Discours de réception de Francis Charmes

Le 7 janvier 1909

Francis CHARMES

Réception de Francis Charmes

 

M. Francis CHARMES, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Marcelin BERTHELOT, y est venu prendre séance le Jeudi 7 Janvier 1909, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

J’ai une double reconnaissance à vous exprimer, d’abord pour avoir bien voulu m’admettre dans votre Compagnie, ce qui était mon ambition la plus chère, ensuite pour m’avoir appelé à y succéder à l’homme illustre qui, depuis un demi-siècle, a jeté tant d’éclat sur la science française. Je suis peu de chose, et je le sens bien, à côté de M. Marcelin Berthelot, moi, modeste publiciste, dont le long et laborieux effort, consacré surtout à la politique, a été le jouet de plus d’une déception, tandis que lui, doué d’une imagination hardie et d’une méthode sûre, chercheur infatigable, expérimentateur infaillible, inventeur d’une fécondité sans bornes, il a répandu sur le monde des bienfaits qui se renouvellent et se multiplient sans fin. Heureux celui qui, après de longues années consacrées à la même œuvre, peut se rendre à lui-même et a mérité des autres le précieux témoignage que nul ne refuse à M. Berthelot, à savoir que sa vie a été utile et bonne. Mais je n’aurais pas dit tout ce que j’en pense, ni tout ce que vous en pensez vous-mêmes, si je n’ajoutais qu’elle a été marquée du cachet de la grandeur. Notre reconnaissance ne va pas seulement à M. Berthelot pour les biens matériels qu’il a créés à notre usage ; nous lui savons gré aussi de nous avoir donné une idée plus haute et une impression plus forte de ce que peut l’esprit humain, lorsqu’il est bien dirigé. En augmentant notre patrimoine commun, il nous a élevés avec lui dans une région supérieure où les richesses de ce monde, qu’il distribuait généreusement aux autres sans y toucher lui-même, n’ont plus qu’une valeur secondaire. La science seule lui paraissait digne d’être aimée. Dans l’excès de sa confiance en elle, il a fini par en faire son Dieu et par croire qu’elle suffisait à tout. Peut-être, à force d’en avoir élargi les limites, les a-t-il un peu perdues de vue. Mais s’il n’a pas complètement édifié la cité idéale où se plaisait son esprit sévère, en dehors des vieilles croyances dont l’humanité n’a pas encore trouvé le moyen de se passer, il a rendu meilleures les conditions de la vie dans celle où nous sommes demeurés. Et qui sait d’ailleurs si, pour faire de grandes choses, il ne faut pas en avoir rêvé ou tenté de plus grandes encore ?

Je ne m’attarderai pas sur les premières années de M. Berthelot. Il est né à Paris, en 1827. Son père, fils lui-même d’un paysan du Loiret, volontaire de 1792, était un médecin distingué, compatissant à toutes les misères, prodiguant pour les atténuer son temps et sa peine, actif dévoué, désintéressé. C’était de plus un bon chrétien, « un gallican de l’ancienne école », a dit M. Renan qui l’a bien connu et qui a éprouvé pour lui un sentiment de respect. C’était enfin un républicain. Entré au lycée Henri IV, dont il fut un des plus brillants élèves. M. Berthelot obtint en 1846, au concours général, le prix d’honneur de philosophie. Quand ses études furent terminées, la question se posa pour lui de savoir quelle carrière il choisirait. Il pouvait choisir, en effet, car il se sentait du goût pour tous les genres d’études et semblait devoir réussir dans tous également. Son bon génie et sans doute aussi les exemples qu’il trouvait dans sa famille lui firent préférer les sciences ; il leur consacra bientôt toute son activité.

Ses années d’apprentissage ne tardèrent pas à devenir des années de création. Il fit un cours complet de médecine et entra successivement comme préparateur dans le laboratoire des chimistes Pelouze et Balard. C’est là, dans cette situation modeste, au milieu d’un travail acharné, que son génie se révéla tout d’un coup et que son nom commença à se répandre. Ignoré la veille, il fut bientôt recherché avec curiosité, avec bienveillance, avec sympathie. Il défendait de son mieux l’indépendance de sa vie et ses amis l’y encourageaient. « On ne lui conseille pas le monde, écrivait une femme d’esprit, et on a là-dessus un système très absolu à l’encontre des salons ». Quelquefois cependant, il franchissait avec une réserve un peu farouche le seuil de ces lieux défendus. La femme dont je viens de parler réussit à l’attirer chez elle, et a laissé de lui, dans une lettre qui a été récemment publiée, un croquis original dont je reproduirai quelques traits. C’était au mois de janvier 1861. « J’avais, dit-elle, un grand dîner et plus de monde que d’habitude, entre autres un jeune savant, ami des Michelet, dont je crois vous avoir parlé. Je lui devais plus d’accueil, plus d’hospitalité, en raison de sa vie retirée et de son extrême réserve. Il paraît timide ; il a une figure très douce et très intéressante. J’ai beaucoup goûté la conversation de M. Berthelot. Si j’ai un regret, c’est de ne pouvoir le suivre sur le terrain de la science ; il a fait de grandes découvertes en chimie et publié deux grands volumes au-dessus de ma portée ; j’en ignorerais jusqu’à la langue. Mais on dit que l’exposition du livre est abordable et donne les conclusions de l’ensemble des travaux. Au reste, il n’est étranger à rien ; il a reçu une éducation très littéraire : il ne lui manque que de s’habiller et de se présenter comme tout le monde. Sa mère est très dévote, très catholique. Elle l’a tenu dans la plus sévère dépendance. Ce joug a pesé sur lui jusqu’à vingt ans. Il s’appartient à peine aujourd’hui qu’il en a trente-deux, et n’est guère émancipé que sur le chapitre du libre examen. »

Les deux volumes auxquels il est fait allusion dans cette lettre ne sont rien moins que la Chimie organique fondée sur la synthèse, œuvre capitale, peut-être même la plus importante de celles qui ont illustré M. Berthelot.

