Réponse au discours de réception d'Hippolyte Langlois

Le 15 juin 1911

Émile FAGUET

Monsieur,

« Rem militarem et argute loqui, s’appliquer aux choses de guerre et à parler finement », telles étaient selon César les deux maîtresses passions des vieux Gaulois. Vous avez prouvé toute votre vie, vous venez de prouver encore que vous descendez d’eux en droite ligne et — c’est un honneur à n’en pas vouloir d’autres, non pas même celui d’académicien — il y a une ligne sur vous et pour vous dans les Commentaires de César. Cette science militaire et ce don de bien dire, vous les avez consacrés aujourd’hui à notre cher et regretté M. le marquis Costa de Beauregard, de la manière la plus agréable qui se puisse et la plus touchante. Vous l’avez fait revivre à la tète de son bataillon, marchant avec une ténacité que rien ne peut faire fléchir dans les boues et dans les neiges, inspirant à ses soldats un attachement, un dévouement, une sorte d’adoration ardente et héroïque ; sur le champ de bataille enfin, tombant blessé au premier rang et rougissant de son sang cette terre de France qui lui était chère et sacrée, et qu’il savait qu’il faut qu’on arrose pour la féconder. Vous nous l’avez montré entrant à l’Assemblée nationale de 1871 sur ses béquilles et quand l’occasion s’en présente, affirmant, proclamant l’indéfectible union de la Savoie à la France vaincue, précisément parce qu’elle est vaincue et que rien n’attache, rien n’achève de rendre frères comme les souvenirs des épreuves communes et des glorieux malheurs soufferts ensemble.

J’ai peu à ajouter à ce beau portrait d’un soldat fait par un soldat. J’ai connu M. Costa comme académicien, vous l’avez apprécié comme combattant. La gloire du plus grand homme de lettres pâlit auprès de celle de l’homme du champ de bataille et votre part dans la commémoration d’aujourd’hui était nécessairement la plus belle, de quoi soyez sûr que je ne songe pas à me plaindre. Le marquis Costa, avant la réunion du Duché de Savoie à la France, nous était en quelque sorte prédestiné. Il était Savoyard (car parlons comme nos pères et ne disons point, prétentieusement, Savoisien), il était Savoyard par ses ancêtres paternels, mais il était Français et de la meilleure race par ses ancêtres maternels, étant petit-fils du spirituel et brillant marquis de Vérac, par où il était apparenté aux Noailles, et il avait épousé une Française. Il nous appartenait d’avance. L’acte de 1860 n’a fait que régulariser sa situation et l’installer dans la place où déjà l’inclinaient les plus fortes tendances de son esprit, de son cœur et de son sang lui-même. Savoyard-français, il réunissait en lui les deux patriotismes si nécessaires tous les deux pour faire un bon et parfois un grand patriote, l’amour de la petite patrie et celui de la grande : l’amour de la grande patrie qui vous enflamme et vous transporte ; l’amour de la petite patrie qui, à une passion, ajoute un charme. Ainsi le comprenait-il bien et l’exprimait-il avec une grâce simple qui est bien de lui lorsqu’il disait à son entrée dans cette Compagnie : « Une signature manquait encore au bas de l’acte qui nous fit Français en 1860 ; cette signature, Messieurs, c’était la vôtre et je vous remercie au nom de la Savoie et au mien de nous l’avoir donnée. » Certes, l’Académie l’avait donnée de très bon cœur, avec élan et avec joie, au premier appel du bon patriote et de l’excellent écrivain, heureuse de l’accueillir, lui, avec cordialité, heureuse d’envoyer un salut à la vaillante province du Sud-Est ; heureuse aussi d’honorer par procuration tant d’illustres écrivains français nés en Savoie : saint François de Sales, Saint-Réal, Xavier de Maistre, Joseph de Maistre, qui appartiennent à la littérature française sans avoir appartenu à la France, et qui, pour ainsi dire, nous ont été dérobés.

