Discours de réception d’Eugène Guillaume

Le 2 mars 1899

Eugène GUILLAUME

M. Eugène Guillaume, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le duc d'Aumale , y est venu prendre séance le jeudi 2 mars 1899, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Si je n’avais besoin de vous remercier, j’aimerais à ne pas vous occuper de moi, désireux que je suis d’aborder sans retard le sujet de ce discours. Mais je dois paraître un instant pour vous exprimer les sentiments que m’inspire le choix dont vous m’avez rendu l’objet : ce sont ceux de la plus vive reconnaissance. Et comment en serait-il autrement ? Ce que je tiens de vos suffrages est pour moi un honneur insigne : c’est le couronnement inespéré de ma carrière ; c’est la faveur que vous avez faite aux arts en ma personne, de les admettre dans votre compagnie ; c’est surtout la tâche qui m’est échue de louer devant vous le prince à qui, grâce à vous, je succède, mais que, dans la pensée de tous, personne ne saurait égaler.

La vie de M. le duc d’Aumale est en effet incomparable : il n’en est pas dans l’histoire qui présente un pareil exemple d’unité. Au milieu des circonstances les plus diverses, rien n’a été capable d’en modifier la pensée maîtresse. Elle avait un mobile supérieur : le patriotisme ! Le patriotisme a été sa règle ; il a été sa passion. Ce fils de roi était un français avant tout. Soit donc que nous considérions en lui le soldat ou l’exilé ; soit que nous nous attachions davantage à l’ami des lettres et des arts, nous voyons ses idées et ses actes se rapporter au même principe. Et combien n’éclate-t-il pas dans la décision, longtemps mûrie, qui a remis dans vos mains le don magnifique qu’il a voulu faire à la France !

M. le duc d’Aumale avait bien servi son pays, et, quand il y rentra, on ne l’avait pas oublié. Aussi, lorsque, le 3 avril 1873, il vint prendre séance ici même, fut-il accueilli dans cette enceinte avec des marques très vives de respect. Le souvenir de sa gloire militaire, la connaissance que l’on avait de ses talents remplissaient les esprits. L’exil, un exil injustifié, avait ajouté une sorte de parure à tant de mérites. La présence au milieu de vous d’un prince de sang royal devenu votre confrère fixait fortement l’attention sur votre compagnie. Il semblait que, confirmant par vos votes la décision de l’Assemblée nationale, vous voulussiez achever de réparer envers le proscrit les torts de la destinée. L’idée que, de la sorte, il allait encore appartenir davantage à notre pays donnait satisfaction à l’opinion publique.

Les paroles prononcées en cette occasion dépassèrent l’attente. Presque au début de son discours, le Prince épancha les sentiments qui l’oppressaient. Il parla des malheurs de la patrie qu’il retrouvait vaincue, mutilée, sanglante ; et il parla aussi de ses propres deuils et de son foyer désert. Une page empruntée à son prédécesseur, le comte de Montalembert, page dans laquelle celui-ci dépeint les joies de la paternité et la douleur de ceux « qui, après en avoir goûté la félicité, l’ont perdue sans retour », attendrit tous les cœurs. L’éloge du grand orateur chrétien qui ne désespéra jamais de la liberté fut couvert d’applaudissements, et la péroraison, qui était un retour sur nos revers et finissait par un cri d’espérance, porta à son comble l’émotion patriotique.

Dans sa réponse, M. Cuvillier-Fleury nous ramena à la jeunesse du Prince, qu’il introduisait dans l’Académie après avoir été son maître. Il rappela que, pendant douze ans, il l’avait dirigé dans ses études classiques. Et il ajouta : « Vous aviez une mère admirable qui a fait l’éducation de votre âme. Le roi Louis-Philippe vous apprenait la vie humaine dont il avait l’expérience déjà longue. Mais l’Université fut la véritable éducatrice de votre esprit ; elle me prêta une force qui, sans elle, m’eût manqué. »

Ce tableau complétait les souvenirs qu’évoquait le nom de M. le duc d’Aumale, et faisait songer aux conditions dans lesquelles il avait grandi. On ne peut comprendre aujourd’hui combien l’éducation des enfants d’Orléans avait été discutée. Les idées de Louis-Philippe sur ce grave sujet étaient particulières. Ce n’était plus le temps où Louis XIV ordonnait de publier les ouvrages composés pour l’instruction des enfants de France afin que tout le monde en profitât. Pour le duc d’Orléans, la question était renversée : bien au contraire, il voulait faire bénéficier ses fils de la méthode et de l’esprit qui prévalaient dans l’instruction publique ; il désirait que, mêlés de bonne heure à leurs contemporains, ils fussent des hommes de leur temps. Malgré les objections parties de haut lieu, ce projet s’était réalisé : ainsi que ses frères, le duc d’Aumale avait fait ses classes au collège Henri IV. Personne n’ignore quels succès il remporta dans les concours universitaires. L’applaudissement en retentissait jusque dans les provinces ; et la nation était fière de voir le fils du roi participer aux études de tous et y briller.

Le duc d’Aumale y montrait déjà, par d’heureuses dispositions, l’historien et l’écrivain qu’il serait un jour. Mais il était prince et par sa naissance il appartenait à l’armée. Sa vocation, une vocation passionnée, l’appelait à l’état militaire. N’avant pas encore quinze ans, il fut nommé sous-lieutenant d’infanterie. Alors, tout en achevant ses humanités, il se préparait avec un enthousiasme croissant à la vie de soldat. Ce qui l’exaltait, c’était l’idée d’une action de guerre ; ce qu’il envisageait comme la plus belle destinée, c’était aussi bien de conduire une armée victorieuse que de mourir en combattant et d’être le 43e Bourbon tué sur un champ de bataille. Aspirations héroïques qui seront celles de toute sa vie !