Si la science n’a pas de patrie, elle a une origine : on peut dire, à ce titre, que la chimie est une science française. Avant Lavoisier, elle n’était guère qu’une collection de recettes. Ce grand homme, le plus grand de tous, en a fait une science, mais seulement une science d’analyse. « La chimie, a-t-il dit lui-même, en soumettant à des expériences les différents corps de la nature, a pour objet de les décomposer et de mettre en état d’examiner séparément les différentes substances qui entrent dans leurs combinaisons. La chimie marche donc vers son but et vers sa perfection en divisant, subdivisant et resubdivisant encore. » Lavoisier se trompait : c’est là le point de départ de la chimie, ce n’est ni son but unique, ni sa perfection. Après avoir décomposé les corps et les avoir ramenés à leurs éléments irréductibles, la chimie devait essayer de les recomposer. Elle reconnut alors très vite qu’il y avait une différence essentielle entre les produits de la nature minérale et ceux des corps vivants, animaux ou végétaux. Les premiers se recomposaient aisément : au contraire, tous les efforts échouaient quand on voulait faire subir aux seconds une opération analogue. Les chimistes de cette période en conclurent un peu vite que les produits des corps vivants obéissaient à une autre loi que ceux de la nature minérale ; ils crurent qu’il fallait de la vie pour les produire et ils attribuèrent cette faculté à ce qu’ils appelaient le « principe vital ». On a souvent cité le mot de Berzélius, qui écrivait en 1848 : « Dans la nature vivante, les éléments paraissent obéir à d’autres lois que dans la nature inorganique ; la clé de cette différence est si cachée que nous n’avons aucun espoir de la découvrir. » Cette clé, si cachée qu’elle fût, M. Berthelot l’a trouvée. Il est parvenu le premier, à l’aide de l’arc électrique, à reconstituer en abondance les produits des corps animés. Alors le principe vital s’est évanoui, comme le fait tout ce qui est devenu inutile : le principe purement mécanique a triomphé, et la science a fait un pas de plus vers l’unité des lois de la matière, qu’il semble être dans sa mission de découvrir et de constater. Mais il ne faut rien exagérer. On a dit qu’avant M. Berthelot la chimie était une science de mort et qu’il en avait fait une science de vie : il n’avait pas lui-même cette prétention. « Jamais le chimiste, a-t-il dit, ne prétendra former dans son laboratoire, et avec les seuls instruments dont il dispose, une feuille, un fruit, un muscle, un organe. Ce sont là des questions qui relèvent de la physiologie ; c’est à elle qu’il appartient d’en discuter les termes, de dévoiler les lois du développement des organes, ou, pour mieux dire, les lois du développement des êtres vivants tout entiers, êtres sans lesquels aucun organe isolé n’aurait, ni sa raison d’être, ni le milieu nécessaire à sa formation. » Ainsi le chimiste se récuse et le problème reste posé un peu plus loin. C’est seulement dans la fable que le docteur Faust, le sorcier romantique, fait sortir de la vie de ses cornues.

Chose curieuse et, au premier abord, déconcertante : les éléments constitutifs du monde minéral sont relativement nombreux, et ceux du monde animal et végétal beaucoup plus rares. Il a fallu à la nature plus de quatre-vingts corps simples pour organiser le monde minéral, et quatre lui ont suffi pour composer tous les végétaux et tous les animaux. S’il s’y mêle quelques autres éléments, c’est en quantités assez faibles pour que nous puissions les négliger ici. Ce phénomène paradoxal s’opère au moyen de trois gaz, l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, et d’un corps solide, le carbone. Ainsi, tout ce que nous voyous naître, croître, décliner et mourir : les herbes, les fleurs, les moissons de nos champs, les arbres de nos forêts ; les animaux qui peuplent l’étendue de la terre ou les profondeurs de la mer ; nous-mêmes, enfin, dont le corps obéit aux lois générales de la matière animée ; en un mot, tout ce qui vit ou seulement végète, se compose uniformément d’oxygène, d’hydrogène, d’azote et de carbone. C’est, la matière de ces corps vivants que M. Berthelot, après l’avoir décomposée par l’analyse, a reconstituée par la synthèse : corps gras, acides végétaux, alcools, carbures, etc., et les résultats de ses découvertes continuent de se produire presque à l’infini, avec une abondance qui lui a permis de dire : « Le domaine où la synthèse chimique exerce sa puissance est plus grand que celui de la nature actuellement réalisé. »

Cette richesse de création se retrouve partout. Les anciens chimistes, lorsqu’ils analysaient et reproduisaient les couleurs minérales, les tiraient des éléments les plus divers : le fer donnait la sanguine ; le chrome, le jaune ; le cobalt, le bleu ; l’arsenic, le vert, etc. À l’exemple de la nature, M. Berthelot a obtenu des couleurs infiniment plus nombreuses et plus éclatantes avec les seuls quatre éléments qui composent les végétaux, et c’est par des centaines de millions qu’on peut calculer la valeur des couleurs artificielles qui, depuis lors, sont fabriquées chaque année. Y a-t-il un produit plus informe et plus noir que le goudron de houille ? Entre les mains du chimiste, par une succession de traitements délicats, il a donné naissance à toute la série des couleurs d’aniline, auprès desquelles palissent les fleurs de nos parterres. La chimie des cornues égale et surpasse la chimie mystérieuse des cellules vivantes. Que dire des parfums ? Le soleil du Midi fait éclore des roses et des violettes qui ont été longtemps sans rivales : le seront-elles toujours ? Déjà le fourneau du laboratoire fait au soleil une concurrence redoutable. Dans le domaine des produits pharmaceutiques, les conquêtes de la synthèse ne sont pas moindres. Sans doute, là aussi, les vieux remèdes végétaux : la morphine tirée des capsules du pavot ; la quinine, extraite de l’écorce des arbres, gardent à la fois leur efficacité et leur prestige ; mais qui pourrait ignorer, à côté d’eux, l’antipyrine, l’analgésine, le pyramidon, la stovaïne ? Parlerai-je des progrès réalisés dans l’éclairage par l’invention de l’acétylène, un des premiers carbures d’hydrogène dus à la synthèse chimique, qui devait par la suite en créer tant d’autres ; de la découverte de la benzine ; des progrès que la synthèse des corps gras a fait faire à la fabrication des bougies ? Je le voudrais, et le devrais peut-être ; mais les moments me sont comptés.