Ce que j’admire le plus dans Schiller, disait Goethe, c’est le grand style de sa vie. La vie de M. Costa de Beauregard a été d’un très beau style. Il a commencé par être artiste, il a continué par être homme de guerre, il a poursuivi par être homme de lettres, il a fini par être homme de charité, sans jamais cesser d’être homme de lettres et artiste. Tout jeune, il sculptait et avec talent, et vous vous rappelez ses yeux ; j’eusse été bien étonné que ces yeux-là n’eussent pas été d’un sculpteur ou d’un peintre. Ils étaient avant tout ceux d’un homme bon, franc et loyal ; ils étaient de plus de ces yeux qui enveloppent la forme et qui captent la ligne. « Ne sommes-nous pas un peu poètes », disiez-vous tout à l’heure. Personne, Monsieur, n’est plus grand poète que le capitaine qui trace un plan de campagne, si ce n’est celui qui improvise un plan de bataille et je vous concéderai très bien que M. Costa de Beauregard, en pétrissant la glaise, se préparait au métier des armes. Je me bornerai à remarquer que par tous vos livres vous avez montré que cette préparation, quoique fort bonne, n’était ni, peut-être, nécessaire, ni, assurément, suffisante. Les événements voulurent que le marquis Costa fût guerrier, il le fut et comme vous avez su dire qu’il l’était, admirable conducteur d’hommes à la fatigue et au péril, parce qu’il avait en lui un prestige moral sans lequel tous les talents militaires seraient frappés d’une sorte de stérilité. Après ces jours d’épreuves et de gloire et quelques années passées dans une assemblée politique où il fit consciencieusement son devoir, mais où les combinaisons et contre-combinaisons lui paraissaient plus inintelligibles et plus pénibles même que les marches et contremarches de 1870, il se joua complaisamment à être homme de lettres et historien. Il parla à sa grande patrie des hommes de sa petite patrie. Il lui semblait, et il avait bien raison, que c’était une manière de faire entrer plus intimement sa petite patrie dans la grande et de serrer plus étroitement les liens qui unissaient à la France la vieille Savoie, avec, comme il disait, « toutes ses gloires et toutes ses légendes ». Il était sculpteur encore : sur le socle de la statue de la France, il modelait le bas-relief de la Savoie. Qu’ils viennent, tous ceux qui aiment leur petit pays, leur province avec ses mœurs particulières et son histoire et qui sont capables d’en bien parler et qu’ils nous la montrent, qu’ils nous la racontent, qu’ils la dramatisent, qu’ils l’embellissent même un peu ; qu’ils la fassent vivre à nos yeux, je veux dire qu’ils nous la présentent aussi vivante qu’elle l’est toujours ; qu’ils nous la fassent aimer et qu’ils nous fassent aimer d’elle ; qu’ils resserrent le faisceau, qu’ils nouent la gerbe, qu’ils nous fassent connaître et aimer toute la vieille maison. Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père ; mais pour que ces différentes demeures forment bien une maison unique, il faut que chaque habitant les connaisse toutes, apprenne à les aimer toutes tant qu’elles sont ; et, comme a dit Lamartine de sa maison paternelle, à lui, et ce que nous pourrons dire de notre vaste maison commune,

 

La maison vibrera comme un grand cœur de pierre

De tous ces cœurs ardents qui battront sous son toit.

 

M. Costa de Beauregard s’acquittait à merveille de cette tâche patriotique qu’il s’était donnée. C’était un historien exact, scrupuleux, diligent collectionneur de petits faits significatifs, ayant le sens très précis des caractères et des mœurs, dessinant et colorant le portrait de main de maître, le tout dans une manière vive, preste, hardie, un peu brusque et qui sentait son gentilhomme fermier et son montagnard. Rien de moins apprêté, de moins surveillé, de moins concerté. On sentait qu’une fois très fourni et très armé de documents, à partir du moment où il avait pris la plume de rédacteur, il avait écrit de verve et d’entrain, comme il parlait, comme s’il eût parlé : nulle histoire, peut-être, où il y ait plus de préparation et moins d’apprêt. Après avoir appris l’histoire avec beaucoup de patience, il la causait avec abandon. Ce sont deux façons, à la condition d’être unies, de donner confiance. Par suite même de cet abandon, il ne s’interdisait pas de laisser son âme affleurer, pour ainsi parler, le récit, son âme faite de bonté parfois un peu mélancolique et de raillerie fine et légère et qui ne laissait pas d’avoir avec celles de ses deux compatriotes, les de Maistre, plus d’un rapport. Il lui arrivait, par exemple, d’écrire, avec profondeur vraiment et en poète élégiaque qui aurait beaucoup de philosophie intuitive : « Les âmes, non seulement s’unissent par la parité des souffrances passées et présentes, mais encore par la parité des douleurs à venir. Si parfois nous éprouvons d’inexplicables sympathies pour certains morts, c’est que sans doute nous avons à souffrir ce qu’ils ont eux-mêmes souffert... » Et en effet si les morts nous parlent, c’est qu’ils nous répondent ; c’est qu’ils répondent à quelque chose en nous qui leur ressemble, par quoi ils ont souffert, par quoi, si nous n’en avons pas souffert encore, il est probable que nous souffrirons et c’est ainsi que sentiment est pressentiment. O morts, que d’histoires vous nous racontez qui ne sont pas les nôtres, mais qui déjà s’acheminent à l’être, que nous sentons qui nous menacent, parce qu’elles vous ont atteints et que nous prévoyons rétrospectivement. Le passé se transforme en avenir par le présent, ce Janus d’une heure qui voit dans l’avenir en regardant dans le passé et qui du passé sombre tire une lumière qu’il projette dans l’avenir plus sombre encore.

