Discours de réception de Charles Costa de Beauregard

Le 26 février 1897

Charles COSTA de BEAUREGARD

M. le marquis Costa de Beauregard, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Camille Doucet, y est venu prendre séance le jeudi 26 février 1897, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Deux ou trois jolies femmes se vantaient, devant Joseph de Maistre, d’être nées, l’une à Paris, l’autre à Pétersbourg, la troisième se vantait, je crois, d’être née à Vienne...
… « Eh bien, moi, interrompit le comte de Maistre, moi, Mesdames, je suis né à Chambéry ; c’est vous dire qu’on peut tout se permettre. »

Comme elles s’étonnaient de l’aventure, lui, pour s’excuser, leur conta que, de temps immémorial, son petit pays, là-bas, au pied des Alpes, passait pour vaillant, et que ce petit pays avait eu, à travers l’histoire ses grands capitaines, ses grands politiques et ses grands saints.

Joseph de Maistre parvint-il à se réhabiliter ce jour-là ? Je ne puis vous le dire. Mais je sais que, plus heureux aujourd’hui, je n’ai pas à vous raconter nos gloires et nos légendes, pour me faire pardonner de venir, moi aussi, de Savoie.

Gloires et légendes, ne voilà-t-il pas quarante ans bientôt que tout cela est à vous ? Il est vrai qu’une signature manquait encore au bas de l’acte qui nous fit Français en 1860. Cette signature, Messieurs, c’était la vôtre et je vous remercie au nom de la Savoie comme au mien de nous l’avoir donnée.

L’honneur que vous daignez me faire me permettra d’acquitter encore une autre dette, celle-là bien vieille, mais les dettes de cœur ne se prescrivent pas.

Voilà vingt ans qu’un livre était envoyé à l’un de vos concours. Ce livre retraçait les principaux épisodes de la rude guerre qui, de 1792 à 1796, mettait aux prises, sur les Alpes, deux patriotismes aujourd’hui si heureusement confondus. L’auteur du livre était jeune. Certaines appréciations échappées à sa plume provoquèrent, dit-on, quelque étonnement ici. Le prix espéré semblait bien compromis, lorsque avec son ordinaire indulgence, M. Doucet se prit à plaider les circonstances atténuantes, et si bien, qu’il gagna ma cause ; car le malencontreux auteur, Messieurs, c’était moi.

Je dus ainsi à M. Doucet de faire mon premier pas vers l’Académie ; il me devra, j’en suis heureux, un nouvel hommage, après tant d’autres que vous lui avez déjà rendus.

Cependant, — et cela arrive presque toujours, qu’il s’agisse d’un trône ou d’un fauteuil, — votre secrétaire perpétuel, en homme trop avisé, se méfiait de son successeur. « Me louer pourra te déplaire », lui écrivait-il.

Me louer pourra te déplaire,
Surtout si je fus ton ami ;
Si je ne fus que ton confrère,
Tu croiras encore trop faire
En ne le faisant qu’à demi.

Heureusement, le cas n’avait pas été prévu par M. Doucet, où ce successeur serait simplement son obligé. Je vais donc pouvoir le louer tout à mon aise. Mais je voudrais que l’éloge ne fût pas banal ; et me voici dans un grand embarras. Que vous raconter, de l’esprit, ou du cœur de votre regretté confrère qui ne soit déjà du domaine de l’affection publique ?

Et puis, comme disait Lawrence, le grand peintre anglais, « s’il est à la portée de tout le monde de peindre un œil ou une bouche, combien peu réussissent à peindre un regard ou un sourire ? »

Or, c’est le regard, c’est le sourire qui ont fait toute la physionomie de M. Doucet. Il n’avait rien d’héroïque, rien de ces hommes de marbre, ou de bronze, qui vous feraient l’effet de la statue du Commandeur, s’ils quittaient leur piédestal pour s’inviter à dîner chez vous.

Non M. Doucet ne relevait ni de l’Acropole, ni du Forum. Il relevait simplement de sa bonne ville de Paris.

Sa vie, son œuvre, tout chez lui, jusqu’à son visage, en portait la spirituelle estampille. Vous souvenez-vous, par exemple, des narquoises curiosités de son œil, qui toujours vous regardait de bas en haut, et du silence si inquiétant parfois de son rire ?

On a dit que votre confrère avait quelque chose de Voltaire ; c’était vrai ; mais d’un Voltaire un peu 1830 et qui, pour chanter Lisette, aurait endossé la redingote de Béranger. L’autre Voltaire n’avait pas cette bonhomie qui donnait une si exquise saveur à la raillerie de M. Doucet. Et pourtant que de petites merveilles d’inattendu, que de sel tantôt français, tantôt gaulois, saupoudraient les histoires de votre ami ! Avec cela, chez lui, rien ne semblait apprêté, rien ne paraissait concerté. Il brillait, chatoyait, ondulait comme par mégarde.

Ce portrait n’est guère achevé ; malheureusement je n’ai connu M. Doucet que fort tard, quand déjà ses cheveux blancs formaient, — je dirais un nimbe, si je n’avais dit tout à l’heure qu’il ressemblait à Voltaire, — quand déjà ses cheveux blancs formaient un anachronisme charmant autour de son visage toujours jeune.