Au milieu de ces travaux d’un caractère si pratique, M. Berthelot, quelquefois, rêvait. En avril 1894, il assistait au banquet de la Chambre syndicale des Produits chimiques, et à l’heure des épanchements et des confidences, il abandonna sa parole au libre caprice de son imagination. « L’avenir de la chimie, s’écria-t-il, sera plus grand encore que son passé. Laissez-moi vous dire, à cet égard, ce que je pense : il est bon d’aller de l’avant par l’acte quand on le peut, mais toujours par la pensée. » Et M. Berthelot, allant de l’avant par la pensée, cherchait à prévoir ce que serait le monde en l’an 2000, c’est-à-dire demain. Il jetait un regard sur la terre ; elle était devenue méconnaissable. Plus de troupeaux, ni de pâtres pour les garder ; plus de moissons, de vergers, de vignes ; et, naturellement, plus de laboureurs, de vignerons, d’ouvriers agricoles d’aucune sorte. La terre entière était un immense bocage disposé pour le plaisir des yeux. Plus de mines en exploitation, plus de mineurs, plus de grèves. Les douanes ayant disparu avec les frontières, plus de protectionnisme, plus de jalousies entre les nations, plus de guerres. Tous les hommes étaient fraternellement réconciliés dans le bonheur commun. Ai-je besoin de dire quel magicien avait fait ces miracles ? Seul, le chimiste en était capable. Dieu, en chassant l’homme du paradis terrestre, l’a condamné autrefois à gagner sa vie à la sueur de son front ; au siècle prochain, le chimiste l’aura relevé de cette déchéance, et ramené triomphalement dans le paradis perdu et retrouvé ; il aura suffi, pour cela, de lui donner gratuitement les produits nécessaires à son alimentation. Et quoi de plus simple ? Puisque nous sommes faits de quatre éléments qui abondent dans la nature, est-il donc si difficile à la synthèse chimique d’en recomposer, sous forme d’aliments, les quantités que nous perdons ? Alors chacun emportera le matin, pour se nourrir dans la journée, sa petite tablette azotée, sa petite motte de matières grasses, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques accommodées à son goût particulier, et ce sera le bonheur parfait : la question sociale sera résolue. M. Berthelot en est sûr ; je le suis moins que lui. À quoi les hommes, affranchis de l’obligation du travail, emploieront-ils leurs loisirs ? C’est une terrible épreuve de n’avoir rien à faire ! Ils s’adonneront, j’y consens, à la recherche désintéressée du bien et du beau, à la pratique des arts, et sans doute aussi aux spéculations sans fin de la philosophie. Ils discourront, à la manière des sages antiques, sous de beaux arbres désormais dispensés de porter des fruits. Mais qui sait si ces discussions mêmes n’enfanteront pas des disputes, des querelles, des guerres même ? Non, affirme résolument M. Berthelot, car les hommes « gagneront en douceur et en moralité, à mesure qu’ils cesseront de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes. » Et pourtant, un doute reste au fond de son âme. Il faudrait aussi, dit-il, découvrir « une chimie spirituelle qui changerait la nature morale de l’homme aussi profondément que notre chimie transforme la nature matérielle ». Cette chimie spirituelle attend encore son Lavoisier et son Berthelot.

Peut-être ai-je trop insisté sur les distractions que ce puissant esprit se donnait ainsi à lui-même, car il me reste à vous parler encore de grandes découvertes. Si Lavoisier a fait de la chimie une science, M. Berthelot en a fait une de la thermochimie. Dans son œuvre grandiose de la synthèse chimique, il avait été guidé par un principe philosophique général, celui de l’unité des forces naturelles et des lois auxquelles elles obéissent ; mais ces forces, qui sont mises en jeu dans nos laboratoires, comment les mesurer avec rigueur ? C’est l’objet de la thermochimie. Les corps, placés en présence les uns des autres, tantôt restent inertes et étrangers, tantôt au contraire se combinent brusquement, tantôt enfin présentent le phénomène d’une réaction faible et lente, qui se poursuit pendant des semaines et des mois. On se borna longtemps à constater ces contrastes : les corps, disait-on simplement, ont les uns pour les autres des affinités différentes. Ces affinités, M. Berthelot ne les a pas expliquées ; mais il en a calculé l’intensité. Il a démontré qu’on pouvait leur donner pour mesure les quantités de chaleur dégagées dans les réactions, et par suite évaluer les énergies chimiques au moyen des mêmes unités que les énergies mécaniques. Par une vision aussi simple que saisissante, il a reconnu que, dans toute réaction, le système de corps qui tend à se former est celui qui dégage la plus grande quantité de chaleur. Enfin, pour établir ces lois générales de la thermochimie, il a exécuté plusieurs milliers de déterminations numériques, dans lesquelles les physiciens, les chimistes, les physiologistes, les ingénieurs du monde entier puisent à chaque instant. Les principes généraux ainsi démontrés et les tables numériques ainsi dressées permettent d’établir a priori la prévision des réactions chimiques.

L’une des premières et des plus frappantes applications que M. Berthelot a faites de la thermochimie, a été la transformation en science rationnelle de la théorie des matières explosives. Pendant le siège de Paris son attention s’était portée pour la première fois de ce côté. La paix revenue, il continua ses recherches, et, dès 1873, il souleva l’incrédulité des spécialistes en annonçant qu’on pouvait fabriquer des poudres deux fois aussi puissantes que la poudre noire. Le ministre de la Guerre lui donna le moyen de mettre ses idées à l’épreuve en le nommant, sur la proposition de l’Académie des Sciences, président de la commission des substances explosives. C’est alors qu’en collaboration avec M. Vieille, il découvrit le phénomène capital de l’onde explosive et en mesura la vitesse. De ces travaux est sortie l’invention de la poudre sans fumée, faite par M. Vieille, invention qui a fortement et justement frappé l’imagination populaire : elle a déjà en partie transformé la tactique des champs de bataille, et nous a assuré, pendant un temps à la vérité trop court, une supériorité provisoire qui a pu nous préserver de quelques dangers.

Après les arts de la guerre, ceux de la paix : les seconds ne sont pas moins redevables à M. Berthelot que les premiers. Durant les vingt dernières années de sa vie, ses prédilections se portèrent sur la chimie végétale. Il créa à Meudon un laboratoire botanique où il a approfondi l’action des agents naturels, et surtout de l’électricité, sur la végétation. Le problème de l’alimentation azotée des plantes retint spécialement son attention. Pendant longtemps, on n’a connu d’autre procédé pour permettre au sol fatigué de retrouver sa fertilité première que de le laisser reposer ou de le fumer : dans un cas comme dans l’autre, c’était principalement l’azote qui agissait sur lui, azote de l’air, azote des engrais. M. Berthelot s’est demandé s’il n’y avait pas un moyen plus rapide et plus simple d’assurer à la terre le bienfait de ce gaz reconstituant ? Grâce à de faibles tensions électriques, il a fixé l’azote de l’air sur les matières organiques ; grâce à de plus fortes tensions de l’effluve, il a fabriqué artificiellement des nitrates en combinant l’azote et l’oxygène de l’air, expériences suggestives qui ont ouvert la voie à la production des engrais chimiques par l’électricité. Mais comment l’azote agit-il sur le sol arable ou sur les plantes ? Est-ce directement ? Est-ce par intermédiaire ? Ici, M. Berthelot a trouvé un phénomène nouveau, la fixation de l’azote par les infiniment petits. Les travaux et les découvertes de Pasteur avaient, comme on peut le croire, attiré toute son attention. Le monde des microbes l’avait passionnément intéressé. Peut-être même n’est-il pas inutile de dire, en passant, que, dès le premier jour, il avait émis l’hypothèse, depuis lors reconnue exacte, que les microbes nocifs ne nuisaient pas directement par eux-mêmes, mais bien par leurs sécrétions. Très souvent, et dans les études les plus diverses, M. Berthelot a eu de ces intuitions géniales que l’expérience a justifiées par la suite. Pour en revenir à la terre, il s’aperçut, en l’examinant de plus près, que les infiniment petits y pullulent, et il s’écria : « La terre est quelque chose de vivant. » On ne le crut pas d’abord ; ses idées furent vivement contestées ; il fallut enfin se rendre à l’évidence. Ses recherches ont servi de point de départ à un mode de fertilisation qui permet de remplacer les engrais chimiques par des bouillons de culture riches en microbes fixateurs d’azote. L’agronomie doit beaucoup à M. Berthelot. Il semble, vraiment, qu’il n’ait pas eu une extrême confiance dans la fabrication prochaine des aliments chimiques, puisqu’il a passé les dernières années de sa vie à perfectionner les procédés par lesquels nous demandons à la terre, notre antique mère nourricière, une alimentation toujours plus abondante et à meilleur marché.