Il arrivait aussi à M. de Beauregard de jeter en courant un trait d’ironie qui ne ferait pas mauvaise figure dans le recueil du plus cruel des moralistes et qu’il suffirait de détacher et de laisser isolé pour que, de gai et piquant qu’il est, il devînt d’une profonde amertume. Aussi je ne détache pas celui-ci, je le laisse dans son texte. Il est possible que votre malice le saisisse au passage et le pêche au fil de l’eau : « On a pu voir que le négociateur n’avait pas perdu la confiance de son maître, puisqu’en s’en allant le Roi l’avait recommandé à son fils comme un autre lui-même. Mais la reconnaissance n’a jamais été qu’une vertu de bienfaiteur. Entre le souverain impérieux qui abdiquait et le prince très faible qui montait sur le trône l’ambition d’Orméa ne pouvait hésiter... » —Ailleurs, l’ironie se glisse si doucement et d’une allure si candide qu’on hésiterait vraiment à lui donner son nom et qu’on aurait presque scrupule à en rendre l’auteur responsable. Il semble qu’elle ne soit que dans les faits et que le narrateur n’y soit pour rien. Pourquoi voudriez-vous qu’il y fût ? Il raconte, tout simplement, bien simplement : « Ferrero, beau compagnon, très découplé de corps et d’esprit, de beaucoup de manège, de très peu de scrupule, d’une hardiesse à l’épreuve de tous les démentis, en somme très intimement mauvais, avait du premier coup plu au Roi. Il arrivait d’ailleurs à son heure ; Victor-Amédée avait précisément besoin pour mener à bien certain concordat... » Voilà la manière de M. Costa, légère et courante, qui ne pèse point, qui n’y touche pas et qui laisse croire aux lecteurs que c’est eux qui ont de l’esprit. À ce compte-là on a beaucoup de lecteurs et qui ont de la reconnaissance, la reconnaissance envers soi-même étant une partie de la gratitude envers autrui, si l’on en croit les définitions psychologiques de M. Costa.

À l’Académie M. de Beauregard fut le plus gracieux, le plus aimable, le plus cordial des confrères. Je ne lui ai connu qu’un défaut, que du reste je ne lui ai, en vérité, point pardonné. Quand je fus élu, je lui dis : « Une des choses qui me font plaisir dans cela, monsieur de Beauregard, c’est que je vous verrai plus souvent. — Certes, me répondit-il, j’espère bien que vous serez assidu. » Eh bien, c’est lui qui ne l’était pas et voilà ce que, quelques excuses qu’il eût, nous avions difficulté à lui pardonner. Il ne venait pas assez souvent à notre gré, d’autant que, si fréquemment qu’il fût venu, nous l’aurions toujours trouvé trop rare. Mais quand il venait, quelle bonne humeur, quel entrain, quelle verve joyeuse, quelle bonne camaraderie, que de bons mots qui n’étaient pas méchants et qui étaient bons cependant, chose assez rare. Sa vue seule nous réjouissait déjà. Grand, robuste, taillé en force et aussi en élégance, la poitrine large, les épaules bien tombantes, l’œil vif sous la broussaille joyeuse des sourcils, la moustache joviale et impétueuse, les pommettes gaies, il avait toujours l’air d’un bon gentilhomme du temps de Louis le quatorzième, qui descend de cheval après une vive chasse à courre. Combien il avait d’amis dans la Compagnie ? Il en avait trente-neuf les années où, comme aujourd’hui, elle était au complet : « Vous avez tort, lui disais-je, il faut se faire quelques ennemis pour ne pas s’ennuyer dans sa vieillesse. —Oh ! me répondait-il, avec son large rire, on en a toujours un dans la vieillesse ; c’est elle-même. Elle me suffit. » Parmi ses amis, il en avait qu’il s’honorait d’aimer et dont l’amitié l’honorait singulièrement. Je ne citerai que le grand écrivain dont la disparition prématurée et subite et toute récente est un deuil immense pour les lettres françaises et pour cette Compagnie, M. le vicomte de Vogüé. Ces deux combattants de 1870 étaient unis d’une affection profonde et comme fraternelle. Vous n’ignorez point que c’est à M. de Beauregard que nous devons Jean d’Agrève. Nous le devons surtout à M. de Vogüé ; mais nous le devons aussi à M. de Beauregard. M. de Beauregard installa M. de Vogüé dans Port-Cros, une des îles d’Hyères, qui lui appartenait ; il l’y parqua, pour ainsi dire, parmi les eucalyptus, les aloès et les agaves, en vue de la grande bleue qui est le plus souvent exquise de douceur souriante, mais qui a quelquefois de très cruels caprices ; et c’est là que M. de Vogüé écrivit Jean d’Agrève, ce poème en prose exquis, vers lequel ont été tant de sourires et de larmes et qui sera toujours loué par les bouches les plus savantes, et par les plus dédaigneuses même — et par les plus belles. Oh ! qu’il est heureux pour les lettres que M. Costa de Beauregard ait possédé Port-Cros !

