Discours de réception de Étienne Lamy

Le 11 janvier 1906

Étienne LAMY

Réception de Étienne Lamy

 

M. Étienne LAMY avant été élu par l’Académie à la place vacante par la mort de M. Eugène GUILLAUME, y est venu prendre séance le 11 janvier 1906, et y a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Nulle dignité ne surpasse l’honneur fait à ceux que votre suffrage élève au nombre de vos pairs. Ma gratitude envers vous commence quand je me juge, augmente quand je me compare, et j’aurai donné la mesure de votre bienveillance pour moi, si je rappelle quels titres méritèrent à Eugène Guillaume la place où je succède.

Il y a sept ans, vous avez voulu accorder à l’un de nos grands artistes séance dans votre Compagnie. L’éclat répandu par eux sur la France justifiait la résolution, et rendait le choix difficile. Pourquoi avez-vous cru rendre hommage à tous en élisant Eugène Guillaume ? Parce que, si plusieurs lui étaient comparables par la beauté de leurs œuvres, nul n’avait, par l’exemple de sa vie et la doctrine d’un long enseignement, mieux défendu les vérités de l’art en nos jours d’incertitude.

L’incertitude fut longtemps contraire au génie de la France. L’intelligence avait peur de la solitude, ne se sentait en sûreté qu’autour de pasteurs, dans le bercail des idées closes, et l’unité régnait sans contrainte sur le moins servile et le plus soumis des peuples. Le respect des disciples pour des maîtres qui juraient eux-mêmes par leurs maîtres, disciplinait en traditions le goût du beau ; la communion d’une croyance religieuse et morale ne laissait pas de doutes sur le vrai et sur le bien. Ainsi était éliminé de l’art ce que la société condamnait comme le faux, le laid, le mal.

Ce passé disparut dans le tremblement de terre qui enfanta le XIXe siècle. Ce qui, depuis nos origines, avait paru légitime à toutes les générations, fut traduit devant l’une d’elles, tout particulier devint l’arbitre des puissances publiques et permanentes. Dans la France furent détruits des abus, mais dans chaque Français fut détruit le respect. Où rien ne restait debout, comment l’art eût-il gardé ses dogmes et ses pontifes ? La nouvelle indépendance de l’homme devait soustraire l’artiste à toute autorité. Le contraire se produisit d’abord. Par delà l’écroulement de notre passé national, dans l’horizon vide, l’antiquité parut plus proche et plus grande. La France voulait faire siennes les lois et les mœurs de la Grèce et de Rome. S’inspirer de leurs arts eût été le plus sage de ces anachronismes, si une influence ne s’était trouvée pour le pousser jusqu’à la déraison. En David, le peintre ne se séparait pas du Jacobin, jusqu’à l’Empire. Son fanatisme d’antiquité s’exaspère de sa fureur politique et s’impose par elle. Il décrète : toute la perfection du corps humain a été révélée aux deux peuples qui admiraient en l’homme le citoyen ; chef-d’œuvre de la beauté, le corps humain doit rester la contemplation principale des artistes ; pour le connaître, ce n’est pas lui qu’il faut étudier, mais les anciens ; suspect qui tentera de rien voir hors d’eux, et sera convaincu d’intelligence avec la « ci-devant » nature. David est-il le premier révolutionnaire qui ait rompu des chaînes pour les forger plus lourdes ? Lui, du moins, les rivait par le droit d’un génie qui les porta sans en paraître alourdi, et sut gagner sa gageure contre la vérité. Mais quand les maîtres se trompent, ils se préparent un châtiment : leurs disciples. À ceux de David, l’antiquité n’offrait que des statues. Impassibles, ni les visages ni les attitudes n’enseignaient l’expression, et David la proscrivait, parce qu’elle altère la noblesse des lignes. La copie des plâtres n’éveillait pas le sens de la couleur. L’imitation servile éteignait la personnalité. Les formes classiques, rangées dans le souvenir comme dans un magasin d’accessoires, prêtaient ici un torse, là une tête, ailleurs des membres, toujours les mêmes, à toutes les œuvres. Cet art n’est que l’art d’accommoder les restes. Il l’est pour les écrivains qui, glacés et monotones, vêtent la pensée française à la mode des morts. Plus ils habitent avec les morts, moins ils créent la vie. Bientôt on se lasse de ce travestissement funèbre et d’une école où il n’y a rien de grand que l’ennui.

C’est alors que, sous le nom de romantisme, la logique de l’idée révolutionnaire pénétra l’art. Puisque la perfection des modèles a dégénéré en la médiocrité des copies, la méthode est fausse. L’artiste est un témoin de vérité. S’il imite, il répète ce que d’autres ont dit avant lui, et son œuvre n’a d’intérêt pour personne. C’est par la différence entre eux et lui que vaut l’artiste, car elle seule enrichit le monde de ce que le monde ne possédait pas encore. Donc l’artiste ne doit pas voir par les yeux des plus illustres maîtres, mais découvrir en lui-même un maître ignoré et révélateur d’inconnu. Par l’originalité seule, il est créateur. Loin qu’il appartienne à une tradition, à une époque, à une race, il faut que de toutes leurs servitudes il émancipe son moi. Pas plus que les modèles des précurseurs, les goûts et les croyances des contemporains ne le lient. S’il découvre de la beauté dans ce que leur habitude appelle la laideur, de la vérité dans ce que leur intelligence repousse comme le faux, du bien dans ce que leur morale condamne comme le mal, il est maître de le dire, il n’est pas maître de le taire, et sa conscience déploierait son plus méritoire courage dans une lutte contre le sentiment universel. Du passé, qui est un tombeau, des écoles, qui sont des prisons, l’artiste s’élance libre dans la vie, son inspiratrice, dans l’univers, son domaine, et le génie ne veut pour limites que la fatigue de ses ailes.

