Réponse au discours de réception de René Doumic

Le 7 avril 1910

Émile FAGUET

Réception de M. René Doumic

 

Monsieur,

M. l’abbé Tallemant, qui fut des nôtres comme personne ne l’ignore, était excellent aux discours académiques. Cela fit dire à M. de Boze, quand, à son tour, il fit l’éloge de M. Tallemant : « La manière ingénieuse dont il décrivait nos pertes a fait quelquefois souhaiter qu’elles fussent plus fréquentes. » M. de Boze se sentait désintéressé dans la question. Je ne le suis pas. Je ne vous ferai pas le même compliment. Je vous dirai seulement que vous nous avez parlé de M. Boissier comme il eût désiré qu’on parlât de lui, avec une simplicité attique, une gravité romaine et le cœur d’un bon Français.

Vous l’avez bien connu et vous l’avez bien aimé. Il était facile de l’aimer quand on le connaissait et, aussi, il était très facile de le connaître. « Que voulez-vous que je fasse de cet homme-là, disait un moraliste raffiné, ou qui croyait l’être ; il n’a pas de dessous. » M. Boissier n’avait pas de dessous. Il était extérieurement ce qu’il était au plus profond de lui-même. Il pouvait être accusé par l’observateur inattentif de n’avoir pas de vie intérieure, parce qu’il n’avait pas de vie secrète. Il n’est jamais rentré en lui-même, parce qu’il n’a jamais senti le besoin d’avoir une retraite intime où il pût avoir le plaisir de se réfugier et d’où il pût avoir le plaisir de sortir. Il a vécu l’âme ouverte et sa physionomie était bien en cela l’image de son âme. La pensée, la parole et le geste n’étaient pas pour lui trois choses ; ils étaient éminemment consubstantiels. Cette trinité indissoluble, chez un homme, est recommandable.

Il était donc très facile à connaître, ce qui ne diminue en rien votre talent de le bien peindre. Vous l’avez peint au naturel : avec sa méthode énergique et son exposition facile, son travail puissant et sa production aisée, sa méditation vigoureuse et sa parole spontanée, qui faisait qu’il avait l’air d’improviser ses méditations. Vous l’avez peint comme merveilleux professeur, ayant tellement le don de la vie et donnant tellement la sensation du vivant, que l’on s’intéressait toujours, non seulement à ce qu’il disait, mais à ce qu’il allait dire et que chaque mot de lui promettait un plaisir intellectuel pour l’instant d’après et tenait la promesse de plaisir intellectuel qu’avait faite le mot précédent.

Vous l’avez peint comme écrivain, d’autant plus sûrement, Monsieur, que ses qualités sont les vôtres et que cette limpidité animée, cette clarté d’eau courante, cette parfaite propriété du terme dans un tour aisé qui semble s’être trouvé lui-même, sont tellement choses à lui et choses à vous que certainement il vous les a apprises ; mais qu’il les aurait apprises de vous si les destins ne lui avaient fait la faveur de naître avant vous pour avoir le plaisir de vous les apprendre.

C’est qu’aussi, comme vous encore, il aimait de toute son âme la bonne langue française. Quelqu’un qui devrait nous appartenir, M. Frédéric Mistral, disait à quelqu’un qui aurait dû être des nôtres, Théophile Gautier : « Vous êtes certainement un très grand poète ; quel dommage que vous parliez un dialecte que personne n’entend, que personne ne parle, sauf une centaine d’excentriques !

— Quel dialecte ? demanda Gautier.

— Mais... le français. »

M. Boissier faisait partie de cette centaine d’excentriques ; je crois même qu’il était tout à la tête de ce groupe original. Ce fut assurément sa seule excentricité ; puisqu’il faut, à ce qu’on assure, que chacun en ait une, le tout est de bien placer la sienne.

Je crois que c’est cette faiblesse qui fit qu’il en eut une autre, la passion des études latines. Il imaginait que s’il écrivait si bien en français, cela pouvait tenir à ce qu’il était bon latiniste, et, chez lui, c’était la langue française qui avait une piété filiale pour la latinité. Il croyait que penser en latin menait tout droit à une phrase qui était la plus française du monde et que c’était toute la méthode de nos auteurs du XVIIe siècle, ou tout leur secret inconscient. Il est fort possible, quoique de dire que c’est vrai serait me donner sournoisement pour beaucoup meilleur latiniste et aussi pour beaucoup meilleur écrivain français que je ne suis ; ce pourquoi je me récuse.

Toujours est-il qu’il s’appliqua aux choses latines de très bonne heure, du temps, Monsieur, qu’il jouait du piano ; car il jouait du piano, c’est constant ; mais il ne faisait pas seulement cela ; et il s’intéressait à la comédie humaine, comme vous l’avez dit, mais il s’intéressait aussi à la tragédie latine et ce fut la première de ces promenades archéologiques. L’homme né dans la ville des ruines romaines fut toujours curieux des ruines latines.

Accius le mena au doctorat et à Paris. Il s’était acheminé lentement vers le premier et ne désirait nullement le second. Stendhal a dit, peut-être injustement : « Le comble du ridicule est de s’aviser de mériter une place pour l’obtenir. » Sans avoir jamais eu la terreur du ridicule, M. Boissier n’avait point passé son doctorat, et très brillamment, pour se faire nommer à Paris ; et il retournait à Nîmes et il se dirigeait sans doute vers Pacuvius, lorsque Paris le rappela.

