Discours de réception de François-Désiré Mathieu

Le 7 février 1907

François-Désiré MATHIEU

M. le cardinal MATHIEU ayant été élu par l'Académie à la place vacante par la mort de M. le cardinal PERRAUD y est venu prendre séance le 7 février 1907, et y a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Monsieur Taine m’écrivait un jour : « Plus vous irez et plus vous verrez que la meilleure récompense de l’histoire, c’est elle-même et le plaisir d’entendre les voix longtemps muettes et tout d’un coup vibrantes qui sortent des vieux textes. » Comme votre éminent confrère, j’ai, dans ma petite mesure, goûté cette joie intime quand j’étudiais la condition de mes ancêtres lorrains sous l’ancien régime et les négociations épineuses du Concordat. Mais si l’histoire fait parler les morts, quelquefois elle procure les suffrages des vivants les plus illustres et elle m’a valu le bonheur d’entrer en relations avec l’Académie Française, il y aura bientôt trente ans. Ce souvenir m’est resté très cher. Un matin de l’année 1879, au milieu d’une classe où j’exposais à des rhétoriciens la guerre de succession d’Espagne, on me remit une lettre de M. de Viel-Castel, que je ne connaissais point, et qui, spontanément m’écrivait que, sur son rapport, la Compagnie venait de me décerner le second prix Gobert. Si je rappelle cet incident, après un si long temps écoulé, c’est pour saisir l’occasion de vous remercier au nom de tous les ecclésiastiques, dont, chaque année, vous couronnez les livres : professeurs, aumôniers, curés et vicaires, qui, dans des conditions ingrates et sans beaucoup d’encouragement, ajoutent au labeur de leur ministère pour mériter vos récompenses. C’est, ensuite, pour payer ma dette de reconnaissance aux morts dont j’ai été l’obligé et que vous regrettez toujours. Je viens d’en nommer deux, après lesquels je veux citer encore M. Jules Simon, M. Camille Doucet, et, par-dessus tous, le gentilhomme lorrain, si spirituel et de cœur si noble, qui a inauguré à l’Académie la brillante école de Nancy, et dont le fils continue au milieu de vous cette famille où, soit en ligne masculine, soit en ligne féminine, les dons les plus remarquables de l’esprit se transmettent, depuis cinq générations, comme un fief magnifique.

 

Aujourd’hui, Messieurs, je vous dois l’honneur insigne de représenter le clergé français à l’Académie, suivant une tradition aussi ancienne qu’elle-même. Vous n’avez point voulu rompre votre Concordat. Fondés par un Cardinal, vous vous êtes montrés déférents pour le Sacré-Collège, et la pourpre de Richelieu a porté bonheur à la mienne. Je sais, en effet, qu’en me nommant, vous avez considéré mon titre plus que mes titres, et je n’ai nul besoin, croyez-le, d’être rappelé au sentiment des distances. À la question qui a provoqué la réplique hautaine du cardinal Maury : « Que croyez-vous valoir ? » je suis prêt à répondre tout différemment : Peu de chose quand je me considère, beaucoup moins quand je me compare aux grands hommes d’Église que vous avez élus au siècle dernier, particulièrement à Louis-Adolphe Perraud, évêque d’Autun, cardinal prêtre du titre de Saint-Pierre-es-liens, dont je viens occuper le siège, sans prétendre le remplacer.

 

En le louant, Messieurs, je ne m’excuserai pas de ne vous entretenir que de religion, puisque la religion a été l’âme de sa vie et l’inspiratrice de tous ses travaux. Sujet austère, et de ceux que n’aurait point goûtés Mme de Longueville qui n’aimait pas les plaisirs innocents ; sujet délicat puisqu’il est forcément mêlé de beaucoup de politique ! Je l’aborderai, néanmoins, sans fausse réserve, avec le désir plutôt qu’avec la crainte d’être accusé de cléricalisme. Que penserait-on d’un clerc qui ne serait pas clérical ? D’ailleurs, je suis rassuré depuis qu’un d’entre vous, dans un livre qui a fait immédiatement autorité, nous a renseignés sur la valeur de l’anticléricalisme. Écoutez donc mon prédécesseur, qui prêchait fort bien, vous édifier pour la dernière fois, sous cette coupole qui a été une chapelle.

 

Le cardinal Perraud était la figure la plus imposante du clergé français. Il jouissait d’une réputation incontestée d’orateur et d’écrivain ; par son admirable tenue sacerdotale, il avait conquis le respect des incroyants eux-mêmes, et le peuple, dont la voix est quelquefois celle de Dieu, l’avait canonisé de son vivant. Le peuple avait raison, et en étudiant cette existence si bien remplie et ce noble caractère, je croyais travailler à un procès de béatification autant qu’à un discours académique. On aurait pu l’appeler, lui aussi, un Homme d’autrefois, comme le héros d’un beau livre dont l’auteur est des vôtres. Prêtre de mœurs et de vertus antiques, dans la meilleure acception du mot, il différait tellement de la plupart de ses contemporains, il était si supérieur à leurs faiblesses, à leurs sensualités, à leurs agitations bruyantes, qu’il paraissait s’être trompé de siècle en naissant au dix-neuvième, et que beaucoup de gens le considéraient comme un anachronisme vénérable. De même que le dernier évêque français de Metz, Mgr Dupont des Loges, on le comparait souvent aux saints des vitraux et des portails gothiques. Et vraiment, en le rencontrant dans les rues d’Autun, avec sa maigreur et son air hiératique, on eût dit quelque pontife du XIIIe siècle, descendu de son ogive et se promenant autour de sa cathédrale. On se serait trompé pourtant en le jugeant sur ces apparences ; le cardinal Perraud était de son temps ; le Père Perraud avait même été accusé d’en être trop et à une certaine époque, il n’avait pas échappé à l’accusation vague, mais redoutable, qui, prodiguée au hasard, a pesé sur plus d’une carrière sacerdotale : « Liberalismum sapit ! » Il était sorti d’une école qui ne passait point pour un foyer d’orthodoxie, il avait contracté des amitiés illustres qu’il ne renia point quand elles devinrent compromettantes, et, comme tous les hommes modérés, il se trouva alternativement le Jacobin de son voisin de droite et l’ultra de son voisin de gauche. Pie IX le réhabilita, sans avoir à l’absoudre, car, dans cette longue vie, d’une correction impeccable et d’une parfaite unité, on chercherait vainement une faute à reprocher à l’homme, et une page de l’écrivain à retrancher. À Rome, où il venait souvent, et où nous avions lié grande amitié, je crains de lui avoir manqué de respect une fois et d’avoir encouru sa disgrâce pendant une minute. « Éminence, lui dis-je un jour, figurez-vous que j’ai rencontré ici une dame qui affirme qu’elle a dansé avec vous. » L’assertion manquait tellement de vraisemblance, qu’il en parut lui-même surpris et choqué. — « Une dame qui a dansé avec moi, qui est-ce ? » me répondit-il, d’un air qui n’avait rien d’encourageant. — « C’est la veuve d’un de vos illustres confrères de l’Académie, Mme Caro. — Mme Caro ? » Il leva les yeux, promena son index circulairement, en homme qui cherche et, après une exploration dans ses plus lointains souvenirs, il ne contesta plus. « C’est possible, me dit-il, ce devait être en 1851, chez le recteur départemental de Maine-et-Loire, dont elle était la fille. Je venais d’être reçu agrégé et je professais l’histoire au lycée d’Angers, où j’ai passé deux ans. » Ces deux années d’Angers furent toute la part qu’il donna au monde.