M. de Beauregard fut admirable à vieillir. Il posséda l’art de vieillir comme personne, peut-être, ne l’a jamais eu. D’abord, à la vérité, et c’est en cela le meilleur moyen, il ne vieillit pas, ou à peine, seulement ce qu’il en faut pour les convenances. Toujours ferme, toujours robuste et droit, il paraissait jusqu’aux derniers jours parfaitement en disposition d’aller commander son bataillon. Mais, de plus, il avait pris toutes ses dispositions contre l’ennemi. M. le marquis de Lassay a dit, très joliment : « Quand on commence à ne plus rêver ou à rêver moins, c’est qu’on est près de s’endormir pour toujours. » Peut-être bien ; mais, ce que je crois plus sûr, M. le marquis de Beauregard ne rêvait jamais. Homme d’action dès sa jeunesse, par la plume très souvent, par la parole quelquefois, par la charité toujours, il fut homme d’action jusqu’à la fin. C’est le meilleur des rêves, à savoir un rêve que nous faisons tel que nous le voulons, que nous continuons à notre gré et qui se réalise.

Sainte-Beuve a dit, de son côté, très ingénieusement aussi : « Les âges successifs par où l’on passe sont comme des amis dont les premiers tombent en chemin... mais les âges derniers venus sont seulement de ces amis que l’on rencontre tard et avec qui on ne lie jamais une si étroite tendresse. » M. de Beauregard fut doux envers la vieillesse comme il l’était envers tout le monde, ce qui est aussi difficile, peut-être plus, que de l’être envers la mort. Il lui fit bonne mine d’hôte, bon sourire d’homme qui se serait passé du visiteur, mais qui s’en accommode, parce qu’il l’attendait et qui n’est pas comme désorienté et stupéfait de le voir venir ; il la reçut presque comme s’il l’installait dans Port-Cros. Il l’amusa, il la promena, il lui offrit des divertissements, il fit des études avec elle. La vieillesse est très sensible à la courtoisie ; elle ne vous importune réellement que quand on la reçoit mal : c’est donc encore le moins désagréable de tous les fâcheux.

M. de Beauregard, atteint par l’âge..., effleuré par l’âge, multiplia ses œuvres de charité, de générosité, de bienfaisance, de dévouement. Plus que jamais il se donna à tous, sans compter, d’aucune façon, beau dépensier et de son temps et de ce que les Anglais donnent comme synonyme à ce mot.

Et d’autre part, non seulement il continuait d’écrire, mais il revenait avec complaisance à l’art de sa première jeunesse ; il sculptait, très joliment, disant avec bonhomie : « Que voulez-vous ? Il faut bien que je fasse quelque chose de mes mains. » Et il écrivait mieux que jamais. Il aimait désormais les souvenirs, les anecdotes piquantes ou touchantes vivement contées, les petits faits de la grande histoire ou de la sienne sertis avec délicatesse et avec grâce. J’espère bien qu’on réunira, sous quelque titre comme Souvenirs et sensations les articles qu’il a donnés au Gaulois dans ses cinq ou six dernières années. Beaucoup sont exquis ; quelques-uns sont épiques-, tous sont d’une singulière saveur. On y trouve, encore une fois, le patriote, le chrétien curieux des belles légendes religieuses, et le montagnard et le marin de Port-Cros ; et dans un style agile, courant, alerte et pittoresque. Ce sont des pages excellentes. M. Costa de Beauregard, comme tous ceux qui, jeunes, ont vu la mort de très près, connaissait la vie. Il savait que la vie est un enfant, un peu inquiet, un peu indocile, un peu criard quelquefois, qui veut qu’on l’occupe, qu’on l’amuse, qu’on le divertisse, qu’on lui conte des histoires, qu’on lui chante des chansons et qu’on le berce, jusqu’à ce qu’on l’endorme. C’est ce qu’il a fait avec indulgence et avec bonne humeur sans se plaindre jamais que le jeu fût fatigant, sans même se plaindre qu’il fût trop long. Après une courte maladie, il avait reparu parmi nous, point changé, toujours en forme et en insouciante gaité. Un jour... il en fut de lui exactement comme de notre confrère et cher ami Émile Gebhart. Il avait publié la veille un article dans le Gaulois ; le soir il n’était plus. Il avait souvent dit qu’il voudrait mourir frappé par une balle. Son vœu fut comme exaucé ; il mourut en une heure. La décadence, comme il le méritait si bien, lui avait été épargnée. Six semaines auparavant il avait répondu à un ami qui lui souhaitait une bonne année : « Je vous remercie des vœux que vous me faites pour l’année qui commence ; pour moi je n’en puis attendre que le repos éternel. » C’était un très grand cœur et un très bel esprit ; il a honoré la famille illustre dont il était et la France militaire et la France littéraire, par une vie qui pourrait exactement être intitulée, comme un roman immortel, la Guerre et la Paix.