C’est au printemps de ces espoirs, en 1822, l’année où Victor Hugo publie son premier volume, où Delacroix expose la Barque de Dante, que naît Eugène Guillaume.

Autour de son berceau veillent quelques-unes de ces influences qui parfois, dès le premier âge, préparent la destinée. Il est de Bourgogne, de la province qui inaugura la Renaissance par une puissante école de sculpture, et ses yeux sont ouverts à la beauté par les œuvres de sa race. Il y a, entre sa famille et celle de Buffon, des liens héréditaires ; il apprend, à un foyer où survit le culte du grand homme, sur quelles puissantes assises de travail s’édifie la gloire. Il est le fils d’un magistrat : la profession dont il recueille d’abord l’exemple et les maximes est la moins semblable à un métier. Il a été habitué à croire que la plus noble richesse de la vie est le désintéressement.

Il se faisait de l’art une idée si haute qu’il voulut d’abord se rendre digne, former, avant sa main, sa pensée. Après l’achèvement de ses études classiques, il entreprit, et sans plus de hâte, sa seconde éducation, celle des arts. Il opta pour celui qui, par ses lenteurs de travail exclut les œuvres improvisées et futiles ; par le plein jour où baignent les statues et les groupes, dénonce les ruses et empêche l’escamotage des difficultés ; par les lois de son esthétique, exige l’exacte collaboration de plusieurs savoirs ; par sa dignité, tient à distance les ignorants et les frivoles et est le moins menacé de dégénérer en industrie.

La conscience patiente qui, sans courir après le succès, lui prépare les voies et l’attend, est des habiletés la plus sûre, et pour Guillaume se trouva la plus prompte. À vingt-trois ans, il obtenait le grand prix de Rome. Rome lui valut la familiarité avec les anciens et lui inspira la première de ses sculptures célèbres, le double buste des Gracques. Ces chefs de discordes eurent pour la première fois l’opinion unanime. Elle admira une œuvre où s’unissaient l’antiquité et la jeunesse. Sur l’emprunt de l’artiste au trésor ancien, permettra-t-on, que j’apporte un témoignage personnel ?

Lorsque je fis, il y a trop longtemps, mon premier pèlerinage au Musée du Capitole, après avoir donné l’encens obligatoire aux merveilles illustres, et désireux d’impressions plus libres, je parcourais les salles. Dans celle des Philosophes, deux bustes m’attirèrent. Sur la gaine de l’un était écrit : Démosthènes, de l’autre : Cicéron. Ils n’étaient pas de ceux que les guides imposent à l’enthousiasme, et pourtant ces deux visages que je vois encore, me parurent soudain comme les deux faces de l’éloquence. En Cicéron, le repos du masque large et gras, la force d’une plénitude prête à se répandre, l’intime allégresse de ceux pour qui l’exercice de leurs facultés est régulier et facile comme une fonction de nature. Ses yeux cherchent l’auditoire, ses oreilles attendent les applaudissements, l’essentiel du visage est la bouche, aux lèvres vastes, entr’ouvertes comme la source intarissable d’où coule la parole, et pour lesquelles l’effort est de se fermer. En Démosthènes, rien qu’une intensité de méditation. Elle a tendu tous les traits du maigre visage. Elle remplit le front vaste, elle est dans les yeux qui regardent par delà les choses présentes, elle ferme aux bruits de l’Agora les oreilles attentives à la marche de Philippe, elle a réduit la bouche à l’arc mince des lèvres closes et serrées. Le travail de la pensée a fait monter la lèvre inférieure sous l’autre, qui s’avance et la couvre. Pour briser ce sceau de mutisme, il faudra que l’angoisse de l’Athénien éclate en cris d’alarme. C’est le sublime de cette violence qui ne pouvait retentir sans émouvoir, et qui intéresse encore la postérité à des maux vieux de vingt siècles. Les deux maîtres semblent donner une double leçon. Le plus grand des orateurs romains dit : « L’éloquence est un art que forme l’habitude ; apprenez à parler. » Le plus grand orateur qui fut jamais, répond : « Apprenez à vous taire. La parole est une victoire de la pensée sur le silence. » Or, il y a quelques semaines, je visitais au Luxembourg les Gracques de Guillaume. Dans ces deux têtes, si romaines et si fraternelles, apparaît une seule mais expressive différence : elle est dans leurs bouches, que je reconnus aussitôt. L’une s’ouvre avec les belles lèvres parleuses de Cicéron, l’autre est fermée comme celle de Démosthènes, par la lèvre volontaire et taciturne. La lecture des auteurs anciens avait appris au jeune sculpteur que la parole de Tibérius était un cours abondant, régulier et pur, celle de Caïus un torrent soudain, impétueux et rare. Quand l’artiste voulut rendre sensible ce contraste, il n’ignorait rien des bustes obscurs qu’un hasard avait mis sous mes yeux, il avait pris là le détail essentiel de son œuvre.