Dès ses débuts en Afrique, où il sert sous les ordres de son frère, le duc d’Orléans, il se signale par des actions d’éclat. Au combat de l’Affroun, il charge bravement. Au col de Mouzaïa, où il arrive des premiers avec les grenadiers et les tambours à l’instant où l’on plantait le drapeau du 23e de ligne sur la redoute ennemie, il est porté à l’ordre du jour et décoré comme un simple soldat. Parmi les hommes de toutes armes qui avaient rivalisé de courage, en présence de son frère, sous les yeux des autres héros de la journée, des Duvivier, des Changarnier et des Lamoricière, il avait reçu le baptême du feu.

Une carrière ainsi commencée ne s’interrompt plus. À Médéah, à Milianah, à Boghar, nouvelles citations et nouveaux grades conquis. Bientôt il est colonel du 17e léger, un des plus beaux types de cette infanterie, objet de sa prédilection et à laquelle il a tant travaillé avant de décrire, pour l’avoir vue de près, l’organisation des zouaves et des chasseurs à pied. Mais tout cela n’était qu’un prélude à quelque chose de plus éclatant. J’ai hâte d’arriver à cette campagne qui, dans le prince payant largement de sa personne, nous a révélé le général attentif et bien inspiré, celui qui devait briser la résistance d’Abd-el-Kader. On parlera longtemps encore de l’émir et de sa Smalah, de cette cité mobile et fuyante qui échappait même à nos-yeux. Aucun Français n’avait jamais approché cette horde où le chef réunissait tout ce qui était nécessaire à la vie d’un peuple et d’une armée. Le maréchal Bugeaud pensa que la Smalah devait être avant tout dispersée. Le duc d’Aumale la surprit et la formidable agglomération fut détruite. Il avait trouvé l’occasion favorable, il l’avait saisie, et, comme il aimait à le dire, Dieu avait fait le reste. Mais ce qu’il est permis de concevoir, c’est, une fois l’attaque décidée et son plan arrêté, l’ardeur du prince lançant les spahis de Yusuf et les chasseurs du lieutenant-colonel Morris et, en pleine mêlée, chargeant de sa personne. Ce moment réalisait ses rêves et on put reconnaître à sa fougue guerrière le descendant « d’une race qui ne recule pas ».

Après ce coup qui semblait décisif, quatre années s’écouleront avant qu’Abd-el-Kader, à bout de ressources et d’espérance, vienne se mettre entre nos mains. Le vainqueur de la Smalah, devenu gouverneur de l’Algérie, le reçut à merci. Par sa vigilance et par d’habiles dispositions, il avait rendu ce dénouement inévitable. Matériellement, la conquête était assurée. Vous me pardonnerez, Messieurs, d’avoir évoqué ces souvenirs d’Afrique, rappelé l’arme et le numéro de ces régiments. Ce sont choses de mon temps ; la gloire militaire du duc d’Aumale en est inséparable et, il m’en souvient, elles ont fait battre le cœur de la France.

Mais ce n’est pas tout, Messieurs ; à ces pages si brillantes de l’histoire de nos guerres africaines, il convient d’en ajouter d’autres non moins mémorables. L’honneur du duc d’Aumale est d’avoir poursuivi, en même temps que l’œuvre de la conquête, l’organisation de notre colonie. Sa qualité de fils du roi donnait un grand prestige à sa dignité de gouverneur général de l’Algérie. Sous son autorité, l’élément civil et l’élément militaire étaient également rassurés, et les chefs indigènes s’inclinaient, sans craindre de déchoir, devant un prince de sang royal. Créer et perfectionner dans toutes les branches des services publics, garantir aux populations, avec la protection armée, la sécurité légale et les bienfaits d’un travail fécond, tout cela équivalait à des victoires ; et par là aussi, M. le duc d’Aumale a bien mérité de son pays.

Trois ans avant d’être appelé au gouvernement de l’Algérie, il avait épousé sa cousine, princesse accomplie, qui appartenait à la maison régnante des Deux-Siciles. Un fils était né de cette union et la duchesse d’Aumale avait rejoint son mari à Alger. Le prince de Joinville et sa famille étaient venus les retrouver. Tout leur souriait. Autour d’eux, tout était bonheur, tout semblait espérance !... Et c’est à ce moment qu’éclata la révolution de Février.

Cet événement se produisit vraiment sans résistance. Ce fut un sentiment d’humanité qui dicta à Louis-Philippe son abdication et sa retraite : à aucun prix, il ne voulait faire couler le sang français. Il parut s’incliner devant la révolution comme devant une force légitime. Comme lui, les Princes offrirent l’exemple de la plus entière soumission au gouvernement que la France venait de se donner. Une pratique déjà longue de la vie militaire, avait fortifié en eux l’idée du devoir civique. Le duc d’Aumale se retira avec l’impassibilité d’un soldat qu’on relève de son poste. Il partit, laissant dans sa dépêche au gouvernement provisoire et dans son ordre du jour à l’armée l’admirable témoignage de son patriotisme. L’exil commençait pour lui.

En débarquant à Darmouth, il écrivait à un ami dans des termes qui dépeignaient l’état de son âme et il se résumait ainsi : « Ne désespérez pas de la patrie. Tous les bons citoyens doivent la servir maintenant plus que jamais. Mon plus ardent désir serait d’y rentrer comme simple citoyen pour en remplir les devoirs... » À quelque temps de là il disait encore : « Nos pensées sont toutes pour la France et pour nos amis. Pour ma part, j’espère que la République pourra se constituer, qu’elle sera grande et forte, digne de la France. Peut-être alors aura-t-elle place pour tous ses enfants. C’est mon idée fixe : servir encore la France et vivre sous ses lois. » Enfin, un peu plus tard, il ajoutait : « Quant à moi, je ne cherche qu’à constater que je ne suis pas un émigré, que je ne proteste ni contre la France, ni contre ses actes et que je suis toujours prêt à vivre sous les lois de mon pays. »

Être français avant tout, rester français quand même, servir la France partout où elle peut être engagée, c’est sa foi ; il y sera fidèle.