C’est très peu de temps après que je le vis, que je l’eus pour professeur de rhétorique au lycée Charlemagne. Quelque impression qu’aient gardée de lui ceux qui l’ont écouté à l’École normale, elle ne saurait être aussi vive ni aussi profonde que celle qu’il fit sur ceux qui l’ont entendu au lycée. Au lycée il ne faisait point de leçons ; on peut même dire qu’il évitait scrupuleusement ce genre de sport. Il causait. Il causait à propos du discours latin, à propos des vers latins, à propos de la version, à propos du discours français ; et la causerie de Boissier, vive, hardie, primesautière, chargée de savoir et même d’érudition, sans en être alourdie et bien au contraire bondissant sur cela comme sur un tremplin, était la récréation instructive la plus excitante du monde. À travers cette causerie, la version latine vivait, le discours latin respirait, le discours français avait une flamme et les vers latins avaient des ailes. Digressions morales, discussions historiques, rapprochements imprévus et justes de textes, citations qui naissaient d’elles-mêmes d’une riche mémoire toujours éveillée par l’imagination, épigrammes gaies qui fixaient dans l’esprit une notion utile, portraits de personnages antiques qui semblaient tout à coup entrer dans la classe, venientes cominus umbre : comme tout cela rendait les heures courtes pour nous, autant certainement que pour lui ! En ce temps je lisais Montaigne assidûment : de la classe à l’étude et de l’étude à la classe, je ne me dépaysais pas.

À nous, professeurs jeunes encore, quand les grandes réformes modernisantes intervinrent, on reprocha de nous montrer partisans de ces exercices surannés et séniles, ou puérils, discours latins, vers latins. Il est possible que nous fussions dans l’erreur. Quoique les systèmes nouveaux n’aient pas abouti à des triomphes, il est possible que nous fussions dans l’erreur. Mais nous avions au moins notre excuse ; discours latins, vers latins, nous voyions cela à travers la causerie de M. Boissier. Nous ne pouvions que les trouver admirables ; nous ne pouvions que les trouver jeunes. En tout état de cause, je souhaite à tout professeur de donner pareille illusion d’optique.

Ce n’est pas tout : il nous séduisait encore — comment dirai-je ? — par ses marges. Il s’était avisé, ce qui était très rare alors chez les professeurs, d’être essayiste. Il publiait des articles d’histoire littéraire et de critique, cela même qui devait plus tard former le volume Cicéron et ses amis, dans la Revue des Deux Mondes. D’avance, à nous deux, Monsieur, il montrait le chemin. Nous étions très fiers de savoir notre professeur en si bonne maison. Et puis, de lire ses articles, ce nous était prétexte de lire le roman. Ceci à part, c’était une bonne chose pédagogique que ce lien entre nos parents qui lisaient les articles de M. Boissier, nous qui les lisions aussi et lui-même ; on s’entretenait de M. Boissier en famille ; les articles de M. Boissier à la Revue des Deux Mondes devenaient des lettres ad familiares. C’était le moment de sa gloire naissante. Cicéron et ses amis, dont il était, et très fervent, et le plus obligeant du monde, eurent un succès que nous imaginions très bien qui rejaillissait sur nous. Cicéron, ses amis, M. Boissier et nous, formions une famille, un peu mêlée comme toutes les familles, mais assez unie, ayant des passions communes, lisant les mêmes livres et, les uns très bien, les autres moins correctement, parlant la même langue.

Familièrement, nous l’appelions Atticus. Au fait, nous avions raison. L’urbanité, la bonne grâce, la fidélité à ses amis, le savoir vivre — dont on a si bien dit que c’est la justice pratiquée par les gens d’esprit — l’obligeance infatigable sans être fatigante, la douce raillerie, qui est la coquetterie de l’amitié, toutes ces qualités dont Boissier a dit qu’à elles toutes elles valent une vertu et qu’elles attachent davantage ; Atticus les avait et M. Boissier les aurait montrées à Atticus. Comme Atticus, il aurait mérité d’être l’ami d’un grand homme et d’unir éternellement son nom au sien. Le grand homme ne s’est pas trouvé, je crois ; mais qu’on le cherche et qu’on en regrette l’absence, c’est un honneur pour celui qui était digne de le rencontrer ; et il ne faut pas s’étonner après cela que soit si fine, si prenante, si caressée et si charmante cette page de M. Boissier sur Atticus,

Le plus beau des portraits où lui-même s’est peint.

 

J’ai presque peur, Monsieur, en insistant sur les parties tout aimables de ce caractère, que vous ne m’accusiez d’en méconnaître ou d’en oublier les parties fermes et fortes. Il ne faut pas s’y tromper, c’est sur un fond singulièrement solide de loyauté, de droiture, de courage sans ostentation mais sans défaillance, que couraient et se jouaient toutes ces grâces. Jamais M. Boissier n’a commis une injustice : jamais, dans la mesure de ses forces, il n’a permis qu’il s’en fît une devant lui. Un jour, au lendemain du plébiscite de 1852, au lycée de Nîmes, dans une réunion des fonctionnaires, à un professeur qui, sans s’être caché, avait voté contre l’Empire, le proviseur, irrité par une discussion, eut la mauvaise inspiration de dire : « Monsieur, n’oubliez pas que j’ai barre sur vous. » M. Boissier intervint : « Monsieur le proviseur, il est possible que vous ayez barre sur notre collègue ; mais, je vous le ferai respectueusement remarquer, vous savez très bien aussi que, si vous usiez de cette faculté, vous ne pourriez pas rester parmi nous. »

Cette fermeté, gantée de douceur, il l’eut toujours, partout où il fut, à l’Académie, au Conseil supérieur de l’Instruction publique, qui est un tribunal et où M. Boissier, se sentant là pour rendre des arrêts et non des services, n’admettait le fait du prince que quand le prince était strictement d’accord avec la justice.