Il y avait dans ce contraste comme l’enseigne d’une éternelle jeunesse d’âme. Car son âme, elle non plus, n’eut jamais l’allure dépérissante. Elle demeurait en pleine sève de bonté et d’action à un âge pour qui tout devient fatigue ou effort.

Tant de gens se corrigent de leurs qualités, en vieillissant, que cette persévérance à rester gracieux, serviable, dévoué, méritait de vous être rappelée. Peut-être M. Doucet dut-il à ce phénomène de mourir jeune à quatre-vingt-trois ans, peut-être le dut-il aussi à sa science d’être heureux. Nul ne suivit mieux ce conseil du sage :

De leur meilleur côté tâchons de voir les choses.
Vous vous plaignez de voir les rosiers épineux,
Moi, je me réjouis et rends grâces aux Dieux
Que les épines aient des roses ( 1).

N’ayant jamais demandé à la vie plus qu’elle ne pouvait lui donner, M. Doucet trouva la vie indulgente. Quand il feuilletait ses souvenirs, comme on feuillette des notes prises en chemin, vous pouviez voir que le bonheur en avait enluminé toutes les pages.

La première est datée de 1812. Ce fut le 16 mai de cette année-là que M. Camille Doucet prit pied en ce monde rue de l’Ancienne-Comédie. N’était-ce pas une heureuse inspiration chez votre futur confrère de naître ainsi à la porte du vieux Théâtre français et à distance égale de l’Odéon, où l’attendaient ses premiers succès, et de l’Institut, où la vie devait lui apporter ses dernières joies ?

Charles-Louis Doucet, son père, exerçait, à Paris, la profession d’avoué : « c’était bien le meilleur et le plus honnête des hommes, quoique avoué ! » Messieurs, j’écris ici sous la dictée de M. Doucet lui-même. « Ma mère, Antoinette de Jussy, continue-t-il, tenait à une vieille famille bourguignonne. Un peu de fortune et beaucoup de vertu, voilà tout mon monde. »

Non. Il y avait encore à Sens un grand-père, M. de Jussy, chez qui Camille Doucet passa ses premières années. Ce M. de Jussy était un vieil émigré. En bon émigré, il avait si peu appris et si peu oublié, que le jacobinisme de Louis XVIII finit par lui donner un coup d’apoplexie dont il mourut.

Son petit-fils alors émigra, à son tour, vers Paris. On le mit au collège Saint-Louis ; il le quitta en 1830, « à travers le fer et le feu des bataillons ».

Mais voilà que, comme tant d’autres, le jeune Doucet se trompait de porte pour entrer dans la vie. Son père le voulait avocat. Sa mère, qui se méfiait de son éloquence, le voulait notaire. Lui les départageait en entrant chez un avoué. Ce n’est pas que votre confrère fût de ceux qu’amusent les choses ennuyeuses. Cependant, il fallait vivre. Il vivait donc en copiant, tant que durait la journée, des actes à l’étude, et se rattrapait, le soir, en rimant d’autres actes dans sa chambrette. Car une terrible vocation dramatique bouillonnait chez ce petit clerc.

Ce fut le 29 juillet 1831 qu’elle fit explosion. Voici comment M. Doucet racontait l’aventure.

« J’étais d’autant plus empressé d’assister, ce soir-là, à la représentation de l’Odéon, qu’en l’honneur des trois glorieuses journées le spectacle devait être gratuit. Il se composait de l’Othello de Ducis et du Mariage de Figaro.

« J’arrive donc de bonne heure, pour être sûr d’entrer...»

L’imprudent a compté sans son hôte. Il se faufile, on le querelle ; il proteste, on l’enlève, on se le passe de mains en mains. Le voilà jeté hors des barrières où s’allonge la foule. Ne le croyez pas désarçonné. Les portes lui sont fermées comme spectateur, il les forcera comme auteur ; rentrer chez soi, improviser quatre couplets en honneur des morts de Juillet, revenir à l’Odéon, demander le Directeur, tout cela, pour lui, est l’affaire d’un instant.

Le Directeur, malheureusement, assiste à une revue de garde nationale. Le petit Doucet demande Éric Bernard. Éric Bernard, un tragédien fort à la mode, parait-il, remplit, lui aussi, son devoir de soldat-citoyen.

Courant de porte en porte, le pauvre enfant commence à désespérer, lorsqu’il rencontre Saint-Paul, le régisseur. « Nous n’avons pas besoin de couplets ici, soupire le gros homme dès qu’il sait de quoi il est question. Enfin revenez dans une heure, et il prend comme on prend une résolution désespérée, le papier que lui tend l’enfant.

Une heure après, Camille Doucet, de retour au théâtre, s’arrête, je dirais hypnotisé, si le mot n’était un anachronisme, sur la première marche de l’escalier. On chante là-haut au foyer, et ce sont ses propres couplets que l’on chante, sur l’air du « Vieux sergent ».

