Réponse au discours de réception de Henri Lavedan

Le 28 décembre 1899

Charles COSTA de BEAUREGARD

Réponse de M. le marquis Costa de Beauregard
au discours de M. Henri Lavedan

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le 28 décembre 1899

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Vous êtes trop modeste. « Nos graves étés », « nos illustres automnes », « nos magnifiques hivers » —comme vous le disiez si joliment tout à l’heure — se réjouissent assurément de voisiner avec votre aimable « avril », mais ce n’est pas à titre printanier seulement que vous vous asseyez ici ; on y est toujours de saison quand on peut, comme vous, se réclamer à la fois de Marivaux, de Beaumarchais, de Berquin, de Pigault-Lebrun ; et j’aurais grand plaisir à dresser votre généalogie, si je ne craignais pour vous ces tracasseries qu’une trop illustre descendance valait naguère à ce pauvre prince d’Aurec.

D’ailleurs, qu’avez-vous besoin d’ancêtres ? « Quand on veut de la gloire, — vous nous le disiez, je crois, dans vos Deux Noblesses, — quand on veut de la gloire on s’en fait une et l’on ne va pas chercher celle d’un Monsieur qui vivait il y a quatre cents ans. »

Le précepte vous était facile à suivre. Vous l’avez suivi. Vous frôlez les meilleurs... et vous restez vous-même. À vous, bien à vous, ces alternances de joli cynisme et de sentimentalité presque naïve qui font osciller votre œuvre de la langue verte aux gazouillements de la Bibliothèque rose. À vous, cette sincérité aussi absolue que momentanée ; ce comique dont on est libre de pleurer ou de rire, cet esprit fébrile, irrévérent, crispé, et ce cœur où sommeillent toutes les mélancolies, toutes les tendresses, toutes les croyances profondes. Vous vous montrez si divisé contre vous-même, votre gaieté sonne parfois si douloureuse, que l’on dirait rencontrer ce marchand de bonheur auquel on demandait le prix d’un sourire et qui répondait... deux larmes !

Nous espérions trouver enfin le mot de l’énigme dans votre discours. Et voilà que vous continuez à jouer au sphinx ! Vous nous dites que « les hommes sont presque toujours le contraire de ce qu’ils paraissent ». Ah ! Monsieur, vous compliquez ainsi singulièrement ma tâche !

Un de nos plus avisés confrères assure, en effet, que vous êtes toujours le bon petit enfant de Mgr Dupanloup. D’autres vous tiennent pour moins innocent. Certains vont même jusqu’à vous refuser toute candeur. Comment oser, au milieu de cette confusion, me prononcer sur « l’état d’âme » de celui qui, pour augmenter encore mon embarras, nous donnait à la fois Catherine et le Nouveau Jeu ?

N’était-ce pas dire :

Je suis oiseau, voyez mes ailes !
Je suis souris, vivent les rats !

Peut-être même demandiez-vous, en sourdine, que :
Jupiter confonde les chats !

Les chats, heureusement, Monsieur, ne sont pas rancuniers, et puisque la fortune m’échoit de vous en féliciter aujourd’hui, permettez-moi de vous féliciter aussi du bonheur avec lequel vous avez brûlé les étapes qui vous amenaient ici. Non, vous n’êtes pas de ceux que la vie a pris sévèrement dans leur berceau ; rien n’est venu rudoyer vos premières tendresses, froisser vos instincts, contrarier vos désirs. Autour de votre cœur à peine éclos, vous avez rencontré, et jusqu’au superflu, ces affections, ces exemples, ces traditions qui réchauffent et guident l’enfance. Bien douce fut sans doute la vôtre, puisque vous nous en faites sans cesse la confidence attendrie. Et qui sait si, à cette heure, où vous achevez de rendre à vos envieux la tâche trop facile, vous ne regrettez pas, comme vous l’écriviez dans une de vos jolies pages :
« Cette gentille âme que l’on avait à douze ans, avant d’avoir vécu, souffert et cru aimer. »

Espiègle, très remuant, moqueur déjà, vous étiez, en effet, voilà quelque trente ans, la joie de ce petit séminaire que Mgr Dupanloup avait installé, là-bas, sur les bords de la Loire, dans la jolie demeure jadis habitée par Mlle Raucourt. Sans doute, le saint évêque croyait en avoir à jamais banni les diablotins roses ou noirs qui autrefois y fréquentaient. Eh bien, il se trouva que le pire de la bande, blotti sous un rideau, dans quelque recoin d’alcôve peut-être, avait échappé à l’exorcisme. Ah ! celui-là, ne le niez pas, vous fut de bonne rencontre. C’est lui qui sema, pour vous, la folle avoine-sur les planches bénites où vous jouiez en grec Philoctète à Lemnos !