David eût avoué ces portraits d’imagination, faits avec des fragments de textes et de marbres antiques. Au Luxembourg une autre œuvre de Guillaume fait avec celle-là pendant et contraste : c’est le buste de Mgr Darboy. Ici, plus d’influence étrangère, plus de morceaux choisis et rapportés, l’unique souci de reproduire une figure réelle. Voici tracée sur un visage, l’histoire d’une vie. Le faible relief de l’ossature et des muscles, laisse courir une lumière égale sur le modelé de la face entière, ne concentre l’attention nulle part, la répand partout, annonce le caractère de l’homme et l’abondance ordonnée des mérites qui empêche la domination d’aucun. Ces traits où apparaîtrait seulement la finesse, si la finesse n’y était soumise à une fermeté cachée, cette ardeur d’intelligence qui consumerait la frêle enveloppe, si la fièvre n’y semblait vaincue par un apaisement mystérieux, sont bien de celui que sollicitait sa triple vocation de politique, de penseur et de prêtre. Ces contrastes, commencés par la nature et disciplinés par la volonté, expliquent les retraites fuyantes et les ténacités douces avec lesquelles, malgré ses combats contre les autres et contre lui-même, il garda, sans en rien rompre, le faisceau de ses fidélités. Dans cette mélancolie sans peur, voici le pressentiment accepté de la fin tragique ; dans ce calme qui enveloppe la tristesse même, voici les espérances victorieuses de la mort. Voici, dans une effigie sans beauté, la beauté suprême du vrai.

Cette œuvre, une des plus parfaites qu’ait produites notre temps, marque dans le statuaire la plénitude de la maturité. Ce qu’il a appris des autres est devenu sien, il n’a plus pour maître que la nature. Elle seule désormais inspirera ses sculptures. En toutes elle seule triomphe et son nom même est inséparable de leur beauté qu’on loue d’être toujours naturelle. Toutes semblent créées sans effort et comme s’il était impossible qu’elles fussent autres. En réalité toutes sont le dernier effort d’obstinés recommencements. Veut-on une preuve de cette sévérité persévérante ? Représenter Napoléon fut un des désirs les plus chers à l’artiste. Nul ne s’en étonnera. S’il y a une joie de mystère créateur à prendre un peu de cette terre dont est fait l’homme, et sous l’enveloppe du corps, à rendre présents, l’intelligence, la volonté, l’invisible, si le prodige devient plus admirable et l’attrait plus fort à mesure que, dans le modèle, l’esprit vivifie davantage la matière, quelle joie, pour un grand artiste, d’étudier l’homme qui, dans la tête la plus souverainement belle, porta toutes les puissances de la pensée ! Guillaume se mit au travail, et, sans être jamais ni satisfait, ni découragé, recommença sept fois. Des huit bustes, aucun ne ressemble aux autres, tous ressemblent à Napoléon, à un instant de Napoléon. Toujours mécontent de n’avoir exprimé qu’une partie de ce qui était dans le héros, le sculpteur, pas plus dans la nouvelle que dans les anciennes tentatives, ne le retrouvait tout entier. Il s’arrêta enfin, non quand il fut las de reprendre son œuvre, mais quand il reconnut l’avoir accomplie en la divisant. Et ce ne fut pas son moindre hommage à Napoléon de comprendre qu’une seule image était impuissante à représenter tant d’extrémités dans un destin et tant d’hommes en un homme.

C’est par cette conscience que Guillaume monta à la renommée. Lui-même, beau de visage, élégant de stature, naturel dans la distinction et joignant à la grâce de la simplicité une force de puissance contenue, ressemblait à ses œuvres. S’il lui plaisait de parler ou d’écrire, les délicatesses classiques de son ciseau se retrouvaient dans sa plume et dans ses entretiens. Il avait le secret de donner à son style un relief sans enflure, comme il savait, dans la causerie, se faire entendre toujours sans jamais hausser la voix. Il étonnait par l’étendue de sa culture quand il laissait paraître en ses discours quelque chose de la science renfermée en ses marbres. Maître parce qu’il créait le beau, maître parce qu’il savait l’enseigner, dès 1862 professeur à l’École des Beaux-Arts, en 1864 directeur de l’École, en 1882 professeur au Collège de France, en 1891 directeur de l’École de Rome, il n’eut plus seulement à modeler des statues mais des talents. Les cinq volumes où sont réunies les plus publiques de ses leçons, l’ensemble inédit encore de son plus vaste enseignement, son cours de sept années au Collège de France sur l’histoire de l’art, suffiraient à l’honneur d’une mémoire. Eux-mêmes ne sont presque rien si on les compare à ses conseils, libéralités quotidiennes et familières qui n’ont pas laissé de traces, sinon dans la gratitude des disciples et dans le goût de notre temps.