Messieurs, je m’arrête dans cette énumération. Il s’en faut de beaucoup que j’aie tout dit, mais j’en ai dit assez pour évoquer devant vous la puissance créatrice de M. Berthelot. Nous vivons tous un peu de lui : notre vie s’alimente secrètement à ce que la sienne a eu de fécond. On le trouve partout autour de soi, dans les grandes choses et dans les petites : la vie n’est-elle pas composée des unes et des autres ? L’agriculteur qui rend artificiellement à sa terre l’énergie qu’elle a perdue ; l’automobiliste qui, sur une route obscure, promène dans la nuit l’éclat de son phare à acétylène ; le paysan qui, sur le coin de sa cheminée, allume sa bougie de stéarine ; l’électricien qui inonde nos villes de clartés de plus en plus vives ; la femme du monde avec sa robe ou son chapeau aux couleurs d’aniline, dont les fines nuances nous enchantent ; le malade qui demande à l’antipyrine de dissiper instantanément ses douleurs ; l’artilleur qui, sur le champ de bataille, l’œil à sa longue-vue, cherche en vain la batterie ennemie dont le grondement lointain ne s’accompagne d’aucune fumée ; l’ingénieur qui, au sein de la terre, bourre le trou de mine pour supprimer l’obstacle entre deux pays ; tous, sans le savoir souvent, sont tributaires de M. Berthelot. Il nous a donné toutes choses en abondance et n’en a rien gardé pour lui. Jamais il n’a voulu prendre un brevet d’invention. Il rappelait volontiers, à ce sujet, une vieille légende du moyen âge sur les alchimistes et les sorciers : possesseurs d’un talisman magique, le pouvoir s’en éteignait entre leurs mains aussitôt qu’ils essayaient d’en tirer un profit personnel. Le désintéressement du savant fait la noblesse de la science. « Celui qui abaisse son idéal, disait M. Berthelot, ne tarde pas à perdre le génie nécessaire pour le poursuivre. » Il n’a pas abaissé le sien, c’est une justice qu’il aimait lui-même à se rendre avec une légitime fierté. « Voilà un demi-siècle que j’ai atteint l’âge d’homme, écrivait-il en 1896, et j’ai vécu fidèle au rêve idéal de justice et de vérité qui avait ébloui ma jeunesse. Le désir de diriger ma vie vers un but supérieur, fût-il inaccessible, n’a été ni refroidi, ni calmé par les années. J’ai toujours eu la volonté de réaliser ce que je croyais le mieux moral pour moi-même, pour mon pays, pour l’humanité. Jamais je n’ai consenti à regarder ma vie comme ayant un but limité, la recherche d’une situation définitive ou d’une fortune personnelle aboutissant à un repos ou à une jouissance vulgaire m’étant toujours apparue comme le plus fastidieux objet de l’existence. La vie humaine n’a pas pour fin la recherche du bonheur. »

L’homme qui a pu écrire ces lignes, sans que personne ait été en droit de lui opposer la moindre réserve, est digne d’un profond respect.

Quelque grande qu’ait été son œuvre, je crois que son esprit a été plus grand encore. Par un effort de sa volonté, il a su se consacrer à des études déterminées, mais il ne s’y est jamais enfermé. Pour réussir dans un ordre de travaux quelconque, il faut d’abord en faire sa spécialité ; et cependant on ne sera jamais qu’un manœuvre, qui aura travaillé, utilement sans doute, mais obscurément, à préparer les généralisations futures, si on n’est pas capable de les faire soi-même et de remplir ainsi le but complet de la science. Rien n’est plus rare que de posséder à la fois, et au même degré, l’esprit d’analyse poussé jusqu’à son extrémité la plus minutieuse, et l’esprit de synthèse qui s’élève d’un vol hardi du particulier à l’ensemble, du détail au tout. M. Berthelot les a eus l’un et l’autre. La patience qu’il a apportée à la longue série de ses expériences n’a eu d’égale que l’ampleur et la simplicité de ses généralisations. C’est à ce double usage qu’il a appliqué les aptitudes d’une intelligence dont il est, presque vrai de dire que rien ne lui était étranger. Toutes les connaissances humaines y entraient, s’y classaient, s’y coordonnaient, s’y prêtaient un mutuel appui. Il se plaisait d’ailleurs, et c’était de sa part une coquetterie bien légitime, à étonner, à éblouir ceux qui l’écoutaient en leur découvrant tout d’un coup l’étendue et la précision de ses connaissances sur des sujets qui paraissaient très loin de ses études habituelles, par exemple sur les langues ou sur l’histoire des peuples les plus anciens de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Asie. Il aurait certainement pu écrire cette histoire ; mais là encore, il a su se borner et se spécialiser. L’histoire à laquelle il s’est consacré de préférence est celle de l’alchimie, — pourquoi ne pas dire de la chimie elle-même ? — depuis ses premiers tâtonnements jusqu’à Lavoisier, et y compris Lavoisier. Un chimiste seul pouvait accomplir cette tâche comme il l’a fait ; mais il y fallait aussi un intrépide déchiffreur de textes, un lecteur de vieux papyrus, un homme auquel les plus inextricables grimoires ne pouvaient cacher leurs secrets. M. Berthelot a été cet homme, et le monument élevé par lui, à la science qu’il a illustrée de tant d’autres manières, n’est pas le moindre de ses titres à l’admiration du monde savant.