Jouer Philoctète en grec, c’était bien un peu « Arche de Noé », comme dirait quelqu’un de votre connaissance, mais on vous le pardonne. Vous n’avez pas persévéré, et chacun tient pour bien suffisante l’amende honorable que vous en avez faite. D’ailleurs, comment ne pas préférer Paris à Lemnos à l’heure où la belle Hélène nous arrivait de Crète, traînant après elle ces rois de la terre, ces dieux de l’Olympe dont vous venez de ressusciter la trop joyeuse farandole.

C’est vrai, on péchait alors par excès de joie.

Le cœur était chaud, trop chaud. Il battait de dix jeunesses à la fois : pour l’amour, pour l’art, pour la gloire, pour la bataille, pour tout ce qui brille ou enivre. On s’enchantait de beaux rêves que l’on traitait sérieusement.

Et puis, l’âme ailée de la nation, si tragiquement arrêtée dans son essor, ne s’est pas retrouvée. Elle semble se traîner toute meurtrie encore. La belle humeur un peu tapageuse, mais si franche, si sonore, d’autrefois manque à la gaieté d’aujourd’hui. Cette gaieté est amère, maladive. Pourquoi ?

Parce qu’avec tant d’autres, Monsieur, vous avez connu trop jeune l’envers des traditions françaises. Associé par la vaillance de votre père à nos vibrations, à nos frémissements de l’année douloureuse, enfant vaincu quand nos soldats l’étaient, enfant humilié quand nous pleurions notre impuissance, vous avez été charrié par les remous de la défaite de Paris à Tours, de Tours à Bordeaux. Ramené dans les bagages de l’Assemblée nationale, oublié au collège des Carmes quand éclatait la Commune, vous avez vu de vos yeux d’enfant toutes nos agonies. Elles ont laissé d’ineffaçables rides sur votre âme.

On appartient à une génération comme on appartient à une patrie. Votre génération est marquée au signe de l’incertitude et du désenchantement. Elle ne croit plus ni aux phares, ni aux étoiles. Son état normal est fait de lassitude exaspérée. Elle ricane. Elle pousse le dilettantisme jusqu’à se désintéresser même de l’illusion, en cela plus à plaindre encore que n’était naguère le pauvre poète qui, sur son lit d’hôpital, pour se croire riche, barbouillait avec de l’or liquide la tasse ébréchée où il buvait.

Pour vous aussi, Monsieur, on avait songé à dorer un peu la vie. Il semblait que faire de vous un sous-préfet, un préfet, au besoin un conseiller d’État, fût rêve réalisable. Mais en votre doux pays orléanais, où tout fleurit, sauf la naïveté, les enfants naissent sceptiques.

Votre regard promeneur, qui s’accroche à toutes les lézardes, en découvrait aux murailles qui devaient vous abriter. Vos instincts n’avaient, d’ailleurs, rien de discipliné ni d’administratif. Le pressentiment vous hantait déjà de vos goûts et de vos idées à venir. Déjà vous ébauchiez ce geste un peu profane dont vous deviez habiller, ou plutôt déshabiller, si souvent la vérité.

N’est-ce pas, Monsieur, quoi qu’on prétende, rien n’est moins beau que la vérité toute nue ? De là votre désenchantement, d’autant plus explicable que votre rétine est sensibilisée à un degré suraigu. L’image y demeure fixée si nette en ses contours, avec un tel relief de détails et une couleur à ce point lumineuse, que l’on serait tenté de dénier toute invention à vos récits et de croire votre vie toujours intimement mêlée à celle de vos personnages.

Ce conditionnel Vélin, par exemple, dont vous nous contez, dans vos Petites Fêtes, les si plaisantes escarmouches avec le capitaine Chandenier du 29e dragon, c’était vous. Comment ne pas vous reconnaître dans « ce garçon d’une vingtaine d’années, à l’œil espiègle et franc, au nez retroussé de Parisien et dont le visage empreint d’un parfait sérieux laissait néanmoins percer une irrévérence profonde ? » Certes, Chandenier avait raison de se méfier de Vélin, car Vélin passait dans un petit entresol de la rue des Barres à écrire, il faut le croire, le temps que ses camarades mettaient à étudier leur théorie. La sienne, vous l’avez continuée, Monsieur, était de suivre au petit bonheur la fantaisie qui passait, et ce petit bonheur pour vous ne devait pas tarder beaucoup à devenir grand.

Vous vous enliziez, paraît-il, après votre sortie du régiment, dans des essais de romans historiques, quand le directeur d’un grand journal, charmé de votre brio à mimer les scènes dont vous étiez le témoin tantôt étonné, tantôt réjoui, parfois aussi scandalisé, vous conseilla de raconter tout cela du bout des doigts dans la Vie parisienne.