Enseigner était prendre parti entre les classiques immobiles sous les colonnades grecques de leur temple, et les révolutionnaires entraînés vers l’inconnu par la croyance que l’interprète du beau est un inspiré, et que l’artiste moderne, comme le philosophe antique, porte tout avec soi. Guillaume, artiste et philosophe, savait que les deux écoles s’opposaient des moitiés de vérité. Il la dit entière avec une douceur forte. Les hommes communiquent avec le monde matériel par les sens, avec le monde immatériel par l’intelligence, ils forment une société parce que leurs sensations et leurs idées leur sont communes. Ils reconnaissent donc le beau à des signes semblables, universels, permanents. Imprimer ces signes dans une œuvre humaine est l’art. L’art ne se contredit jamais, parce que la beauté ne change pas. Il se perfectionne, en la voyant mieux. Ne pas méconnaître les lois établies par le passé est le devoir du talent. Les compléter est le privilège du génie. Sa gloire est de découvrir dans la beauté les aspects ignorés avant lui. L’art entre en décadence quand l’artiste, adorateur servile du passé, n’y ajoute pas d’inspiration nouvelle ; une autre décadence se prépare quand il présume trop audacieusement de lui-même.

S’il récuse les maîtres, sous prétexte qu’ils ont déjà épuisé toute la gloire à conquérir par leur manière, et les émules, sous prétexte que ne pas être compris d’eux est la première façon de leur être supérieur, il renonce au bénéfice des exemples et des conseils. Pourtant il a besoin de juges : faire défaut devant les compétences est juge sa cause devant la foule. Or seuls les hommes de métier savent l’ensemble de mérites qu’il faut réunir et pousser à la perfection pour atteindre au chef-d’œuvre, l’effacement trompeur que chaque qualité subit par le voisinage des autres, combien il en faut pour paraître simple et ne pas étonner. Être étonnée est au contraire le goût de la foule, et, moins elle a d’expérience, plus elle est séduite par la disproportion. Il suffit qu’une qualité fasse saillie pour arrêter le passant, soit indiscrète pour le convaincre, brillante pour l’éblouir. Une renommée peut ainsi naître parce que beaucoup de défauts disparaissent dans l’éclat d’un seul don. Tenté d’aimer et d’accroître cette partie de son mérite qui a la vogue, l’artiste est en péril de ne pas se compléter, de rester le fournisseur favori d’un caprice, le spécialiste d’un effort, d’outrer sans cesse, par l’exercice, l’exagération première, et son talent finit par n’être que la culture intensive d’un défaut.

Si le premier danger est que le public abaisse l’artiste, le second est que l’artiste abaisse le public. Pour le grand art il faut à la société une santé qui ne trouve pas trop fatigant de s’intéresser à lui. Cette santé est soutenue par une hygiène quand les artistes sont défendus eux-mêmes par l’autorité de leurs maîtres, l’estime de leurs égaux, une pudeur commune, contre les maladies du goût général ou leurs propres défaillances. Isolé, l’artiste tombera plus aisément dans ce que les anciens appelaient les arts mineurs, bornera son ambition à distraire les regards, à remplir de riens exquis le vide des heures élégantes et oisives. Il sera moins honteux de s’aviser que si les nobles instincts ne sont pas de toutes les heures ni de toutes les races, d’autres instincts veillent, communs à tous les temps, à tous les peuples, à toutes les conditions, à tous les âges, et que, pour se faire une clientèle, le plus sûr est de s’adresser non à ses vertus mais à ses vices.

En considérant les sommets de l’art contemporain, Guillaume reconnaissait que la révolte contre la tyrannie de l’antique avait doté la pensée de ressources, les mots d’harmonies, les couleurs de richesses, les formes d’aspects, les sons de rythmes inconnus. Le plus français des arts, l’architecture, s’honorait d’hommes qui en France étaient des égaux, et partout ailleurs des maîtres. Notre sculpture n’avait jamais été aussi féconde en grands statuaires et en grandes œuvres. Des successeurs légitimes continuaient la famille des peintres illustres, et l’étude de la nature avait formé une école de paysagistes, gloire originale de notre temps. Et, non moins novateurs, les musiciens accroissaient en la transformant leur puissance, tandis que naissaient des prosateurs et des poètes sûrs de ne pas mourir.

Mais au-dessous des grands, s’agite la foule des petits, plus discordants, plus médiocres et plus fiers qu’autrefois. Beaucoup donnent seulement à admirer que de si vastes amours-propres logent en de si minces mérites. Même les travaux dignes d’attention montrent la manie de l’originalité aux dépens du naturel ; jointe au désir de primer, la facilité à se satisfaire ; plus d’adresse que de probité ; une façon à la fois surchargée et pauvre, négligente et prétentieuse, d’entreprendre et d’inachever. Guillaume voit se substituer aux artistes de talent, les artistes d’un talent. Tel peintre est breveté pour une transparence des chairs, tel pour l’éclat des étoffes, tel pour le reflet d’une certaine clarté, tel pour le brouillard d’une certaine heure. Cet écrivain a des images et se tient quitte des idées, cet autre a de l’esprit et se garde de le gâter par du bon sens, cet autre fait vivre dans ses descriptions toute la nature sauf l’homme, cet autre démonte tous les ressorts qui meuvent la volonté et ne sait pas les retendre pour l’action, cet autre parcourt tous les pays où il ne voit que lui-même. Cet artiste met en énigmes ce qu’il dit, peint, sculpte ou chante et a pour fanatiques ceux qui se prouvent leur intelligence en le devinant.