Mais le duc d’Aumale n’était pas de ces esprits qui, se renfermant en eux-mêmes, s’abandonnent aux rêves d’une mélancolie stérile. Son activité était extrême : il avait besoin d’agir, de tirer quelque chose de lui-même, de créer. Presque au lendemain de son exil, il pense à entreprendre un travail qui sera son œuvre ; mais il veut étudier avant que d’écrire, et il commence à s’entourer d’ouvrages d’histoire et de littérature. Il s’applique au XVIIe siècle, persuadé que la connaissance de ce temps ne peut que profiter « à son éducation d’homme ». Une visite qu’il fit à la bibliothèque de Windsor lui révéla sa vocation de bibliophile. Il choisit un bibliothécaire. Bientôt à la passion des livres s’ajoutait l’amour des manuscrits et de toutes les productions des arts. C’était le commencement de ces collections qui sont devenues des musées ; c’était, à Twikenham, le début de Chantilly.

L’idée de nous donner l’Histoire des Princes de Condé est née de cette noble effervescence de son esprit. Il s’agissait d’abord d’une histoire du grand Condé avec une introduction et des notes. Mais, peu à peu le projet se développe. Au milieu des matériaux qui s’accumulent, les remaniements se succèdent : le prince connaît le labeur de l’homme de lettres. Par moments, il se délasse en composant ses notices sur les Zouaves et sur les Chasseurs à pied et son étude sur Alésia. Plus tard il publiera son histoire de nos Institutions militaires. Mais aussi, il visite, et avec quel enthousiasme ! les champs de bataille de Turenne et de Condé et ceux de Napoléon. Et de la sorte il poursuivait sa tâche. Mme la duchesse d’Aumale s’y dévouait avec tendresse et souvent des manuscrits entiers étaient recopiés de sa main. En réalité, c’était toujours à la France et à ses gloires qu’il songeait en écrivant, et dans ses voyages, c’était elle qu’il eût voulu revoir. Par-dessus les frontières il regardait cette terre chérie et il respirait l’air qui lui venait de la patrie, comme on respire le souffle d’un être aimé.

Combien il eût été heureux de la servir, de verser son sang pour elle ! La campagne de Crimée le remplit d’enthousiasme et le désespère. Quoi ! écrit-il, les zouaves, les chasseurs, les généraux d’Afrique remportent des victoires, et cela sans nous ! Il ne peut s’accoutumer à l’idée qu’il y ait une guerre dans laquelle l’armée française se trouve engagée et qu’il n’en soit pas. Pendant la campagne d’Italie, la nostalgie des armes le ressaisit ; car il aime l’Italie et la voudrait indépendante. Il envie son neveu, le duc de Chartres, qui sert dans l’armée de Victor-Emmanuel et combat près de nos soldats. Dans ces circonstances, il désapprouve formellement ses amis d’attaquer la politique du gouvernement impérial. Il est avec l’Empereur, puisque la cause de l’empire se confond avec l’honneur de la France et de son armée. C’est l’ardeur belliqueuse d’un preux du moyen âge inspirée par le patriotisme le plus désintéressé. Et cette grande vertu devait éclater au moment de nos revers. En août 1870, avant la catastrophe finale, voulant répondre à un appel adressé par le gouvernement à tous ceux qui étaient en état de combattre, il offre son épée ! Un si grand dévouement ne pouvait pas être compris.

Pendant son exil qui dura vingt-trois ans, rien n’avait changé dans son esprit. Il était resté ce que son éducation l’avait fait, ce que son père avait voulu qu’il fût. M. le duc d’Aumale était un libéral élevé à l’école de 1830. Il avait conservé l’esprit de ce temps. Toutes les fois que les circonstances l’y avaient contraint, il avait résisté à des actes qu’il jugeait arbitraires par des moyens légaux. Il n’en connaissait pas d’autres ; aussi désireux qu’il était d’exercer les droits de citoyen d’un pays libre que d’obéir aux lois. Et, c’est ainsi, Messieurs, que vous l’avez admis parmi vous. Car je pense que si vous avez accueilli l’écrivain pour son mérite, vous avez aussi reçu l’homme pour sa vertu. Il était demeuré fidèle à lui-même, ayant toujours porté pour devise ces deux mots : France et Liberté !

Quelle satisfaction dut éprouver le prince en rentrant dans son pays après une si longue attente ! Elle fut immense. Ah ! sans doute la terre natale est profanée et Paris bouleversé. Les Tuileries où s’est écoulée sa jeunesse sont en ruines. Mais quand il y arrête ses regards en passant, il peut apercevoir, à travers les brèches du pavillon central, les restes de la Salle des maréchaux et, encore visibles sur la frise qui la décore, des noms de victoires, qui sont restés là comme un gage d’espérance. Il foule le sol de la patrie. Sa vie de soldat et sa vie d’ami des lettres et des arts vont se développer largement et prendre une activité nouvelle.

Mais avant tout, il faut qu’il se mette en règle avec la politique. Dans une lettre qu’il avait écrite à ses électeurs, il s’était montré sincère. Il avait dit que dans sa pensée une monarchie libérale pourrait répondre aux aspirations du pays ; mais que si le régime républicain était préféré, il s’y soumettrait sans réserve. En effet, son esprit s’était formé à l’ombre d’un trône entouré, comme on disait alors, d’institutions républicaines, et il n’éprouvait point de répugnance à vivre au sein d’une démocratie, libérale elle-même. Cependant, et au fond, il était de sa maison, et on ne pouvait pas plus lui demander d’en abdiquer les traditions qu’on n’était en droit d’attendre de lui qu’il changeât son drapeau. Désintéressé comme il l’était, il restait par excellence un citoyen loyal et le meilleur serviteur de l’État.