« Ah ! vous voilà, crie Saint-Paul ; arrivez donc : vos vers sont charmants. Éric va les chanter. » Éric lui-même, superbe en garde national, s’avance les mains tendues. « Bravo ! jeune homme, bravo ! Mais, vous me faites dire que j’ai eu un frère mort pour la liberté, c’est vrai ; comment le savez-vous, jeune homme ? »

« Je n’en savais rien, raconte M. Doucet, ce qui n’empêcha pas mes couplets d’avoir un succès énorme. La foule délirante répétait : « Français, ils sont morts... Morts pour « la liberté... »

« On criait, on demandait l’auteur, on finit par me trouver niché parmi les musiciens de l’orchestre. »

« Votre nom ?

« Mon nom, j’allais le proclamer, quand, tout à coup, je pensai à mon grand-père l’émigré, à mon patron l’avoué : je répondis que je préférais garder l’anonyme. »

Votre confrère rentra donc glorieusement anonyme à son étude, mais avec le cœur gonflé d’espérance. Qu’est donc l’espérance, sinon un premier bonheur qui en attend un autre ?

Cet autre bonheur ne tarda pas à rejoindre le petit clerc dans la rue ; cette fois encore le bonheur avait emprunté la voix d’Éric Bernard.

« Je viens, dit le tragédien, d’être nommé directeur d’un nouveau théâtre, le théâtre du Panthéon : voulez-vous m’écrire une pièce ? »

On devine la réponse.

Deux mois suffirent à écrire la pièce ; hélas ! ils suffirent aussi pour que le théâtre du Panthéon fît banqueroute ; c’était le malheur cette fois. Mais le malheur avait pour M. Camille Doucet une façon particulière de n’arriver jamais seul. Il portait toujours en croupe quelque heureuse aventure.

Le baron Fain se trouva là juste à point pour offrir à l’aimable poète, comme compensation à sa déconvenue, une belle et bonne place dans l’administration de la Liste civile. Le baron faisait lui-même partie de la maison du roi Louis-Philippe ; à ses moments perdus, il jouait au Mécène, et Mécène s’intéressait au jeune Doucet, qui, par hasard, était son voisin, rue de l’Ancienne-Comédie.

L’influence de ce hasard fut décisive sur la carrière de votre confrère. Qui se fût jamais avisé d’aller chercher un directeur général des théâtres dans une étude d’avoué ? Tandis qu’installé au Louvre, car c’était au Louvre que fonctionnaient les bureaux de la Liste civile, M. Doucet se trouvait naturellement sur le passage de ses futures grandeurs.

Il ne fut pas, dans toute son existence, une période plus heureuse. Dieu met ainsi parfois le meilleur de la vie à son commencement. Le rêve de l’adolescent n’est que le prolongement du bonheur moins raisonné de l’enfant. Ce rêve se trouve écrit dans le cœur de tout homme comme dans un livre. Projets chimériques, images fugitives, chez la plupart, c’était, au contraire, chez M. Doucet un idéal modeste et réalisable. Les gens sérieux le trouvaient bien un peu perdu dans les nuages, mais lui disait que, pour certains, les nuages commencent bas, et il continuait de rimer.

Jugez de son ardeur par la nomenclature des pièces qu’il égrena entre 1841 et 1847.

M. Doucet donna d’abord à l’Odéon : Un jeune homme ; puis, encore au même théâtre : l’Avocat de sa cause. Ensuite vinrent : le Baron de La Fleur, le Chant du cygne, la Chasse aux fripons, enfin le Dernier Banquet de 1847.

L’opposition menait précisément alors la fameuse campagne des banquets, campagne qui devait aboutir à la révolution de 1848. Vous conviendrez que votre confrère ne pouvait donner à sa Revue un titre plus piquant, pour ne pas dire plus agressif. Le bruit se répand aussitôt qu’un employé de la Liste civile va faire jouer une pièce politique, toute débordante des plus perfides allusions.

Le soir de la première représentation, la foule est terriblement houleuse à l’Odéon.

« On me joue déjà ? » demande M. Doucet au régisseur lorsqu’il entend, en arrivant au théâtre, les furieuses clameurs du parterre.

« Non, répond le régisseur, nous en sommes encore à Cécile Lebrun. »C’était une larmoyante pièce d’Ancelot.

« Assez ! assez ! hurle la salle, à bas Ancelot ! la Revue, la Revue ! »

Le régisseur s’avance. « Messieurs, vous désirez siffler la Revue ?
« Oui, oui, à bas Louis-Philippe !

« Eh bien ! vous allez avoir satisfaction. L’auteur n’entend pas se soustraire à votre verdict.

« Il a raison, tant mieux ! Tapons dessus !

« N’oubliez pas, Messieurs, le mot de Thémistocle : Frappe, mais écoute. »

Là-dessus l’orchestre entame l’air des Girondins, — la salle reprend en chœur : Mourir pour la Patrie ! et la toile se lève.

On s’attend à quelque hyperbolique apologie du règne, à quelque virulente diatribe contre la liberté, voilà que vingt femmes costumées en débardeurs sont sur la scène et qu’elles chantent :

Aimer, aimer et boire
C’est le sort le plus doux, en attendant la gloire.