Il n’aurait pas voulu, Monsieur, d’autre successeur dans cette Compagnie que vous-même. Vous êtes l’homme comme il désirait qu’il y en eût beaucoup au service de la France et à sa gloire. Vous êtes un soldat, qui n’a jamais songé qu’à faire de bons soldats et à leur mettre de bons outils dans la main. Vous étiez certainement l’homme de son cœur. L’Académie, Monsieur, a accueilli chez elle depuis 1635 un très grand nombre d’officiers des armées françaises ; mais, qu’on le remarque, elle a accueilli les uns pour leur seule gloire militaire, les autres pour leur gloire toute littéraire et je ne dirai pas, quoique officiers, Dieu m’en garde, mais pour des considérations complètement étrangères à cette qualité et à ce titre. Elle a admis ou appelé le maréchal de Villars, le maréchal d’Estrées, le duc de Richelieu, le duc de Belle-Isle, que d’autres, et avec raison ; mais seulement comme hommes de guerre et sans leur demander bulletin de bagage littéraire. Cela même donna quelquefois le vol aux épigrammes et l’on sait, par exemple, que M. le duc de Nivernais, recevant l’abbé Trublet en remplacement de M. le duc de Belle-Isle, ne s’interdit point de dire, en toute ingénuité peut-être, tout au moins avec toutes les apparences du respect : « M. le maréchal de Belle-Isle n’ignorait rien de ce qu’il avait dû apprendre ; mais il n’avait rien appris de ce qu’il pouvait ignorer. » En sens inverse quand l’académie appelait dans sa maison le duc de Nivernais lui-même, ou M. de Lamartine ou M. de Vigny, elle les connaissait, sans doute comme avant servi et elle ne laissait pas de le leur dire ; mais enfin, à je crois, c’était plutôt comme littérateurs, qu’elle les nommait. Vous, Monsieur, c’est comme écrivain que vous avez été nommé, mais c’est comme écrivain militaire, de telle sorte que vos deux qualités d’officier et d’écrivain sont indissolublement unies et confondues et qu’il était impossible à l’Académie de nommer l’écrivain sans nommer du même coup l’officier. Vous avez beaucoup écrit, mais exclusivement sur des choses militaires. Vos écrits ne sont que la suite, l’effet et l’expression de vos observations du champ de bataille et du champ de manœuvres et de vos paroles de professeur de tactique. Il n’y a en vous aucune duplexité ; vous avez toujours été un seul et même homme dans l’acte, dans la parole et dans l’écrit, et cet homme, depuis longtemps, nous plaisait singulièrement. Je ne vois guère que le duc d’Aumale, parmi nos anciens confrères, à qui, à cet égard, vous soyez très analogue et ce souvenir n’était pas pour nous détourner de vous et il n’est point sans doute pour vous être désagréable. Votre carrière d’officier et d’écrivain, puisque vous n’avez pas fait à deux, est une des plus brillantes et, ce qui est mieux, une des plus utiles que l’on ait jamais connues. Ancien élève de l’École Polytechnique, 1870 vous trouve attaché à la place de Metz, — vous savez cela ; mais il est d’usage ici de dire ces choses au récipiendaire, parce qu’il n’est pas le seul à les écouter, — vous suivez les sanglants combats qui se livrent autour de cette ville et de ce terrible enseignement vous tirez leçon et vous vous jurez, je le gagerais, d’employer toute votre vie à approfondir ce que vous avez appris, à vous faire une complète doctrine militaire et à enseigner aux jeunes officiers tous les moyens de réparer les fautes commises et tous les moyens de mettre de leur côté toutes les chances possibles de succès. Nommé, en 1885, professeur de tactique d’artillerie à l’École de guerre, plus tard commandant de cette école, vous vous révélez, non seulement comme professeur très expérimenté et très distingué, mais comme innovateur, inventeur et créateur en ce qui concerne l’artillerie en liaison avec les autres armes dans les guerres modernes. Vous êtes inventeur encore dans la création de l’artillerie à tir rapide, ce progrès décisif de nos armes, dans la création des champs de tir improvisés ; vous. étudiez sur place chez quelques-uns de nos voisins l’organisation des armées nouvelles, et voilà que peu à peu, rien, absolument rien, au dire de vos compagnons d’armes, ne vous est étranger de tout l’art militaire moderne sur toute la planète et que vous portez sur toutes ses parties, quelles qu’elles soient, un regard sûr, expérimenté et divinateur, une pensée ferme, froide et féconde en inventions justes et en corrections utiles. Général de brigade en 1894, divisionnaire en 1898, chef de corps d’armée en 1901, membre du Conseil supérieur de guerre en 1903, vous occupez tous les postes les plus élevés de l’armée, entouré de l’estime universelle et avec une exceptionnelle autorité. Depuis que vous ne commandez plus, vous continuez sans vous lasser, avec une expérience de vétéran et une ardeur de jeune capitaine, votre cher métier de professeur de guerre. Il n’est pas une guerre contemporaine, guerre turco-russe, guerre des Boers, guerre de Mandchourie, que vous n’ayez suivie pas à pas, que vous n’ayez étudiée dans tout son détail, que vous n’avez analysée dans toutes ses parties et dont vous n’avez fait une leçon, je veux dire cent leçons, pour les commandants futurs et pour les chefs secondaires et même pour le soldat. Vous êtes l’historien militaire de l’histoire universelle de ces quarante dernières années et vous êtes certainement le professeur de combats chez qui viendront s’instruire les hommes de guerre d’ici à quarante années. Un siècle donc vous appartient ; ce n’est pas donné au premier venu. C’est que vous avez la passion des choses de votre art et que vous êtes un travailleur infatigable et que vous savez travailler. J’ai lu tous vos livres ; pour ce qui serait de les juger, il faudrait, pour que je m’y aventurasse, que j’eusse le culte de l’incompétence ; je ne puis pas être l’appréciateur de la partie technique de vos ouvrages ; et précisément il n’y a dans vos ouvrages que des parties techniques ; vous êtes contempteur non seulement de toute rhétorique, mais de toute considération qui dépasse, même d’un peu, votre sujet ; vous êtes resté étranger, chose rare chez un écrivain, à tout ce qui vous est étranger ; c’est une très belle qualité ; mais, dès lors, que je sois incompétent à vous juger est précisément à votre éloge et c’est vous louer singulièrement qu’avouer que je suis incapable de le faire. Mais, du moins, ce que je puis très bien saisir dans vos écrits, ce que j’y saisis, en effet, c’est une excellente, une admirable clarté, qui met les choses sous les yeux de telle sorte qu’il semble que vous fussiez sur le champ d’opération et qu’il nous semble que nous y fussions nous-même. Je vous assure, Monsieur, qu’il y a eu des moments où je ne doutais point que je n’eusse vu de mes veux les fusils sans bayonnette des Boers et que je n’eusse assisté au siège de Plewna.