Dans cette condition, la seule qu’il lui plût d’envier, M. le duc d’Aumale se concilia la faveur publique. On voudrait ne point rappeler le procès du maréchal Bazaine. Mais comment oublier des paroles qui sont aussitôt entrées dans l’histoire. On s’en souvient : à l’accusé qui cherchait à se disculper en disant que, dans les circonstances où il s’était trouvé, plus rien n’existait, le Prince fit cette réponse émouvante : « Mais il y avait toujours la France ! » Mots passionnés qui jaillissaient de son cœur comme un hommage à la patrie vaincue.

Appelé à munir, pour la défendre, notre frontière de l’Est, dont la garde lui était confiée, il dépassa ce que l’on attendait de lui. Sa science militaire fut admirée de ses compagnons d’armes.

Les grandes injustices des partis, sa mise en non-activité et sa radiation du cadre des officiers généraux, radiation arbitraire contre laquelle il protesta avec indignation, servirent à faire briller en lui, et, Messieurs, vous savez dans quelle mesure, la munificence patriotique de l’exilé. Ainsi, vous l’aurez vu toujours supérieur aux situations qui lui étaient faites, comme aux malheurs qui pouvaient l’atteindre. La mort avait frappé autour de lui d’une manière terrible. Son fils aîné, le compagnon de sa vie, le jeune prince de Condé, cet autre lui-même, avait succombé au cours d’un voyage lointain. La duchesse d’Aumale n’avait pas survécu à cet enfant si parfait qu’elle remerciait Dieu de le lui avoir donné. Maintenant le charmant duc de Guise, son dernier fils, disparaissait, lui aussi, dans la fleur de la jeunesse. Il restait seul ! Mais rien ne pouvait abattre son âme vaillante. Toujours, il reprenait cette libre activité de l’esprit que les événements n’avaient fait que détourner de sa pente naturelle. Il travaillait à terminer l’Histoire des princes de Condé ; ils’occupait de rebâtir et d’orner Chantilly. On refusait ses services, mais il ne se jugeait pas quitte envers son pays. Sa famille était éteinte ; la France devenait son foyer.

L’histoire des Condé occupa le duc d’Aumale pendant une partie de sa vie. Commencée en 1848, elle fut l’objet d’un travail de plus de quarante ans. Cependant elle n’a pas souffert des interruptions qu’elle a subies, tant elle a été l’objet d’une prédilection constante ! En la lisant, un sent que l’auteur a mis son honneur et son amour à l’écrire. Il était l’héritier du nom de Condé.

Je voudrais donner une idée de ce noble ouvrage, de ce qu’il a de vraiment personnel. Les quatre biographies qu’il contient ont un caractère à part. Ce ne sont pas des vies à la manière de Plutarque qui, comme dit Montaigne (et il l’aime à cause de cela), « s’amuse plus aux conseils qu’aux événements ». Ce sont des récits dans lesquels les faits tiennent la plus grande place. Non qu’une haute philosophie politique en soit absente ; loin de là. Mais, tout en restant fidèle à ses principes, l’historien compose et raconte en homme d’action plutôt qu’en moraliste. Dans un sujet où il avait tant d’intérêts, M. le duc d’Aumale s’est très heureusement efforcé de conserver une impartialité supérieure. S’il tourne quelquefois à l’apologiste, il sait s’arrêter à temps et se montrer sévère. Il faut aussi admirer l’unité de l’œuvre, au milieu de la diversité des caractères et des faits. Elle tient à l’historien, à sa ferveur soutenue et à son éloquence. C’est sa pensée que l’on retrouve en maints endroits, c’est lui-même. On y voit paraître sa sincérité parfaite, sa tolérance, son idéal politique si bien équilibré. On y démêle les particularités de son caractère : le patriotisme, la passion des choses militaires, et, avec un amour marqué pour les lettres classiques, le sentiment de l’art. La forme a une plénitude et un mouvement qui ne se démentent jamais. L’érudition est très sûre. Le duc d’Aumale parle de beaucoup de choses anciennes comme quelqu’un qui en aurait été témoin ou qui les saurait par une sorte d’atavisme. En effet, il a été élevé dans un milieu où l’on s’occupait traditionnellement des affaires publiques. Son jugement s’y est formé, et ce jugement était à la fois celui d’un prince et d’un prince de son temps.

En commençant son ouvrage, le duc d’Aumale n’avait pas l’intention d’écrire l’histoire des premiers Condé. Malgré le talent qu’il apporte à les mettre en relief, la sympathie leur fait défaut. Il est plus inspiré par son sujet et il est plus lui-même, quand il parle du héros de Rocroy. C’est là qu’il faut le chercher.

Dans l’oraison funèbre du grand Condé, Bossuet, après avoir dit que l’éloquence ne peut rien pour la gloire des âmes extraordinaires et que leurs seules actions les peuvent louer, s’en remet à l’histoire du soin de soutenir la renommée de son héros, par la simplicité d’un récit fidèle. M. le duc d’Aumale a entrepris cette tâche, et bien que dans son travail il recherche surtout une exactitude rigoureuse, il s’exalte lui-même en traitant son sujet et l’on sent dans son entraînante narration quelque chose de la flamme de l’évêque de Meaux.