C’est d’abord de la stupeur, puis un fol éclat de rire quand le compère de la Revue, Odéon XXXIII, accompagné de l’Éther, du Chemin de fer et du Chloroforme, vient donner la réplique à ces femmes. On trépigne, on applaudit, on acclame le poète. Seul Ancelot ne partage pas l’universelle allégresse.

« Oui, oui, crie-t-il, on l’applaudit, lui, tandis qu’on me siffle ; je ne suis pourtant pas, moi, un suppôt du roi Louis-Philippe ! »

Vous le voyez, Messieurs, les pièces de votre confrère étaient gaies, simples, de franc rire ; vous voyez que, comme lui, elles avaient du bonheur. Cependant M. Sandeau avait-il absolument tort de dire à M. Doucet, en l’introduisant ici, que « Regnard, son grand ancêtre, tout en étant charmé de sa bonne grâce, devait parfois s’étonner d’avoir un petit-fils si rangé ».

Car, jamais M. Doucet ne fut obligé d’honnester ses pièces, comme disait Collé.

Elles n’avaient de terrible, de psychologique, de profond, de politique, vous venez de le voir, que leurs titres :’les Ennemis de la maison, le Fruit défendu, la Chasse aux fripons, la Considération ; tout cela ne voulut être que joli.

Votre confrère ne se croyait pas charge d’âmes ; il ne se donnait pas comme moraliste consultant ; jamais non plus il n’eut d’essoufflement vers le sublime. Les idées générales, les beaux thèmes le laissèrent toujours indifférent.

Je ne sais qui disait de sa littérature qu’elle était une littérature de frontière, et que lui-même avait chanté comme un barde entre deux camps ennemis...

La vérité est qu’au milieu de la bataille engagée entre classiques et romantiques, M. Doucet prit le sage parti de n’en prendre aucun. Il fut l’opportunisme littéraire. Toute sa vie, pour employer une célèbre expression de Sainte-Beuve, votre confrère « habita les coteaux modérés ». Sa vraie vocation fut de continuer Collin d’Harleville et Andrieux. Leur littérature un peu vieillie est, d’ailleurs, amusante à retrouver ; plus qu’amusante peut-être, car le plaisir archéologique qu’on y prend se double d’une petite leçon. La mode ne sera-t-elle pas toujours la plus décevante des coquettes ?

Cependant, si le théâtre de M. Doucet ne semblait appartenir à aucune école littéraire, il appartenait certainement à l’école de la bonne grâce et de l’esprit ; c’était une raison déjà pour réussir, mais à laquelle venait s’ajouter, raison meilleure encore, l’infinie sympathie qu’inspirait votre confrère.

Feuilletons et comptes rendus sont unanimes à la redire Vous verriez, s’il vous plaisait de les parcourir, que tous célèbrent moins peut-être les pièces représentées, que M. Doucet lui-même. N’en pourrait-on conclure que l’œuvre empruntait quelque chose de son succès au charme et à l’amabilité de l’auteur ?

La résignation de votre confrère à n’avoir ainsi que des amis ne fut certainement pas la moins spirituelle de ses vertus.

Dans la réalité le sage se repose :
Tout se commence en vers et tout s’achève en prose,

disait-il, quand il eut entrevu les limites de son avenir dramatique.

Dès lors, il se prit à écrire, en prose, le plus beau livre qu’il pût écrire : celui de sa vie. Quelle autre de ses œuvres aurait mieux démontré que la bonté est tout en ce monde ; et qu’en ce monde, on peut rendre les autres heureux et l’être aussi soi-même.

Il n’y a que les égoïstes pour souffrir du mal de vivre. Jamais M. Doucet ne s’amusa à ce passe-temps, si cher aux incompris, de faire saigner, des plaies imaginaires. Jamais la vie ne fut une énigme pour lui. Sa droite raison ne comprenait pas plus le chagrin sans cause, que l’effort sans but, ou le repos sans travail.

On accuse les vieillards d’humeur chagrine quand ils sont les derniers aujourd’hui à voir la vie en rose.

« Pourquoi avons-nous été si gais ? » demandait-on à quelqu’un au sortir d’une soirée charmante passée entre vieilles gens ?

« Tout simplement parce que nous ne sommes plus jeunes. »

Peut-être attribuez-vous cette jolie boutade à M. Doucet ? Non, elle ne lui appartient pas. Il était assez riche pour ne rien emprunter à personne ; de même qu’il était assez heureux pour défier tous les hasards. Pouvait-il douter de son étoile, quand il se voyait, lui, le moins révolutionnaire des hommes, devenir le bénéficiaire attitré, en quelque sorte de chacune de nos révolutions ?

La révolution de 1830 l’avait fait entrer à la Liste civile ; celle de 1848 lui ouvrait le ministère de l’Intérieur.

Après un stage de quelques mois à la direction des monuments historiques, il devenait sous-chef, puis chef de bureau à la direction des théâtres ; puis encore directeur et enfin directeur général de cette administration, dont il forma, jusqu’à la fin, tout le personnel.

