient coutume de dire qu’après sa mort, il obtiendrait sûrement au Paradis la place de grand maître des cérémonies. En attendant, le cardinal imposait autour de lui le respect le plus rigoureux de l’étiquette. Dans ce monde si bien ordonné, l’arrivée de Mgr Mathieu fit l’effet d’un coup de vent. Un archevêque qui sortait tout seul, sans insignes, qui flânait pédestrement par les rues, entrait dans les boutiques, causait familièrement, s’achetait lui-même une paire de souliers et rentrait avec les vieux sous son bras, à peu près enveloppés dans un journal, quel scandale !

Quel fléau ! continua-t-on bientôt, lorsqu’on eut pris connaissance de son indifférence à l’endroit de certaines traditions, cultivées là-bas avec le calme et la tolérance du Midi.

Le nouvel archevêque aurait bien voulu ne mécontenter personne ; mais il lui était difficile de biaiser avec les indications fort nettes que le pape Léon XIII venait de donner aux catholiques de France et à leurs pasteurs. Il fit son devoir, « qui qu’en groingnât », comme disait Anne de Bretagne.

L’affection des pauvres lui offrait ici de précieuses compensations. Ses courses en petit appareil le conduisaient souvent aux logis où l’on souffrait de misère et de maladie. Il ne s’en vantait guère, mais tout finit par se savoir. Une ouvrière, qui trouvait le moyen de concilier, avec une vie très laborieuse, la visite des pauvres à domicile, entrait un jour chez une vieille femme infirme, à laquelle, de temps à autre, elle portait quelques secours. Un vieux fauteuil, en fort mauvais état, attira son attention ; il était ce jour-là décoré de rubans à prétentions violettes. « Qu’est-ce que cela ? dit-elle. — Ah ! répondit la pauvresse, c’est que j’ai reçu hier la visite de Mgr l’archevêque ; il a causé longtemps avec moi. C’est sur ce siège qu’il s’est assis. Je l’ai « flouqué » de violet ; personne plus ne s’assiéra dessus. »

De telles visites étaient dans ses habitudes. Un jour de pluie, un de ses diocésains, connu pour la rigueur de ses principes anticléricaux, le croisa sur un trottoir ; il se dissimulait tant bien que mal sous un énorme parapluie vert clair, archaïque de forme et de dimensions. Peu familiarisé avec les mœurs de son archevêque, notre homme jeta d’abord un coup d’œil inquiet sur la maison d’où il l’avait vu sortir, puis suivit le parapluie jusqu’à l’archevêché. Ainsi s’assurait-il qu’il ne se trompait pas de personne. Revenant ensuite à la maison, il s’informa et finit par être mis en présence d’une vieille femme cancéreuse, dont le misérable logis exhalait une odeur rebutante. Il lui demanda quel était ce curé qui sortait de chez elle, armé d’un parapluie si considérable. « Je n’en sais rien, répondit la malade ; je sais seulement qu’il est très bon pour moi ; il m’assiste généreusement et vient me voir de temps à autre. Cela me fait grand bien, car je suis très abandonnée. Quant à son parapluie, eh bien, c’est le mien. C’est moi qui le lui ai prêté pour rentrer chez lui. — Il vous le rendra, ma bonne femme : ce curé, c’est l’archevêque de Toulouse ! »

Tel était l’archevêque de Toulouse, tel avait été l’évêque d’Angers, tel le curé de Pont-à-Mousson. Tel fut le cardinal Mathieu. Les pauvres de Rome le connurent, comme l’avaient connu ceux de Lorraine, d’Anjou et du Midi. Mais je ne dois pas abuser de ces traits. Vous pourriez croire qu’il s’agit de prix de vertu, et que je vous en demande un pour un évêque ; ce n’est pas dans les usages.

À Toulouse, comme à Nancy, il trouva une Académie, et ne tarda pas à en être. Il avait décidément la vocation. On le reçut aux Jeux Floraux ; il fit à cette occasion un fort beau discours où il prouva que Clémence Isaure, la fondatrice de cette illustre Compagnie, a réellement existé. Il paraît que cette démonstration n’était pas superflue. On lui sut gré de l’avoir présentée. Je lui en saurais gré tout comme les autres, s’il n’avait jugé utile de m’offrir en holocauste aux mânes problématiques de la noble dame, envers laquelle je n’ai sûrement aucun tort, ne m’étant jamais occupé de ses affaires.