Même clarté, même atmosphère lumineuse dans la discussion que dans l’exposition des faits. Ne craignez pas, Monsieur, que je ne vous donne pas toujours raison ; il ne faut jamais dire à personne : « Vous êtes trop clair pour avoir tort ; » car on peut se tromper lumineusement ; mais enfin que l’on expose avec clarté, c’est une grande présomption que l’on y voit clair ; et je vous dirai Monsieur, pour ne pas décréditer les idées claires, je fais acte de foi que vos idées sont justes et ce serait un malheur pour la clarté française qu’il y en eût une seule qui fût prouvée fausse.

Ce que je saisis encore dans vos ouvrages aussi passionnants qu’ils sont peu passionnés, c’est que vous n’avez pas abandonné cette idée que la force morale de l’individu, du soldat, est encore la vertu essentielle du champ de bataille et le gage le plus assuré du succès, malgré les perfectionnements de l’outillage, peut-être à cause de ce perfectionnement ; qu’à mesure que la guerre moderne demande au soldat plus de longue endurance, de patience, d’obstination dans le dessein, c’est la force morale qui, sans pouvoir se passer de toutes les autres, a en elle le succès définitif des grandes luttes. Que cette idée soit sans cesse affirmée avec persistance, avec ténacité, par un fabricateur et perfectionneur d’engins comme vous l’êtes, c’est bien le signe qu’il y faut croire ; et nous avons désormais des raisons décisives de n’en pas douter et de l’affirmer avec énergie à notre tour. La reine des batailles, c’est encore, ce sera sans doute toujours, l’énergie morale individuelle.