Le conseil était bon. Vous avez toujours eu le goût des sottises dont vous êtes incapable. On vous retrouvait donc bientôt partout où l’on pose, où l’on aime, où l’on s’habille, où l’on joue, où l’on bâille ; chez la demoiselle ou chez le fournisseur à la mode, au prône, à Longchamp, au château, au couvent, voire même au cimetière. On ne saurait jouer à cache-cache avec plus de désinvolture, avoir l’ouïe plus fine ni le coup d’œil moins discret. Furetant partout, notant, du reste sans parti pris, le bien et le mal, vous jetiez ensuite vos petits papiers aux quatre vents, car, chez vous, Monsieur, l’esprit souffle où il veut.

C’était tantôt un conte rose comme Lydie, tantôt un persiflage un peu fou comme Sire, tantôt encore quelqu’une de ces ravissantes nouvelles que vous avez baptisées Une Cour, Beaux Dimanches, Leurs Sœurs. Vous redeveniez délicieusement provincial pour écrire ces jolies choses. Votre verve s’attendrissait. Votre ironie ne faisait plus qu’effleurer. Mais à ces gentillesses se mêlaient des fantaisies moins édifiantes où la vie parisienne ne cherchait même pas à s’excuser de ce qu’elle était et où poupées et pantins parlaient en volapük.

Vos préférences vous ramenaient sans cesse à leur bouillon de culture. Vous aviez la nostalgie de ces vibrions, la passion de leur histoire naturelle. Vous auscultiez Leurs Cœurs, vous étudiiez Leur Beau Physique.

Et, comme toujours, vous concluiez en médecin « Tant Pis ». Gavarni n’eût pas autrement rédigé ses consultations.

Une vision triste est, du reste, la vision à la mode. Gens heureux, honnêtes gens feraient aujourd’hui au théâtre ou chez le libraire la figure de gens bien portants dans une clinique. L’excès, la déformation, la laideur, ont seuls droit à une « écriture artiste », si je ne me trompe, c’est ainsi qu’il faut dire, et le plus grand succès est pour l’écrivain qui sait nous donner les meilleures raisons de nous mépriser nous-mêmes.

Vous nous les prodiguiez de si vaillante façon dans tous les journaux de Paris, Monsieur, qu’il vous devenait bientôt, impossible de vous cacher plus longtemps derrière ce pauvre Manchecourt, dont, vous aviez, sans vergogne, emprunté la signature.

Le plus avisé, je devrais dire le plus aimable, des directeurs, vous découvrit donc aisément un soir que vous flâniez aux Variétés, et vous demanda, sans plus de façons que s’il vous avait demandé la bourse ou la vie, d’écrire un acte pour la Comédie-Française.

Qui vous connaît sait aussi avec quelle modestie charmante vous vous êtes défendu de l’aubaine ce soir-là. Il ne vous en fallut pas moins capituler. Trois mois après, jour pour jour, vous reveniez rue Richelieu avec le manuscrit espéré.

Son arrivée y faisait événement.

Le succès d’Une Famille s’annonçait triomphal... Et voilà que vos amis — vous en comptiez trop peut-être — virent leurs espérances encore dépassées. Au lieu d’une pièce, vous en aviez l’ait deux. À cela rien d’étonnant ; la famille du commandant Chalus est si divisée. Mais le public, incertain de vos préférences entre les deux intrigues que vous lui présentiez avec une maîtrise égale, s’obstina, lui aussi, à ne pas se déclarer.

N’importe, vous aviez ville gagnée.

Vous veniez de trouver votre topographie dramatique de planter bien d’aplomb sur l’autel les saints les plus délurés de votre observance, ceux dont vous estimiez le péché indispensable à notre perfectionnement.

Le ténor de votre pièce, M. Le Brizard laissait entrevoir en effet le parfait galant homme selon la formule de demain. Esprit affiné, causeur sans préjugés, fat indiscutable, avec une prodigieuse élasticité de cœur, tel vous nous montriez le partenaire de Mlle Jauzelle, une « penseuse de Saint-Guy », celle-là, « une Célimène de Charcot ». Vous ne pouviez procéder par une plus heureuse sélection dans ce monde « que mènent, comme disait le prince de Ligne, l’amour-propre et celui qui ne l’est pas ».

Le Brizard aimait hier Mlle Jauzelle. — Elle l’ennuie aujourd’hui, — il essaye de rompre :
« Vous sentez bien qu’un pauvre garçon comme moi, vieilli, fanoché... qui se dégrade tous les jours...
— Non, mon ami, si médiocre soit-il, je ne renonce pas à mon présent.
— Voyons, nous n’avons pas fait de bail ?...
— C’est vrai, mais vous me devez bien encore un demi-terme.
— Comment, c’est sérieux, vous vous obstinez ?
— Que voulez-vous, j’ai la constance de mes bêtises.
— Non, je ne veux plus vous revoir, je ne vous reverrai pas...
— Une fois ! pour les adieux ?...
— Nous ne pouvons cependant pas recommencer Fontainebleau à chaque instant... »

Pourquoi cette rupture ?