Que voulez-vous ? Il était romain ; non pas un romain de théâtre, rigide, figé, glacé et glacial, gêné de ce qu’il est en marbre ou en bronze, et se disant sans cesse : « N’oublie pas que tu es une statue » ; mais un vrai romain, un romain historique, poli par une civilisation qui remonte à Pythagore, à Hésiode et à Homère, lisant Virgile, Horace et Lucrèce, charmant en entretiens gais aux festins amicaux et ne prenant pas de notes en rentrant chez lui ; mais fier du nom romain, persuadé que Rome, grande au temps des victoires, a trouvé le moyen d’être plus grande encore au temps des revers ; persuadé qu’en quelque état qu’elle soit, son devoir quotidien, son devoir perpétuel est civiliser le monde : persuadé encore plus peut-être que si les Grecs sont les inventeurs du beau, les Romains sont les inventeurs du droit. Tel était le Romain qu’en toute simplicité de cœur, de parole et de manières, était toujours notre cher Gaston Boissier.

Vers 1873, il remarqua qu’il avait cinquante ans et il eut un mouvement d’ambition. Il songea à entrer à l’Académie des Sciences morales. Il alla trouver un de ses compatriotes qui s’était un peu occupé d’histoire, qui était assez instruit, qui ne laissait pas de parler agréablement et qui s’appelait Guizot. M. Guizot, à cette époque, se délassait d’avoir gouverné la France à gouverner deux académies et il les gouvernait avec beaucoup d’autorité, de tact et d’intelligence, non sans quelque solennité, qui, n’étant que pour marquer la date où il remontait, était une simple habitude d’historien. M. Boissier alla trouver M. Guizot et s’ouvrit de ses prétentions. M. Guizot l’interrompit net : « Non, mon cher monsieur Boissier, je ne vous ferai point nommer de l’Académie des Sciences morales ; n’y comptez aucunement.

— Mais, monsieur Guizot, vous m’avez peut-être habitué à un peu moins de sévérité.

— Il est possible et je ne suis pas pour m’en repentir ; mais enfin je ne vous servirai point du tout en votre dessein d’entrer à l’Académie des Sciences morales. Si vous tenez à m’être agréable, vous vous présenterez à l’Académie française.

— Monsieur, je n’aurais pas cru... Mes titres historiques sont peut-être sérieux, mais mes titres littéraires sont bien faibles, et...

— Monsieur Boissier, permettez-moi de vous dire que vous m’avez habitué à moins d’indocilité. »

M. Boissier se présenta à l’Académie française.

M. de Girardin a dit : « À l’Académie française la consigne est la même qu’à l’entrée du Jardin des Tuileries : on ne laisse pas entrer les gros paquets. » Où en serions nous, Monsieur, vous et moi, si cette consigne était encore celle de l’Académie française, ou si elle n’y faisait pas quelquefois, en son indulgence, une infidélité qui est peut-être une faiblesse ? Mais M. Boissier était, lui, selon la consigne. Il avait peu écrit et il n’avait rien écrit qui ne fût écrit. Il avait fait connaître le monde romain en savant qui est un homme du monde, avec un art délicat de présenter la bonne compagnie ancienne à la bonne compagnie moderne, qui avait été oublié, ou peu connu, depuis la mort de M. l’abbé Barthélemy. Il eût été, en d’autres temps, le protégé favori du duc de Choiseul et le professeur aimé de Choiseul-Gouffier. Il était tout à fait un sujet académique.

J’ajoute ceci : que son « paquet » fût léger, c’était une condition si excellente pour la suite de sa carrière que, l’eût-il fait exprès, il n’eût pas pu mieux faire. Nous aimons ici les hommes qui sont dignes de la Compagnie en y entrant et qui s’en font plus dignes à mesure qu’ils y habitent, et qui, après avoir conquis cette place, se conduisent comme s’ils pouvaient la perdre ou comme s’il s’agissait de la conquérir ; et qui la méritent mieux encore par la façon dont ils la gardent que par la façon dont ils l’ont prise. Cela nous persuade que l’habitat a de l’influence sur l’habitant, nous met de moitié ou pour quelque chose dans les succès de nos confrères et tend à prouver notre utilité, qui ne laisse pas d’avoir toujours quelque besoin d’être démontrée. M. Boissier répondait admirablement à ce secret désir que notre Compagnie a toujours. L’Académie n’était pas pour lui, selon le mot impertinent d’un de nos anciens confrères, « le refuge des talents fatigués et des réputations dont on se fatigue ». On sentait que tout en donnant beaucoup, il s’était beaucoup réservé, qu’il ne ferait pas mieux qu’il n’avait fait ; mais qu’il ferait davantage en faisant aussi bien ; et qu’il se traiterait en candidat perpétuel qui oublie qu’il a été élu. Il était en perfection un sujet académique.

Il se présenta concurremment avec son ancien camarade M. Mézières. Ce fut une compétition terrible. Les deux adversaires disaient tant de bien l’un de l’autre qu’ils gênaient les académiciens et troublaient leur conscience. Ils s’en aperçurent ; et, pour ne rien dire du tout, ni l’un de l’autre, ni chacun de soi-même, et pour attirer la bienveillance des académiciens sur tous les deux en épargnant leur temps, ils finirent par faire leurs visites ensemble. Je recommande le procédé : il leur réussit pleinement. Ils furent élus tous les deux, avec cette simple particularité que M. Mézières fut élu le premier et M. Boissier bien peu de temps après lui. On avait simplement fait passer la Lorraine avant le Languedoc. L’Académie a toujours eu le sentiment des justes préséances.

M. Boissier fut tout de suite de l’Académie comme s’il en avait toujours été. On y cause, on y discute courtoisement, on y lit les livres nouveaux et on s’y souvient des anciens ; comment n’y aurait-il pas été chez lui ? Il y continuait les Tusculanes.