 

Nous savons fort peu de chose sur ses premières années, car il n’aimait guère à se raconter lui-même, et il répondait à peine aux questions qu’on lui adressait sur sa personne. Il était né à Lyon en 1828, de parents modestes et honorables, à l’égard desquels il professa, pendant toute sa vie, une piété profonde. Son père, capitaine de voltigeurs, s’était battu à Waterloo, et son grand-père, médecin-major, avait été tué par les cosaques en 1812, pendant qu’il soignait nos blessés. Par sa mère, il descendait d’un philosophe matérialiste, auquel il ne ressemblait guère : la Mettrie. Il eut un frère, Charles, qui devint, comme lui, prêtre et oratorien, mais qui, par sa vivacité d’allures et sa cordialité expansive, formait l’antithèse vivante de son grave et silencieux aîné. C’est à Paris qu’Adolphe Perraud fut élevé et il fit sa première communion à Saint-Étienne-du-Mont. « Ce jour-là, écrivait-il plus tard, Notre Seigneur a marqué mon âme d’une empreinte qui ne s’est jamais effacée. » Il paraît pourtant que, vers quinze ans, il traversa une crise morale qui mit pour un moment sa foi en péril, mais il en sortit victorieux, croyant et purifié pour toujours. Et lorsque, à la fin de 1847, après deux années de rhétorique à Louis-le-Grand, il fut admis à l’École Normale supérieure, dans la section des lettres, il y arrivait, chrétien résolu.

 

Sa promotion et les trois qui suivirent comptent parmi les plus brillantes de l’École, qui se pare encore des noms de Prévost-Paradol, de Weiss, de Gréard, de Fustel de Coulanges et, par-dessus tout, de Taine l’incomparable Cacique, que ses camarades appelaient le grand bûcheron, qui abattait des arbres et assemblait des moellons pour construire ses grands systèmes. Je vous demande de citer encore Edmond About, parce qu’il est né à Dieuze, en pleine Lorraine, et qu’il a passé deux ans au Petit Séminaire de Pont-à-Mousson, où il a fait sa première communion, quelque temps avant moi. On a quelquefois donné le nom de Séminaire à l’École Normale. Il faut avouer que, généralement, ces séminaristes faisaient peu d’oraison, qu’ils manquaient d’humilité, et qu’à leur aumônier officiel ils préféraient le Vicaire Savoyard ; et encore sa doctrine, la religion naturelle, était-elle dédaignée d’un grand nombre qui la considéraient comme un succédané bourgeois du christianisme et qui poursuivaient de leurs sarcasmes impertinents le vicaire de service, M. Jules Simon, maître de conférences de philosophie. Quant au christianisme lui-même, l’air de la maison ne lui était pas favorable. Sous la Restauration, Jouffroy y avait perdu la foi comme il l’a raconté lui-même dans une page d’une beauté poignante. De 1815 à 1830, au dire des témoins les mieux informés, la protection du gouvernement nuisit à la religion au lieu de la servir. À cette jeunesse ardente, éprise de liberté et de progrès, qu’enflammaient encore les ardeurs de la Révolution, le catholicisme officiel apparaissait comme une sorte d’émigré rentré, indissolument attaché à l’Ancien Régime et aspirant à le rétablir. Les condisciples de Perraud n’avaient point passé par les angoisses de Jouffroy. Suivant le mot de Bossuet, enivrés, comme d’un vin fumeux, de leur jeunesse et de la conscience de leur talent, doutant de tout parce qu’ils ne doutaient pas d’eux-mêmes, ils saccageaient gaiement toutes les vieilles doctrines avec le rire de Voltaire ou la métaphysique de Spinoza. Cependant, ces jeunes iconoclastes trouvaient à qui parler. Il y a toujours eu des croyants et même des saints dans l’Université, et Perraud se trouva le chef d’un petit bataillon sacré qui entendait défendre sa foi. Des polémiques ardentes s’engagèrent et l’École retentit de textes de l’Écriture et des Pères, d’arguments métaphysiques, de plaisanteries risquées et de hautes considérations historiques et morales qui paraissaient décisives à chacun des belligérants. Le bataillon sacré, inférieur en nombre, était commandé par un général qui valait à lui seul une armée. C’était un charmeur d’âmes appelé Alphonse Gratry qui, destiné à une grande renommée, ne jouissait encore que d’une notoriété restreinte. Il exerçait à l’École les fonctions d’aumônier, qui jusqu’alors ne donnaient que peu d’ouvrage et aucune influence. Avec lui, tout changea : maîtres et élèves reconnurent un homme avec lequel il fallait compter, une autorité qui s’imposait, une éloquence qui enchantait ceux mêmes qu’elle ne persuadait point. Aussi, l’homélie de chaque dimanche était-elle attendue comme un triomphe par les fervents et par les autres comme un vif plaisir. Les jours de sortie, Perraud et ses amis, harcelés toute la semaine par les attaques de leurs adversaires, allaient aux provisions chez l’aumônier ; ils rapportaient, le texte victorieux, l’argument décisif et surtout le courage qu’ils puisaient dans l’entretien du Maître et l’absolution du confesseur. Ils pratiquaient librement et sans le moindre respect humain, car, entre ces jeunes gens, si divisés d’opinions, régnaient une tolérance et une camaraderie parfaites. Le même esprit s’est conservé dans la maison, vingt-sept prêtres en sont sortis, dont un missionnaire en Chine, le P. Gambier et un martyr de la Commune, le P. Ollivaint.

 

Le cardinal Perraud se montra toujours très attaché à l’École dont il fut même le bienfaiteur généreux ; on savait que lui en parler était le sûr moyen de le tirer de son silence et de le dérider. Il racontait avec complaisance qu’après la Révolution de 1818, les élèves avaient été incorporés dans la garde nationale, exercés au maniement du fusil, et qu’il avait été nommé sergent instructeur. Il n’était pas loin de croire que c’étaient eux qui avaient sauvé la société aux journées de Juin. Une fois, paraît-il, on l’entendit fredonner un couplet qui n’avait rien d’académique, dans lequel Weiss exaltait la belle tenue et — passez-moi l’expression, puisque le Cardinal se la permettait, — le chic militaire de ses camarades, aux dépens de leurs rivaux de l’École Polytechnique. Heureux temps ! Ils étaient jeunes, ils gardaient leur gaieté en pleine révolution et ils croyaient même à la garde nationale ! Tous ces aiglons en cage prirent leur garde vol et se dispersèrent. Il n’en reste plus guère, Messieurs, car les gardes nationaux de 1848 se font rares. Vous comptez parmi vous un de leurs vétérans, toujours jeune, le plus populaire, le plus obligeant des écrivains, des professeurs et des hommes politiques, qui préludait alors, en qualité de capitaine, à ses fonctions futures de président de la commission de l’armée. Beaucoup de ses condisciples sont morts prématurément. Comment ne pas songer, avec une tristesse infinie, à la destinée tragique de deux d’entre eux et des plus brillants !

 

Comblés de tous les succès, entrés dans la gloire presque au sortir de l’École, ils ne supportèrent point la vie, dès qu’elle cessa de leur sourire et ils succombèrent à la première épreuve grave qui les surprit. Quel malheur que la forte discipline morale de leur pieux camarade ne les ait pas sauvés d’eux-mêmes et conservés à la littérature, qui, elle, ne les aurait pas trahis comme la politique !