Enfin Guillaume voit nombre de ces créateurs, si attentifs à rester rares et uniques, se presser sur la même route, vers les mêmes idolâtries de la matière. Elle a ses sculpteurs qui violentent la froide chasteté du marbre pour reproduire les palpitations de la chair amoureuse , ses peintres ordinaires de la luxure, ses musiciens habiles à amollir les énergies par des langueurs lascives, tous excités et devancés par le plus expressif, le plus populaire et le plus influent des arts, la littérature. Celle qu’on appelle d’imagination recherche les pourritures exceptionnelles, l’immodestie des détails, l’ordure des mots, et ses obscénités sont moins dangereuses que ses sophismes. Elle affirme les droits de la passion, subordonne ce qui dure à ce qui passe, après avoir sacrifié tout à deux êtres, dès qu’ils s’aiment, sacrifie l’un à l’autre, au plus inconstant le plus fidèle : tant pis pour celui dont le cœur retarde, et attente à l’indépendance de l’oublieux. C’est l’art qui a réhabilité l’adultère, préparé le divorce, réclamé l’union libre ; celui qui fait retourner, sinon tourner, le plus de têtes ; celui qui autorise l’étranger à calomnier sans mauvaise foi notre raison et nos mœurs.

À juger, par le résultat, ces droits de l’artiste empruntés aux droits de l’homme, Guillaume reconnaissait que les uns comme les autres engendrent le bien et le mal ; que dans les uns comme dans les autres le bien séduit d’abord, mais que le mal surabonde ensuite. La pleine indépendance est l’état naturel des hommes faits pour commander, mais d’eux seuls : les autres, sans guides, sont moins libres qu’égarés.

Il concluait que la juste mesure où se doivent unir, pour la formation des artistes, leur confiance en eux-mêmes et leur respect des maîtres n’existait plus, et qu’il fallait avant tout détruire les tours d’orgueil d’où il avait vu peu de talents prendre leur essor et beaucoup s’abattre. Il tint école de modestie. Il enseigna ce qui était le plus oublié : que l’artiste n’est ni un solitaire, ni un souverain ; que fût-il un précurseur, il est un héritier ; que si original, soit-il, il est un tributaire ; qu’il y a des lois certaines du beau ; que l’art n’a plus à les découvrir, qu’il aura toujours à les respecter.

Il lie d’abord les novateurs par le principe sur lequel ils fondent leur indépendance. L’artiste est, disent-ils, un témoin de la vérité. Elle est donc hors de lui. Pour l’exprimer, il faut qu’il s’exerce à la connaître. Quand il s’agit du monde visible et de ses formes, la probité du témoignage n’est complète que par l’infaillibilité du dessin. « Le dessin, dit Guillaume, est de sa nature exact, scientifique, autoritaire. » C’est pourquoi il consacra à son étude et à sa réforme des soins passionnés. Donner à l’art pour fondement une science, c’était montrer les bancs de l’école aux avantageux pressés de produire, et contraindre à un exact apprentissage les rêveurs persuadés que les formes s’imaginent en fermant les yeux.

Aux élèves sortis de cette longue épreuve et heureux d’avoir obtenu, par leur habileté à reproduire le vrai, le droit de chercher le beau, Guillaume enseigne qu’ils n’ont pas fini d’être disciples. Les grands artistes de tous les siècles ont laissé dans le monde plus de beauté que n’en saurait ajouter un homme. Le nouveau venu a donc à recevoir plus qu’à donner. Si, faute d’avoir été corrigé, averti, sollicité par la persuasion des parfaits modèles, il n’a que la fécondité de l’inculte, il sera inférieur à lui-même. Il sera dangereux aux autres, car plus domine en lui l’originalité d’un tempérament, plus son secret est intransmissible, il ne laisse d’imitables que ses défauts. Il faut se défier des victorieux qui parviennent au Capitole, sans avoir suivi la voie sacrée et fait passer les roues de leur char dans la glorieuse ornière des triomphes anciens.

Guillaume faisait étudier à ses disciples non seulement les maîtres de leur art, mais les maîtres de tous les arts. Personne ne comprit mieux que la beauté, en tous ses royaumes, règne également, et qu’entre eux s’échangent des échos infinis. Il se plaisait à répéter qu’« un vers d’Homère avait donné à Phidias l’idée du Jupiter Olympien », que Dante prépara à l’école de Cimabué la beauté de la Divine Comédie, et que la Divine Comédie inspira Giotto avant d’être recueillie tout entière par la mémoire de Michel-Ange. Bien plus, il reconnaît les génies sublimes à leur miracle de transporter dans l’art choisi par eux les puissances des arts qui semblent leur être étrangers. Écoutez-le à la mort de Victor Hugo. Il ne proclame pas seulement la gloire d’un écrivain, mais « le génie d’un grand architecte », qui, « admirateur passionné et juste de notre architecture nationale, l’a relevée dans l’opinion » ; mais « la musique de cette poésie » qui, oubliât-on la pensée, chante dans le rythme et « apaise ou exalte l’âme au cours mélodieux de la rime et des sons » ; mais « la richesse des formes et du coloris » dans « ce peintre sans égal ». Et il décerne avec le plus d’enthousiasme l’hommage qu’il donne avec le plus d’autorité : « quel sculpteur a taillé, a ciselé avec plus d’énergie et de puissance l’image des héros et des dieux, la figure des nations, l’effigie des hommes ? Quelques mots, et c’est assez pour rendre visible tel phénomène de la forme que plusieurs ouvrages du ciseau suffiraient à peine à faire comprendre. Qui ne se rappelle les trois vers dans lesquels il a représenté l’évolution du masque de Napoléon ? Exacte observation, vérité historique, sentiment de l’art, tout s’y trouve réuni. Les possibilités de la statuaire sont atteintes et dépassées. »