Personnel incomparable assurément, car né chef de division autant qu’auteur dramatique, associant la ponctualité de l’un à l’ingéniosité de l’autre, M. Doucet fut pendant dix-huit ans admirable dans ces deux rôles.

Bien d’autres, avant lui, avaient griffonné leurs premiers vers sur du papier à en-tête ministériel, mais ceux-là étaient entrés dans l’administration avec le désir d’en sortir. Lui, au contraire, ne voulait qu’y rester, et jamais ambition ne fut aussi utilement affairée. Tous les théâtres de Paris ou de province, du plus subventionné au plus misérable, relevaient de votre confrère. Il n’était si mince question, si petit détail qui ne fussent de sa compétence. La tâche vraiment eût été trop lourde si le hasard ou le bon plaisir n’étaient venus quelquefois partager avec le Directeur général tant de responsabilités.

Mais la raison était-elle suffisante pour attaquer, avec la passion qu’on y a mise, les règlements protectionnistes alors en vigueur ? Qu’il fût ennuyeux de solliciter une licence de directeur, je le comprends. Je comprends qu’il ait été insupportable de ne pouvoir faire jouer une pièce sans l’agrémenter de couplets, ainsi qu’il en arriva à Alexandre Dumas pour la Dame aux Camélias... Mais cela empêchait-il le théâtre d’être brillant comme on ne l’avait jamais vu ?

Ce n’étaient que succès partout.

Labiche, Dumas, Augier, Barrière, pour ne nommer que les morts, rivalisaient de talent.

On ne parlait, il est vrai, en ce temps-là, ni russe, ni anglais, ni norvégien au théâtre. Il est vrai encore que l’on y faisait peu de psychologie, et pas du tout d’autopsies. Il est vrai enfin que l’envie de s’amuser dominait tout, et que reflétant une société un peu folle, le théâtre était peut-être un peu fou lui-même. Mais que de bonhomie, que de finesse, que d’ironie, que de douloureuses intuitions aussi parfois dans cette démence plus apparente que réelle !

On a prétendu traiter cette démence par la liberté. L’a-t-on guérie ?

Je ne veux pas m’engager dans une théorie hors de saison. Mais enfin serait-il absolument paradoxal de dire que l’obstacle et la lutte développent le talent ? Ne devons-nous pas les grands journalistes d’autrefois aux entraves apportées à la liberté d’écrire ? N’en a-t-il pas été de même pour les orateurs, avant que la liberté fût rendue à la tribune ? Et, puisqu’il s’agit ici de théâtre, combien le théâtre semblait plus amusant lorsqu’il était réduit à l’allusion pour faire entendre une bonne vérité !

La liberté, en introduisant la pochade sur la scène, y a remplacé trop souvent par des détails les caractères généraux qui jadis faisaient le grand théâtre. Est-ce là un progrès ?

Et le public s’est-il vraiment mieux trouvé de cette liberté reconquise ? Bien hardi, ce me semble, qui oserait l’affirmer. La foule, qu’elle me pardonne de lui manquer de respect, ressemble aux moutons de Panurge. Elle admire, s’amuse, se passionne, comme les moutons sautaient... à la file ; et le troupeau, sans berger, ira toujours avec bien plus d’entrain voir le Coucher de la Parisienne au café-concert, qu’il n’ira entendre le Misanthrope à la Comédie-Française.

M. Doucet pensait autrement et ne croyait pas un berger nécessaire quand il demanda et obtint la liberté des théâtres. Ai-je dit que ses fonctions le rapprochaient sans cesse de l’empereur ? Ai-je dit que votre confrère était tout de suite devenu, oh ! non pas un courtisan, mais un parfait homme de cour ? Il avait cet instinct des nuances qui permet toutes les franchises, parce qu’il en a tous les à-propos.

Le même homme qui, terrassé en pleine chasse de Compiègne par un mal subit, répondait aux doléances du souverain : « Ce n’est rien, Sire, je me meurs », lui disait non moins galamment : « Que va penser l’Europe (on était à la veille de l’Exposition de 1867), que va penser l’Europe si elle ne trouve pas le théâtre de Victor Hugo au répertoire ? »

L’Empereur capitula, parait-il, devant ce point d’interrogation, et ce fut par une reprise d’Hernani que l’on résolut de donner satisfaction à l’Europe.

En choisissant Hernani, pour y arborer sa victoire, M. Doucet faisait preuve de courage autant que de goût. Il connaissait trop bien le public pour ne pas prévoir l’enthousiasme qui saluerait les allusions dont fourmille l’œuvre de Victor Hugo.

Dès le lever du rideau, la salle se trouvait déjà hors des gonds ; mais quand arriva le fameux vers,

J’écraserai dans l’œuf ton aigle impériale,

ce fut du délire. Penché hors de sa loge, le prince Napoléon applaudissait furieusement.

« Mon pauvre Doucet, mon pauvre Doucet, faites vos malles, disait le lendemain le maréchal Vaillant au directeur des théâtres.

« — Oh ! Monsieur le maréchal, répondait en souriant celui-ci, je connais trop l’administration pour que mes malles ne soient pas toujours prêtes. »

Il put, cependant, les défaire bien tranquillement. L’Empereur était trop avisé pour priver son régime autoritaire d’un directeur si libéral !