Encore avait-il été modéré dans ses imprécations. Le Toulousain qui lui répondit se montra plus terrible. Il souhaita me voir « pendu par les pâtres de la Crau, les Bohémiens et les femmes de la Camargue ; pendu aux fourches des mûriers de Maillane, devant la maison de Mistral ; ou jeté à la mer, aux battements des ailes des cigales retentissantes ! »

Oui, Messieurs ! Cependant, il ne m’est rien arrivé !

En ce temps-là, il était souvent question d’obtenir du Pape la nomination d’un cardinal français résidant à Rome, d’un cardinal de curie. Les personnes peu au courant se figuraient qu’il s’agissait d’un poste établi, d’une institution fondée en droit ou en usage. En réalité, il n’y avait rien de semblable. Des circonstances particulières avaient fait, de temps à autre, que le Sacré-Collège comptât parmi ses membres en résidence à Rome un cardinal de nationalité française. Le gouvernement ne s’intéressait pas à cela. Ce n’est sûrement pas lui qui avait procuré la nomination des cardinaux Pitra et de Falloux, les derniers de cette catégorie. Pie IX, qui les avait choisis, savait sans doute quels mérites il récompensait et quels services ces hauts dignitaires pouvaient rendre à l’Église. Le cardinal Pitra était un homme de grande érudition et d’une candeur notoire. On n’a jamais remarqué qu’il ait exercé beaucoup d’influence sur la marche des affaires ecclésiastiques. On ne l’a pas dit non plus de son collègue de Falloux.

Cependant, on admettait, en certaines régions, qu’ils avaient dû servir à quelque chose, ou que du moins ils avaient représenté une tradition précieuse ; il paraissait utile, urgent même, de la faire revivre. Ces idées furent développées aux endroits opportuns. À force d’insistance, on parvint à les faire aboutir. Il se trouva bientôt des gens très avisés qui se demandèrent sérieusement comment on avait pu vivre si longtemps sans cardinal de curie. On en parla au Pape, qui, sans grand enthousiasme, finit par accepter l’idée d’une nomination. Il ne restait plus qu’à désigner le titulaire. Les mêmes cercles où le besoin d’un cardinal de curie s’était fait sentir se montraient prêts à fournir une personne idoine. Mais le Pape, dont c’était l’affaire, porta son choix sur l’archevêque de Toulouse.

Le Pape, alors, était Léon XIII, pontife très célébré de son vivant, et très digne de l’être. Ses encycliques surtout, exposés clairs et majestueux de la doctrine catholique, obtenaient toujours le plus grand succès. On les qualifiait d’immortelles ; leur apparition était invariablement saluée, d’un bout de l’univers à l’autre, par un immense concert d’éloges. Léon XIII était trop intelligent et d’un goût trop fin pour ne pas distinguer entre cassolettes et cassolettes, obéissances et obéissances. L’archevêque de Toulouse avait su trouver des formules propres à satisfaire en même temps le légitime désir qu’avait le Pape de voir accepter ses directions, et aussi son inclination pour les bonnes façons de les produire. Pour me servir d’une de ses expressions, Mgr Mathieu n’assénait pas les conseils qu’il avait à transmettre ; il excellait à les insinuer. Là, dit-on, fut la raison qui détermina le choix du Pape. Mais je ne veux pas en répondre : ces choses-là sont toujours très mystérieuses. Du reste, le sage pontife avait eu plus d’une occasion de s’entretenir avec l’archevêque de Toulouse ; il n’avait pu manquer d’apprécier ses ressources d’esprit et son profond dévouement au Saint-Siège.

C’est ainsi que Mgr Mathieu fut appelé à faire partie du Sacré-Collège.