En tout temps Guillaume eût tenu à rendre visibles les solidarités qui unissent toutes les formes du beau, dans chaque art la richesse totale, dans chaque race la parenté qui fait distincts et proches les artistes des divers siècles comme sont les heures du même jour. Il offrait cette éducation générale à notre temps, comme le meilleur remède à l’enflure du moi. Mieux un artiste connaîtra les trésors du passé, plus tombera cette superbe qui cherche en elle seule sa loi : se préférer, lui perdu dans un point de l’espace et de la durée, à leur autorité universelle lui semblera un délire. Plus il sera familier avec l’art des divers pays, plus lui apparaîtra que la beauté, une comme la lumière, est, comme la lumière, faite de rayons diversement colorés, que chacun de ces rayons est le génie d’une race, et que chacune de ces races le doit entretenir pour ne rien enlever à la splendeur plénière du génie humain. Voilà pourquoi le maître voulut apprendre aux artistes trop fiers d’eux-mêmes la fierté de leurs origines, rattacher ceux qui se glorifiaient de leur solitude à une ancienne noblesse, montrer sur la face de ceux qui croyaient être les enfants trouvés du génie, leur race et les traits de leur mère.

Former avec tant de soins, l’artiste, s’il devait être seulement un amuseur public, eût été une inconséquence. Guillaume préparait la plénitude des dons dans l’artiste parce qu’il reconnaissait à l’art une fonction éminente dans la société. De cette société il constate le goût pour « ce qu’on nomme aujourd’hui l’amusement : car il faut que tout amuse ». Et il répond : « Le but de l’art n’est pas l’amusement. » Trop ami de la mesure pour condamner les plaisirs de la vie, il admet que l’art les embellisse. Il ne conteste pas la légitimité de « l’art pour l’art », le droit de l’artiste à s’éprendre des couleurs ou des formes sans autre désir que rendre hommage par ses œuvres à la beauté de la matière. Mais, parmi ces œuvres, il établit une hiérarchie de dignité selon qu’elles s’adressent uniquement aux sens ou que par eux elles sollicitent l’esprit. Il dit à ses disciples : « Intéressez-vous à la forme en vue de la portion d’esprit qu’elle peut contenir, et vous donnerez du prix aux moindres ouvrages que vous ferez. » La douceur veloutée des tons fondus dans les soies persanes d’un tapis ancien, les argents, les ors et les gemmes assemblés dans une arme du vieil Orient ne sont, malgré la richesse des matières et le goût admirable de l’ouvrier, qu’une caresse pour les yeux. Mais si la structure de quelques collines et, entre leurs reliefs et leurs ombres, la fuite d’une vallée claire, tentent le pinceau d’un Poussin, il a le don de mettre en son œuvre plus que ce qu’elle représente, dans l’image d’une contrée et d’une heure la beauté permanente de la nature. De ces visions, un apaisement, une sérénité, une gratitude émanent et pénètrent l’homme. La matière alors devient éducatrice et apporte à l’esprit de nobles plaisirs. Mais l’esprit de la vie même n’est pas le plaisir, c’est l’effort. Notre désir continu de bonheur est sans cesse contredit par un devoir. Tout l’ordre humain a pour base le sacrifice, et plus une institution est nécessaire à tous, plus léonine est la part qu’elle prélève sur le bonheur de chacun. Guillaume opposait aux sectateurs de la liberté absolue cette dernière dépendance, de toutes la plus impérieuse, la plus indestructible. Il reconnaissait dans le devoir, surtout dans l’oubli et l’immolation de soi-même, la plus parfaite beauté de la vie. Où est la plus parfaite beauté de la vie est le modèle le plus parfait de Fart. Puisque les générosités du sacrifice sont à la fois dures à chaque homme et nécessaires à la société, l’art ne saurait rendre un plus grand service que les accroître en les honorant. Les vertus qui sont les assises obscures de l’ordre humain, les gloires qui en sont le faite éclatant, voilà les puissances inspiratrices du plus grand art. Plus est ce qu’il honore, plus il devient noble lui-même. Quand, par la vérité, il est parvenu à la beauté, il ne peut, par cette beauté, rien atteindre de plus haut que le bien, et sa perfection est de rendre les hommes meilleurs.