D’autres qualités, moins sérieuses peut-être, que son libéralisme, achevaient de mettre M. Doucet hors de pair dans ses fonctions difficiles. Jamais chercheur d’étoiles, par exemple, ne fut plus heureux et n’évolua avec plus de grâce autour d’elles. Flattant l’une, encourageant l’autre, et au besoin, le croiriez-vous, Messieurs, sermonnant toutes ces reines gâtées que sont les actrices à la mode, votre confrère avait pour chacune un mot gracieux, une fleur ou un bonbon.

Mais à côté de cette menue monnaie d’amabilités, que de sérieux dévouements ! M. Doucet ne ressemblait guère à ces gens qui placent leurs bons procédés à gros intérêts. Lui n’escomptait rien, ni son temps, ni ses conseils, ni même ses billets de banque quand il en était besoin. Auteurs, actrices, directeurs, danseuses, trouvaient en lui un ami, un arbitre, un intermédiaire. Il faisait ainsi le bien, sans se lasser, pour le charme de l’habitude et pour celui de la nouveauté.

« Si vous parlez sur ma tombe, lui écrivait Alexandre Dumas, vous direz que je demandais toujours ; si je parle sur la vôtre, je dirai que vous ne refusiez jamais. »

Le tableau tient tout entier dans l’ébauche. Qu’il s’agisse de goûts, de talents ou de vertus, ce sont les mêmes forces qui se transforment avec les années. La vieillesse, à cinquante-huit ans qu’il avait en 1870, s’annonçait, chez M. Doucet, comme le plein épanouissement des qualités de sa jeunesse si aimable et si active. Tout, d’ailleurs, avait souri à votre confrère. Quand tout vous sourit, comment ne sourirait-on pas à tout le monde ? « À quoi bon haïr, disait-il parfois, lorsqu’il est si facile d’aimer ?»

Cette jolie théorie n’a malheureusement jamais été de mise en politique, et la politique allait bouleverser la vie heureuse que je vous raconte.

Certaines natures craignent le coup de vent. Il leur faut une atmosphère sereine. La guerre, la révolution surprirent M. Doucet ; elles le surprirent, comme elles surprirent d’ailleurs chacun, dans un pays où l’on s’attend toujours à tout, sans être jamais préparé à rien.

Vous souvenez-vous combien ces surprises furent différentes, il y a vingt-six ans, selon la vie que l’on avait menée ; je devrais dire plutôt selon le devoir que l’on avait rempli ?

Quel réveil pour celui dont l’unique souci avait été de faire vivre la foule dans un monde idéal ; quel réveil ce dut être de la voir brusquement jetée parmi toutes les réalités de détresses inouïes !

Le drame n’était plus sur la scène, où pendant si longtemps M. Doucet l’avait régenté ; le drame était à la frontière, le drame était dans la rue, hélas !

Mais un cadre guerrier ou politique messiérait à la physionomie si fine que j’esquisse. M. Doucet, d’ailleurs, avait à ce point horreur de la politique que sa plus chère ambition, au lendemain du 4 septembre, fut de disparaître.

« Eh bien ! qu’allez-vous faire de moi ? demandait-il à M. Jules Simon, devenu ministre de l’instruction publique.

Je tiens l’anecdote de M. Jules Simon lui-même.

« — De vous, mon cher ami ? Je crains bien d’être obligé de vous supprimer.

« — Que parlez-vous de crainte ! reprit vivement M. Doucet, je vous supplie, au contraire, de me supprimer tout de suite. »

Il lui répugnait de brûler, pour ne pas déchoir, ce qu’il adorait naguère. Son âge lui interdisait de prendre un fusil Il s’éloigna désolé de son impuissance, car parmi tant d’ambitions qui s’abattaient sur la France, on ne pouvait être alors que soldat... quand on vous permettait de l’être.

Que n’eussiez-vous donné, Monseigneur ( 2), vous le soldat exilé, vous le soldat de la victoire, pour partager l’honneur de nos défaites ?

Oui, l’honneur ! car, le dévouement, cette année-là, fut à la hauteur de l’infortune. C’était du même pas vaillant que l’on marchait au-devant de la mort, qu’elle vous attendit sur le champ de bataille, ou qu’elle vous guettât dans cet antre de justice d’où vous avez héroïquement tenté, Monsieur ( 3), d’arracher l’archevêque de Paris !

Inoubliable sera, pour moi, cette journée qui me fait entrer à l’Académie sous le patronage de tels hommes et de tels souvenirs.

Héroïques ou charmants, doux ou tristes, les souvenirs sont, à la fin de la vie, tout ce qui nous reste : le dernier plaisir n’est-il pas de tisonner le passé, pour en faire jaillir encore quelque étincelle ? Revenu de l’exil, M. Doucet voulut tisonner ainsi en écrivant ses Mémoires.

La France retrouvée ne montrait que les stigmates de la défaite ou de la guerre civile. Gloire, gaieté, plaisir ne luisaient plus que dans le lointain. Il se retourna vers ce passé.