Parce que Le Brizard rêve de sa belle-mère. Voilà qui est inédit au delà de l’imaginable !

Le Brizard a découvert dans cette nouveauté d’amour un petit goût d’inceste qui corrige singulièrement l’ennui de la vie. Il fait la roue, se plaisante, brocarde sa trouvaille, la claironne enfin avec ces prouesses d’expressions qui, venues on ne sait d’où, n’en sont que d’un modernisme plus achevé.

Vraiment vous ne pouviez, Monsieur, ouvrir votre cours de morale sous des auspices plus alléchants que ceux de Le Brizard et de Mme Jauzelle. Ce premier succès explique, comme le remarquait un de vos amis, la passion que vous avez mise depuis à ne pas vous laisser devancer par plus moraliste que vous.

Mais encore aurait-il fallu compter un peu avec l’essoufflement de qui vous aime et essaie d’emboîter ce pas redoublé. Vous imaginez que chacun a fréquenté chez Nicolet et qu’il est tout simple, pour vous suivre, de mettre habit bas, comme ces braconnières d’amour en corset et en jupon qui, dans Viveurs, sautent avec un si bel entrain pardessus les tables et les préjugés. Sur quel invraisemblable volet avez-vous pu, Monsieur, trier ce joli monde ? et le faites-vous sauter ainsi simplement pour qu’il attrape de-ci, de-là, à la volée, des effets comiques ou plastiques, singulièrement aventurés ?

Non, je vous soupçonne d’une gageure. Vous aviez sans doute parié de faire triompher, devant une salle émoustillée et ahurie, cette fameuse théorie de Dumas, qu’il n’y a pas de pièces immorales ni indécentes, qu’il n’y a que des pièces mal faites. S’il en était ainsi, vous auriez trop brillamment sauvé votre mise pour qu’on ne vous en veuille pas un peu d’avoir tant de talent.

Le pis, c’est que, comme dit La Fontaine, « tel est pris qui croyait prendre », vous vous étiez laissé prendre au succès de votre paradoxe. Pour ne pas choir, il vous fallait monter, que dis-je, grimper, rivaliser avec l’écureuil de Fouquet.

Vos Viveurs tenaient encore l’affiche, que déjà il était question du Nouveau Jeu. On annonçait une sorte de Marche à l’Étoile, où vous deviez chavirer tous les verres de votre lanterne magique.

En effet, morale, psychologie, cheminent, pendant les quatre actes du Nouveau Jeu et à travers les coq-à-l’âne les plus échevelés, passez-moi l’expression trop pittoresque, comme des mouches au plafond, la tête en bas, les jambes en l’air. Ah ! c’est bien là une de ces « débauches d’esprit sans compter », dont vous parliez tout à l’heure à propos de je ne sais quelle pièce de Meilhac, « genre inouï de fantaisie exaspérée et démente », disiez-vous. Je vous cite, Monsieur, car je ne saurais en meilleurs termes apprécier une œuvre dont il est aisé du reste de quintessencier l’intérêt. Vos gens traînent sur la scène autant de lits qu’ils peuvent, y tiennent les discours les plus en situation, et se font surprendre par le commissaire, aidé d’un petit chien qui aboie honnêtement à toutes ces joies de l’adultère, auxquelles on le mêle malgré lui...

Si, pourtant, quelqu’une des finesses du Nouveau Jeu avait échappé à cette trop rapide analyse, excusez-moi, Monsieur. J’ai hâte de rejoindre ce vieux coureur que l’usure professionnelle réduit à n’être plus qu’un vieux marcheur.

Depuis qu’elle a découvert sur ses affiches que vous étiez de l’Académie française, Mlle Falempin doit être curieuse, de savoir ce qu’on y pense de son truculent sénateur.

Elle le saura, vous aussi, Monsieur, mais souffrez qu’avant de vous le dire je fasse, en passant, une réflexion.

On parle toujours, sans y croire beaucoup à la vérité, de l’embarras des richesses ; il faut cependant, avec vous, se rendre à l’évidence. Vous avez trop d’esprit. Il vous gêne jusqu’à vous troubler ! Non content de le dépenser, de le prodiguer, devrais-je dire, en fusées, en pluies d’étincelles, il vous plaît encore de l’envoyer parfois se promener en feu follet sur les pires marécages. Depuis cette scandaleuse Reine d’Espagne du chevalier de La Touche, si tragiquement sifflée en 1831, on n’a pas gardé le souvenir, à Paris, d’une fantaisie aussi débridée que votre Vieux Marcheur.