C’est dire le jugement du maître sur les œuvres qui détournent l’homme de l’effort, lui présentent comme son unique devoir le souci de son propre bonheur, et comme le suprême de ce bonheur, la satisfaction des sens. Employer la matière à combattre et vaincre l’esprit lui semblait renier le magistère le plus essentiel et tarir la plus haute source du beau. Il ne voyait pas en cette tentative une liberté, mais une maladie de l’art. C’est à elle surtout qu’il opposa son enseignement sur l’histoire de l’art. Dès les premières leçons il montre le but : « L’art contemporain marque une grande indifférence pour l’élément supérieur, et un dédain complet de tout travail philosophique. On voudrait lui faire comprendre tout ce qu’il perd à un pareil renoncement. » Après avoir contemplé l’art dans les hauteurs de la pensée, il le contemple dans la suite des âges : sûr explorateur de la durée et de l’espace, expert à n’y pas confondre les accidents avec les lois, apte à réduire d’avance à leurs proportions d’avenir les faits démesurément grandis par la proximité, il cherche dans l’histoire la preuve que le matérialisme de l’art est contraire aux lois permanentes du beau et au génie de la France.

Si loin que porte le regard, si nombreuses qu’il interroge les civilisations, les premiers monuments de l’art, les temples, élèvent au-dessus de la vie terrestre la foi à l’impérissable. Avec les Dieux sont honorées les énergies conservatrices de la société humaine : le granit de l’Égypte, comme les briques d’Assyrie, comme les émaux de Suze racontent le pouvoir et ses droits, les guerriers et leurs victoires, la famille et ses fécondités. De l’Asie et de l’Afrique l’art passe à l’Europe et atteint à sa perfection sans changer d’idéal. En Grèce pourtant avaient grandi, par les raffinements d’une sensibilité subtile dans la douceur d’un climat complice, les corruptions de la volupté. Mais cette déesse de la vie cachée n’était pas la déesse de la vie publique. Phryné vivait, régnait, et sur Phidias lui-même, quand Phidias composait ses œuvres : mais Phidias élevait le Parthénon, et la statue qui de l’acropole veillait sur Athènes n’était pas Phryné, c’était Minerve. Quand, avec la Grèce soumise par Rome, l’art de la beauté semble prendre sa place dans l’art du gouvernement, s’unissent les corruptions de deux races. Mais la raison restée pure continue à honorer les forces qui retardent la chute des Empires. La foi ébranlée élève des temples plus solides qu’elle, les vertus en ruines continuent à dresser leurs statues intactes, et autour des colonnes impériales s’enroule toujours la spirale héroïque des légionnaires, des généraux, des pontifes, des magistrats, des alliés qui montent vers César, et de leurs efforts illustres ou obscurs soutiennent la puissance romaine.

Toutefois, il y a dans cette vertu antique une faiblesse et une contradiction. La vie future n’offrait aux ombres des justes qu’une ombre de récompense, n’était qu’un deuil immortel de la vie présente, n’apportait pas à l’homme des espérances égales aux sacrifices que la société demandait. Le paganisme soutenait sur une tige trop frêle la lourde fleur du renoncement.

Alors apparaît le christianisme. Il accroît la pesanteur des devoirs, mais, par ses promesses, donne plus à l’homme dans l’avenir qu’il n’exige dans le présent. Parmi les peuples qu’il transforme est une race dont on peut dire qu’elle a été créée par lui, et qu’il a grandi par elle. C’est dans cette race que naît un art ignoré de la Grèce et de Rome, où la matière laisse transparaître et glorifie l’esprit. Les « maîtres de l’œuvre » élèvent, avec les nefs gothiques, l’architecture de la prière. Les « imagiers » taillent les sveltes statues qui semblent échapper à la pesanteur terrestre et s’allonger vers le ciel. Les peintres, sur les surfaces nues des murs, font apparaître les patrons, les donateurs, les clercs, les nobles, le peuple, et, mêlant par leurs compositions l’Église triomphante, militante et souffrante rassemblent les trois avinées de cette puissance qui est la société universelle des âmes. Plus universel lui-même que l’art antique, cet art chrétien a des regards pour toute la nature et sait voir les plus humbles des animaux et des plantes, créations de Dieu. Il fait même dans son œuvre une place au mal, puisque le mal en a une dans la vie. Il l’enchaîne sous forme de monstres aux gargouilles et aux clochers ; il lui ouvre les nefs où les vices écrivent leur histoire dans les chapiteaux ajourés des colonnes, il fouille des images les plus libres le bois des stalles où siège le clergé, puisque la tentation approche les plus sages. Mais, si séducteur qu’apparaisse le mal, toujours quelque marque de son abaissement met hors de doute sa condamnation, et, si hardies que soient ses audaces, il a ses places fixées, toujours secondaires, et lui-même, inséparable d’un tout autre que lui et meilleur que lui, reste l’adversaire, le vaincu et le prisonnier de l’œuvre divine. La nouveauté de cet art était qu’il voyait, et surtout sur le visage humain devenu l’essentiel du corps, la beauté morale ; sa supériorité, selon les termes mêmes de Guillaume, « qu’au lieu de se borner comme chez les Grecs à figurer quelques types de formes corporelles conduites par un long travail à la perfection, il recherchait dans les choses matérielles le principe immatériel dont elles sont le simulacre » ; son danger « que l’art s’épuisât dans le mysticisme, que le naturel disparût dans le divin » .