Ce corps célèbre, tout le monde le sait, ne se distinguait pas, dans les très anciens temps, du clergé ordinaire de Rome, de ce qu’on appellerait maintenant le clergé paroissial. En dehors de leur ministère pastoral, les prêtres romains assistaient le Pape dans la direction générale soit de leur église, soit de la chrétienté dans son ensemble. Les affaires qui, du dehors, venaient au Saint-Siège étant relativement peu nombreuses, il était possible de cumuler ainsi les fonctions. À la longue, grâce aux progrès de la centralisation, il fallut diviser la tâche ; le soin des âmes romaines fut confié à d’autres prêtres, et les cardinaux se renfermèrent dans leur rôle de conseillers du Pape. Au moyen âge, leur situation s’accrut avec celle de la papauté ; elle en partagea toutes les vicissitudes. Quand, au XIVe siècle et au XVe, la fiscalité pontificale prit d’énormes proportions, les cardinaux devinrent, même au temporel, de très grands seigneurs. Le cumul des bénéfices qui, au temps de la Renaissance, fut pratiqué si largement, permit à certains d’entre eux de se constituer de colossales fortunes, dont les arts profitèrent un peu plus que l’édification générale. Les monuments de Rome ont conservé trace de cela. Le palais Farnèse, par exemple, est un palais de cardinal. On y dormirait d’un sommeil moins calme, si l’on avait sur la conscience tous les moyens employés pour le construire.

Après le concile de Trente, une réforme bien nécessaire s’introduisit : le luxe des cardinaux se restreignit peu à peu. Je dis peu à peu. Au commencement du XVIIe siècle, le vénérable cardinal Bellarmin était, m’a-t-on raconté, à la tête d’une écurie de vingt-huit chevaux. Bellarmin appartenait à la compagnie de Jésus ; c’était un religieux tout à fait exemplaire. Ses vingt-huit chevaux devaient représenter un minimum. Il n’eût pas été séant, pour un cardinal, d’avoir un moindre effectif de cavalerie.

Ce minimum s’abaissa progressivement. J’ai vu, il y a quelque cinquante ans, les dernières pompes du Sacré-Collège : des carrosses rouges à couronnements dorés, chargés de laquais fort galonnés, mais peu stylés. Deux voitures, trois au plus, conduisaient l’Éminence, avec un petit personnel de secrétaires, aux grandes cérémonies pontificales. Leur défilé excitait déjà plus de curiosité que de terreur religieuse. C’était la fin d’une splendeur.

Depuis 1870, les beaux carrosses ont disparu.

Il y a quelques années, arrêté dans une rue de Rome par un embarras de foule, je vis tout près de moi une grosse voiture fort crottée, une sorte de coche de banlieue, chargée au-dessus de bottes de légumes et de paquets divers, en dedans de personnes où l’on reconnaissait à première vue des notabilités villageoises, maire, curé, apothicaire et autres. À certains détails de forme, à certains vestiges de couleur ou de dorure, je reconnus un ancien carrosse de cardinal, adapté maintenant à des usages rustiques. Et alors je songeai au bateau de Catulle, qui vieillissait, carcasse délabrée, sur les bords du lac de Garde, mais qui, s’il eût parlé, aurait pu raconter tant de prouesses.

Sed haec prias fuere !

Je ne sais si cette mélancolie fût montée à l’âme robuste du cardinal Mathieu. Une chose est sûre, c’est que, s’il prit en bonne part son élévation à la pourpre, s’il s’en montra même franchement joyeux, il ne regretta pas les splendeurs évanouies et s’accommoda très bien du modeste landau et des deux paisibles chevaux noirs qui forment maintenant tout l’équipage des hauts dignitaires de l’Église. Il se serait même contenté de moins.

On lui assigna, comme église cardinalice, la vieille basilique de Sainte-Sabine, dont les nobles colonnades, contemporaines de saint Augustin, tiennent encore debout. Rome a de ces hautes antiquités. Autour de celle-ci l’Aventin est, en ce moment, à peu près désert. Il ne le sera sans doute pas toujours, comme il ne l’a pas toujours été. Dans le cours des siècles, les affluences religieuses qui réjouissaient la vénérable enceinte se sont renouvelées souvent. Des papes et des empereurs, logés par occasion dans les palais voisins, y amenèrent la pompe de leurs cortèges. Au XIIIe siècle saint Dominique y installa ses disciples ; saint Thomas d’Aquin y médita. On montre encore, dans le cloître voisin, un oranger planté par Dominique lui-même, et dont le vieux tronc salua, d’une pousse nouvelle, la vocation du Père Lacordaire.