Et comme il aimait à les continuer ! On a dit que la conversation est l’art de s’écouter soi-même devant les autres ; et l’on a dit aussi que le premier talent d’un causeur est de savoir écouter. M. Boissier, comme vous l’avez très bien dit, Monsieur, était un homme de juste milieu et il se tenait d’instinct entre ces deux extrêmes. Il savait écouter admirablement, moins par déférence que par curiosité et toujours avide de recueillir une idée que par hasard il n’eût pas eue, ou une notion, qui, par exception, lui eût échappé ; et son impatience méridionale ne se réveillait que quand il arrivait qu’on se répétât ; car il n’avait pas ce besoin des distraits qui est qu’on leur dise les choses plusieurs fois de suite et qui, à la vingtième, vous disent avec hésitation : « Il me semble que vous m’avez déjà dit cela. » Il écoutait donc honnêtement et discrètement, la discrétion de l’auditeur consistant à épargner à celui qui parle la peine de parler plus longtemps qu’il ne faut pour se faire entendre.

Et il parlait à ravir. Rousseau, qui était Genevois, un peu trop peut-être, si l’on peut trop l’être, définissait la France : « le pays où l’on est dispensé de penser pourvu qu’on parle », et c’était une généralisation indiscrète. M. Boissier ne parlait jamais sans avoir pensé ; seulement il pensait vite, comme ceux qui en ont l’habitude. Il était toujours prêt et, comme l’homme de Pascal, « il parlait de ce dont on parlait quand il entrait ». Beaucoup n’ont que l’esprit de l’escalier. Lui aussi avait l’esprit de l’escalier, mais c’était en le montant.

Il avait du reste ici occasion d’entretiens et tentation de les prolonger. L’Académie est très bien au temps où nous sommes ; mais elle était déjà très bien en ce temps-là. Il avait Dumas fils, il y avait le duc d’Aumale, il y avait Émile Augier, il y avait Guizot, il y avait Thiers, il y avait Taine, il y avait Renan, il y avait Victor Hugo. C’était un salon agréable. Hugo affectionnait fort M. Boissier. Il lui parlait théâtre : « Ah ! ce ne sont plus les batailles d’Hernani. Vous vous rappelez Hernani, monsieur Boissier ? » M. Boissier ne se rappelait pas Hernani, n’étant né que sept ans avant, mais il avait été à la première des Burgraves et il l’avait dit à Victor Hugo, et Victor Hugo confondait. Peut-être aussi aimait-il mieux le souvenir d’Hernani que celui des Burgraves qui avait été un de ces échecs qu’on appelle des demi-victoires. Et M. Boissier avait fini par répondre : « Si je me souviens d’Hernani ! » C’est une des rares occasions où il faut se vieillir pour plaire.

Si M. Boissier causait délicieusement à l’Académie française, il lui donnait souvent l’occasion de causer de lui. Il écrivait ces grands livres que vous avez trop bien caractérisés pour que je me risque à les définir : l’Opposition sous les Césars, la Religion romaine, la Fin du paganisme, suivant sa route parallèlement à celle de M. Renan, le discutant quelquefois, le complétant toujours, ne cessant pas d’être historien des mœurs et devenant de plus en plus historien des idées, ce qui est la plus dangereuse, la plus hardie, la plus téméraire et la plus délicieuse manière d’être historien. Il se révélait philosophe critique, tout à fait dans la manière de Bayle, à qui il ferait songer plus souvent, si Bayle n’avait pourvu à ce que l’on n’y pensât point, par le soin qu’il a toujours pris, je ne dis pas de mal écrire, mais de ne pas écrire du tout ; mais ma remarque subsiste.

Entre temps venaient, pour l’exquis plaisir de ceux qui ne sont pas trop scrupuleux, les péchés de M. Boissier. M. Boissier n’a pas été impeccable, M. Boissier a eu quelque humeur aventureuse, M. Boissier a été quelquefois infidèle à la Latinité. Sans doute, il l’avait épousée trop jeune. M. Boissier, à la sollicitation d’un éditeur intelligent et lettré, accepta d’écrire deux cents pages sur Mme de Sévigné et quelque temps après deux cents pages sur le duc de Saint-Simon. Et remarquez qu’en ce faisant, il n’était pas infidèle à la latinité seulement, mais il semblait l’être même à l’Académie ; car, se tournant vers les écrivains français, il allait en choisir deux qui ne furent point de l’Académie, l’un à la vérité à cause d’une loi, selon moi déplorable, qui n’admet pas aux honneurs académiques les personnes de son sexe ; l’autre pour cette raison qu’il n’avait rien publié de son vivant, ce qui est quelquefois un obstacle à entrer chez nous ; mais enfin il choisissait deux écrivains qui n’avaient pas appartenu à notre Compagnie. Il y avait deux péchés dans chacun de ces livres de M. Boissier.

Je ferai remarquer cependant que la Latinité peut s’en prendre à elle-même si M. Boissier a lié commerce avec Mme de Sévigné. Mme de Sévigné savait le latin, ce qui n’était pas pour déplaire à M. Boissier. Elle le savait très bien sans montrer jamais qu’elle le sût. Elle l’avait appris comme elle dit qu’elle avait appris la philosophie de Descartes, à savoir comme l’hombre, non pour y jouer, mais pour regarder ceux qui y jouent. Enfin elle savait le latin. De plus, vous l’avez remarqué, dès Cicéron et ses amis, M. Boissier avait songé de Mme Sévigné. Il avait dit, non sans raison. « C’est encore aux lettres de Mme de Sévigné que ressemblent le plus les lettres de Cicéron. » Il y avait là une déclaration et il y avait là une promesse qu’il faisait au moins à lui-même. Dès Cicéron et ses amis M. Boissier s’était engagé à prouver que Mme de Sévigné avait autant d’esprit que Cicéron. Il l’a prouvé ; il a même prouvé que peut-être elle en avait davantage.

Et pour ce qui est de Saint-Simon, si Cicéron a conduit M. Boissier à Mme de Sévigné, n’est-il point très probable que c’est Saint-Simon qui a conduit M. Boissier à ce Tacite dont vous parliez si bien tout à l’heure ? Assurément, à moins que ce ne soit Tacite qui ait conduit M. Boissier à Saint-Simon, et il y a tant d’affinités entre ces deux terribles peintres qu’il est difficile qu’on ait pratiqué l’un sans avoir le désir passionné de fréquenter l’autre.