Vous poursuivez la réhabilitation de cet irréductible survivant. Il n’a trahi, dites-vous, avec votre indulgence accoutumée, que ses cheveux blancs et le sens commun. Mais encore, Monsieur, pour les trahir de cette sorte, aurait-il bien fait de mettre entre nous et lui ce mur, vous savez, ce fameux mur derrière lequel il se passe quelque chose.

L’habileté qu’avait Meilhac à tourner court, à ne pas aller, comme vous le disiez si bien, jusqu’à l’extrême élan, vous charmait tout à l’heure. « L’éphémère tristesse que vous causait cette déception vous semblait tout ce qu’il y a de plus pénétrant, de plus raffiné, de plus artistique. » Pourquoi donc ne nous avoir pas laissés, nous aussi... sur une déception ? Non, le mot trahirait ma pensée, mais, au moins, sur une illusion, si compromise fût-elle ?

Vous en coûterait-il beaucoup d’avouer que les ébrouements de Labosse toujours en quête de mots graveleux et de situations... comment dirais-je, inextricables, si vous voulez, ont fini par faire pleurer, chez vous, ce bon petit enfant dont je parlais tout à l’heure. Aidé par le curé des Tourniquets, car la théologie nous envahit au théâtre, vous avez essayé d’exorciser le vieux pécheur. Vous y êtes-vous mal pris, Monsieur ? Dans tous les cas, vous n’avez su faire de lui qu’un érotique chrétien. La variété est assez inattendue pour vous donner l’effet comique que vous cherchiez peut-être.

Quoi qu’il en soit, votre zèle à ramener les égarés n’en était pas à son coup d’essai ; déjà, voilà trois ou quatre ans, vous aviez eu affaire au prince d’Aurec, et je me demandais, en vous entendant célébrer le tact parfait de Meilhac et la note toujours juste de son ironie, si vous n’aviez pas voulu faire ainsi l’aumône d’une transition facile à celui qui aurait à vous rappeler, après vôtre grand succès d’aujourd’hui, votre grand succès d’autrefois.

Vous vous attaquez, dans le Prince d’Aurec, à cette thèse, que l’on ne peut être et avoir été. Je n’oserais affirmer qu’elle soit neuve, car, sans remonter au déluge, je crois reconnaître celle de votre Vieux Marcheur ; mais peu importe ce détail à la querelle que vous me permettrez de vous faire.

Voyons, Monsieur, il s’agit de nous entendre. Le prince d’Aurec ne saurait être à la fois trop moderne et trop féodal. C’est là pourtant ce que vous lui reprochez, l’esprit hors du fourreau, et avec des mots à vous faire nommer député. Si le malheureux se refuse à recommencer tout de suite les croisades ; s’il envoie, ce dont je le blâme, l’épée du connétable, son grand-père, à la ferraille, vous criez haro sur le sacrilège. Si, au contraire, il regimbe à se laisser tondre par de Horn, à se faire traiter d’amateur par Montade, de rallié par Rabagas, vous le proclamez d’une crasse inutilité. Vous allez même jusqu’à le mettre tout à fait hors la loi s’il s’obstine à vouloir entendre chanter le coq sans rougir.

Je me hâte cependant d’ajouter, pour être juste, plus juste peut-être que vous ne l’avez été envers le prince d’Aurec, que si je ne parviens pas à admirer votre pièce au point de vue de la logique, il en est autrement au point de vue littéraire. Votre talent y a pris son essor. On sent une armature sous le brillant de votre dialogue. Vous ne prétendez plus seulement amuser, et votre esprit n’y perd rien, au contraire. Votre satire serait terrible si elle ne portait dans le vide.

La seule moralité qui semble ressortir indéniable de cette pièce si passionnément pensée, qu’elle restera sans doute au répertoire, c’est qu’il y a encore un homme d’esprit pour croire que de jolis mots, que des mots méchants ou que de grands mots changeront rien dans notre pays d’égalité. On y continuera malgré Montade, comme on a continué malgré Figaro, à naître, à, vivre, à mourir étiqueté selon sa provenance. Montade ne dira jamais plus joliment que Figaro des choses désobligeantes au prince d’Aurec. Ces choses sont dites ; que sert de les redire ? C’est là gibier d’arrière-saison. Pourquoi vous attarder à ces rengaines déplumées ?

Ne serait-il pas moins banal de nous peindre l’intime et poignante souffrance de certaines âmes trop tard venues qui attendent qu’on leur donne enfin l’essor ? Il est dur de n’être en son pays qu’un misérable accessoire parce qu’on se refuse à déserter des traditions qui, elles aussi, comme le sol de la patrie, sont faites de la cendre des morts.