 

Adolphe Perraud, sorti victorieux du concours d’agrégation d’histoire, était parti pour le lycée d’Angers très décidé à servir Dieu de toute son âme et à faire de sa vie un apostolat. Il hésita quelque temps sur la forme de son sacrifice et, après deux ans, cédant aux inspirations de sa conscience et aux pressantes exhortations de Gratry qui lui répétait sans cesse : Ascende superius ! il se décida à quitter le monde pour embrasser l’état ecclésiastique.

 

Il alla plus loin, et, le 16 août 1852, il se joignit à cinq hommes de bonne volonté qui, au presbytère de Saint-Roch, prenaient la résolution de restaurer l’Oratoire de France. Cette Congrégation, à laquelle appartinrent Lejeune, Malebranche et Massillon, avait marqué honorablement sa place dans notre histoire religieuse et littéraire au XVIIe siècle ; mais, à la fin du XVIIIe, le jansénisme et les nouveautés philosophiques la compromirent et amenèrent, au moment de la Révolution, des apostasies éclatantes ; si bien que, ayant commencé par le saint cardinal de Bérulle, elle finit par Fouché, Billaud-Varenne et Lebon. Cependant l’institution en elle-même restait excellente et les deux prêtres qui conçurent le dessein de la rétablir entreprenaient la plus utile des œuvres. C’étaient Gratry, qui était sorti de l’École après une polémique retentissante contre M. Vacherot, et le vénérable abbé Pétetot, démissionnaire de la cure de Saint-Roch qui passait alors pour la plus belle de Paris. Ils voulaient fonder un atelier d’apologétique et une école d’apostolat appropriés aux besoins de notre temps.

 

Le christianisme a toujours besoin d’être défendu, parce qu’il soulève, dans l’âme humaine, une hostilité irréductible qui ne tient ni à un temps, ni à une race, ni même aux scandales que peuvent donner ceux qui l’enseignent, mais aux exigences fondamentales de sa nature et à la maîtrise qu’il revendique sur la personne morale de ses disciples. Sa doctrine, en effet, est une révélation qui impose l’humilité avec l’acceptation du mystère et la mortification avec la pratique des préceptes. Mitis depone colla Sicamber ! Le Sicambre ne veut point courber la tête, sa raison élève des objections contre la doctrine, en même temps que ses passions se révoltent contre l’austérité de la morale et il exploite les fautes de conduite de son catéchiste pour se dispenser de lui obéir. Il faut donc que le catéchiste se défende, qu’il réfute et qu’il édifie à perpétuité. Malheur à lui, si quelque crise grave le trouve inférieur à sa tâche ! Il peut se faire que tout un peuple lui échappe à la fois, comme cela est arrivé dans l’Allemagne du Nord et dans la Grande-Bretagne au XVIe siècle. Il rencontre, heureusement, autant d’auxiliaires que d’ennemis dans les cœurs qu’il veut soumettre, car il y a deux hommes dans tout homme : l’un qui fuit loin de Dieu, d’une fuite éternelle, comme dit Bossuet, l’autre qui a soif de lui et qui l’appelle par ses aspirations les plus élevées. Dès lors, le rôle de l’apologiste est tout tracé. Démontrer que la foi et la raison ne se contredisent point et s’appliquer à régler les incidents de frontière qui peuvent se produire sur les territoires limitrophes ; rechercher, dans une âme, dans une nation, dans un siècle, tout ce qui reste du sens divin, pour rallumer le feu qui couve sous la cendre ; ne laisser jamais tourner contre soi, ni une idée juste, ni une passion généreuse ; ménager le sentiment national ; étudier son temps avec un esprit ouvert, un cœur compatissant, une sévérité impitoyable contre le sophisme et une miséricorde infinie pour les personnes ; tirer de l’Évangile tous les bienfaits qu’il contient pour la société comme pour l’individu ; enrôler au service de Jésus-Christ la liberté, l’art, le progrès sous toutes les formes ; instaurare omnia in Christo, et sauver le monde par l’union intime de la science et de la charité : telles sont les nécessités de l’apostolat moderne et tels étaient les vastes desseins que discutaient entre eux les pieux ecclésiastiques qui, dans les premières années du second Empire, se réunissaient en communauté et ouvraient une petite chapelle rue du Regard. Ils en ont réalisé assez pour honorer leur mémoire et mériter la reconnaissance de l’Église. Des disciples, jeunes et intelligents, vinrent s’offrir à l’œuvre nouvelle. Le Père Pétetot gouvernait, le Père Gratry illuminait, mais, planant sur les hauteurs et incapable de descendre à l’heure pour le réfectoire, il fut autorisé à prendre un domicile particulier, rue Barbet-de-Jouy. Il n’en appartenait pas moins à la Congrégation qui lui dut l’éclatante popularité de ses débuts. C’est pour l’entendre que Guizot, Berryer, Vitet accouraient à la petite chapelle. L’oratoire tira une gloire légitime de ces beaux livres : la Connaissance de Dieu, la Logique, la Connaissance de l’âme, qui ont soulevé tant d’enthousiasme et passionné tant d’âmes pour l’idéal. Perraud fut pour Gratry un disciple, un fils spirituel, d’une fidélité à toute épreuve, qui, devenu prêtre, en 1857, se porta à tous les ministères de la Congrégation, avec un dévouement couronné du plus grand succès.

 

Tous les deux ont chéri et pleuré éloquemment un jeune prêtre, dont l’élévation et la pureté d’âme, le talent de parole et la mort prématurée ont jeté sur l’Oratoire naissant un reflet de gloire et de poésie mélancoliques : Henri Pereyve, qu’il était impossible de connaître sans l’aimer et d’entendre, sans l’admirer.

 

Il y a deux ans, nous visitions, le cardinal et moi, la villa Célimontana, dont le jardin, plein de roses et de statues antiques, domine la plus belle partie de la campagne romaine. Au tournant d’une allée, il s’arrêta tout ému. Je vis des larmes dans ses yeux et il me dit : « Voici la place où Henri Pereyve aimait à s’asseoir, c’est ici qu’il a écrit les Deux Roses. Je ne connaissais pas les Deux Roses, qui ont été imprimées mais ne figurent point dans les œuvres de Pereyve. Le cardinal me les envoya et je les lus avec attendrissement. C’est un dialogue d’une naïveté touchante et d’une rhétorique toute parfumée entre deux fleurs de la villa, dont l’une célèbre le plaisir et se vante d’avoir brillé dans les fêtes de Néron, tandis que l’autre, qui a reposé sur le corps des martyrs, chante l’hymne de la liberté sainte, du sacrifice et de la mort affrontée pour la cause de Dieu. « Quand outragée par une main de fer, la justice t’appellera, prends ton cœur et mène-le jusqu’à la mort, celui-là ne sut jamais vivre qui ne sait pas mourir. O jour de la mort, jour de fête des âmes immortelles, je te salue ! »

 

La Rose qui parlait ainsi, fut exaucée trop tôt et fauchée avant le temps par la terrible moissonneuse. Pereyve mourut tout jeune, dévoré par son zèle et par ses succès d’apôtre, tué par sa faute, comme un soldat qui tombe en s’avançant au delà de son poste. Il y a quarante-deux ans qu’il repose au cimetière Montparnasse et il n’est pas encore oublié. À chaque anniversaire de sa mort, la pierre qui recouvre ses restes est visitée et parée par des mains inconnues. Il y a encore des fidèles qui viennent prier sur cette tombe et respirer le parfum de la pauvre fleur desséchée depuis si longtemps !