Son esprit s’est formé lui-même, suivant sa loi normale, en dehors de toutes les influences extérieures. Un homme pourtant a eu sur sa jeunesse une prise d’autant plus forte qu’elle était faite de séduction et de charme, et qu’elle s’est tout d’abord exercée sur lui sous une forme douce, sérieuse, grave, à laquelle il devait rester sensible toute sa vie. L’amitié de M. Berthelot et de M. Renan est célèbre : que pourrais-je en dire qui ne soit déjà connu ? Ils en ont parlé eux-mêmes dans des termes où ils ont mis tout ce qu’ils avaient de cœur. M. Renan venait de quitter le séminaire et il donnait des répétitions dans une pension modeste : c’est là que, pour la première fois, les deux jeunes gens se sont vus et aussitôt ils se sont reconnus frères ; ils ont senti qu’ils apporteraient un élément heureux dans la vie l’un de l’autre, et ils se sont aimés. Ils avaient d’ailleurs conscience d’appartenir à la plus haute aristocratie de l’intelligence, et, ils respectaient déjà en eux-mêmes la dignité de leur avenir. « Jamais il n’y eut entre nous, a écrit M. Renan, je ne dirai pas une détente morale, mais une simple vulgarité. Nous avons toujours été l’un avec l’autre comme on est avec une femme qu’on respecte. Quand je cherche à me représenter l’unique paire d’amis que nous avons été, je me figure deux prêtres en surplis se donnant le bras. Ce costume ne les gêne pas pour causer des choses supérieures ; mais l’idée ne leur viendrait pas, en un tel habillement, de fumer un cigare ensemble, ou de tenir d’humbles propos, ou de reconnaître les plus légitimes exigences du corps. » Est-ce à dire qu’ils se ressemblaient de tous points ? Loin de là ! L’un était né optimiste, l’autre pessimiste ; l’un était fait pour le bonheur, l’autre pour la mélancolie ; et les traits de leurs caractères étaient si fortement marqués que la vie, au lieu de les atténuer, n’a fait que les accentuer encore davantage. On a publié leur correspondance ; elle est fort belle, belle par la pensée qui est toujours élevée, et par l’expression qui est toujours pure et noble ; mais des lettres qui la composent, les unes sont d’un merveilleux artiste qui jouit avec délices de tout ce qu’il regarde, s’en égaie, s’en amuse et prodigue pour le décrire les couleurs les plus chatoyantes ; les autres sont d’un observateur attentif, appliqué, consciencieux, profond et triste. Évidemment, la vue qu’ils ont du monde n’est pas la même. Mais écoutons-les. « Mon expérience de la vie a été fort douce, dit M. Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, et je ne crois pas qu’il y ait eu, dans la mesure de conscience que comporte notre planète, beaucoup d’êtres plus heureux que moi... Je n’ai rencontré sur mon chemin que des hommes excellents. L’existence qui m’a été donnée sans que je l’eusse demandée a été pour moi un bienfait... Je n’ai jamais beaucoup souffert. Il ne dépendrait que de moi de croire que la nature a plus d’une fois mis des coussins pour m’épargner des chocs trop rudes... Le siècle où j’ai vécu n’aura probablement pas été le plus tard, mais il sera tenu sans doute pour le plus amusant des siècles. À moins que mes dernières années ne me réservent des peines bien cruelles, je n’aurai, en disant adieu à la vie, qu’à remercier la cause de tout bien de la charmante promenade qu’il m’a été donné de faire à travers la réalité. » Confiant dans la vie, insoucieux de la mort, donnant à sa philosophie, à mesure qu’il approchait du terme, une forme de plus en plus souriante et satisfaite, tel a été M. Renan. Combien différent M. Berthelot ! « Je n’ai, dit-il, jamais fait plein crédit à la vie : elle renferme trop de doutes et d’éventualités irréparables. De là une impression de tristesse et d’inquiétude que je n’ai cessé de porter dans toutes les conditions de mon existence, et qui fut plus vive dans ma jeunesse, parce que je n’avais pas encore acquis cette sérénité que donne la vue du terme de plus eu plus prochain. Ma première enfance, un peu maladive, m’a laissé le souvenir des jours pénibles plutôt que des jours heureux. À mesure que ma conscience personnelle s’est développée, elle n’a fait qu’accroître mes incertitudes. De bonne heure, dès l’âge de dix ans peut-être, j’ai été tourmenté par l’insécurité de l’avenir. Depuis, je n’ai jamais joui pleinement du présent... Aujourd’hui même que ma vie affermie et consolidée par les années, ne laisse plus guère de jeu à ces ennuis, il est trop tard pour revenir à la joyeuse insouciance de la jeunesse. La tristesse des enfants et des parents disparus, le dégoût des trahisons, les déceptions et les abandons, l’impuissance radicale d’atteindre un but absolu qui se trouve au fond de toute existence humaine, toutes ces causes réunies ne permettent plus à mon âge de s’abandonner à la pleine jouissance du présent. Ce n’est plus d’ailleurs ma propre destinée qui m’inquiète, c’est la destinée de ceux que j’aime. En tout cas, le souvenir du passé, même heureux, est constamment mêlé de trop d’amertume pour qu’on s’y laisse aller sans réserve. Voilà pourquoi je me suis toujours réfugié dans l’action pour lutter contre les désespérances. Voilà aussi pourquoi j’ai éprouvé le besoin de m’appuyer sur de chères et pures affections ; celle de Renan a été une des plus vives et des plus profondes. »