« C’est vous qui l’aurez voulu, mandait-il à M. Legouvé, qui le pressait de se mettre au travail. C’est vous qui l’aurez voulu, et pourtant, quand je me décide à vous obéir, je me demande si nous n’avons pas tort tous deux, moi de vous croire, vous d’avoir cru en moi. C’est en témoin plus qu’en acteur que j’aurai traversé la vie...

Depuis soixante ans au parterre,
Infatigable spectateur,
J’ai pu sonder plus d’un mystère ;
Des si petits grands de la terre
J’ai pu mesurer la hauteur.
Admis dans toutes les coulisses
Des théâtres et des palais,
De leurs acteurs, de leurs actrices
J’ai vu les vertus et les vices.

Et s’adressant à son successeur ici, successeur auquel il semblait vouloir léguer ses Souvenirs, M. Doucet terminait par ce vers :

Tu rirais bien si je voulais.

Séduisante promesse qui constitue, quoique ces mémoires aient été écrits, toute ma part d’héritage. Après tout, pourquoi se plaindre ? D’autres, et Béranger, fut de ceux-là, affrontèrent d’aussi décevantes espérances.

Viens déjeuner, lui avait écrit un jour M. Doucet, voilà quelque soixante ans de cela :

Viens déjeuner à mon cinquième étage,
Tu trouveras Lisette au rendez-vous,
Comme autrefois frétillante et volage,
Prête à sauter encor sur tes genoux.
Elle suspend son châle à ma fenêtre,
Et maintenant, vieil ami, sans effort,
À son amour tu peux la reconnaître
Barde sacré, tu vas chanter encor.

Vous le voyez, votre souriant confrère se permettait toutes sortes de licences... poétiques. Mais, se souvenant de la gravité de l’Académie, il n’a sans doute pas voulu les lui faire partager. Il n’a pas voulu qu’introduite par son successeur « dans toutes les coulisses des théâtres et des palais, de leurs acteurs, de leurs actrices, l’Académie vît, à son tour, les vertus et les vices » ... il n’a pas voulu qu’elle pût en rire.

Cette réserve ne saurait vous surprendre. Nul ne porta plus haut que M. Doucet le respect, l’amour, je devrais dire le culte de l’Académie.

Jamais académicien ne fut plus heureux de l’être. Si l’on en croit celui d’entre vous qui peut-être l’a le mieux connu, il avait, toute sa vie, caressé le rêve de mettre sur sa carte ces mots fatidiques :

De l’Académie française.

Voilà, du reste, longtemps que j’aurais dû vous rappeler ces détails, car l’élection de M. Doucet remontait à 1865. Il succédait ici au comte Alfred de Vigny après avoir failli y remplacer Scribe. Au bout de treize tours de scrutin, il ne manquait à votre confrère qu’une voix pour réussir.

Cette voix lui revint enfin, avec bien d’autres, et la revanche de M. Doucet fut éclatante.

Tout ce qu’il avait fait de bien, l’emportant encore sur tout ce qu’il avait écrit de joli, lui valut de votre part un accueil charmant. Et voyez combien tout de suite il fut à sa place ici. Le secrétaire perpétuel se révélait chez M. Doucet dès le lendemain de son élection...

« ... Si j’ai deviné ce dont il s’agit, lui écrivait Alexandre Dumas fils au mois de décembre 1868, je commence par vous dire que vous faites le plus bel usage possible de votre position d’académicien, en voulant faciliter l’entrée de l’Académie à ceux que vous en jugez dignes. Mais moi, je ne peux, je ne veux ni ne dois faire partie de l’Académie, mon père n’en étant pas. Ou il n’a pas voulu d’elle, ou elle n’a pas voulu de lui. Dans ces deux hypothèses, je reste du côté où il est. »

« .. J’ajoute, continuait Alexandre Dumas, j’ajoute que j’ai l’horreur du solennel, et qu’il y a encore en moi trop du gamin que je fus si longtemps, pour que je ne craigne pas de tirer, tout à coup, la langue à un immortel, archevêque ou non, qui croirait devoir se prendre au sérieux devant moi, ou me prendre au sérieux devant lui...

« ... D’ailleurs, aller faire de l’esprit sur le cadavre de l’un, de la politique sur le corps de l’autre, de la politesse sur le cercueil du troisième, ne me tente guère. Laissons-les morts tranquilles. C’est une erreur de croire qu’ils peuvent encore nous servir à quelque chose. »

Le très distingué confrère qui demain s’assoira sur le fauteuil d’Alexandre Dumas me pardonnera, j’espère, d’avoir édité cette lettre. Peut-être s’en fût-il servi pour redire que, si l’on ne vient pas toujours à bout des résistances de l’Académie, l’Académie, plus heureuse, vient à bout de toutes les résistances.

Mais à quoi bon cet aphorisme ? M. Doucet a-t-il jamais rien refusé à l’Académie et l’Académie a-t-elle jamais rien refusé à M. Doucet ? Heureuse entente, dont témoignait en 1876 son élection comme secrétaire perpétuel.