Quoi qu’on prétende, il y a des lois de survivance. J’en atteste le prodigieux succès de cette pièce qu’acclamaient naguère Paris et la province parce qu’elle réveillait tout ce que notre vieille veine française charrie encore de galanterie, de vaillance, de belle humeur sommeillantes.

Il semble que vous ne teniez pas en suffisante estime cette solidarité qui unit l’avenir au passé lorsque vous donnez, dans vos Deux Noblesses, l’argent pour idéal à ceux que vous prétendez rajeunir. La foule ne se presse-t-elle pas assez compacte, sans eux, autour des guichets suspects ? Et quant à l’industrie politique, ou à la politique industrielle, où serait, je vous le demande, l’avantage, pour le prince d’Aurec d’allonger la liste des non-lieu ?

Et remarquez, Monsieur, qu’en parlant ainsi, je suis loin d’être aussi pessimiste que vous. À vous en croire, la France finirait bientôt faute de Français.

La jeunesse ne serait plus, chez nous, qu’un ramassis de gamins déjà dégénérés supérieurs, individualistes, dogmatiques, inquiets, ennuyés, méprisés de femmes.

« J’en ai soupé », dit l’un. Je vous emprunte ces jolies formules. « Acceptons de bonne grâce d’être crapules », ajoute l’autre. « Je suis sec comme un copeau et glouton à froid », réplique le troisième. « Que m’importe, conclut le quatrième, d’être né sous un chou français, suisse ou mexicain ? »

Névrosée, décadente, la Parisienne serait devenue « cette gentille marionnette de la vie » que vous disiez tout à l’heure, « mignonne inutilité aux sentiments teints comme ses cheveux et maquillés comme son visage ».

Il n’émergerait, enfin, que quelques princesses à la merci d’un chèque, « un duc brillant homme d’État, un vicomte somptueux penseur », du troupeau d’imbéciles titrés que vous faites défiler devant l’étranger qu’est le baron de Horn. À qui la faute, s’il en était ainsi ?

Un voyageur, revenant d’Angleterre, racontait qu’il avait visité la fameuse usine de Widenesse où l’on fait de l’alcali. Les vapeurs qui s’en échappent empoisonnent, disait-il, bien loin à la ronde tout ce qui ne demanderait qu’à vivre. On ne voit plus un brin d’herbe ; les arbres sont sans feuilles ; ouvriers et ouvrières, qui vous croisent, ressemblent à des morts.

« Mais qu’est-ce donc que vous fabriquez ici ? demanda le voyageur.
— Des squelettes, Monsieur », répondit le guide.

Fabrique-t-il autre chose que des squelettes, lui aussi, ce rire qui passe chargé de doute, de désillusion, de raillerie, de luxure, sur nos traditions, sur nos mœurs, sur nos croyances, sur notre patriotisme, sur nos derniers enthousiasmes ? Rien ne reverdit où il a soufflé, tout se dessèche, tout meurt, jusqu’au courage, jusqu’à l’orgueil du bien.

L’un des maîtres de ce rire, disait que la morale était un phare à feux tournants. Dans le même ordre d’idées, un autre affirmait naguère que les vertus théologales et les péchés capitaux pouvaient donner les mêmes effets d’optique, qu’il n’y avait là qu’une question d’éclairage.

Dieu me garde, Monsieur, de vous prêter un aussi transcendantal éclectisme. Mais, enfin, permettez cette question qui intéresse chacun ici : riez-vous par dédain, par incroyance, ou par charité ? Êtes-vous un dilettante qui se promène simplement sur le boulevard pour le plaisir d’y cravacher les masques qui passent, ou bien êtes-vous, comme d’aucuns le prétendent, un apôtre en mission chez les Gentils ?

Vous aviez un mot charmant à propos de la collaboration de Meilhac et d’Halévy. « Tout les séparait, disiez-vous, par conséquent tout devait les rapprocher. Français et Parisiens tous deux, — je continue à vous citer, — ils devenaient en plus Siamois. »

