Funérailles de M. Victor Hugo

Le 1 juin 1885

Eugène GUILLAUME

INSTITUT DE FRANCE

DISCOURS PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES DE M. VICTOR HUGO

PAR

M. EUGÈNE GUILLAUME

MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES ARTISTES FRANÇAIS.

 

MESSIEURS,

Le grand poète dont nous portons le deuil fut un artiste incomparable : les artistes français ne pouvaient manquer de s’associer à l’hommage solennel qui lui est rendu. Eux aussi se font gloire d’appartenir à la famille intellectuelle de Victor Hugo ; car si ce vaste génie a résumé les pensées et les aspirations de son temps, s’il a évoqué les siècles passés et pénétré l’avenir, en même temps il a donné, dans son œuvre, une idée frappante de tous les arts. Tous les arts semblent vivre dans ses poésies.

En réalité, l’inspiration s’exerce suivant des modes séparés et divers. C’est le privilège de la poésie de nous faire oublier qu’ils ont des limites et de nous découvrir plus largement l’idéal. Féconde en images expressives, elle crée dans le champ de l’imagination des représentations pleines de vie. Sans doute elle ne façonne point les matériaux qui assurent aux idées une forme sensible : chez elle, c’est surtout l’esprit qui s’adresse à l’esprit. Mais elle est capable de donner aux objets qu’elle fait naître un caractère de détermination qui les égale à des images peintes ou sculptées. Alors ces objets nous apparaissent avec une sorte de réalité. On croit les voir et, ils restent sous le regard intérieur comme s’ils existaient en dehors de nous.

Victor Hugo, entre tous les poètes et à l’égal des plus grands, a eu le rare privilège de susciter les illusions plastiques. Que d’exemples n’a-t-il pas donnés de ce pouvoir prestigieux ! Certes il avait en lui le génie d’un grand architecte et les lumières d’un voyant, alors que, dans les Orientales, il décrivait les villes maudites que le feu du ciel va dévorer. L’archéologie n’a rien à reprendre à cette création, qui devança les découvertes de la science. Hugo eut toujours la divination du poète. Dès ses débuts n’avait-il pas évoqué le moyen âge dans les Odes et Ballades, comme il le fit, plus tard, dans Notre-Dame de Paris ? Admirateur passionné et juste de notre architecture nationale, il l’a relevée dans l’opinion et a préparé l’action des services publics destinés à la protéger.

Quel sculpteur a taillé, a ciselé avec plus d’énergie et de précision l’image des héros et des dieux, la figure des nations, l’effigie des hommes ? Quelques mots, et c’est assez pour rendre visible tel phénomène de la forme que plusieurs ouvrages du ciseau suffiraient à peine à faire comprendre. Qui ne se rappelle les trois vers dans lesquels il a représenté l’évolution du masque de Napoléon ? Exacte observation, vérité historique, sentiment de l’art, tout s’y trouve réuni. Les possibilités de la statuaire y sont atteintes et dépassées. Combien d’autres images sont sorties de sa pensée : les unes comme détachées d’un bloc de granit, les autres comme jetées en bronze, et cela dans une strophe qui étonne l’esprit et, pour ainsi dire, le regard !

Est-ce la variété, est-ce la richesse des formes et du coloris qui font défaut à ce peintre sans égal ? Ceux qui ont lu dans la Légende des Siècles la pièce intitulée le Satyre, ne sont-ils pas restés, en quittant le livre, comme éblouis et enivrés de couleur et de lumière ? Et puis, cette étude ardente de la nature poussée jusque dans ses profondeurs, ce travail du poète qui suit les mêmes voies que la science, quel exemple et quel enseignement pour l’avenir et pour nous-mêmes !

Que dirai-je de l’harmonie qui déborde de ses poèmes, de coupe et de mouvements si divers? Le rythme y suit toujours le sentiment. Il y accompagne la pensée, tantôt grave ou léger; tantôt vif ou pénétré de langueur ; tantôt soutenu comme pour quelque symphonie de la nature ; tantôt brisé comme pour un dialogue ou une plainte ; tantôt solennel comme il convient à la méditation philosophique. Quelle musique que cette poésie et combien, même sans tenir compte des mots, elle apaise ou exalte l’âme qui s’abandonne au cours mélodieux de la rime et des sons !

Ah ! oui, Victor Hugo est un grand artiste, un artiste complet, le plus grand du siècle. Dans sa poésie il a reconstitué l’unité de l’art qui n’existe que dans les antiques épopées. Il a le sentiment de toutes les activités humaines : elles vibrent en lui; il en est l’interprète ardent. Artiste, il l’est aussi le crayon à la main. Mais sa gloire, comme celle des poètes les plus sublimes, est de nous inspirer. Son œuvre, comme l’œuvre d’Homère et de Dante, est une école. Il en sortira des ouvrages grandioses, car l’admiration est féconde... Un vers d’Homère avait donné à Phidias l’idée du Jupiter Olympien. Nos sculpteurs pourront tirer des vers de Victor Hugo des figures d’un idéal élargi, d’une signification morale achevée. Je vois sur son tombeau les images des plus nobles inspiratrices de son génie : les statues de la Justice et de la Pitié...

Aucunes funérailles n’ont été plus magnifiques, plus imposantes, plus triomphales. Nous avons eu au milieu de nous un génie sans égal. Honneur à lui ! Honneur au poète qui a donné à ses œuvres un caractère d’universalité !

Gloire au maître souverain de l’idée et de la forme, à celui qui a identifié avec la poésie la représentation intellectuelle de tous les arts !

Les artistes français déposent sur le cercueil de Victor Hugo un laurier d’or en ce jour témoin de son apothéose.