Ainsi M. Boissier était mené des anciens à ceux des modernes qui ont l’honneur de leur ressembler et peut-être ramené des modernes à ceux des anciens qui leur ressemblent. O pulchras vices, disait Pline ; car c’est en latin qu’il convient, au moins en passant, de louer M. Boissier ; et c’est en latin aussi que l’on remet les péchés.

Ceux-ci, du reste, ont été absous par le succès. M. Boissier n’y croyait pas. « Comment, me disait-il en riant, comment voulez-vous que le public s’intéresse à l’histoire d’une femme qui n’a pas eu d’amant ? — Il est vrai, répondais-je, elle a manqué à ses devoirs envers la postérité. » La postérité n’a pas tenu rigueur à Mme de Sévigné racontée par M. Boissier. Elle ne déteste pas les honnêtes femmes qui ont de l’esprit, surtout lorsqu’elles lui sont présentées par un honnête homme très spirituel. Le succès de Mme de Sévigné et de M. Boissier fut le plus beau des succès et celui que je souhaite à mes meilleurs amis : le succès d’admiration s’appuyant sur le succès d’estime.

M. Boissier devint Secrétaire perpétuel de l’Académie, après la mort d’un homme qui était si aimable et si vigilant pour le bien de la Compagnie et si ingénieux à le procurer et qui la représentait si spirituellement qu’on pouvait craindre que qui que ce fût qui lui succédât ne réussît surtout à le faire regretter. Il n’en fut rien. M. Boissier fut le parfait Secrétaire perpétuel. La charge, comme vous le savez, n’est pas légère. Outre l’absolue assiduité dont il faut donner l’exemple, lequel, comme tous les bons exemples, est plus admiré que suivi, il y faut un très grand labeur ; car le Dictionnaire est un rocher de Sisyphe qui retombe surtout sur l’épaule du Secrétaire perpétuel et qui est encore plus perpétuel que lui ; et les livres à examiner sont si nombreux, de plus en plus, d’année en année grossissant leur légion envahissante, qu’un peu de découragement serait, sinon permis, du moins excusable. M. Boissier, malgré tant de travaux divers, École normale, Collège de France, Conseil supérieur de l’Instruction publique, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, donnait l’impression, comme Secrétaire perpétuel de l’Académie française, qu’il n’était que cela et qu’il consacrait à cet office sa vie tout entière ; tant, comme vous l’avez dit, sa méthode, relativement à l’emploi du temps, était excellente. Vauvenargues disait : « On n’est pas né pour la gloire lorsqu’on ne connaît pas le prix du temps. » M. Boissier allait évidemment plus loin et jusqu’à croire, non sans raison, que quand on ne connaît pas le prix du temps on n’est né pour rien du tout. Si le temps n’épargne pas ce que l’on fait sans lui, il n’épargne pas non plus qui le méprise et il perd tous ceux qui le perdent.

M. Boissier était convaincu de ces vérités et il distribuait le temps de telle sorte que chacune de ses occupations en avait sa part et que chacune semblait l’avoir tout entier. Non content de travailler au Dictionnaire comme membre de la Commission du Dictionnaire, il avait tenu à être secrétaire de cette commission, pour en préparer tout le travail et c’est à quoi il ne s’épargnait pas, vérifiant chaque article avec une sagacité minutieuse, surveillant les définitions qui sont, comme vous savez, toutes creusées de précipices et toutes hérissées de chausse-trapes ; faisant la guerre au suranné qui a dans les dictionnaires comme ses invalides, mais à qui il faut, quoique parfois avec regret, signifier qu’il est mort et qu’il est seul à ne pas s’en apercevoir ; chargeant le néologisme, ce favori d’un jour qui « est comme les vaudevilles, qu’on ne chante qu’un certain temps » et qu’il ne faut pas encourager, pour ne pas encourager du même coup certains hommes qui lui ressemblent, — que d’hommes qui ne sont que des néologismes ! — enfin mettant tous ses efforts à faire du « Dictionnaire de l’usage » le véritable portrait de la langue vivante et saine, n’ayant rien ni de décrépit, ni de puéril.

Comme lecteur d’ouvrages soumis à notre examen, il faut lâcher le mot, quoiqu’il paraisse hyperbolique, il était prodigieux. Il avait toujours tout lu. Nous le redoutions ! Nous savions, chacun, que le livre qui avait été mis dans notre lot, il l’avait toujours lu de plus près que nous et qu’il ne fallait pas se tromper, ni par indulgence ni par sévérité, et qu’il allait nous renvoyer, sa fiche en main, à la page qui valait que le livre fût distingué ou à celle qui rendait difficile qu’on eût pour lui une considération sans réserve. On a dit de Chantilly qu’il était l’écueil des mauvais ouvrages ; M. Boissier était digne d’être copropriétaire de Chantilly. Il eût mérité même d’en être te propriétaire unique. Et ajoutons que si les mauvais ouvrages échouaient sur lui, les bons trouvaient en lui un port aussi armé pour les défendre qu’ouvert à les accueillir. M. Boissier fut le secrétaire perpétuel idéal. Il était de cette grande lignée des Duclos, des d’Alembert, des Marmontel, qui fait tant d’honneur à notre Compagnie, lignée, du reste, qui, par une évidente faveur des Muses, ne me paraît pas, et tant s’en faut, près de s’éteindre.