Le 25 juin 1899, dans la belle lumière d’un soir d’été, la maîtresse-porte, chargée de sculptures antiques, s’ouvrit au cortège de notre cardinal. Il alla prendre place au fond de l’abside, drapé dans son ample manteau rouge, entre les frocs blancs des Frères Prêcheurs. Deux d’entre eux, assis à ses côtés, l’écoutaient parler, recueillis comme des anges. À l’ordre qui révérait en eux ses chefs, ils étaient venus l’un de France, l’autre d’Allemagne ; mais, dans la grande catholicité du lieu et du moment, ils semblaient plutôt arriver du Paradis, ensemble, sur le même nuage. Le discours fut très beau, digne de Rome, comme on dit volontiers là-bas ; et ce n’est pas sans fierté que nous l’écoutions, nous autres Français.

Une fois terminées les diverses cérémonies d’installation, qu’il traversa avec beaucoup de bonne grâce, le nouveau cardinal prit gîte à la villa Wolkonsky, tout près du Latran, une demeure charmante, nichée dans les ruines et la verdure.

Il aimait à promener ses visiteurs sous les arceaux de l’aqueduc de Néron, tout enguirlandés de lierres, de vignes folles et d’acanthes. Il leur montrait de mystérieux souterrains, où les archéologues retrouvaient des tombeaux antiques, et aussi certaine allée de cyprès où la princesse Wolkonsky avait jadis élevé des monuments à ses auteurs favoris, Byron, Shelley, Chateaubriand et autres. Il ne manquait jamais de faire remarquer que ces monuments consistaient tous en une cruche montée sur un piédestal. C’est sur la panse de ces vases que sont peintes les inscriptions, en russe heureusement, où la bonne princesse détailla ses sentiments. De cela le futur académicien déduisait des considérations sur le grand creux de la gloire littéraire. Je ne les rapporterai pas, car ce n’est peut-être pas le moment de s’en souvenir.

Mais le cardinal ne s’absorbait pas dans l’admiration de sa villa. Il était arrivé avec l’idée de faire quelque chose et bientôt il s’aperçut qu’il était inoccupé. Cela ne lui semblait pas naturel. « C’est extraordinaire, me disait-il. À Toulouse j’expédiais plus de besogne en une demi-journée qu’ici en deux ou trois semaines. » Il lui fallut du temps pour comprendre que le climat de Rome ne comporte pas, même et peut-être surtout pour les cardinaux français, une activité aussi intense que le ciel d’outre-monts.

Cependant il trouva moyen de s’employer. Outre la menue besogne des congrégations dont il faisait partie, il se donna bientôt des tâches littéraires. Par le passé, il avait travaillé dans les archives de Nancy et de Paris ; il se dit que celles du Vatican lui fourniraient bien quelque sujet d’étude. Et cette idée était d’autant plus naturelle que, sous ses ombrages classiques, il rêvait maintenant aux jardins d’Academos. Sa pourpre le recommandait à vos suffrages ; mais il vous estimait trop pour penser qu’elle vous séduirait toute seule. Sa thèse de doctorat était un peu lointaine, un peu érudite. Il devait donc chercher à augmenter ses titres. C’est ce qu’il fit en préparant son livre sur le Concordat.

Au moment où il s’en occupa, le Concordat était bien malade. Il allait entrer tout entier dans l’histoire, son fonctionnement comme ses origines. C’est seulement vers les origines que le cardinal dirigea ses recherches. Sur ce point, sa tâche était facilitée par de récentes publications. Il n’eut guère de documents à découvrir. Mais comme il s’entendait à composer, il mit de l’ordre dans les papiers recueillis par les autres, reconstitua quelques situations, refit certains portraits, raconta de jolies anecdotes et finit par aboutir à un livre de lecture facile, très bien fait pour initier le public aux détails d’une grave négociation.