À ce mérite, l’auteur sait, quand il le veut, ajouter le charme. C’est l’impression que l’on éprouve en lisant le chapitre consacré à l’éducation de Condé. Son père avait résolu de le faire élever suivant un plan qui était, pour son temps, fort extraordinaire. M. le duc d’Aumale en fait ressortir le caractère et la conséquence dans des pages pleines de sympathie. On y voit le petit Prince dès l’âge de 9 ans, suivre, comme externe, les classes du collège de Bourges : il y vit avec ses condisciples sur le pied d’une égalité parfaite. Depuis son enfance, il est séparé de ses parents. Mais, de loin, son père veille activement sur lui ; et, lui, il écrit respectueusement et tendrement à son père en latin. En réalité, le latin est la base morale de ses études ; et c’est dans le commerce de César, de Tite-Live et de Tacite que, de bonne heure, sa belle intelligence se forme, que son génie s’épanouit.

L’auteur ne se demande pas si cette manière d’isoler l’enfant, et particulièrement de le soustraire à l’influence de sa mère a été profitable. M. le duc d’Aumale devait beaucoup à la pieuse tendresse de la reine Marie-Amélie. Mais c’eût été s’écarter de son sujet. Il lui suffisait de montrer sa prédilection pour des enseignements publics qui avaient servi de modèle à ses propres études, et aussi son patriotisme latin. Les allusions aux avantages de la camaraderie et à la direction affectueuse de maîtres éclairés sont touchantes ; et on aime voir revivre un instant, dans le prince et dans l’historien, l’élève du collège Henri IV.

Les hautes qualités de l’historien sont singulièrement frappantes dans tout ce qui touche à la vie militaire de Condé. Là, M. le duc d’Aumale est dans son élément préféré et il s’y déploie avec une supériorité qui nous captive. Il possède la science de la guerre et il en a l’érudition. À sa suite, il est d’un intérêt extrême d’entrer dans le conseil des plus illustres capitaines, de voir se dérouler les campagnes dans leurs phases logiques, d’en comprendre le succès ou la catastrophe. Le récit des batailles et des simples rencontres est d’une lucidité merveilleuse, tant chaque fait est bien étudié ! Le terrain est minutieusement décrit, car tout sert dans un combat. Grâce aux relations, aux peintures et aux dessins du temps, grâce aux explorations qu’il est allé faire sur place, l’auteur reconstitue l’arène où les armées se sont mesurées comme en champ clos. Même exactitude pittoresque ; quand il s’agit de l’action elle-même. Certes refaire Rocroy après Bossuet était une tâche redoutable ; et pourtant le récit du prince, récit tout de geste, arrive aussi à un effet puissant. Ce qui enivre l’historien et ce qui nous enivre nous-mêmes, c’est sa propre vaillance. La gloire militaire héroïquement conquise, voilà son rêve. Il admire Condé à la fois général et soldat, habile à ordonner une bataille ou un siège, et, « sang et poussière », emportant la victoire l’épée à la main. Aussi, quand dans ses lettres et dans ses carnets, parlant de ses neveux, de M. le comte d’Eu et plus tard de M. le comte de Paris et de M. le duc de Chartres qui se sont brillamment conduits à la guerre, il applaudit à leur courage, il met à les louer tout son cœur.

On pourrait détacher, pour les placer dans un manuel de haut enseignement civique, les belles pages dans lesquelles le Prince se prononce sur la trahison de Condé. À ceux que les circonstances, mauvaises conseillères, pourraient pousser au crime contre la patrie, il trace le chemin et montre de quel côté la conscience doit chercher sa lumière. Lui-même est en exil ; il se juge innocent, et sa situation donne à ses paroles l’autorité d’une sentence. Rien à ses yeux n’atténue la faute de Condé. Il louera, chez le prince, l’homme de guerre incomparable, mais il condamnera sans réserve le factieux qui, pour une offense toute personnelle, s’est tourné contre son pays.

Condé a racheté sa faute par son repentir et par ses victoires. Dans la galerie où sont représentées ses actions, on a placé, par son ordre, à côté de ses trophées, un tableau dans lequel il a devancé les sévérités de l’histoire. Mais il continua de vaincre. Quand il fut appelé à poursuivre les opérations de Turenne en Alsace, il fit alors la plus belle de ses campagnes. Rien que par une stratégie incomparable, sans engager de bataille, presque sans verser une goutte de sang, il obtint un succès complet : nous restâmes maîtres de la rive gauche du Rhin. M. le duc d’Aumale le constate avec admiration et il termine ainsi le récit de cet événement mémorable : « Lorsque le dernier soldat de l’Empire eut quitté le sol de l’Alsace, le sol de la France, Condé remit au fourreau son épée qui n’en devait plus sortir. »

Pas un mot de plus : ici l’historien s’arrête brusquement ; c’est comme un grand silence, sous lequel se cachent des sentiments douloureux et profonds... Nous aussi, Messieurs, renfermons en nous-mêmes l’expression de cruels regrets ; mais pensons toujours à notre frontière telle que l’avait laissée Condé.

L’histoire éloquente de Condé doit être lue et méditée. Le récit des dernières années du héros achève de nous donner l’idée de l’homme extraordinaire qui était en lui. Quelle âme vraiment supérieure ! M. le duc d’Aumale excelle aux portraits, ce qui est, ce me semble, le brevet de l’historien. Plus versé que personne dans l’iconographie, il reconstitue l’iconographie morale des personnages auxquels il veut laisser une marque. Condé à Rocroy ou à Chantilly est représenté au vif. Le parallèle de Condé et de Turenne n’était plus à faire ; mais celui de Gondi et de Mazarin est un morceau parfait. Comme les maîtres de son art, l’auteur a l’épithète formelle et pittoresque qui fait revivre les hommes et les pays. Tout à coup, quelque personnage sort de l’ombre, grâce à une touche ou à un trait qui lui donne le relief de la réalité. Les spectacles de la nature le frappent : en quelques mots qui font image, il les note dans ses lettres avec le récit de ses combats. Écrivain, il sait toujours nous donner la représentation intellectuelle des faits et des choses. Son œuvre est d’un artiste aussi bien que d’un soldat.