Et, comme c’est notre rôle à tous, mais particulièrement à notre symbole de perpétuité, il surveillait les générations montantes, le bateau qui nous suivait, si vous me permettez cette néologie, et il était très attentif à toutes les promesses de talent, à tous ceux qui se montraient en passe de faire ce qui nous est le plus désagréable, c’est-à-dire de nous remplacer. C’est ainsi qu’il nous disait par exemple, et il nous l’a dit très souvent : « Doumic est tout à fait désigné. À mesure qu’il avance, il l’est davantage, ce qui n’arrive pas à tout le monde. Il est sorti le premier de l’École normale, ce qui n’est pas si commun qu’il le dit ; il a débuté très jeune dans les lettres et pourtant il est un littérateur très distingué ; il a un sens critique infiniment affiné et extrêmement sûr. Brunetière l’aime de tout son cœur et se repose sur lui, si tant est que Brunetière se repose. La Revue des Deux Mondes a en lui un de ses plus fermes soutiens et le Journal des Débats, refuge de l’ironie française, le compte au premier rang de ses humoristes. Il parle la plus pure des langues, la plus châtiée, la plus brève et preste d’allure, la plus nette et précise de toutes. Vous savez qu’Edmond About a eu le temps de le remarquer ; et Edmond About s’y connaissait ; c’est lui qui, quand Thureau-Dangin daignait être journaliste, disait à Faguet que Thureau-Dangin était un journaliste de premier ordre. Sarcey, qui déteste l’ironie, ne peut pas souffrir Doumic ; mais il dît : Quel dommage ! Un si beau talent ! Quel dommage ! » Parmi tant de héros je n’ose me nommer ; mais j’en raffole. Je vous dis que c’est Weiss qui redevient jeune. Il a une manière de partir d’un petit fait et d’arriver à des considérations générales qui donnent au petit fait toute son importance, ou toute la leur, par quoi l’on fait le tour du monde en faisant le tour de sa chambre. C’est du Pline le jeune. Il a une critique qui ne se pique pas d’être objective et qui pose nettement le lecteur, à savoir lui-même, en face de l’auteur et qui ne craint pas de féliciter l’auteur d’être dans les mêmes sentiments que le lecteur ou de le blâmer d’inspirer au lecteur une certaine répulsion. D’autres diront que c’est étroit ; je dis que c’est direct, ce qui, je crois, est la même chose mieux comprise. J’ajouterai que ce n’est pas prudent, ce qui me charme. La circonspection ne doit pas être la principale qualité du critique ; je ne lui accorderai, si elle tient à figurer, que d’être la dernière. Et puis, vous ne l’ignorez pas, il parle très bien. Avec sa voix faible, qui porte parfaitement, parce qu’il articule, avec sa parole lente, qui encadre la période, cerne le membre de phrase et circonscrit l’incise, il mord presque autant sur le public que Brunetière avec les charges torrentielles de sa fougue disciplinée. C’est un orateur. Il fera un très beau discours de récipiendaire et le dira très bien. Il ne faut, un de ces jours, que lui donner l’occasion de le faire. »

C’est ainsi que M. Boissier entendait son rôle de Secrétaire perpétuel.

Mais je m’aperçois, Monsieur, que je m’attarde, ce qui n’est que trop naturel, à parler de M. Boissier et que je n’ai pas encore dit un mot de vous. Je vous fais mes excuses, locution que l’on emploie, à ce que j’ai cru remarquer, quand on n’en a pas. Et en effet, je n’en ai point. On est dispensé de parler de ceux qui parlent d’eux ; mais de vous, Monsieur, on est bien forcé de parler si l’on veut que quelqu’un en parle. C’est vous qui m’avez appris la différence entre la littérature personnelle et la littérature confidentielle. Rien n’est plus personnel que ce que vous écrivez et vous n’avez jamais rien emprunté à personne ; mais rien n’est moins confidentiel et nul ne peut, d’après vos écritures, conjecturer ce que vous êtes, si ce n’est comme être pensant. Je dois donc, pour vous suppléer, ce qui est si inutile avec d’autres, dire ce que je sais de vous.

Vous, êtes Parisien, ce qui en France est une originalité, et ce qui ôtera à votre panégyriste la ressource du développement ethnographique sur votre petite patrie. Vous avez commencé, comme si vous aviez lu l’Émile, par ne faire absolument rien jusqu’à l’âge de dix ans bien accomplis, de quoi vous ne sauriez croire de quelle ferveur e de quelle conviction je vous félicite. Madame votre mère, qui était professeur au Conservatoire et qui donnait des leçons de musique pour vous faire vivre, s’alarmait un peu. Elle ne connaissait peut-être pas Rousseau, ou n’avait pas été persuadée par lui. Elle vous surprit un jour, c’était en 1870, que vous étiez en train de mettre avec tranquillité, en face d’un texte latin, quelque chose qui n’avait absolument aucun sens. Elle vous dit doucement que cela ne signifiait rien. Vous lui fîtes entendre qu’il n’y avait aucune raison pour qu’un texte latin signifiât quelque chose ; et personne au monde n’était à ce moment plus sincère ni plus candide que vous. Elle ne se rendit point : elle vous assura qu’il y avait dans ces mots, singuliers à vrai dire, quelque chose qui avait été pensé et qui devait être une idée humaine. Elle reprit tout votre travail, si j’ose m’exprimer ainsi, avec l’aide de tout ce qu’il faut pour faire une version latine. Elle tira de votre texte quelque chose qui, au moins, disait quelque chose. Il y avait peut-être des contresens ; mais il y avait un sens et cela se suivait. Ce résultat vous parut extrêmement curieux et inattendu ; et surtout le geste de votre mère vous émut profondément. Vous continuâtes à faire comme elle avait fait et à vouloir que des lignes latines produisissent des lignes françaises qui fussent intelligibles. Vous goûtâtes peu à peu ces douceurs de la version latine que, quelques années après, une autre dame, respectueusement chérie de nous tous, Mme Arvède Barine, a chantées avec émotion et avec une admirable intelligence. Vous étiez embarqué madame votre mère vous avait enfanté aux Lettres.