La plainte de Job n’est pas plus amère, et que nous voilà loin du joyeux alléluia de M. Renan ! Mais si ce n’est pas la similitude de leurs caractères, et si ce n’est pas non plus la commune impression que le monde faisait sur eux qui a rapproché intimement les deux amis, qu’est-ce donc ? C’est sans doute l’attrait que deux natures également élevées et délicates devaient exercer l’une sur l’autre ; c’est aussi la séduction de quelques idées philosophiques communes auxquelles ils attachaient une souveraine importance ; c’est enfin et surtout un amour ardent, exalté, exclusif de la science. L’idéal qu’ils s’en faisaient était le même, et ce n’est pas seulement dans leur jeunesse qu’ils en ont ressenti quelquefois une sorte d’ivresse intellectuelle. Un livre de M. Renan, L’Avenir de la science, est un monument bien curieux de cet état d’âme. Faut-il y voir l’Évangile des temps nouveaux ? La science est-elle destinée à remplacer les religions déjà sur leur déclin et appelées bientôt à mourir ? Devons-nous admettre qu’à elle seule, en tant qu’émanation de la raison pure, appartient désormais la direction des sociétés futures ? Condamnerons-nous rétrospectivement toutes les vieilles croyances de l’humanité en les qualifiant de chimères ? MM. Renan et Berthelot l’ont fait ; le premier avec des retours d’imagination vers la poésie du passé, des hésitations, des contradictions, parfois même des inquiétudes soudaines ; le second avec une assurance calme et ferme qui ne s’est jamais démentie. Au moment de porter un coup qu’il croyait décisif à la religion de son enfance, M. Renan sentait parfois le couteau du sacrificateur, non pas hésiter, mais trembler dans sa main. L’artiste, en lui, ne pouvait s’empêcher de trouver que c’était dommage. M. Berthelot n’a pas connu ces faiblesses. Il était convaincu que l’humanité marcherait sûrement et fièrement vers des destinées meilleures lorsque, après avoir renoncé aux anciennes superstitions, elle aurait confié à la science seule le soin de ses destinées. M. Renan le croyait, lui aussi ; mais il n’a jamais été dupe de ce qu’il croyait ; il en a toujours un peu douté. Le livre le plus extraordinaire qui soit sorti de sa plume est celui des Dialogues philosophiques. Jamais l’adoration de la science n’a été poussée plus loin ; jamais l’omnipotence qui est due aux savants n’a été revendiquée d’un ton plus impérieux. Les savants sont les prêtres de la religion nouvelle, et M. Renan se les représente volontiers comme des pontifes tout-puissants, qui, après avoir préparé dans le tabernacle un mystère dont l’humanité doit profiter sans doute, mais qu’elle n’est pas capable de comprendre et qu’il n’est pas nécessaire qu’elle comprenne, ouvrent les rideaux du temple et imposent l’obéissance aux peuples prosternés. La moindre résistance encourrait une peine immédiate et terrible. On croirait voir le carton de Raphaël qui représente le châtiment et la mort d’Ananias sous le doigt vengeur de l’apôtre. Ce n’est là, en effet, que de la théocratie retournée. Le livre contient d’ailleurs son correctif dans sa préface. Le croirait-on ? M. Renan s’y inquiète de ce que deviendra le monde quand auront été ébranlées « les vieilles croyances au moyen desquelles on aidait l’homme à pratiquer la vertu ». Et il ajoute : « Pour nous autres, esprits cultivés, les équivalents de ces croyances que fournit l’idéalisme suffisent tout à fait ; car nous sommes comme ces animaux à qui les physiologistes enlèvent le cerveau et qui n’en continuent pas moins certaines fonctions de la vie par l’effet du pli contracté. Mais ces mouvements instinctifs s’affaibliront avec le temps... Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous ? Une seule chose est sûre, c’est que l’humanité tirera de son sein tout ce qui est nécessaire en fait d’illusions pour qu’elle remplisse ses devoirs et accomplisse sa destinée. Elle n’y a pas failli jusqu’ici ; elle n’y faillira pas dans l’avenir. »

Je ne sais ce qu’a pensé M. Berthelot de cette nécessité des illusions pour permettre à l’humanité d’accomplir ses destinées. Il y avait chez M. Renan des réserves d’ironie qu’il n’a, lui, jamais connues. Son esprit était même aussi éloigné de l’ironie qu’il est possible de l’être. Cette humeur facile et légère, qui se joue des choses après en avoir fait le tour, lui était étrangère absolument. Le sourire était doux sur son grave visage, mais il y était rare. Les Dialoques philosophiques durent l’étonner, peut-être l’inquiéter secrètement. Cependant le livre lui est dédié, et M. Renan se demande si les idées qu’il y expose appartiennent à lui ou à son ami, « tant il m’est impossible, lui dit-il, dans notre intime association intellectuelle, de distinguer ce qui est mien de ce qui est vôtre ». Il exagère un peu, j’imagine la pensée dernière des Dialogues philosophiques lui appartient en propre. M. Berthelot n’a jamais cru, pour son compte, que la royauté de la science pouvait s’imposer autrement que par la persuasion qui découle naturellement de la vérité démontrée. Une domination intellectuelle s’exerçant par la force ou par la terreur l’aurait fait frémir, même à titre d’hypothèse philosophique. M. Renan n’avait pas les mêmes scrupules. Il a toujours rêvé d’un « tyran philanthrope, instruit, intelligent et libéral, sous lequel il servirait volontiers pour le plus grand bien, disait-il, de la pauvre humanité ». M. Berthelot croyait, lui, que le plus grand bien qu’il fallait assurer à l’humanité était la liberté. Toujours tolérant envers les personnes, on l’a vu, à diverses reprises, rechercher l’homme compétent et le soutenir de toute son influence, sans se préoccuper de ce que pouvaient être ses idées philosophiques ou religieuses, et sans même vouloir regarder à la robe qu’il portait. L’indépendance de son esprit allait facilement jusque-là. Mais dans le domaine des idées, il était plus exclusif, et toutes les fois qu’il a parlé de la religion, ou du sentiment religieux, il l’a fait avec une simplicité d’expression un peu rude, bien différente des infinis ménagements qu’employait son ami, le grand enchanteur. On a dit de lui qu’il était l’héritier direct des philosophes du XVIIIe siècle, de ceux qui ont fait l’Encyclopédie, et rien n’est plus vrai. Il a pris telle quelle la philosophie du XVIIIe siècle, sans en rien retrancher, sans y rien ajouter, réservant à d’autres sciences les merveilleux progrès qu’il devait leur faire faire.