Le goût des arts était très vif dans la famille d’Orléans. Plusieurs des enfants du roi Louis-Philippe avaient reçu les leçons d’Ary Scheffer et d’Alaux. La princesse Marie nous a laissé cette statue de Jeanne d’Arc qui est d’une inspiration si pure. Le duc d’Aumale était né avec un grand sentiment de l’ordonnance et de la beauté. En rétablissant Chantilly si cher aux Condé, il a fait une œuvre d’art.

Heureux privilège d’un vieux pays de France, Chantilly a toujours été considéré comme un séjour délicieux. À la Renaissance du temps des Montmorency, sous les Condé pendant le règne de Louis XIV et après la Révolution qui en avait fait une ruine, l’impression était la même. Avec les gravures et les tableaux, on peut donner une idée du château à différentes époques, mais on ne saurait en faire comprendre l’agrément. À quoi tient-il ? Est-ce au ciel largement ouvert dont un grand lac double la clarté ? est-ce à l’admirable cadre formé par la forêt ? est-ce aux eaux courantes et à la disposition des jardins ? C’est à tout cela, et aussi à quelque autre chose impossible à définir, bien qu’on en soit pénétré. Il y a là un charme très grand qui s’exerce ; et le charme ne se décrit pas.

C’est sur le soubassement de l’ancien manoir que M. le duc d’Aumale a fait construire ce nouveau Chantilly dont il vous a confié la garde. Pour lui, rien ne se faisait à la légère. Voulant accomplir une œuvre nouvelle, mais considérant l’histoire du lieu et des convenances qui lui parurent s’imposer, il lui sembla qu’il devait, sans trop s’y asservir, adopter le style de la Renaissance française. Mais il lui fallait rencontrer un architecte capable d’entrer dans ses intentions, et il le trouva dans un de nos confrères de l’Académie des Beaux-Arts. Artiste du goût le plus pur, constructeur éprouvé, esprit très ouvert, caractère profondément déférent, et aussi, ce qui était fort apprécié du Prince, capable d’une douce résistance, M. Daumet était l’homme le plus apte à réaliser un pareil projet ; et il s’est acquitté de sa tâche avec un plein succès.

Comme il est vivant et moderne, l’édifice si heureusement inspiré de notre architecture du XVIe siècle ! Comme ses silhouettes, dans leur variété, rendent bien compte des principales dispositions intérieures du noble logis ! La partie la moins élevée, celle qui porte le nom de Jean Bulland, et qui a été tout au moins bâtie d’après ses conseils, est réservée à l’habitation. Le grand palais est destiné à la réception et au musée. Voici l’entrée principale marquée par sa couverture en forme de coupole ; voici les galeries avec leur comble horizontal ; voici les tours avec leur couronnement arrondi ; la chapelle avec sa flèche et ses clochetons. Quelle diversité et quelle harmonie ; quelle élégance dans la réunion de tant d’éléments !

Dans ce palais si riche sont rangées les collections plus précieuses encore. Ce sont les peintures et les dessins, les manuscrits et les livres, les archives et les œuvres d’art, vases, bronzes, terres cuites et émaux. C’est un ensemble magnifique. Et il faut bien le dire : ce- n’est pas le cabinet d’un amateur, c’est un musée. Souvent les collections particulières témoignent d’une prédilection pour certaines époques ou pour certains talents. Le Musée de Condé reçoit dans une large mesure les ouvrages remarquables de toutes les écoles et plusieurs sont des merveilles. Ils sont rangés de telle sorte que chacun se trouve dans les conditions qui lui sont le plus favorables. Le Prince, si éminent historien, n’a pas voulu imposer à ses tableaux l’ordre historique. Il a pensé que l’art et l’histoire méritaient de n’être pas confondus. Et, en effet, quelle différence ! L’une s’adresse à l’intelligence : c’est une science. L’autre fait appel au sentiment. Quand une date est établie, c’est une notion acquise ; on n’y revient plus. Mais un chef-d’œuvre nous captive et nous laisse inassouvis. On le revoit sans pouvoir épuiser son admiration, sans en pénétrer le mystère. L’histoire et l’art ne nous intéressent pas de la même manière. La première établit des divisions et des cadres fermés. Le second nous instruit surtout de nous-mêmes, en nous révélant des sentiments personnels si profonds qu’aucune langue ne peut les exprimer et que la limite en est inconnue. Souvent une galerie purement historique nous laisse quelque mélancolie. Le Musée de Condé est plein d’allégresse et de vie ; les belles œuvres y brillent et l’éclairent. C’est le domaine de l’idéal.

Ceux qui ont eu la bonne fortune d’avoir M. le duc d’Aumale pour guide parmi les collections de Chantilly sont dignes d’envie. Le Prince était un exégète et un nomenclateur incomparable. Non seulement il savait en perfection l’histoire de l’art ; mais dans les explications qu’il donnait, l’histoire générale aussi bien que la légende le servaient à souhait ; les anecdotes venaient naturellement animer son discours. Puis c’étaient les appréciations personnelles, toujours délicates ou profondes. Témoin, sa charmante interprétation des Trois Grâces de Raphaël dans lesquelles il se plaisait à voir les trois âges où s’exercent les séductions de la femme ; témoin aussi son appréciation si pénétrante de la Vierge d’Orléans. Mais c’était surtout quand il parlait devant les portraits qu’il y avait profit à l’écouter. Dans ses commentaires trouvait place et ce que l’on sait positivement des personnages représentés et ce que la chronique leur attribue. Avec quelle finesse il touchait à leur caractère, à leurs aventures et à leurs amours ! C’était une autre érudition, dont il s’était interdit de faire usage dans ses livres, mais qui apportait souvent un complément piquant à la vie des Condé. Les crayons du XVIe siècle fixaient particulièrement son attention, et, dans le nombre, sa préférence était pour ceux qui représentaient des personnages ayant aimé la France, comme Madame Marguerite sœur de Henri II qui, ayant épousé Emmanuel-Philibert de Savoie, n’en continua pas moins à chérir son pays par-dessus tout au monde.