Elle n’eut pas lieu de s’en repentir. Vous eûtes tous les succès scolaires qu’elle pouvait désirer et vous entrâtes à dix-neuf ans à l’École normale, dans cette promotion de 1879 dont la Sorbonne et le Collège de France ont quatre ou cinq raisons de se souvenir. Vous aviez déjà engagé votre vie, comme quelqu’un qui est sûr de ne pas se tromper ; et vous étiez fiancé à une jeune fille dont le père, artiste distingué, vous aimait tendrement, et dont les frères, alors enfants, devaient, du crayon ou de la plume, divertir honnêtement et spirituellement la génération d’à présent. Au sortir de l’École, un peu avant même, je crois, vous épousâtes celle que vous aviez choisie, si artiste elle-même, si intellectuelle, si bon juge des choses de l’art et des choses de l’esprit, si avertie par son sens intime et si bien munie par sa culture ; et depuis, jusqu’à la catastrophe récente qui a été un accablement pour vous et qui a été une douleur pour nous tous, il n’y a pas eu une ligne écrite par vous qui ne lui ait été soumise, un plan de travail tracé par vous qui n’ait passé sous ses yeux, une idée conçue par votre esprit qui n’ait été contrôlé par le sien, une conférence de vous qui, avant la première représentation, n’ait été dite devant elle en répétition particulière.

Vous fûtes profondément heureux. Vous aviez voulu trouver le bonheur dans le mariage et pour plus de sûreté vous l’y aviez apporté ; et pour plus de sûreté encore une autre l’y avait apporté aussi. Et maintenant que vous dites le mot sublime de Louis Veuillot : « Seigneur, ôtez-moi mon désespoir et laissez-moi ma douleur », vous devez, — ne me dites pas non, — mesurant la plénitude d’hier au vide d’aujourd’hui, remercier encore pour tant de joies saines et pures et pour l’épreuve même qui, s’exerçant sur un homme tel que vous, nous le rendra plus obstiné encore à la tâche et plus attaché encore à toutes les belles causes qu’elle aimait.

Ce sont en effet de très nobles causes que vous servez, celle du bon goût et celle du bien. Aussi éloigné que possible de tout mobile intéressé, et aussi de toute coterie, de tout cénacle, de toutes les méthodes que les hommes ont prises pour ne pas voir clair et pour ne pas voir loin , vous jugez par vous-même, aidé uniquement de cette grande lecture qui permet de comparer, non pour rabaisser, mais pour voir exactement à quel degré de l’échelle se place d’elle-même une production littéraire. Vous n’aimez pas, et comme vous avez raison, sortir de vous-même pour imaginer comment vous apprécieriez si vous n’étiez pas vous et de quel goût vous pourriez bien être si vous n’étiez pas du vôtre. Lucien, — vous vous rappelez — parle quelque part de certaine contrée où les habitants avaient le contestable avantage de détacher les yeux de leur tête et d’emprunter ceux de leurs voisins quand ils avaient égaré les leurs ou quand il leur plaisait de ne point s’en servir. Cette contrée est bien connue ; c’est le pays des dilettantes. Vous n’êtes point dilettante, du moins de cette façon-là. Vous n’empruntez les yeux de personne pour varier le point de vue et vous ne cherchez pas à voir de la façon dont vous verriez si vous aviez été métamorphosé en un autre. Vous n’avez jamais souhaité être « ce Monsieur qui passe. » Vous pensez que l’effet en serait le plus souvent assez mauvais et que le désir même en est dangereux, et que si l’inquiétude de changer de place est un symptôme alarmant — mutatio locorum multos fefellit, dit l’Imitation — il en faut dire autant et plus de l’inquiétude de changer de personnage.

Et enfin, Monsieur, en servant les bonnes lettres, vous n’oubliez jamais de servir en même temps le bien. Vous êtes convaincu que, de toute œuvre littéraire, doit sortir, sans qu’elle l’ait cherchée et simplement parce qu’elle a été vraie, une forte et virile leçon morale, amère quelquefois, dure quelquefois, cruelle quelquefois, mais toujours saine, toujours utile. Tout bien considéré, vous avez tellement raison, que tout grand écrivain, à la vérité lu comme il faut le lire pour y trouver la leçon qu’on y cherche, confirme absolument votre théorie. En tout cas, elle n’est pas, chez vous, un parti pris, ni une méthode ; elle est une conviction ; elle tient à votre manière même d’être et de sentir. Si M. Brunetière vous a adopté tout de suite, s’il vous a encouragé à porter auprès de lui l’armure et le ceste, s’il ne regrettait rien, — il me l’a dit, — sinon que vous ne descendissiez qu’une fois par mois dans l’arène ; si vous étiez de ceux qu’il désignait à nos suffrages et qu’il eût désiré qui prissent séance ici à côté de lui, c’est, indépendamment de votre talent, à cause de cette conviction, dont il était sûr, que, l’eussiez-vous tenté, vous étiez incapable de vous départir.

Ainsi se sont faits ces livres, profonds et clairs, qui vous honorent, qui honorent notre pays, et qui, à partir de ce moment, vont honorer notre Compagnie ; ces livres qui, je le sais, vous aussi, et la seule différence est que c’est moi seul qui le dis, vont jusqu’au fond de la Russie, de la Roumanie, de l’Asie Mineure, de l’Égypte, aider à apprendre la littérature française tous ceux, petits ou grands, qui se soucient d’avoir un interprète limpide de la plus limpide des littératures modernes.