C’est bien cela ! Je m’approprie votre jolie pensée et votre jolie phrase. Chez vous, Monsieur, le dilettante et l’apôtre, Français et Parisiens tous deux, sont devenus, eux aussi, Siamois. Plus heureux que vous tout à l’heure, je n’ai pas à enquêter bien loin pour percer le mystère de leur collaboration. À « cette étincelante dualité », — c’est là encore une de vos expressions, — je ne veux trouver qu’un seul cœur ; cœur de bon apôtre peut-être, mais d’apôtre quand même, caché sous l’orchidée de votre boutonnière. Je sais bien que vous rompez à vos ouailles un pain de singulière fantaisie, que vous les poussez dans une voie qui, à première vue, ne ressemble guère au chemin de Damas ; mais encore n’est-il pas trop malaisé de découvrir le sens caché de vos paraboles les plus outrées. On y démêle le respect de ce que vous persiflez, l’amour de ce que vous ridiculisez, l’espoir, enfin, de voir renaître ce que vous déclarez à jamais fini. On sent que par delà ces frontières « molles et flottantes » que votre spirituel paradoxe assignait tout à l’heure à l’esprit français vous connaissez des êtres dont la psychologie vous intéresse ; des êtres qui aiment, souffrent, se débattent sous l’étreinte de passions nobles ou atroces, mais sincères. Leurs âmes n’habitent ni des corps de fantoches ni des corps de poupées. Cette humanité est faite de chair et de sang ; elle n’a rien de factice ni de spécial. C’est dans cette humanité-là que Shakespeare et Molière ont taillé leurs chefs-d’œuvre.

Donnez-nous donc un peu de vie humaine, au lieu de nous fabriquer tant de vie parisienne. Quand on a le cœur et l’esprit que nul ne vous marchande, il est autre chose à dire de la vie que les amusements de quelques petits vicieux ou que les amours rancies de quelques vieillards à l’âme pourrie.

Faut-il vous rappeler le triomphe de Catherine quand elle nous est arrivée en surprise ?

Je ne sache pas que le public ait jamais plus cordialement applaudi au retour de l’enfant prodigue ; et quelle joie c’eût été pour votre bon maître M. de Montyon, — car il doit vous en souvenir, vous lui avez dédié votre premier livre avec votre carte cornée sur sa belle couverture jaune, — quelle joie c’eût été pour le digne homme que de couronner Mantel l’amoureux éconduit de Catherine ! Ah ! Mantel est héroïque ! C’est un personnage de Corneille. Il refoule sa flamme par passion de la piétiner. Telle est la noblesse avec laquelle Mantel coupe court lui-même à ses plus chères espérances, qu’on peut se demander s’il n’a pas quelque secret désir de se débarrasser de Catherine. Mais le public ravi ne se l’est pas demandé. Il n’a vu que de beaux sentiments. N’en fût-il plus au monde qu’il en voudrait encore.

Et c’est ainsi, Monsieur, que, tantôt vous louant, tantôt ne vous louant pas, j’arrive au bout de ce discours. Ma franchise a au moins cette excuse, que votre immortalité vous eût fait trop attendre la vérité que l’on ne doit qu’aux morts ! Mais encore ne serait-ce pas toute la vérité si je ne relevais, dans votre œuvre, un trait curieux et qui lui est propre. Vous avez comme l’instinct de l’avenir. Vous posez hardiment les questions que nul encore n’a pressenties. Le baron de Horn était un précurseur dans le Prince d’Aurec. L’anarchiste Moret en était un, hélas ! lui aussi, dans les Deux Noblesses.

... Si ce n’était cet esprit prophétique, qui vous distingue de votre prédécesseur, vous ne feriez que continuer parmi nous sa charmante et très spirituelle tradition. Jamais, non, jamais, la belle humeur de Meilhac ne s’est avisée de prévoir. Elle avait, paraît-il, d’autres soucis, et plus gais, que la question sociale. Vous nous le dites. Je veux le croire. Le trait me semble cependant trop appuyé quand vous nous donnez un décalque de votre Vieux Marcheur pour le portrait de Meilhac. Certes, la prétention serait excessive de vouloir béatifier le père de Gotte ou de Frou-Frou. Mais il existe à mi-côte, entre les régions séraphiques qu’habite le chœur des vierges et ce paradis terrestre où trottinent ces « petites femmes » dont les « chères faiblesses » vous arrachaient un soupir tout à l’heure, il existe une sorte d’oasis ignorée de Labosse comme de Giroux-Godard et que Meilhac avait su découvrir.

Je me suis laissé raconter ce trait charmant, que, follement épris d’une danseuse, il ne voulut jamais lui parler, et que, pendant bien des années, le buste de cette femme fut la joie de ses yeux et de son cœur. Ne vous en déplaise, Monsieur, un vieux marcheur eût vendu le buste pour acheter le modèle...

Non, le poète sommeillait peut-être, mais n’était pas mort, chez ce blasé que vous venez de nous peindre d’une façon trop gaiement sévère. Quelques touches d’idéal n’auraient fait, croyez-moi, qu’ajouter à sa ressemblance.