Je ne sais si, chez lui, le bibliophile était supérieur à l’amateur d’œuvres d’art. En tout cas il en était très différent, et l’on peut dire que dans ses librairies, Cabinet des livres et Bibliothèque, il n’était plus le même que dans son musée. Quand il en montrait les richesses, son attitude tenait du respect. Parmi les manuscrits, il y en avait, qu’il se réservait de faire voir et de manier lui-même : par exemple, le Psautier de la reine Ingeburge, lequel avait appartenu à saint Louis ; le Demi-Bréviaire et la Légende dorée de Jeanne d’Évreux portés, ainsi que le Psautier, aux inventaires du roi Charles V. Il les feuilletait religieusement, il les considérait comme un lointain héritage. Aussi le commentaire était-il différent. Rien n’y était laissé à l’improvisation enjouée ou sérieuse ; tout y était donné à une appréciation érudite et à une science émue.

Jamais le Prince ne fit les honneurs de sa maison avec plus de courtoisie et d’entrain, ne se donna davantage que le jour où il vous reçut à Chantilly à l’occasion du centenaire de l’Institut. À ce moment, en dépit de ses infirmités, il remplissait le château du sentiment de sa présence : il était comme le génie du lieu. Le souvenir que nos confrères étrangers en ont gardé a été le plus brillant qu’ils aient emporté de notre pays.

Les collections de Chantilly ont une valeur immense : chacun des objets qu’elles renferment a du prix. Pour les réunir, M. le duc d’Aumale n’a rien épargné. Sans doute il éprouvait une vive satisfaction à les voir si belles. Cependant, il y avait des pièces uniques auxquelles, s’il ne se fût agi que de lui, il n’eût pas cherché à prétendre. Mais il les voulait ; et si quelqu’un eût pensé à le taxer de prodigalité, il pouvait répondre ce qu’il dit un jour en acquérant un tableau, admirable à la vérité, mais qu’il payait d’une somme énorme : « C’est pour la France ! » M. le duc d’Aumale se plaisait à vivre au milieu de ces trésors qui servaient d’aliment à sa pensée. Son œuvre lui souriait. De quelque coté qu’il tournât son esprit, il goûtait la satisfaction d’avoir accompli une grande tâche et de se sentir aimé. Ah ! sans doute, sa demeure n’était pas animée comme elle eût dû l’être. Son foyer était désert. On ne peut visiter sans émotion la partie réservée du château de Chantilly.

Au milieu de ses épreuves, M. le duc d’Aumale se réfugiait dans un grand amour : accablé de deuils, il trouvait à vivre sous le ciel natal un adoucissement à ses douleurs. Et puis, notre démocratie est douce. N’exerce-t-elle pas un attrait infini ? Tant de princes étrangers viennent les uns se retremper dans le milieu si libre qu’elle leur ouvre, les autres, se confier sans réserve à son humanité sympathique. Quelques-uns, qui avaient régné, ont été ses hôtes et ont achevé chez elle, entourés de respect, une existence tourmentée. Mais, lui, bien plus que le repos, appréciait l’activité féconde de notre pays. Ce qu’il aimait, c’était l’esprit de la France tel qu’il brille dans nos grandes institutions nationales. Rappelez-vous combien il fut fier de vous appartenir et (ce sont à peu près ses paroles) d’entrer dans une compagnie qui porte le nom de la patrie. En parlant ainsi, il était sincère. Dans ses sentiments, la confraternité, académique prenait le pas sur la camaraderie militaire que cependant il portait si haut. Il considérait l’Institut comme une haute émanation du génie français, comme une famille permanente dont il était membre, comme la famille de son esprit. Et son estime et son affection étaient telles qu’il vous a légué, avec Chantilly, les plus précieuses, les plus intellectuelles de ses richesses.

Quel emploi de sa vie ! Mais ce qui donnait aux qualités réunies dans la personne de M. le duc d’Aumale leur caractère et leur unité, c’est non seulement qu’elles étaient soutenues par un ardent amour pour la France, mais qu’elles étaient les vertus d’un prince.

Un prince ! Qu’est-ce qu’un prince ? Chaque époque s’est fait une idée différente d’un tel homme, placé, pour ainsi dire, au-dessus des lois ; et il s’agirait, ce semble, d’un type qui varie selon les temps. Aujourd’hui, nous pouvons le dire, ce qui fait le prince, c’est un état d’esprit supérieur, qui permet d’éprouver tous les sentiments humains, sans en connaître les faiblesses ; c’est une fermeté qui élève le cœur plus haut que les accidents de la fortune. En dépit des événements contraires, un prince conserve son prestige et répand sur tout ce qu’il touche un éclat certain. Il reste, quand même, de sa race et de son pays ; il a dans l’histoire des intérêts constants. Il vit dans le passé et dans l’avenir, et la conscience qu’il a de ces attaches indissolubles dirige ses actions, le porte à tout rapporter à sa patrie et à s’identifier avec elle.