Ce travail lui procura de grandes joies. Il était ravi de tenir dans ses mains les pièces originales, de se familiariser avec l’écriture de Consalvi, de contempler la solennelle signature apposée par le Premier Consul à l’instrument du célèbre traité.

Mais c’est surtout au cardinal Consalvi qu’il s’intéressait. Le fidèle conseiller de Pie VII, à la fois si consciencieux et si conciliant, ferme comme un roc quand il ne fallait pas céder, ingénieux à trouver les ménagements possibles quand il était nécessaire d’en découvrir, le négociateur du Concordat, le représentant du Pape au Congrès de Vienne, le ministre progressiste, incessamment combattu, comme de juste, par l’opposition antédiluvienne, c’était la grande admiration du cardinal Mathieu. Il avait entrepris d’écrire sa vie ; c’est à ce travail que furent consacrés ses derniers loisirs ; il est bien regrettable qu’il n’ait pu mener à bonne fin une tâche aussi utile et pour laquelle il se trouvait si bien préparé.

Mais les études d’histoire religieuse ne suffisaient pas à absorber ses loisirs. Il aimait à voir du monde et recevait beaucoup. Parmi les cardinaux français qui, avant lui, avaient séjourné à Rome, Bernis est celui dont il se souvenait le plus volontiers. Il n’avait pas la prétention de le reproduire : Bernis avait été ambassadeur, lui ne l’était pas. Même comme cardinal, Bernis ne s’imposait pas tout entier à l’imitation. Mais on parlait encore de son hospitalité large et somptueuse. Le cardinal Mathieu aimait à rappeler que son prédécesseur « avait tenu l’auberge de France au carrefour de l’Europe ». On sut bientôt à Rome que les portes de la villa Wolkonsky étaient franchement ouvertes : on s’y précipita. Il y eut même une telle presse qu’il devint bientôt difficile de s’y reconnaître. Le cardinal ne facilitait pas les classements. Il se, plaisait à recevoir pêle-mêle ambassadeurs, religieuses, moines, prélats, grandes dames, humbles paroissiennes, hérétiques et infidèles, sénateurs, camériers, ministres, le monde blanc, le monde noir, le monde gris, enfin tous les mondes.

À cette affluence il servait son franc accueil, son entrain, sa gaîté, sa vieille gaîté de séminaire, un peu familière parfois. Avec qui n’était-il pas familier ? À Nancy, à Angers, à Toulouse, Dieu sait qui il ne connaissait pas. À Rome, à Paris, en Suisse, dans tous les endroits œcuméniques, il eût été difficile de trouver quelqu’un avec qui il n’eût causé. « C’est pourtant vrai, me disait Gebhart, qu’il n’y a pas d’habitants dans la lune ; car s’il y en avait, Mathieu en connaîtrait sûrement quelques-uns. »

Aussi serait-il aisé d’émailler d’anecdotes cet éloge académique. À quoi bon ? Les histoires du cardinal Mathieu ! Il n’est personne ici qui n’en sache quelques-unes. Peut-être, probablement même, comme il est arrivé pour d’autres, y en a-t-il en circulation qu’il serait difficile de vérifier et que le cardinal eût certainement désavouées. Dans l’ensemble, elles témoignent toutes, les fausses comme les vraies, et de son esprit et de son extrême sociabilité.

Ce n’est pas qu’il fût mondain. Il était plutôt curieux. Il aimait à voir les gens, non à les éblouir par l’appareil de sa dignité. Il faut même avouer qu’à ce point de vue il ne faisait pas la joie des maîtres de cérémonie. Docile à leur direction quand il avait à présider quelque solennité religieuse, où la tenue de l’officiant est affaire d’importance, il ne se croyait pas obligé de les écouter toujours. Je crains que certains d’entre eux n’aient respiré un peu’ plus librement le jour où ils apprirent qu’entré désormais dans la cour céleste, il ne pouvait plus être une menace pour la bonne ordonnance des cortèges pontificaux.