Et puis, comment n’avez-vous pas souligné davantage cette pondération dans l’outrance, si je puis ainsi dire, qui donnait parfois à la fantaisie de Meilhac la prestigieuse allure d’une paire d’ailes papillonnant au bout d’un fil à plomb ? Il y avait pourtant dans ce singulier amalgame de folie et de mathématique un phénomène de rétroactivité qui aurait dû vous frapper. Vous auriez pu y reconnaître cette indélébile empreinte qu’une première éducation — vos admirateurs le savent bien — laisse toujours sur le talent en train d’éclore. Meilhac avait essayé d’entrer à l’École polytechnique, et l’un de nos plus illustres confrères ici pourrait vous dire les très bonnes raisons qu’il eut alors de lui en fermer les portes. Réduit ainsi — heureusement — à lâcher l’ombre pour la proie, Meilhac n’en garda pas moins quelque chose d’algébrique dans sa façon de poser, de suivre, de résoudre ses invraisemblables problèmes psychologiques.

On a donné de ses légendaires distractions toutes les raisons imaginables, sauf celle qui, peut-être, eût suffi à les expliquer. Il vivait partout et toujours hypnotisé par quelque inconnue à dégager. De là, quand on l’arrachait à son équation, ces sursauts qui dans la rue, au théâtre, dans le monde, le faisaient ressembler, lui le Parisien raffiné, au plus ahuri des provinciaux. De là, encore peut-être cette amusante misanthropie qu’il clamait si désespérément par la bouche de Cottentin dans Ma Camarade : « Je sais bien que c’est bête d’être bête comme ça, mais qu’est-ce que ça me fait d’être bête, puisque je suis seul ! »

Sensible comme un baromètre, la moindre variation dans l’atmosphère accoutumée lui devenait un tourment. Sa pensée, son talent avaient besoin de solitude ; car, explique qui pourra le phénomène, Meilhac ne percevait nettement les choses que lorsqu’elles avaient filtré à travers son humour comme à travers la lentille d’une chambre noire. L’image se présentait alors renversée et devenue par le fait irrésistiblement comique, sans qu’elle eût rien perdu de son réalisme, ni de ses proportions parfaites.

Comme ses plus subtiles observations ne faisaient ainsi, chez notre aimable confrère, que le réfléchir lui-même, il était naturel qu’elles demeurassent imprégnées de sa native indulgence. S’il montrait les dents, c’est parce qu’il riait. Quel parfait détachement dans sa raillerie. Ses plus sévères mercuriales s’achevaient d’ordinaire, vous le savez, par un embaumement. Et cela pourquoi ? Parce qu’il lui était parfaitement indifférent que le trait portât, pourvu qu’il s’en fût amusé.

Et pourtant ce sceptique croyait à quelque chose avec toute la ferveur, toute la foi du charbonnier. L’indifférent se passionnait, le moqueur s’enthousiasmait dès qu’il s’agissait de la France ; et je m’étonne, Monsieur, car le trait vous est commun avec votre prédécesseur que vous n’en ayez pas ennobli sa souriante figure d’Épicurien.

Il est vrai que Meilhac avait la timidité, ou plutôt la pudeur de ses très intimes sentiments. L’ironiste craignait l’ironie ; ce qui ne l’empêchait pas, l’heure venue, de tirer bravement de sa poche la cocarde qu’il ne mettait pas à son chapeau.

Un jour, harcelé, comme nous le sommes tous, par ce premier venu qui vous demande quelle est la meilleure des républiques, ou quelle est la femme que vous aimez le mieux, Meilhac mis en demeure de nommer l’homme de ses préférences, répondit « Le général qui nous rendra l’Alsace et la Lorraine » on crut à une boutade... c’était une explosion !

Mais la fumée n’en était pas dissipée que déjà le cocardier, — je mets le mot, Monsieur, sous votre patronage, — que déjà le cocardier s’en était retourné, tant il avait horreur du bruit, à son art léger et à ses douces habitudes toutes fourrées — dirais-je d’égoïsme ? Non, égotisme bienfaisant, spirituel, et qui, s’il était sans gêne, était aussi sans rancune... Car Meilhac est mort convaincu, vous reconnaîtrez là une dernière et touchante collaboration d’Halévy, — Meilhac est mort convaincu qu’il n’avait jamais eu de collaborateurs...

Je voudrais, moi aussi, Monsieur, collaborer à vos dernières joies. Excusez cette trop hâtive préoccupation ; mais quand on vieillit et qu’on ne peut plus guère donner autre chose, on se fait donneur de bons conseils. Le mien, d’ailleurs, sera pour vous plaire. Tâchez, Monsieur, tâchez, à tout hasard, de vivre longuement, et alors qui sait si, dans quelque cinquante ans, on ne dira pas de vous, — car l’esprit a aussi sa beauté du diable, — qui sait si on ne dira pas de vous comme d’un autre moraliste... La Rochefoucauld : « Les sonnets de sa jeunesse lui sont revenus en maximes. »