Mais être de sang royal et vivre comme un simple particulier parmi nous ; se rendre le citoyen fidèle d’une démocratie et en devenir l’ornement incontesté ; se désintéresser des partis pour ne contempler que la patrie, tel était l’idéal assurément sans exemple que s’était proposé M. le duc d’Aumale, et vous savez comment il l’a réalisé. Et ce n’était pas une simple apparence. Dans cette existence si nouvelle, il avait mis son cœur. Il vous aimait ; il était heureux de vous appartenir et vous étiez fiers de le posséder.

Non, personne n’était en mesure d’occuper sa place. En effet, quelle noblesse s’égalerait à celle de la maison de France ? Quel homme de guerre, général à vingt ans, a débuté dans la carrière militaire par un fait d’armes comparable à la prise de la Smalah ? Quel historien, traitant un sujet de même ordre, a produit une œuvre supérieure à l’Histoire des Condé ? Quel ami des arts aurait pu, avec le même goût, rebâtir un Chantilly ? Dans ces conditions, Messieurs, considérant la belle intelligence du Prince qui embrassait dans une même compréhension tout ce qui intéresse les travaux de l’esprit, vous avez pensé que c’était une occasion de proclamer, par l’élection d’un artiste, l’union des arts avec les lettres. Sans doute, on n’avait jamais contesté leur étroite parenté, leur commune origine. On savait assez tout ce que les monuments figurés apportent aux monuments écrits ; on n’ignorait pas que, pour l’historien, une œuvre d’art équivaut à un texte. L’histoire et la légende, la philosophie et la théologie ne cessent d’inspirer le peintre, le sculpteur et l’architecte. Mais d’autre part, la vue d’un chef-d’œuvre excite l’enthousiasme des lettrés, fait naître l’éloquence, et souvent produit des ouvrages dans lesquels l’écrivain, franchissant les limites, lutte avec le statuaire, le peintre ou l’orfèvre. Tantôt le poète est peintre, et tantôt c’est le peintre qui par des qualités indéfinissables arrive à la poésie. Au fond les lettres et les arts émanent d’un même principe de fécondité, ont le même besoin de se communiquer, poursuivent le même objet qui est de répondre à notre insatiable besoin d’échapper à la réalité. Et ils s’envolent à la poursuite d’une vérité supérieure, emportés par cette sorte d’amour qui ne s’attache qu’à la beauté ; et, dans cette ascension, n’arrive-t-il pas un moment où, affranchi de toutes les formes, sans le secours des mots, de la pierre, des sons et des couleurs, l’esprit, montant toujours et envahi par une sorte d’enthousiasme, sent en lui la présence de l’idéal et dans le domaine de l’inexprimable le goûte en son immatérialité ? Alors, Messieurs, tous ceux qui vivent par l’intelligence et qui créent se rencontrent ; alors il n’y a plus de genres et de catégories, et tous les modes de nos aspirations vers le bien suprême se confondent dans une même contemplation.

C’est dans ces sentiments que M. le duc d’Aumale a passé les dernières années de sa vie, unissant dans son cœur l’amour passionné du bien avec l’amour de son pays. Mis par l’opinion au-dessus des partis, ayant, dans l’avenir, assuré l’exécution de ses volontés et sûr de laisser à la France des richesses inappréciables unies au souvenir des noms d’Orléans et de Condé, entouré de la vénération de tous, il jouissait de ce qu’il avait créé. Il jouissait de la vie.

Au printemps de 1897, il était venu passer quelques jours dans sa propriété du Zucco. C’était une autre de ses créations, bien différente de Chantilly. L’habitation y est d’une simplicité extrême. Mais au dehors, à l’ombre des platanes, on jouit d’une vue admirable sur les champs cultivés, sur les montagnes aux formes hardies et sur la mer étincelante. En présence de ce spectacle, respirant le parfum des orangers en fleurs, des jasmins et des roses, le Prince invoquait les Muses de Sicile, là même où Théocrite et Virgile avaient chanté.

C’est dans ce beau pays que la mort l’attendait. Il y était entouré de plusieurs membres de sa famille, quand au milieu des joies pures qu’il goûtait dans ce cercle aimé, il apprit une nouvelle effroyable : l’incendie du Bazar de la Charité. Une princesse de son étroite parenté y avait péri, victime du devoir. Cette catastrophe le frappa au cœur. Peu après, atteint dans la nuit d’un mal subit, il succombait en quelques instants. Fin rapide, pareille à cette mort du soldat qu’il enviait toujours !

À ceux qui accomplissent le pèlerinage du Zucco, on montre la petite chambre où sa vie s’est exhalée, où tant de larmes ont coulé. La mort l’a emporté par surprise et aucune de ses volontés suprêmes n’a pu être exécutée. Mais des mains pieuses ont enveloppé son cercueil dans les plis du drapeau tricolore, de ce drapeau à l’ombre duquel son père avait combattu, sous lequel il lui avait été donné de servir et de vaincre, qu’il faisait flotter à Twikenham sur sa maison d’exilé, qu’il a défendu à la tribune avec éloquence. Ses funérailles ont été celles d’un général d’armée ; son éloge a été prononcé jusque devant les autels. Pour vous, Messieurs, après vous être associés à ces derniers hommages, vous en aurez écarté l’impression funèbre, pour ne plus voir M. le duc d’Aumale que plein de vie, dans l’intégrité de son intelligence et de son activité généreuse, tout entier, tel qu’il était parmi vous. Vous êtes à toujours les dépositaires de sa pensée ; elle est à la France, et vous ne la laisserez pas languir !

France ! France ! ce mot que j’ai répété si souvent n’est revenu tant de fois sur mes lèvres que pour exprimer un sentiment dont M. le duc d’Aumale n’a jamais cessé d’être pénétré. La France l’a inspiré et consolé ; elle a été sa force et son amour, sa passion sacrée.