Il faut dire à sa décharge que le code du cérémonial romain a quelquefois de grandes singularités. C’est ainsi, par exemple, que les cardinaux sont, à Rome, les seuls fidèles à qui il soit interdit de fréquenter les églises. Le premier venu y peut toujours entrer pour prier. Il n’en est pas de même des cardinaux. Ils n’y sont admis qu’en grande pompe, mitre en tête et en tenue solennelle.

Loin de moi, Messieurs, la pensée de critiquer de tels usages. Si extraordinaires qu’ils puissent paraître au premier abord, ils ont des raisons profondes, qui résistent très bien à la discussion. Cependant on n’a pas toujours ces raisons présentes à l’esprit ; ceci peut excuser ceux qui, comme le cardinal Mathieu, n’acceptent que malaisément certaines exigences.

Une des choses qui le contrariaient le plus, un des points sur lesquels il se mettait le plus volontiers en contravention, c’est la nécessité de toujours sortir en voiture. Le rang très élevé des princes de l’Église exigeait autrefois qu’ils ne se confondissent pas avec la foule. On ne leur permettait d’aller à pied que dans les villas suburbaines ou sur les routes, en dehors des murs. Maintenant que les murs sont largement dépassés par les constructions, que dans celles-ci et autour d’elles se presse une population sommairement élevée, les dignitaires ecclésiastiques seraient assez mal entourés s’ils s’avisaient de mettre pied à terre aux environs immédiats des portes. Le cardinal Mathieu aimait mieux circuler à l’intérieur, au Forum, au Palatin, dans les sentiers qui serpentent entre le Latran et la voie Appienne. Dans la ville habitée, il aurait eu des scrupules. Il se rattrapait sur le chapitre des accidents. Je le rencontrai un jour en fiacre découvert, éclairant de sa pourpre les agrès du modeste véhicule. Il rayonnait : « Je suis en règle, me cria-t-il ; j’ai cassé une roue de ma voiture. »

Mais ce qui le comblait de joie, c’étaient les grèves des cochers. Alors il y avait force majeure, à son estimation du moins, car je crois que ses collègues avaient une autre manière de résoudre le cas. Il se rendait à pied là où il avait affaire, et, s’il lui fallait pour cela passer par le Corso ou traverser la place d’Espagne, il n’y voyait aucun inconvénient.

Ces façons simples, franches, familières, lui valaient beaucoup de sympathies, non seulement dans le monde assez bigarré qui se pressait autour de lui, mais dans les rangs mêmes des très hauts dignitaires parmi lesquels il avait pris place. Au commencement, on s’en était un peu étonné. À la longue, on finit par en prendre son parti. On sentit, ce qu’exprimait fort justement un de nos communs amis, que tous ses défauts se trouvaient à la surface et qu’avec un peu d’attention on apercevait en lui de grandes et solides qualités. Après tout, le cardinal Mathieu n’est pas le premier original qui ait paru dans le Sacré-Collège.

Pourtant, au point de vue des intérêts qu’il était appelé à servir, il aurait peut-être mieux valu qu’il se conformât davantage au type ordinaire. Renfermé, recevant peu, bornant ses relations au monde ecclésiastique, absorbé dans la pratique du droit canon, attentif à discerner les bons endroits pour voir et entendre, à rechercher l’occasion de donner de ces conseils opportuns et sages qui recommandent le conseiller, il eût acquis plus d’influence utile. Mais cela lui -était-il possible ? Se figure-t-on ainsi le cardinal Mathieu ?

Du reste, il aurait eu tout le crédit imaginable que les circonstances l’auraient rendu inutile. On marchait vers une situation propre à déconcerter l’habileté des plus sages et les bonnes volontés les plus imperturbables.

En arrivant à Rome, le cardinal avouait volontiers que la situation devenait intolérable en France pour ceux des évêques — il en était — qui eussent désiré maintenir avec les représentants de l’État les relations d’autrefois. Une affaire trois fois malheureuse avait déchaîné les passions anticléricales. M. Homais, devenu tout-puissant, « écrasait l’Infâme » de ses pieds féroces. Peu belliqueux de sa nature, Mgr Mathieu se flattait de trouver la paix à l’ombre du Vatican. Vain espoir ! Cent ans à peine avaient passé sur le Concordat, qu’il était déjà question de le rompre. Ce n’était plus qu’une affaire de mois et de semaines.