 

Perraud fut soutenu, pendant toute sa vie, par le souvenir et l’exemple de cet Euryale chrétien dont il avait été le Nisus. Il fut reçu docteur en théologie avec une thèse sur l’Oratoire au XVIIe et au XVIIIe siècle, dans laquelle, après avoir exposé les origines de la Congrégation en France, il met en lumière la pensée et les desseins qui avaient présidé à sa restauration. La clarté de l’exposition, la belle ordonnance du sujet, l’information exacte, sont des mérites qui se retrouvent dans tous les travaux historiques de Perraud et qui brillent particulièrement dans celui qu’il publia en 1861 à la requête de son maître. Gratry n’était pas seulement un grand spéculatif. Il voulait que la morale chrétienne renouvelât la face du monde, et de son observatoire de la rue Barbet-de-Jouy, il entendait le cri de tous les opprimés. Aux deux extrémités de l’Europe, deux peuples malheureux attirèrent sa pitié ; il déclara la guerre aux oppresseurs de l’Irlande et de la Pologne, et il lança le Père Perraud contre l’Angleterre, le Père Lescœur contre la Russie. Les deux volumes sur l’Irlande contemporaine sont considérés, par ceux qui connaissent la question, comme un modèle d’enquête exacte, documentée et complète. Ils n’ont point l’allure d’un réquisitoire et l’auteur a soin de n’attaquer l’œuvre des Anglais qu’avec des documents anglais ; mais c’est précisément cette impartialité qui donne plus de poids aux conclusions dont l’évidence s’impose au lecteur. Les conquérants anglo-saxons, pour parler avec indulgence, se sont montrés durs à l’égard de l’Irlande, et le peuple martyr, qui a gardé sa foi contre eux, a donné le plus beau spectacle de grandeur morale qu’offre l’histoire. Des protestations ont surgi dans les rangs mêmes des oppresseurs, les iniquités les plus criantes ont été supprimées, et O’Connell a brisé le joug qui pesait sur les consciences. Dieu veuille que l’héroïsme de ce peuple serve de modèle à ceux qui semblent destinés aux mêmes épreuves et que d’autres opprimés n’attendent point leur O’Connell pendant deux siècles !

 

À la seconde nation martyre, le Père Perraud prodigua aussi le secours de sa parole et de ses démarches. Les Polonais l’ont toujours considéré comme un ami très dévoué, et, devant son cercueil en gare d’Autun, le fils d’un de leurs grands poètes a exprimé éloquemment la reconnaissance de son pays.

 

De 1865 à 1874, le Père Perraud enseigna l’histoire ecclésiastique à la Faculté de Théologie que l’État entretenait encore à la Sorbonne. Il s’y occupa surtout des origines et du développement du protestantisme français. De nombreux auditeurs goûtaient le charme de ses récits, l’élévation de ses idées et la parfaite impartialité de ses jugements. Malheureusement, il n’a jamais trouvé le temps de faire un livre avec ses leçons et nous ne pouvons les juger sur les courts fragments qu’il a publiés. Car c’est l’écriture seule qui assure la gloire durable dans les lettres et la renommée des professeurs, des avocats et des prédicateurs qui n’impriment point ne survit guère à la génération qui les entend.

 

Cependant, la réputation du Père Adolphe, comme on disait pour le distinguer de son frère Charles, grandissait avec les preuves multipliées qu’il donnait de son talent et de son zèle. Il était lié avec les catholiques illustres, qui considéraient le pouvoir absolu comme un allié dangereux pour l’Église et qui voulaient la placer sous la sauvegarde de la liberté politique et du droit commun. Il partageait leurs idées. En 1867, prêchant à la Sorbonne devant Mgr Darboy et M. Duruy pour l’inauguration du monument de Richelieu, il termina son discours par ces paroles « Il n’est pas bon qu’un homme, fût-il un Richelieu, se substitue, lui seul, à toute une nation pour tout penser, tout vouloir et tout faire. » Il reçut du ministre l’invitation discrète de supprimer ce passage pour l’impression. Il s’y refusa nettement et le discours ne fut imprimé qu’après la chute de l’Empire. Bientôt après, le concile général était annoncé, et la France se passionnait pour ou contre l’infaillibilité pontificale avec une ardeur qui amenait des polémiques violentes, et, de part et d’autre, des excès de paroles fort regrettables. Je passerai rapidement sur ce sujet. Il est triste de constater qu’il y a toujours en France une affaire qui divise les honnêtes gens et qui est exploitée par les autres, que dans ce pays qu’on dit indifférent en matière de religion, la guerre de religion sévit en permanence et que trop souvent les catholiques y ont excellé à se fusiller mutuellement. Aujourd’hui, ils sont heureusement unis par la puissance même au sujet de laquelle ils discutaient en 1870 ; la Providence a justifié son œuvre et le temps a dissipé les appréhensions des ennemis de l’infaillibilité pontificale.

 

Le Père Perraud, s’il ne se lança point dans la mêlée, resta fidèle à ses amis qui combattaient. Montalembert, dont il fut le confesseur, avait prononcé des paroles retentissantes et excessives contre ses adversaires qu’il accusait de vouloir ériger une idole au Vatican. Il mourut au milieu de la crise. Peu de temps après, au moment où sa mémoire était attaquée avec la plus grande violence, Perraud le vengeait magnifiquement dans une conférence tenue à la Sorbonne, exposant les services éclatants qu’il avait rendus à la cause catholique et le louant d’avoir revendiqué, par-dessus tout et à travers tout, la liberté de l’Église. Non pas, disait-il « cette liberté de privilège, que les esprits attardés dans l’archéologie du moyen âge peuvent seuls réclamer pour elle, mais cette liberté commune, garantie par le respect des autres libertés et par la loyauté de ses propres enfants ». Ces paroles marquent l’extrême limite de ce qu’on a appelé les témérités libérales du Père Perraud : il ne les a jamais dépassées, mais il ne les a jamais désavouées, et qui oserait aujourd’hui lui en faire un grief ? Il énonçait un fait indiscutable et qui s’impose. C’est ainsi que les hardiesses de la veille deviennent parfois les lieux communs du lendemain.

 

La décision du Concile était à peine rendue, quand la guerre éclata. Ce studieux, ce méditatif P. Perraud monta à cheval en qualité d’aumônier, il servit très bravement, dans le corps auxiliaire de l’armée de Mac-Mahon et soigna nos blessés au péril de sa vie dans une ambulance sur laquelle tombèrent plusieurs obus prussiens. Le dévouement qu’il déploya, nuit et jour, pendant tout le mois de septembre 1871, lui mérita l’admiration reconnaissante de tous ceux qui en profitèrent. Les horreurs du champ de bataille, les duretés du vainqueur qu’il vit défiler comme un « Rhin vivant », les souffrances de la défaite et les leçons morales qui ressortaient de ces événements terribles, lui ont inspiré des accents pathétiques qu’il n’a jamais égalés depuis : « Les morts, les pauvres morts des batailles ! ah nous les avons pleurés ! oui, quand nous les ensevelissions le soir par un pâle clair de lune sur les bords ensanglantés des ruisseaux, ou dans les clairières des bois, nous avions dans le cœur toutes les douleurs de ces mères, de ces sœurs, de ces fiancées, de ces orphelins qui ne devaient plus revoir ces êtres aimés ! »

 

Un pareil homme, Messieurs, était mûr pour l’épiscopat. En 1874, le duc de Broglie s’honora en le nommant évêque d’Autun, et la Cour de Rome en l’acceptant. La nonciature objecta bien les relations intimes avec Gratry, qui, lui aussi, avait attaqué l’infaillibilité pontificale en publiant contre le pape Honorius des pamphlets retentissants. Le Père Perraud répondit : « On m’offrirait dix mitres, que je ne désavouerais pas l’homme auquel j’ai dû ma foi et ma vocation sacerdotale » ; du reste, Gratry s’était pleinement soumis à la décision du Concile et son disciple l’avait aidé à mourir saintement. Mgr Chigi céda, et comme on lui indiquait d’autres candidats qu’il soupçonnait plus ou moins de libéralisme, il dit simplement : « J’aime encore mieux Perraoud. » Le Père Adolphe, ô contraste ! se vit promu au siège qu’avait occupé Talleyrand. Il fut sacré à Saint-Sulpice par le cardinal Guibert au milieu d’une immense assistance dans laquelle on remarquait des fonctionnaires de toutes sortes, trois ministres et le Président de la République en personne.