Mais dans son laboratoire il est très grand. Ce n’est pas moi, certes, qui nierai les services de la science : comment pourrais-je le faire en ce moment ? Ses progrès ont été pour beaucoup dans ceux de la civilisation. Toutefois, la civilisation comprend bien des choses, et si l’attention se porte de préférence sur l’élément moral qui en fait partie intégrante, il ne semble pas que les progrès de la moralité aient marché dans ces derniers temps des mêmes pas de géant que la science. L’homme, quoi qu’on en puisse dire, est peu changé. Il a créé à son usage des instruments merveilleux, avec lesquels il a sondé et mesuré l’univers. Il traverse les continents, les mers, les airs même déjà, d’un mouvement rapide et sur qui n’est dépassé que par celui qu’il a su donner à sa pensée et à sa parole à travers l’espace. Mais si on le considère lui-même, si on l’isole au milieu de toutes ses machines ingénieuses et puissantes, on le retrouve aussi faible, aussi inquiet, aussi agité, aussi rongé de désirs inassouvis que les anciens moralistes nous l’ont dépeint. Ses misères, ses tourments, ses craintes, ses aspirations, ses déceptions, ses désespoirs sont restés les mêmes. M. Berthelot en a senti comme nous tous les pointes aiguës et déchirantes. Rien ne saurait empêcher la plainte douloureuse qui part des profondeurs de l’humanité de monter vers le ciel à une hauteur où la science elle-même ne saurait la suivre ; et, au surplus, je ne sache pas que la science ait jamais séché une larme venue du cœur. La voix qui est tombée un jour de la montagne, et s’est répandue sur le monde en disant : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés ! Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! Heureux ceux qui souffrent pour la justice, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux les pauvres en esprit, etc. ! » cette voix n’était pas celle de la science, et qui ne regretterait qu’elle n’eût pas fait entendre ces paroles si douces d’espérance et de consolation ? Comment la science apaiserait-elle à elle seule l’immense soif de certitude et de justice dont l’humanité est altérée ? Elle n’a rien à nous dire, ou peu de chose, sur nos origines et sur nos destinées ; et pour ce qui est de la justice, où la découvrirait-elle dans la nature, son unique objet, qui n’est assurément ni juste, ni morale, ni tendre pour les faibles, ni sévère pour les forts lorsqu’ils abusent le plus de leur force ? Sans doute, il y a la conscience. M. Berthelot s’y attache désespérément ; il reconnaît en elle un fait qu’il croit primordial, spontané, indestructible, inaltérable, propre à servir de base à tout un édifice moral ; mais on vient de voir ce qu’en a pensé M. Renan dans une heure désabusée. Savons-nous d’ailleurs d’où est venu le premier éveil donné à notre conscience ? Nous la voyons, du moins à l’origine, toujours liée au sentiment religieux. Le fait religieux, car c’est un fait lui aussi, s’est continuellement et intimement mêlé à tous les autres dont la succession constitue l’histoire du monde : il est dès lors légitime et j’ose dire scientifique au même titre qu’eux. La philosophie actuelle, moins orgueilleuse que sa devancière, admet cette légitimité. Il y a longtemps que Pascal avait dit : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, essaie de les combattre... Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par des voies différentes. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir. » On dira peut-être que Pascal est loin de nous, mais Pasteur en jugeait comme lui, et il est notre contemporain. Pour moi, dans l’inquiétude de ma propre pensée, j’admire ceux qui sont assez sûrs de quelque chose pour se croire le droit de l’imposer aux autres ; mais c’est à ce moment même que je m’éloigne et me sépare d’eux. La paix serait bientôt faite entre la religion et la science, si la première n’avait pas la prétention de surveiller, de limiter, de contrôler la seconde dans ses libres recherches, et si la seconde n’avait pas l’ambition, encore plus arrogante et plus vaine, de supprimer et de remplacer la première. Toutes les deux sont inexpugnables chez elles, mais deviennent vulnérables aussitôt qu’elles en sortent. Malheureusement elles en sont presque toujours sorties.

De là des polémiques ardentes, auxquelles M. Berthelot ne pouvait manquer de prendre part. Un autre des confrères que vous avez perdus, un homme qui a été aimé de tous ceux qui l’ont connu, car il cachait un cœur affectueux et obligeant sous des dehors combatifs, et une extrême délicatesse de goût sous la forme de déduction scolastique qu’il donnait quelquefois à sa pensée, M. Brunetière avait dénoncé les « faillites partielles et successives de la science », lorsqu’elle avait voulu envahir et occuper en conquérante un terrain d’action qui n’était pas le sien. Il ne méconnaissait nullement la grandeur de la science, mais il était irrité de ce qu’avaient d’excessif les prétentions de certains savants. Au surplus, il aimait la bataille pour elle-même ; il fonçait droit sur l’adversaire qu’il avait choisi ; il se plaisait à porter des coups retentissants, et il ne lui déplaisait même pas d’en recevoir ; la nature avait mis une âme guerrière dans son corps en apparence si frêle. Rien de ce qu’il disait, ou écrivait ne passait inaperçu, car il avait le secret des mots qui font retourner les tètes étonnées, et tiennent l’attention en suspens. Celui de « faillite » appliqué à la science, devait produire un grand scandale et je conviens qu’il avait besoin d’être expliqué. Il en résulta un merveilleux combat, où M. Berthelot et Brunetière furent deux champions dignes l’un de l’autre. M. Berthelot prononça, dans un banquet donné à Saint-Mandé, un discours où la science ne faisait aucune concession ; et M. Brunetière répondit en se félicitant spirituellement d’avoir été le premier contre qui on eût fait une campagne de banquets depuis le roi Louis-Philippe. Heureusement, cette campagne ne fut pas aussi révolutionnaire que celle de 1848 ; elle ne renversa rien, ni la religion, ni la science ; aucun des deux champions ne fut vaincu, parce qu’ils défendaient l’un et l’autre des causes immortelles. Cet incident, qui est d’hier, nous a montré chez M. Berthelot un lutteur passionné et vigoureux. Je l’aime mieux toutefois dans une note plus adoucie, celle qu’il a donnée par exemple, quelques années plus tard, dans un discours prononcé à l’École de psychologie.

Il venait d’être cruellement frappé dans ses affections familiales, et ce coup en réveillait chez lui d’autres non moins douloureux. Après avoir affirmé une fois de plus « l’antagonisme irréductible entre les religions et la raison entre la science et le mysticisme », il ne concluait plus en termes aussi tranchants et il se demandait, « dans cette perpétuelle illusion de la vie, où est la réalité absolue. Est-ce, disait-il, le monde de la matière, déterminé par les lois fatales de la mécanique ? C’est alors la théorie de la science positive qui satisfait davantage l’intelligence. Est-ce le monde interne de la conscience réglée par les lois de l’ordre moral et intellectuel ? C’est alors la théorie de l’idéalisme qui satisfait mieux notre sentiment intime du beau et du bien. » Il admettait l’alternative, et tout en félicitant les élèves de l’École de psychologie de s’être « cantonnés avec sagesse sur le terrain solide du relatif », convaincu que c’était là qu’on pouvait trouver « quelques règles certaines pour améliorer les conditions physiques et morales qui président à l’organisation sociale » : « Quant à l’individu, disait-il avec un accent inaccoutumé, c’est à lui de régler sa destinée particulière, et chacun s’efforce de le faire à sa façon. L’enfance vit joyeuse dans l’égoïsme de la sensation ; la jeunesse se lance avec enthousiasme à la mise en œuvre de ses énergies qu’elle croit aussi illimitées que ses ambitions. Quant à la vieillesse, ses rêves sont finis ; elle voit mourir tout ce qu’elle aime ; elle est entourée des ruines de ses affections ; elle ne trouve de consolation que dans un noble sentiment, celui d’avoir accompli son devoir vis-à-vis des autres hommes, et de le poursuivre en souriant avec bonté à l’enfance innocente, en aidant de toutes ses sympathies la jeunesse dans l’effort éternel de l’humanité vers le chemin de la vérité, vers le bien, vers l’idéal. »