Cependant Léon XIII vivait encore. L’orage qui s’annonçait, dont les premiers grondements se faisaient entendre, respecta les derniers moments du vieux pontife. Mais il était inévitable qu’il éclatât et il éclata en effet. Depuis lors... Ah ! depuis lors, on sait ce qu’il est advenu des rapports entre l’Église romaine et sa Fille aînée, et comment à l’amitié traditionnelle a succédé une sorte d’état de guerre.

Beati pacifici ! Le cardinal Mathieu eût inventé cette béatitude s’il ne l’avait trouvée dans l’Évangile. Mais voyez-vous sa situation ? C’était Rodrigue entre don Diègue et Chimène, entre son père dont il doit venger l’injure et sa fiancée qu’il va rendre orpheline :

En cet affront mon père est l’offensé
Et l’offenseur, le père de Chimène.

Pour citer un exemple moins chevaleresque et plus voisin, c’est la situation du cardinal de Bernis dans les premières années de la Révolution. Encore Bernis, comme ambassadeur, pouvait-il porter et recevoir des paroles plus ou moins efficaces, tandis que notre pauvre cardinal en était réduit aux gémissements.

Or les gémissements, ce n’était pas son fort. Encore ne pouvait-il gémir autant qu’il l’eût voulu. Il lui fallait se contenter, le plus souvent, d’une désolation intérieure. Un cardinal ne saurait se mettre en travers des décisions du chef de l’Église. C’est un conseiller, sans doute ; mais, qu’il ait été consulté ou non, que les mesures prises contrecarrent ou non son avis personnel, qu’elles blessent ou flattent ses sentiments intimes, il est bien obligé de s’y rallier. Un Français peut désapprouver certains actes de son gouvernement ; il ne peut pourtant pas faire autrement que de s’identifier avec son pays, que de ressentir profondément les coups qui lui sont portés, ces coups eussent-ils été largement mérités. Sans doute, en théorie, on se borne, de part et d’autre, à discuter les actes ; on n’entend pas s’en prendre aux personnes, ni surtout aux institutions. En fait, toutefois, il arrive souvent que, tout au moins dans la région des sous-ordres, on passe facilement des uns aux autres. Le cardinal Mathieu se trouva bientôt très gêné. Sa haute dignité le défendait, il est vrai, contre les heurts personnels ; dans les rangs supérieurs du inonde ecclésiastique on avait les plus grands égards aux délicatesses de sa situation. Mais il vaut mieux faire envie que pitié. C’était pour lui une grande douleur que de ne pouvoir parler de son pays avec une fierté approuvée, que d’en entendre parler avec des distinctions et des réticences. D’ailleurs au-dessous de lui, mais à portée de ses oreilles, s’agitaient des personnes moins réservées, qui ne se gênaient nullement pour malmener tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il avait le devoir d’aimer, la France, son honneur national, sa puissance militaire, sa diplomatie, son influence au dehors ; pour gourmander son clergé accablé d’épreuves, pour morigéner un épiscopat trop peu soucieux de pousser les choses à l’extrême et d’allumer chez nous les discordes civiles. Le cardinal souffrait, de voir sa patrie livrée à ces familiarités.

Il souffrait, il souffrait en silence, car comment eût-il parlé ? Qu’eût-il pu dire ? Sous le poids de cette douleur contenue, sa santé, déjà minée depuis quelques années, allait sans cesse en déclinant. Il ne voulait pas qu’on s’en aperçût et cherchait à ne pas s’en apercevoir lui-même, travaillant, recevant, se distrayant comme à l’ordinaire, allant de Rome à sa villa d’Anzio, de celle-ci à des villégiatures plus lointaines. Vous lui fûtes alors d’un grand soulagement, en l’appelant à siéger parmi vous. Il vous dut quelques moments de joie profonde. Pour me servir d’une expression inventée par le dépit, mais relevée par la bonne humeur avec laquelle vous l’avez acceptée, d’un cardinal rouge vous aviez fait un cardinal vert. Il était très fier de marier ces deux couleurs.