Vous ferai-je quelques reproches, pour donner leur pleine authenticité à mes éloges ? Vous le voulez, puisque vous remerciez M. Boissier de l’avoir fait. Avec beaucoup moins d’autorité que lui, et même si peu que je ne puis pas être sûr de votre reconnaissance, je vous dirai peut-être que vous avez trois muses : l’Intelligence, la Sévérité et l’Indulgence, et que la première ne vous abandonne jamais, et que la seconde vous quitte rarement, et que la troisième est soupçonnée d’intervenir auprès de vous pendant les distractions de la seconde ; qu’il m’est arrivé quelquefois, notamment quand vous rudoyiez mon tendre et tumultueux ami Catulle Mendès, de murmurer un peu contre votre intransigeance ; et, contemplant une exécution en cinquante lignes de la Vierge d’Avila, partagé entre l’estime pour la beauté artistique de l’opération et la sympathie pour la victime, de m’écrier : « Vir bonus, strangulandi peritus ! »

Est-il vrai ce qu’a dit Sainte-Beuve : « Le lecteur aime assez à se trouver plus sévère que le critique » ? Je serais assez porté à le croire. Le lecteur ne vous en veut jamais de ce que vous lui révélez une beauté qu’il n’avait pas aperçue ; il n’admet pas, non plus, il est vrai, que vous n’ayez point aperçu un défaut dont il s’avise ; mais il lui suffit que vous l’indiquiez comme chose qu’il est bien évident qu’il a trouvée lui-même. Il goûte la « critique des beautés », parce qu’avant tout il cherche dans une œuvre d’art une jouissance, et n’est point fâché que, par votre façon de mettre en lumière les beautés d’une œuvre, vous y en ajoutiez quelques-unes ; pour les laideurs, il se contente que vous les signaliez, n’aimant pas que vous vous défiiez de son esprit de malice jusqu’à vous croire obligé de lui montrer avec quelle plénitude elles sont désobligeantes, et dans quelle perfection elles sont ridicules. Une bonne critique serait peut-être celle où, pour ce qui serait des bonnes choses, on collaborerait avec l’auteur en les sertissant, en les encadrant, en les développant avec adresse ; et où, pour ce qui serait des défaillances, on se bornerait à citer. Vous savez que, le plus souvent, ce serait suffisant, même jusqu’à être cruel.

Voilà pourquoi je vous trouve quelquefois, je ne dis pas cruel vous-même, mais enfin l’homme qui n’épargne pas assez patruae verbera linguae.

Mais, pourriez-vous me répondre, la critique contemporaine est devenue si indulgente, si prompte à l’éloge et si lente à en sortir, si désarmée par ses propres mains, si proche d’être démissionnaire ; nous avons si bien assisté à la faillite de la critique, entre beaucoup d’autres ; notre siècle, comme disait déjà Montesquieu, a tellement vu la décadence de l’admiration, que le besoin apparaît plutôt d’un Boileau, d’un Valincour ou d’un Gustave Planche que d’un approbateur de plus et d’un applaudisseur surnuméraire. Si vous me répondiez cela, Monsieur, il y aurait quelque chose de vrai dans vos paroles, comme dans tout ce que vous dites, et je serais certainement réduit, sinon au silence, du moins à un certain embarras dans ma réplique : et c’est pourquoi je ne vous répliquerai point, me bornant au « Hélas ! » d’Antiochus. C’est le dernier mot de Bérénice ; c’est le dernier mot de beaucoup de discussions parmi les hommes.

Tout compte fait, soyez donc le très bienvenu, « le très bien voulu », comme disait Rousseau, dans une excellente vieille langue. Entrez en cette maison où vous étiez désiré, où vous étiez appelé et où vous ne vous sentirez point dépaysé, puisque vous y habitiez déjà, depuis très longtemps, par vos ouvrages. Vous verrez que c’est une très bonne maison, non seulement les jours où elle reçoit, ce qui n’a pas besoin d’être prouvé, mais dans tout le train habituel de son domestique. Vous y verrez des orateurs qui se connaissent en éloquence jusqu’à en savoir sortir et qui savent si bien toutes les manières de parler qu’ils causent sans difficulté. Vous y verrez des savants qui savent écrire et qui font dire aux écrivains : « Quel est donc cet homme-là, qui écrit en blanc sur la table noire et qui fait mieux que nous quand il écrit en noir sur le papier blanc ? » Vous y verrez des hommes qui ont été ministres dans leur première jeunesse, par amusement, et qui se sont livrés depuis à des occupations plus considérables, et qui ont acquis ou conservé une sagesse souriante et une philosophie judicieusement optimiste, comme Zadig. Vous y verrez des hommes de lettres qui sont la parure de la France aux yeux de l’étranger, aux yeux du monde entier et qui semblent ne pas marchander à considérer les critiques comme des hommes de lettres. C’est une bonne maison. On y pousse la confraternité jusqu’à la fraternité, ce qui est peut-être réaliser l’identité des contradictoires. C’est une maison très philosophique.

Entrez-y avec bonne humeur, avec joie, avec votre caractère liant, sûr et aimable, quoique assombri par le deuil ; avec le même plaisir, s’il est possible, que si vous y étiez reçu par celui à qui vous avez le grand honneur de succéder. Nullement brisé par l’âge, alerte et allègre, infatigué et infatigable, compté par tous ceux qui le connaissaient comme devant « voir les années » de M. Legouvé, il a été rompu, nous en fûmes témoins, par la disparition de la compagne de sa vie. Vous, Monsieur, qui êtes beaucoup plus jeune, ce qui ne laisse pas de compter pour quelque chose ; vous qui êtes entouré d’une famille si gracieuse ; fils donnant, réalisant déjà, les plus brillants espoirs ; fille qui rappelle sa mère ; vous jeune grand-père, qui voyez croître en âge, en agrément, déjà en sagesse, de tout aimables petites-filles ; nous vous conserverons longtemps ; nos successeurs vous conserveront bien longtemps. Mais il y a cependant entre M. Boissier et vous des affinités d’infortune comme de talent. Nous vous associons aujourd’hui dans la connexion de la sympathie et dans la communion de la douleur.