 

Ceci, Messieurs, se passait, il y a très longtemps.

 

Le Père Perraud fut évêque comme il avait été prêtre : jusqu’aux moelles. Quoiqu’il édifiât son diocèse plutôt qu’il ne le gouvernait en détail, ses trente-trois ans d’épiscopat n’en représentent pas moins un labeur immense auquel ajoutaient encore les fonctions de supérieur général de l’Oratoire qu’il exerça après la mort du Père Pétetot et les soins qu’il donnait à la Société anti-esclavagiste. Il a publié plus de deux cents lettres pastorales et l’on formerait une bibliothèque avec ses discours détachés. Colbert disait de Bossuet : « Il vit comme il prêche. » Mgr Perraud prêchait comme il vivait, et son style c’était lui-même, grave, pieux, tout pénétré de la Bible qu’il lut en entier soixante-dix fois, et nourri des classiques anciens et modernes qu’il savait à fond. Il a plus de dessin que de couleur et plus d’ordre que de mouvement dans les idées. En me laissant aller à cette prose calme, digne et harmonieuse, je pensais à ces rivières d’Anjou qui coulent lentement entre des rives uniformément belles et qui font un peu regretter les cours d’eau bruyants et accidentés des Hautes-Vosges. Mais la rivière est d’une limpidité parfaite et l’évêque d’Autun parle toujours une langue excellente, très pure et très ferme, qui porte, si j’ose ainsi parler, la marque de fabrique de l’école où il s’est formé. Homme de goût et fin critique, il appréciait même des beautés littéraires qui semblaient répugner à son tempérament, et personne n’a mieux loué que lui les Iambes d’Auguste Barbier qu’il remplaça parmi vous. Une fois, pendant une promenade en forêt, son secrétaire s’enhardit à lui déclamer une Nuit de Musset. Il écouta et ne l’interrompit que tout à la fin. « Taisez-vous, profane, lui dit-il, mais, mon Dieu, que cela est beau ! » Il goûtait particulièrement le poète auquel, il y a quelques années, la Suède a exprimé l’admiration du monde entier.

 

Dans le journal intime qu’il rédigeait chaque matin, je trouve les lignes suivantes : « Vendredi 9 juin 1882. Hier à quatre heures et demie, au moment où j’allais m’habiller pour faire la procession du Saint-Sacrement, on m’a remis deux télégrammes venus de Paris. Je les ai mis dans ma poche et ne les ai ouverts qu’après avoir achevé la cérémonie. J’avais deviné ce qu’ils contenaient, l’annonce de mon élection à l’Académie. »

 

Son humble successeur, Messieurs, vous confesse que le 21 juin dernier, il n’a pas mis les télégrammes dans sa poche avant de les ouvrir, mais il n’a pas éprouvé plus de joie de vos suffrages que Mgr Perraud lui-même. Il considérait son élection comme le plus grand honneur terrestre qu’il eût reçu, il en remerciait Dieu et lui promettait d’employer pour sa gloire le prestige qu’elle lui conférait. Il reçut les félicitations du pape Léon XIII, qui voulut montrer en quelle estime il tenait votre Compagnie. « Nous attachons, lui écrivait-il, le plus grand prix (plurimum facimus) à ce témoignage éclatant qui vient d’être rendu à votre savoir. »

 

L’évêque d’Autun, Messieurs, se montra excellent académicien. Il eut le plaisir de recevoir, en votre nom, son ancien professeur, M. Duruy, et il a prononcé sur les prix de vertu un discours qui prouvait sa parfaite compétence dans la matière. Il aimait et admirait ses confrères et, comme toutes ses affections étaient transformées par l’esprit surnaturel, il vous recommandait à Dieu et disait la messe pour les académiciens défunts. Un matin, comme il se rendait à sa chapelle, on lui montra un journal qui annonçait la mort d’un d’entre vous. Il témoigna un profond regret et, selon son usage, célébra à son intention le Saint Sacrifice. Quelques semaines plus tard, il avait la joie de constater, de ses propres yeux, que ses prières avaient été prématurées et que le mort se portait bien. En effet, la guérison de votre Secrétaire perpétuel était devenue une sorte d’allégresse publique qui dure encore et qui, heureusement, promet de ne point finir de sitôt.

 

L’élection de l’évêque d’Autun, en le grandissant et en ajoutant à sa réputation, amena pour lui un surcroît de travail, car tout le monde voulait entendre le nouvel académicien. Sa parole devint la parure recherchée des grandes cérémonies religieuses, et on lui confia l’éloge des morts les plus illustres. Déjà, en 1871, dans Paris, encore fumant des incendies de la Commune, il avait prononcé l’oraison funèbre de Mgr Darboy et profondément ému l’auditoire, rien qu’en énonçant son texte : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tue les prophètes et lapides ceux qui sont envoyés vers toi ! » À Lavigerie, l’incomparable Africain, il consacra deux longues oraisons funèbres qui furent prononcées, l’une dans la cathédrale de Carthage, et l’autre dans celle d’Alger, et encore il semblait à l’orateur qu’il n’avait pas épuisé le sujet et que le personnage aurait mérité une trilogie comme les héros antiques. C’est, en effet, que le cardinal Lavigerie a été, je crois, l’homme le plus extraordinaire qu’ait produit le clergé français au dernier siècle. Nous l’avons connu à Nancy, où il passa comme un météore, juste le temps de donner une vive impulsion aux études ecclésiastiques, d’éblouir les Lorrains par sa brillante exubérance et de les déconcerter par ses procédés méridionaux, car jamais il ne se dégagea complètement de ses origines gasconnes. Il étouffait dans un diocèse qui ne comptait guère que 400 000 habitants, où il y avait peu à créer et rien à bouleverser. L’Afrique offrit à l’oiseau de haut vol l’espace nécessaire pour déployer son essor. Là, il trouva des fléaux à combattre, le continent noir à évangéliser, Carthage chrétienne à ressusciter, des œuvres de toute sorte à établir, bref, tout ce qu’il fallait pour alimenter son activité prodigieuse et embraser son zèle. À tout prendre, et malgré ses défauts, c’était une très grande âme d’évêque et de Français, toujours vibrante, toujours occupée d’initiatives généreuses pour étendre le règne de l’Évangile et l’influence de notre pays, brisant tous les obstacles et ne connaissant point l’impossible, tour à tour terrible comme un cyclone et tendre comme le meilleur des pères, courant l’Europe en opérant des razzias de jeunes apôtres qu’il lançait au martyre et de millions qu’il dépensait à sauver les orphelins, à racheter les esclaves, à bâtir des cathédrales et des forteresses de charité catholique en plein désert, à devancer la France en Tunisie, où il nous valut une armée. Le vieux cheik Ben Moussa lui disait : « La première fois que je t’ai vu, je t’ai pris pour un marabout comme les autres, mais je vois que tu pourrais, à toi seul, faire tourner la moitié du monde. » On se souvient encore, à Rome, du cortège merveilleux qu’il conduisit, au Vatican, le 24 mai 1888. Ce jour-là, les Romains virent passer, sur le Pont Saint-Ange, des cardinaux, des évêques, des prélats de toute sorte, des Pères blancs, des Arabes, des nègres et des négrillons achetés sur les marchés de l’Afrique septentrionale, des gazelles et, dit-on, jusqu’à une autruche. Pompe extraordinaire qui rappelait, de loin, Christophe Colomb revenant de son premier voyage d’Amérique, pour aller rendre hommage aux souverains de Castille. Il y avait, en effet, dans Lavigerie, quelque chose du Conquistador du XVIe siècle et il aurait mérité d’être chanté par le clairon d’or des Trophées. Du moins, il revit, pour toujours, dans les deux grands discours du cardinal Perraud qui a emprunté, pour les lui appliquer, les métaphores les plus éclatantes de la Sainte Écriture, le lion, la flamme ardente, l’ouragan. Ce n’est peut-être point le portrait de Bonnat, mais c’est un dessin très net et très ressemblant qui gardera, pour l’avenir, les traits du modèle et la réputation de l’artiste qui les a gravés.