Plût au ciel qu’il eût non seulement verdi, mais reverdi ! Il était trop tard. Le mieux ne fut que passager. Il faut avouer du reste que ses égards pour les prescriptions des médecins allaient de pair avec ceux qu’il témoignait aux règles du cérémonial. Esculape eut beau dire : il ne l’empêcha pas de se mobiliser comme par le passé. Un congrès religieux devait se tenir à Londres. Le cardinal ne résista pas au désir d’y aller représenter la France catholique. C’est là qu’il devait mourir. Le mal une fois déclaré, médecins et chirurgiens s’emparèrent de lui, et force fut de leur obéir. Un moment pourtant, il s’en crut débarrassé : un télégramme triomphant vous fit savoir que son fauteuil n’était pas encore vacant. Mais le mieux ne fut que passager ; la fin s’approcha. Avant de mourir, il eut la force de livrer une dernière bataille à l’étiquette. Le prêtre que l’on avait appelé à son chevet paraissait croire que la haute dignité du malade réclamait des attitudes spéciales. Il fut vite rappelé à la réalité des choses : « Traitez-moi comme un pécheur et non comme un cardinal. » Puis, s’enveloppant de sa vieille foi lorraine, que n’avaient ni ébranlée ni inquiétée tant de contacts divers, le cardinal Mathieu s’engagea résolument dans le passage sombre et sacré qui conduit les chrétiens à l’éternelle lumière.

Nancy lui fit des funérailles imposantes. On n’avait rien vu de semblable, nous dit-on, depuis les ducs de Lorraine. Dans l’enthousiasme du moment, quelques-uns, partant de ce fait qu’il était tombé malade au congrès eucharistique, le proclamèrent martyr de l’Eucharistie. C’était beaucoup de zèle : le cardinal n’aurait pas approuvé. S’il fut martyr, c’est d’autre chose. Je vous ai dit de quoi, et en quelle mesure.

Tout compte fait, ce fut plutôt un homme heureux. Il parvint à l’être à peu près constamment, en un temps où d’autres ne connaissent que trop d’amertumes. Faut-il lui en faire un reproche ? Il suffit, semble-t-il, de ne pas lui en faire un mérite. Il eût rencontré la mauvaise fortune, qu’il lui aurait sûrement fait bon visage. Il ne rencontra que la bonne : il la rencontra en bien des endroits, la dernière fois sous cette coupole. Pourquoi lui aurait-il fait grise mine ?

On voit, dans les Lettres édifiantes et curieuses, comment les Jésuites, chargés d’évangéliser les Indes, et obligés de compter avec la rigoureuse séparation des castes, avaient imaginé de se répartir entre elles, les uns vivant en brahmanes, les autres en parias. Il arrivait qu’un jésuite brahmane, richement vêtu et porté en palanquin, croisât sur les chemins un jésuite paria, misérablement accoutré et pliant sous le poids d’un lourd fardeau. Il eût voulu lui tendre fraternellement la main. Mais cela était impossible, contraire aux rites. Il lui fallait passer, digne, majestueux, sans seulement laisser tomber un regard sur le confrère pauvre. Lequel des deux avait le cœur plus serré ? Je gagerais que c’était le brahmane.

Messieurs, j’ai beaucoup connu le cardinal Mathieu. Je sais ce qu’il pensait de sa tour d’ivoire. C’est en pleine conformité avec ses sentiments que je vous ai raconté cet apologue, imparfait, car il exprime des situations réelles et non des imaginations adaptées à mon dessein, mais assez expressif pour que vous en saisissiez l’intention. Quoi qu’en dise Lucrèce, ce n’est pas chose si agréable que de voir peiner les autres. Le cardinal représentait ici le clergé de France, sur lequel tant d’épreuves se sont abattues. Il en eut sa part. Mais il ne la trouvait pas assez large. À certains moments on pouvait le surprendre jetant un regard d’envie sur la voie douloureuse.

Ah ! Messieurs, comme je le comprends !