Mais cette énergie doit être conduite, guidée, soutenue par l’âme des chefs, et cette âme, Monsieur, comme vous la voulez grande, forte, pure infiniment, dans le sens précis du mot, éloignée de tout intérêt personnel, je dirai presque de tout intérêt humain, puisqu’il y a quelque chose comme de divin dans l’autre intérêt qui doit être seul à l’animer et à la remplir ! Le beau portrait, Monsieur, je ne dirai pas que vous tracez, car vous ne tracez pas de portraits, mais le beau portrait de l’officier français qui se dégage, se démêle, s’échappe vivant de quelques-unes de vos pages ! « Justice et camaraderie, voilà ce qui doit régner dans tout le corps des officiers français », avait dit, en prenant le pouvoir, un ministre de la Guerre, mort maintenant, d’une mort tragique, et dont la France salue respectueusement le souvenir. Justice et camaraderie, vous reprenez ces deux mots, vous y applaudissez de tout votre cœur, et j’applaudis à mon tour et aux mots eux-mêmes et à votre commentaire. Oui, celui-là doit être traité selon la justice seule, qui doit combattre pour le droit. Il ne doit et il ne veut compter que sur son mérite, jugé par ses chefs hiérarchiques, pour obtenir la récompense, et c’est-à-dire l’accession à de plus grands et à de plus lourds devoirs ; et c’est la conviction que, seule, la justice l’attend dans sa rude carrière qui lui fait le cœur allègre et l’âme sereine.

Et, oui, encore c’est la forte et sainte camaraderie militaire qui fait la puissante cohésion du corps des officiers et son autorité et son mystérieux prestige sur les hommes, mais, comme vous le dites très bien, cette camaraderie, cette fraternité « ne sauraient avoir d’autre base que l’estime », que la confiance dans l’absolue droiture de tous, que ce sentiment que tout le corps des officiers bat d’un seul cœur et n’a qu’une conscience. À ces conditions, qui sont nécessaires, l’officier, ce professeur d’énergie, l’officier, ce professeur de désintéressement et d’abnégation, l’officier, ce professeur, par conséquent, des plus hautes vertus morales, l’officier qui détient, qui conserve et qui transmet ce que l’humanité a puisé dans son cœur et dans ses entrailles de plus sain, de plus puissant et de plus fécond en résurrections ; l’officier marche d’un pas sûr et allègre, marche tout droit, sur la route toujours montante, mais sur la route large et sonore de l’honneur.

Le mot vous est échappé, à vous l’homme scientifique, il doit être un peu un poète. Pour qui sait bien comprendre et ici l’on comprend assez bien, rien de plus juste. L’officier doit être homme de science, comme vous l’êtes, Monsieur ; mais il doit être soutenu dans l’étude attentive et âpre de toutes les précisions par ce qu’il y a de plus poétique dans l’homme, par, non pas seulement la notion froide, mais la vision chaude et enflammée du devoir. Marc-Aurèle me parait être un des plus grands poètes de l’antiquité ; et c’est sous sa tente de général, aux bords du Danube, luttant contre les Barbares, qu’il a écrit ces beaux mémoires d’une âme qui ont été depuis lui une des consolations et un des réconforts de l’humanité. En ces mêmes lieux, ou à peu près, dix-neuf siècles plus tard, notre Vauvenargues méditait, lui aussi, en combattant et, si, forcé par la maladie de revenir à la vie civile, son accent se distinguait si fort de ceux des autres hommes de lettres, si son espérance invincible, si sa foi dans les ressources de la nature humaine, si son optimisme généreux faisait passer un courant d’air salubre et vivifiant dans le monde littéraire de son époque, n’en doutons guère, n’en doutons point, tout cela datait de la retraite de Prague.