Il me reste peu de temps pour parler de l’homme politique. M. Berthelot, à toutes les époques de sa vie, s’est montré un ardent patriote, particulièrement en 1870, lorsqu’on « se tourna, a-t-il dit, vers la science, comme on appelle un médecin au chevet d’un agonisant ». Il était trop tard pour sauver le malade ; les événements se sont précipités trop vite pour que les secours de la science aient pu avoir leur efficacité ; mais M. Berthelot a multiplié ses efforts intrépides, souvent au péril de sa vie, et il mérite d’avoir une page dans l’histoire de cette époque généreuse où la France ne voulait pas désespérer. Élu sénateur inamovible, il a occupé tout de suite au sein de nos assemblées délibérantes la place qui était due à sa compétence hors de pair dans les questions scientifiques et à la variété de ses aptitudes. Comme ministre de l’Instruction publique, il a, fidèle aux convictions de toute sa vie, travaillé à la laïcisation de l’école. L’œuvre avait été commencée avant lui et s’est continuée depuis dans des conditions qui ont pu l’inquiéter quelquefois, car il voulait que l’enseignement public conservât une neutralité sincère et respectât toutes les croyances. Sa nomination au ministère des Affaires étrangères, plus inattendue, a été justifiée par l’événement. Il y a chez nous une tendance à parquer les hommes dans la spécialité où ils ont excellé et à ne pas leur permettre d’en sortir : aussi n’a-t-on pas rendu à M. Berthelot toute la justice que méritent ses services très réels. Mais ces services sont du moins connus de quelques-uns, et je pense avoir le droit de dire que M. Berthelot a été un ministre sage, prudent, d’une activité ordonnée et efficace. Il a fort heureusement résolu quelques-unes des questions qu’il avait trouvées pendantes, et a mis ou laissé les autres en bonne voie. Enfin on saura peut-être plus tard, lorsque les pièces d’archives ou les dépositions de témoins bien renseignés seront mises à la disposition de l’histoire, comment il a donné sa démission pour ne pas prendre la responsabilité d’une faute qui, commise après lui, a pesé lourdement sur nous. En désaccord avec ses collègues, il a mieux aimé se démettre que se soumettre. Il l’a fait simplement, modestement, discrètement, laissant l’opinion incertaine sur son compte : je ne connais pas d’acte plus honorable dans la vie d’un homme public.

La postérité, toutefois, verra surtout dans M. Berthelot le savant, et ce sera justice. On peut presque dire qu’elle a prononcé son jugement sur lui de son vivant, comme elle l’avait fait pour le grand Pasteur. L’un et l’autre avaient achevé leurs découvertes, et je ne dis pas terminé leurs travaux car ils ont travaillé jusqu’à la fin, lorsque, par un élan spontané, l’admiration et la reconnaissance de leurs contemporains, non seulement en France mais dans tout le monde civilisé ont voulu s’exprimer avec éclat. L’occasion choisie pour M. Berthelot a été le cinquantenaire de la publication de son premier mémoire scientifique, mémoire qui a été suivi de plus d’un millier d’autres. L’amphithéâtre de la Sorbonne était trop étroit pour contenir les représentants des grands corps de l’État, des sociétés savantes de l’univers entier, des gouvernements étrangers, enfin, toute la foule venue pour voir, pour entendre, pour applaudir. Je ne dirai rien des discours prononcés dans cette fête de la science ; ils ont été très éloquents ; mais c’est la manifestation elle-même qui a été imposante et dont le souvenir mérite d’être conservé. Quelle récompense plus belle de toute une vie de travail ! La rappeler me dispense d’énumérer les distinctions de toutes sortes qui ont été prodiguées à M. Berthelot, comme la vaine monnaie de la gloire. Tout ce que la vie peut donner, il l’a eu, sauf la fortune qu’il a dédaignée. Il était resté simple et bienveillant. Sa mélancolie naturelle s’était un peu atténuée à mesure qu’il avait vu ses enfants se faire dans la science, dans la philosophie, dans la diplomatie dans la grande industrie, une situation digne du nom illustre qu’ils portaient. Le déclin de ses forces physiques commençait pourtant à se faire sentir chez lui et sa tête se courbait chaque jour davantage sous le poids d’une inquiétude de plus en plus pressante et cruelle.

 

Mais dans l’œil du vieillard, on voit de la lumière,

 

a dit le poète, et ce mot ne s’est jamais mieux appliqué qu’à lui. Cette lumière est restée intense et pénétrante, un peu anxieuse, jusqu’au dernier jour.

Raconterai-je ce dernier jour ? Les détails vous en sont connus. Je n’ai pas encore dit quel a été le plus grand bonheur de la vie de M. Berthelot : c’est d’avoir rencontré dans sa jeunesse une femme qui par ses qualités morales, son intelligence, sa bonté, sa beauté, était digne de lui, et de se l’être attachée par ces liens du mariage qu’une affection mutuelle rend si forts et si doux. L’affection de M. et Mme Berthelot l’un pour l’autre semblait être une harmonie préétablie ; elle faisait partie de leur nature. Mme Berthelot ne vivait que pour son mari, et lui, lorsque la fin d’une journée de travail le ramenait à la maison, il la demandait et la cherchait aussitôt. Jamais union n’a été plus parfaite. La mort elle-même n’a pas pu la rompre. Elle avait déjà marqué Mme Berthelot comme une de ses victimes prochaines ; la pauvre femme le sentait ; tout le monde le voyait. « Je ne survivrai pas à votre mère », disait M. Berthelot à ses enfants, tandis qu’elle murmurait elle-même : « Que deviendra-t-il quand je ne serai plus là ? » Inutile souci. M. Berthelot ne devait pas survivre à celle qu’il avait aimée. Il lui ferma les yeux, déposa un dernier baiser sur son front encore tiède, puis passa dans la chambre à côté et s’étendit sur un siège comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il était fatigué. Aussitôt il poussa un soupir déchirant : on se précipita, il avait cessé de vivre. Le même coup les avait frappés l’un et l’autre, et on a pu voir alors quelle sensibilité se cachait dans ce cœur profond, que l’amour de la science n’avait pas seul rempli. Deux êtres qui n’avaient voulu être séparés, ni dans la vie, ni dans la mort, ne pouvaient pas l’être non plus dans la tombe. Ils reposent ensemble dans le temple que la patrie reconnaissante a consacré à ses grands hommes. L’erreur d’un jour peut quelquefois y en introduire d’autres, nul, du moins, n’a contesté que M. et Mme Berthelot n’y fussent à leur place. Cette fin, qui aurait autrefois enfanté des légendes, met une note émue au terme d’une vie laborieuse et austère, et il semble qu’elle associe ce qu’il y a de plus pur dans la science à ce qu’il y a de plus tendre dans l’humanité.