 

Heureux dans presque toutes ses entreprises, admiré et soutenu par ses admirateurs qui lui fournissaient un budget considérable, Lavigerie éprouva sa première défaite au son de la Marseillaise et il connut les rigueurs de l’opinion qu’il avait longtemps séduite. Il n’y survécut guère. Sur la plus grave et la plus délicate des questions de politique religieuse, il avait eu le tort d’asséner sa manière de voir au lieu de l’insinuer. Ce triomphateur ne savait point parler bas et avait toujours raison bruyamment.

 

Quand l’évêque d’Autun prononça ses deux discours africains, il était devenu cardinal par l’initiative de Léon XIII qui l’avait d’abord réservé in petto, se proposant d’obtenir la ratification du gouvernement français qui ne vint qu’au bout de deux ans. Paris et Rome causaient encore, mais déjà ne s’entendaient plus guère.

 

Quand il vint recevoir le chapeau, il fut accueilli au Vatican avec tendresse. « Venez, venez, lui dit le Pape. Combien je suis heureux de vous voir ! Vous savez que je vous ai porté in meo pectore comme une mère porte son enfant. » Et il ajouta le geste à la parole en mettant la main sur son cœur et en embrassant son fils. Le nouveau cardinal demeura simple et modeste sous la pourpre. À Rome, il usait sans enthousiasme des deux chevaux noirs et du carrosse d’étiquette, heureux dès qu’il était libre de s’en aller tout seul prier dans les sanctuaires ou visiter les ruines, en soutane noire et en rabat, oubliant parfois que cette soutane cachait mal ses bas rouges. Il estimait les maîtres des cérémonies sans les surfaire. « Ce sont de bien braves gens, me disait-il un jour, et bien attachés à leurs fonctions ; vous verrez qu’au jugement dernier, ils se présenteront avec leurs petits papiers pour déterminer les préséances et régler le défilé devant le souverain juge. »

 

Vous comprendrez, Messieurs, les convenances qui m’interdisent de vous parler en ce moment, et dans cette enceinte, de la part importante qu’il a prise au conclave et de l’attitude si française qu’il y a gardée. Il y a des veto auxquels il faut désobéir et il y a des veto qu’il faut s’imposer à soi-même. Je vous citerai seulement quelques lignes de son journal : « J’ai été pendant quelques jours captif de l’Esprit-Saint. J’ai payé le tribut du souvenir le plus fidèle, le plus reconnaissant, le plus filial, à la mémoire du grand Pape qui exerça sur la fin de ma carrière ecclésiastique une si bienveillante influence. J’emporte, pour mes diocésains et pour moi, les bénédictions de son successeur auquel je me sens attaché par les liens de la plus entière et affectueuse soumission. » Vous me croirez, Messieurs, quand je vous affirme que les quatre cardinaux français qui survivent, reconnaîtront leurs sentiments dans ce noble langage.

 

L’évêque d’Autun venait chercher à Rome des lumières et des consolations au milieu des difficultés incessantes que rencontrait le ministère épiscopal, depuis le grand cri de guerre poussé contre les catholiques par un éloquent tribun. Il vit commencer, entre l’Église et l’État, ce conflit qui est allé toujours en s’aggravant au point de préoccuper en ce moment les hommes politiques autant qu’il attriste les fidèles. Pasteur des âmes, il protestait contre des lois qui lui paraissaient attenter à la liberté de l’Église et aux droits qu’elle tient de son divin fondateur. Citoyen, il s’affligeait, pour l’État, d’une lutte fratricide qu’il considérait comme aussi funeste à notre paix intérieure qu’à notre influence au dehors. Il estimait qu’un peuple se suicide en mettant Dieu hors la loi. Toute la France entendit ses plaintes éloquentes exprimées dans un langage dont la modération augmentait l’autorité, car ses indignations les plus vives restaient polies, et il répugnait absolument aux personnalités. C’est, sans doute, une des raisons pour lesquelles il n’est jamais devenu très populaire. Je vous épargne, Messieurs, le récit détaillé de cette guerre et l’exposé de la tactique qui a été essayée pour y mettre un terme : ne redoutez de moi aucune apologie du ralliement malgré mon admiration sincère pour le Pape qui l’a conseillé. Je ne me permettrai qu’une observation sur un sujet d’une importance capitale : l’éducation populaire. Il y a quelques mois, un orateur politique citait à la Chambre un dicton d’ancien régime qu’il appliquait à notre démocratie : « Si le roi savait ! si le peuple savait ! » À combien de remarques très justes cette assimilation ne peut-elle pas donner lieu ! Il est donc vrai que nous avons toujours un souverain. Il commence à régner à vingt et un ans. Il n’a pas de nom et possède plusieurs millions de têtes, mais pour être anonyme et collectif, il n’en exerce pas moins un pouvoir plus absolu que Louis XIV et Louis XV. Échappe-t-il, plus que les deux monarques, aux tentations de la toute-puissance, aux courtisans, aux favoris, aux intrigants qui exploitent le maître en flattant ses passions ? Serait-il impossible de découvrir, dans notre démocratie, des personnages de Saint-Simon, et dans son histoire déjà longue les actes qui semblent les plus caractéristiques de l’ancien régime, les expulsions de Port-Royal, les billets de confession, la révocation de l’édit de Nantes, voire même quelques dragonnades ? Sans doute les perruques et les dentelles ont disparu, comme aussi la politesse et le beau langage, mais la nature humaine ne change guère, quelles que soient les devises qu’on écrive sur les murs et les figures que l’on grave sur les pièces de cinq francs. Cherchons seulement ce que sont devenus les héritiers présomptifs de la couronne : nous retrouverons facilement Monseigneur le duc de Bourgogne et S. M. Louis XV enfant. Vous connaissez tous l’immortel portrait que Saint-Simon a tracé du terrible duc, incapable de souffrir la moindre résistance au point de briser les pendules qui marquaient l’heure d’un devoir déplaisant, livré à toutes les passions et transporté de tous les plaisirs.