Vous aussi, Monsieur, quoique sévère quelquefois pour certaines mœurs, vous êtes optimiste profondément et sauriez espérer contre toute espérance et cela s’envole de vous quelquefois, au milieu de vos rigoureuses études techniques, comme une fusée de ralliement. Vous nous direz : « On nous parle de la difficulté des réformes. L’impuissance à mener à bien, en France, les réformes utiles est toute moderne. Nous avons su, l’histoire le prouve, nous dégager de la routine toutes les fois que nous avons trouvé l’homme nécessaire, c’est-à-dire une volonté opiniâtre sachant briser les inerties et enflammer les bonnes volontés. Débarrassons-nous des sceptiques et nous aurons bientôt reconquis nos facultés créatrices. » — Vous nous direz encore et avec quel accent, avec quel mouvement : « Considérant ce qui se passe sous nos yeux et ce que nous voyons de trop près pour en pouvoir bien juger, penserions-nous, comme aucuns le prétendent, que l’énergie française est morte ; penserions-nous que la France, amoindrie par une guerre malheureuse, déchirée de ses propres mains, s’épuise ou va tomber mortellement blessée ? La France n’était-elle pas autrement malade le jour où la vierge de Domrémy se présentait à Chinon ? Un élan de foi religieuse la sauva brusquement. À la fin du XVIIIe siècle la France paraissait mourante aussi et déjà les nations rivales en convoitaient les lambeaux ; la foi dans l’idée républicaine symbolisée par les trois mots sublimes, liberté, égalité, fraternité, la releva et prépara les gloires qui suivirent. En ce moment, il est vrai, il n’est plus guère question de liberté, ni de fraternité, et si l’on parle d’égalité, c’est surtout en vue de détruire les principes d’autorité et de discipline ; mais, croyons-le bien, l’évolution d’un peuple est toujours lente et ce n’est pas un siècle après Austerlitz, qu’une nation s’affaisse sans pouvoir se relever. Pour nous qui avons vécu avec l’enfant du peuple devenu soldat, nous affirmons que nos énergies ne sont pas éteintes... Survienne un danger national et nous retrouverons ce bon peuple de France ce qu’il fut autrefois, malgré les efforts d’une minorité plus bruyante que forte. Haut les cœurs ! Luttons avec acharnement, avec rage, luttons de toutes nos forces, de toute notre âme contre les défaillances présentes qui ne sont que momentanées. Luttons ; car celui qui désespère et renonce à la lutte par indifférence, par faiblesse ou par peur, ne mérite aucune pitié. Il doit disparaître ; c’est la loi de nature. Nous ne voulons pas disparaître et nous ne disparaîtrons pas, si nous conservons pieusement la foi en nous-mêmes, la foi dans notre rôle social de nation d’avant-garde dans la marche vers le progrès humain... Ayons la foi, cette force à laquelle rien ne résiste, sans laquelle tout est faiblesse. »

Monsieur, ici même, un peu après 1871, M. Guizot, je ne sais plus dans quelle circonstance, et il n’importe, M. Guizot disait et j’entends encore sa voix : « La France est la patrie de l’espérance. » À ce compte, vous êtes bien Français et vous habitez bien votre patrie, et vous lui parlez bien le langage qu’elle aime à écouter, qu’elle est digne d’entendre et qu’elle inspire. Elles sont rares dans vos ouvrages, les pages telles que celle que je viens d’avoir la joie de lire ; on sent que vous vous les interdisez ; tous les grands sentiments ont leur pudeur ; mais un jour la froide plume du tacticien tremble et frémit dans vos doigts ; elle s’étonne ; ce n’est plus la science, l’observation, l’analyse, la comparaison, la déduction qui la conduisent, c’est le cœur même, s’appuyant du reste sur les graves enseignements de l’histoire, qui la mène et qui l’entraîne, qui la presse et la fait courir, et elle écrit ce que vous venez de nous faire entendre.

Nous vous en remercions ; n’oublions jamais que l’espérance est une vertu : non pas cette espérance molle et rêveuse qui est un des demi-sommeils de l’âme ; mais l’espérance qui, comme vous venez très bien de nous le faire sentir, est une des formes de la foi et par conséquent une forme de la volonté.

Avec ces vertus, Monsieur, et ces talents, venez à nous ; entrez dans cette maison que vous honorerez. Nous ne vous y serons utiles en rien et vous nous y serez très utile et c’est pour cela que vous vous y trouverez très bien ; car j’ai entendu dire que vous aimez mieux rendre des services que d’en recevoir. Nous n’aurons rien à vous apprendre en tactique ni en stratégie, ni même en art d’écrire. Vous nous rendrez de très grands bons offices quand il s’agira d’apprécier un historien qui sera de ceux qui n’ont pas tout à fait renoncé, quand ils rencontrent une campagne militaire sur leur chemin, à la raconter. Vous nous donnerez des lumières que nous chercherions consciencieusement en nous-mêmes, mais que nous n’y trouverions pas, quand il s’agira de définir en notre vénérable Dictionnaire un terme de science militaire ; car ces termes changent souvent et c’est une évolution que nous ne pouvons suivre avec toute l’agilité désirable. Vous nous serez utile surtout en nous communiquant quelque chose, — quelque chose, nous n’en demandons pas plus, — de votre verdeur, de votre élan, que je défie bien les années d’amoindrir, de votre belle confiance en l’avenir, de vos beaux espoirs en la grandeur et, le rayonnement de notre patrie.

Ces sentiments vous étaient communs avec M. Costa de Beauregard. Il avait la foi et l’espérance tout autant, et ce n’est pas dire peu, que la charité. Il respirait la France comme vous la respirez. Ici, Monsieur, vous vous trouverez très bien avec nous, mieux encore avec son souvenir. Il nous arrivera souvent de songer à lui en vous parlant et en vous écoutant. La transmission des pouvoirs se fait aujourd’hui ; la transmission des traditions était faite de vous à lui depuis très longtemps. Monsieur le général Langlois, par moi, très indigne intermédiaire de circonstance, M. le commandant Marquis de Beauregard vous fait le salut de l’épée.