La Renaissance est la rencontre de la beauté corporelle qu’avait célébrée l’antiquité et de la beauté immatérielle qu’avait sanctifiée le moyen âge. La rencontre est, selon les pays, un combat ou une alliance. En Italie, l’antiquité l’emporte, et dans l’éblouissement de sa résurrection pâlit la lampe mystique du Dante et de Giotto. L’obsession de l’antique est moins proche et la sève chrétienne plus forte dans la France qui se baigne à la source retrouvée mais ne s’y noie pas et garde son âme. Et pour cela, vainqueur de l’art italien qui s’abaisse vite dans la recherche d’une beauté toute matérielle, l’art français au XVIIe siècle règne sur le monde. Fidèle à son ancien idéal, il n’a de nouveau que la majesté dans la magnificence. Et de cette magnificence les principaux ouvriers ne sont ni les peintres, ni les sculpteurs, ni les architectes, pourtant admirables, mais les poètes et les prosateurs, c’est-à-dire ceux dans l’art desquels il y a le plus de pensée.

Le XVIIIe siècle perpétue notre empire sur le monde, et semble rompre avec nos traditions. Contre toutes, il a l’insolence du regard, mais il les continue plus encore qu’il ne les attaque. La jeunesse d’une audace gouvernée, même en ses emportements, par l’habitude de la mesure et de l’ordre, fait la grâce de ce temps et de ses œuvres. C’est une ardeur d’idéal qui vit dans sa manie d’indépendance et de sensibilité. C’est de l’intelligence surtout qu’il dépense dans ses polissonneries et l’esprit est encore le plus grand plaisir de son immoralité. On vit bien que notre race n’avait pas changé quand, au soir de la bucolique humanitaire, dans le soudain silence des flûtes, la trompette se fit entendre à la France envahie. Vingt années de batailles prouvèrent que la volupté n’avait pas affaibli le sang de nos pères, et le siècle émancipateur, pacifique et libertin, se termina par une revanche de l’autorité, des armes et de la foi. Depuis ont achevé de vieillir les nouveautés dont il était le plus vain. Les faits ont démenti ses prédictions, brisé comme un léger cristal les brillantes chimères de l’imagination raisonnante qu’il appelait la raison : ce qui sauve sa mémoire est le joli air de son scepticisme si prêt à l’enthousiasme, c’est-à-dire l’influence du passé.

Or, Guillaume ne retrouvait plus rien de cette influence dans les novateurs contemporains. Eux, instruits par la grande école de désillusion qu’a été le XIXe siècle, découragés des vastes systèmes où se prépare la félicité générale, défiants des idées autant que des dogmes, ne tiennent plus pour certains dans le monde que l’individu et la matière. Comme en un naufrage où tout ce qui était commun a sombré, les révolutionnaires de la société ou de l’art montrent à chacun des isolés qui surnagent à la surface du temps, près de disparaître en ses abîmes, la volupté, la richesse, le pouvoir comme des épaves à portée de la main, et sans s’inquiéter si une telle vie laisse vivante la société. Par cela seul, que jamais doctrines n’avaient autant abaissé l’idéal, Guillaume les savait coupables d’abaisser l’art, et il redoutait la responsabilité de cet art dans la décadence de notre temps. Si dans un siècle de curiosité universelle les enseignements de la plume, de la parole, du crayon et du pinceau accoutument l’homme à songer à lui seul, à tenir son plaisir pour sa loi suprême, n’eussent-ils légitimé que certaines faiblesses, ils travaillent pour toutes. Car toutes les lâchetés sont sœurs. Guillaume vécut assez pour entendre, dans le pays où se démodait le devoir, après les rébellions accomplies contre les devoirs trop lourds de la famille, la révolte tentée contre les devoirs trop lourds de la patrie. Contre les grandes puissances du sacrifice, la nation qui le commande, l’armée qui le prépare, la guerre qui le consomme, on a espéré mutiner dans chaque homme les égoïsmes de sa sécurité, de ses intérêts, de son repos, on a osé faire, en France, appel à la peur. Mais il vécut assez pour pressentir ce frémissement qui monte enfin des profondeurs nationales contre ces trahisons et présage d’autres délivrances. Il les avait vues commencer ; l’inconstance devenant justice, chasser de la faveur à l’oubli les destructeurs d’énergies ; les primeurs de corruption les plus disputées la veille s’offrir vainement aux marchés du lendemain ; et, sur les ruines des renommées scandaleuses et éphémères, une lente popularité élever les gloires durables. Tandis que les étoiles filantes de la célébrité croyaient avoir fixé le caprice de Paris, de Rome il les regardait passer et s’éteindre. La capitale de l’antiquité, où survit la beauté de la forme mortelle, la capitale du christianisme où se garde le dépôt des pensées immortelles, la patrie deux fois chère des deux cultes qu’il avait toujours unis environnait de leurs sérénités sa vieillesse. Là, il se préparait des continuateurs, les jeunes Français ses élèves, notre espérance. Et comme la plus efficace des leçons est l’exemple il le donna jusqu’à la fin. La mort s’approchait durant son dernier travail, elle attendit qu’il l’eût terminé. C’était un bas-relief : les Noces de Cana. Il acheva sa vie en écrivant sur le marbre une page de l’Évangile. Heureux, au soir de longs jours, qui peut contempler ses œuvres sans rougir d’aucune, a fait de sa gloire une éducatrice utile pour tous, et entre dans le repos, après avoir donné à sa foi la plus haute, le suprême effort de son art.