 

Le Dauphin actuel montre-t-il des dispositions beaucoup plus rassurantes ? Ne sait-il pas, lui aussi, briser les pendules, menacer et s’essayer à faire le tyran ? Auprès du duc de Bourgogne, il y avait Fénelon qui a tué le tyran en germe en lui parlant de Dieu et en lui donnant une conscience. Auprès de nos fils de France, il y avait d’humbles Fénelons par milliers ; ils étaient certes incapables de composer le Télémaque, mais ils en savaient assez pour parler de Dieu, pour enseigner ses commandements, pour prêcher l’amour du prochain et l’amour du pays, tout en instruisant, très suffisamment, les petits Dauphins. On les a chassés, réduits à chercher dans l’exil l’emploi de leur dévouement et à faire bénir la France au dehors, malgré elle. Et qui les a remplacés auprès de ces ducs de Bourgogne, inquiétants et terribles ? On affirme que, dans plus d’un endroit, c’est le maréchal de Villeroy, gouverneur de Louis XV, celui qui montrant au Royal Enfant le peuple rassemblé sous les fenêtres des Tuileries, lui disait : « Regardez, Sire, regardez tous ces gens-là : ils sont à vous ! vous êtes leur maître absolu ! » Le moderne Villeroy parle, il écrit, il va même jusqu’à mettre ses idées en musique, mais elles n’en valent pas mieux pour cela. Écoutez-le : « Monseigneur, regardez tous ces privilégiés, banquiers, chefs d’industries, bourgeois, propriétaires, prêtres rétrogrades : ce sont des gens taillables et corvéables à merci, auxquels, dès que vous gouvernerez, il faudra faire rendre gorge. À vos prédécesseurs, on prêchait le Grand et le Petit carême, on disait que tout n’est pas permis, parce qu’il y a un maître suprême auquel les souverains doivent des comptes. Nous avons détrôné ce gêneur, le ciel est vide et rien ne troublera Votre Majesté dans l’exercice de sa force et la jouissance de ses plaisirs. Ceux qui ont fondé votre dynastie ont parcouru le monde, en donnant de grands coups d’épée et en chantant qu’il est beau de mourir pour la patrie. C’était bon en 1792 : depuis, nous avons supprimé la patrie et changé le drapeau.

 

Drapeau Tricolore, des gloires à jamais flétries,

Tu n’es plus qu’un vil oripeau !

 

Monseigneur, ne regardez plus vers l’Est ; c’est vers l’Intérieur qu’il faut diriger vos colères et vos armes : Laissez le Rhin couler tranquille, laissez pleurer Metz et Strasbourg ! — Taisez-vous, Villeroy ! vous insultez à nos regrets et à nos espérances ; vous outragez les morts qui dorment sous les tombes de Mars-la-Tour, le pays des Oberlé, le pays de Ney vous maudit et vous nous préparez un souverain malfaisant qui perdra peut être la France ! Décidément Fénelon valait encore mieux !

 

C’est de cette question et de ces craintes que le Cardinal a le plus souffert. « Je viens d’apprendre, écrit-il, la laïcisation des écoles du Creusot. J’ai l’âme transpercée de douleur, d’une douleur à la fois pastorale et patriotique. Je sens, avec acuité, le mal que l’on fait aux âmes et à la France. Mon cœur saigne et crie. »

 

Il se réfugiait, alors, dans sa cellule d’anachorète où l’oraison le dédommageait des peines qu’il ne pouvait éviter et des bonheurs humains qu’il fuyait. Comme le poète, dans une acception plus haute et plus pure, le Cardinal pouvait dire :

 

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère !

 

Secret et mystère qu’il faut pénétrer, sous peine d’ignorer l’essentiel de ce caractère dont les dehors trompaient la foule.

 

Une des grandes misères de l’homme, suivant Pascal, c’est de ne pouvoir se tenir dans un espace de quatre pieds carrés et de chercher sans cesse des distractions qui, en le détournant de lui-même, l’empêchent de se connaître et de travailler à se rendre meilleur. « La cellule qu’on quitte peu devient douce », dit l’auteur de l’Imitation. Nous fuyons la cellule et nous vivons sur les grands chemins. Toutes les influences extérieures, le journal, le sifflet de la locomotive, le mugissement de l’automobile pénètrent dans les retraites les mieux closes, et l’âme de nos contemporains, toujours attirée au dehors, toujours tentée de courir le monde, qui est devenu si intéressant à voir et si facile à explorer, ressemble à cette dame que, dans une de ses comédies, un maître du théâtre contemporain a trouvé moyen de rendre célèbre, sans la montrer jamais sur la scène parce qu’elle est toujours sortie. Et pourtant, c’est par la vie intérieure que nous valons, et c’est la gloire du Christianisme de l’avoir, dans une certaine mesure, prescrite et rendue accessible à tous ! L’âme chrétienne, purifiée par les sacrements, est transformée en un sanctuaire que Dieu consacre par la majesté et la douceur de sa présence. C’est la vraie tour d’ivoire. Car, si, l’on donne, quelquefois, ce nom aux retraites orgueilleuses, où des hommes célèbres sont allés cacher leurs déceptions, habituellement, l’ivoire de ces tours n’est pas immaculé et ce n’est pas l’amour divin qui console les reclus ! Au contraire, pour le fidèle qui vit sous le regard du Père céleste, il n’y a plus de solitude ; les biens extérieurs perdent leur attrait, la douleur et la mort se transforment et l’enfant de Dieu contracte, avec l’hôte incomparable qu’il possède, une union intime qui, dans la doctrine catholique, va jusqu’à faire, de Jésus-Christ lui-même, la nourriture et le convive de ceux qu’il a rachetés de son sang. Joies saintes des festins sacrés, que les profanes soupçonnent et qu’ils ne goûtent pas, parce qu’elles ne peuvent être achetées que par le sacrifice !

 

Vous les voulez trop purs, les heureux que vous faites !

 

s’écriait Musset avec découragement, et il interpellait les privilégiés :

 

C’est un amour profond qu’au fond de vos calices

Vous buviez à plein cœur, moines mystérieux !

 

Le cardinal Perraud, chaque matin, buvait à plein cœur dans son calice ! Toujours levé dès quatre heures il passait plusieurs heures de suite à méditer, à prier, à dire la messe, avec une dévotion qui dépassait, de beaucoup, la mesure des prêtres les plus fervents. « Adolphe, disait son frère Charles, est insatiable du Saint-Sacrement. » Pendant les tournées pastorales, il s’échappait des presbytères et s’en allait oublier sa fatigue devant le Tabernacle. Qui l’avait vu une fois, agenouillé derrière une colonne, le buste droit, la tête inclinée, les mains jointes, les yeux clos, ne l’oubliait plus et croyait avoir assisté à une extase. Il écrivait ses méditations, et répandait son âme devant Dieu, dans un journal intime, dont j’ai cité quelques passages et qui mériterait d’être publié, autant peut-être que celui d’Eugénie de Guérin et de Frédéric Amiel. Il y montre un vif sentiment de la nature et, pendant les promenades solitaires, qui étaient sa seule distraction, il goûtait la poésie de chaque saison, la lumière, la verdure et le silence des bois, avec une fraîcheur d’émotion qu’on ne lui soupçonnait pas. Je cite : « Avril. Splendide journée hier. Je buvais la lumière ; à chaque instant, je me disais. Que tout cela est beau ! et mon âme montait en admiration et en adoration vers celui qui a voulu prendre, dans nos Écritures, le titre de « Père de la Beauté. »

 

« Novembre. Température tiède. Pas un souffle de vent. Les riches teintes d’automne s’étalant sur les arbres et faisant aux forêts un manteau diapré et magnifique, ces feuilles, aux nuances si diverses, semblant me dire : nous nous faisons belles parce que nous allons mourir, ces splendeurs du ciel aux derniers jours d’automne me pénètrent d’une mélancolie profonde. À certains moments, il me semblait que j’avais envie de pleurer sur la fuite de la vie. » S’il regardait la nature avec les mêmes yeux et le même cœur que François d’Assise, il chantait son « Cantique du soleil » tout seul et tout bas, car il ne savait, ni entraîner les foules ni prêcher aux hirondelles. Dans l’Église militante, il représentait un officier du grand état-major plutôt qu’un colonel de zouaves. À cet ascète lettré, il manquait quelque chose : le sourire qui illumine le Bossuet de Rigaud et, avec le sourire, la poignée de main, la familiarité cordiale qui attire l’affection, sans nuire au respect, le fluide sympathique qui abondait chez son frère Charles et chez Henri Pereyve ! Très sûr en amitié, très charitable et très compatissant, le cardinal Perraud souffrait d’une timidité invincible qui arrêtait sur ses lèvres l’expression de ses sentiments les plus profonds. Il avait des silences terribles qui déconcertaient les visiteurs et jetaient un froid dans les réunions. Une fois, il répondit à une de mes questions au bout de vingt-quatre heures. Cependant, une source chaude courait sous le glacier ; mais, il n’était donné qu’aux intimes de percer la glace et d’arriver jusqu’à la source. Ce mystique se prêtait aux hommes et ne se donnait qu’à Dieu ! Dès qu’il pouvait échapper aux affaires, il s’enfuyait vers une petite chapelle de Paray-le-Monial qui était son lieu d’asile préféré. C’est de là qu’a pris son essor, il y a deux cent trente ans, une dévotion célèbre qui est née d’une réaction contre le jansénisme, et qu’à cause de cela les jansénistes ont condamnée et exécutée avec une rigueur qui s’est communiquée à la plupart de nos historiens. N’y aurait-il pas lieu de reviser ce jugement sommaire et de dire leur fait aux jansénistes eux-mêmes ? Certes, je ne conteste aucun de leurs mérites, ni leur courage, ni leur austérité, et ce n’est pas moi qui blasphémerai jamais contre notre incomparable Pascal ! Je suis prêt à rendre hommage aux moralités solides de Nicole, à la Logique, à la Grammaire, aux Petites Écoles, même au Jardin des racines grecques, quoiqu’il ait tourmenté mon enfance, et je vénère, comme il convient, l’auguste dynastie des Arnaud. Est-ce une raison pour tout admirer chez ces messieurs, pour dissimuler leur orgueil subtil et retors, le profond ennui qui s’exhale de presque tous leurs écrits et l’horreur qu’inspire leur théologie cruelle ? Prétendre que le Christ n’est pas mort pour tous les hommes, que Dieu nous punit du péché que nous n’avons pu éviter, parce qu’il nous a refusé sa grâce, s’ingénier à augmenter le nombre des damnés, envoyer au supplice éternel les pauvres enfants morts sans baptême tout comme les scélérats, repousser les fidèles de la table sainte, en l’entourant d’une haie d’épines, et nous présenter toutes ces duretés comme le pur esprit du christianisme, c’est trop exiger de nous et, pour moi, je me révolte ! Si ces terribles gens étaient devenus les maîtres, ils auraient imposé à la France une domination à la Calvin, intolérante, lugubre et absolument contraire à notre génie national. Soyez sûrs, Messieurs, qu’ils auraient proscrit beaucoup d’entre vous, eux qui, à un certain moment, appelaient Racine, leur Racine ! un empoisonneur public. Le cardinal Perraud ne les goûtait point, car, s’il égalait, assurément, les austérités de Port-Royal, il n’avait de janséniste que le profil. Contre le Dieu impitoyable de Saint-Cyran, il tenait pour le Dieu miséricordieux de François de Sales, et il adorait, passionnément, le Cœur tout à la fois divin et humain, d’où la miséricorde s’est épanchée sur le monde. C’est dans cet esprit qu’il rendit des honneurs extraordinaires à l’humble religieuse qui a prêché le culte du Christ, aimant, outragé et pardonnant. Noble et sainte fille ! Michelet l’a bien malmenée ; mais, pour conquérir la popularité de Catherine de Sienne, il lui suffirait, sans doute, d’être louée par la plume, si vivante et si pittoresque, qui a écrit l’Italie mystique.

 

L’évêque d’Autun vieillissait, de plus en plus attristé des épreuves de l’Église et des malheurs qui s’annonçaient pour son cher diocèse. La rupture violente du Concordat lui porta un coup fatal. Menacé de voir sa cathédrale envahie, il rédigea sa protestation suprême avec la fermeté et l’élévation de langage dont il était coutumier ; puis, il se coucha pour mourir, de la mort classique des patriarches, bénissant sa grande famille spirituelle, priant jusqu’à la dernière minute et s’en allant, plein d’une humble confiance, vers le maître qu’il avait si fidèlement servi. Il s’était fait creuser une tombe dans sa chère chapelle de Paray ; mais, son cadavre parut séditieux à je ne sais quelle autorité qui lui refusa la sépulture préparée, et le défunt repose dans le cimetière commun de la petite ville, entouré d’hommages et de regrets qui dureront tant qu’il restera un catholique en France. On affirme qu’il n’y en aura bientôt plus, que la cause pour laquelle le Cardinal a combattu est ensevelie avec lui dans la tombe et, chaque matin, les cloches laïques sonnent le glas de ses funérailles. Si cela est vrai, Messieurs, si le christianisme est mort, je me demande quels sont ses héritiers et quelle doctrine va prendre sa place dans l’âme humaine, orpheline de Dieu. En dehors de lui, je cherche une prédication d’union et d’apaisement, une force de cohésion pour la société, un élan vers l’idéal, et je n’aperçois que le triomphe du matérialisme et de l’envie déguisé sous des noms sonores et accompagné d’une baisse constante de la moralité publique. D’un bout de l’Europe à l’autre, n’entendez-vous pas retentir des cris de haine, des menaces de destruction et comme un bruit souterrain de sape et de mine ? Bien hardi qui dira ce que demain nous réserve ! Il est vrai, depuis un demi-siècle, notre vie matérielle a singulièrement et heureusement changé ; mais, dans ce monde que la science transforme par ses triomphes quotidiens, l’homme ne promène-t-il pas toujours les mêmes douleurs, les mêmes déceptions, le même tourment de l’Infini ? Nous ne sommes pas en état, Messieurs, de faire fi de la religion. Notre devoir, autant que notre intérêt, nous commande de la respecter, car en définitive rien n’est démontré contre elle que le désir de la supprimer, et les raisons de croire, si éloquemment développées par le confrère dont nous pleurons la perte récente, gardent toute leur force sur les esprits de bonne foi. Raisons de croire, espérances immortelles qui consolent, douceur des larmes et du sacrifice, pureté, charité, vertus antiques soutenant une société nouvelle, voilà le trésor qu’ont défendu et augmenté, à la sueur de leur front, les derniers ecclésiastiques que vous avez appelés dans vos rangs, Lacordaire, Dupanloup, Gratry, Perraud. Que Dieu suscite et multiplie des apôtres qui ressemblent à ceux-là, pour le salut de notre pays et pour l’honneur des lettres françaises !