Voici quelques lignes pour vous rappeler, Messieurs, comment la chose se fit tout simplement :

« Patin venait d’expirer, écrivait M. Doucet dans une des trop rares notes que j’ai eues sous les yeux, Patin venait d’expirer, et comme je traversais tristement la cour de l’Institut, j’y croisai Cuvillier-Fleury.

« — Eh bien, me dit-il, voilà notre pauvre Patin mort !
« — Hélas ! oui, répondis-je.
« — C’est vous qui le continuerez, murmura Cuvillier en s’éloignant.
« Je rencontrai ensuite les membres de l’Académie des Beaux-Arts qui sortaient de leur séance.
« — Il est mort, me dit l’un d’eux. C’est vous qui le remplacerez. » — Là-dessus M. de Falloux m’écrivit :
« C’est vous... »
« M. Mignet me dit : « C’est fait. »
« Enfin le 3 mars arrive ; 30 membres présents.
« Camille Doucet, 21 voix.
« Camille Rousset, 7 voix.
« Je suis proclamé par Legouvé et installé.
« Je prends la parole. Je prononce assez bien mon petit discours, quoique avec beaucoup d’émotion... et me voilà perpétuel... »

Pouviez-vous, Messieurs, mieux faire que d’élire ce confrère toujours aimable, toujours souriant, qui avait à l’extrême l’art de tout prévoir, de tout faire naître et de tout empêcher ? ce confrère pour qui la bienveillance devenait un instrument de règne, tant cette bienveillance, en lui laissant des scrupules, lui permettait de n’avoir pas de préjugés.

Quel séduisant parallèle serait à tenter entre M. Villemain et M. Doucet, entre Alceste et Philinte dans le rôle de secrétaire perpétuel.

M. Villemain recevant, un jour, la visite de candidat que lui fait Champfleury, feint de ne pas le reconnaître.

« — Eh bien, Monsieur, eh bien, quels sont vos titres ? »

Champfleury énumère ses volumes et finit par le Violon de faïence.

« — Alors vous êtes faïencier, Monsieur ? dit Villemain, en laissant tomber sur son interlocuteur un regard de parfaite négligence...

Je n’ose affirmer que M. Doucet n’eût bonne envie, parfois, de traiter certains candidats en faïenciers, mais encore ne le faisait-il pas ; bien au contraire, il s’amusait à leur enfoncer, par petits coups calculés, l’espérance dans la tête et dans le cœur. Si l’on avait gravi avec terreur cet escalier noir qui semblait vous conduire dans quelque caverne de savant, on le redescendait joyeux, comme La Châtre, du bon billet que l’on emportait.

La sérénité de M. Doucet semblait sans remords. Il vous avait écouté avec cet air de concession souriante dont on écoute les histoires seulement intéressantes pour qui les raconte. Vous partiez muni de mille recommandations aussi importantes qu’inutiles.

Je le revois. Sa petite calotte noire sur la tête, le cou frileusement rentré dans le collet de sa redingote, il était assis, ce jour-là, au coin de la cheminée et jouait avec ses pincettes. Je me sens encore tout embarrassé de son regard moqueur.

« — Bien sûr, bien sûr, vous en serez », pour votre secrétaire perpétuel, le mot Académie demeurait toujours sous-entendu, « bien sûr vous en serez », m’avait-il dit quand je lui eus exposé mes pauvres raisons d’être là...

Je l’ennuyais évidemment, sans m’amuser beaucoup moi-même, lorsque l’idée me vint de prier M. Doucet de prendre les Savoyards sous son égide à la commission du Dictionnaire.

Il me regarda étonné.

« — Mais oui, Monsieur, repris-je ; un Savoyard, au dire du Dictionnaire de l’Académie, est un personnage lourd, grossier, mal élevé...

Il me regarda encore, sans doute pour s’assurer du fait. « Mais après tout, que vous importe, fit-il enfin, puisque quand on dit Savoyard c’est toujours d’un Auvergnat qu’il s’agit ?

« Allons, allons, ajouta-t-il gaiement en me reconduisant, c’est entendu, je vous lègue mon fauteuil. »

Vous avez prouvé, Messieurs, que M. Doucet ajoutait le don de prophétie à toutes ses qualités aimables.

Ces qualités aimables eurent bientôt fait de son salon le salon de l’Académie, et du salon de l’Académie le salon le plus recherché, le plus vivant de Paris.

Jeunes femmes élégantes, vieilles femmes d’esprit, ambassadeurs, ministres, écrivains, journalistes s’y coudoyaient. Après une réception académique, on voyait là ce que votre Dictionnaire ne peut manquer d’appeler un jour le tout Paris, spirituel, artiste, littéraire. Et quel étonnement pour l’ombre gouailleuse de Villemain, si jamais elle s’est fourvoyée chez son successeur !

De ce cabinet noir, de cette chambre d’étudiant dont Victor Hugo nous a laissé la sinistre description, il ne restait rien. Tout cela s’était fondu dans un grand et bel appartement qu’illuminait le portrait du maître vous souriant dès le seuil.

Et voilà le maître lui-même allant, venant parmi la foule : heureux, simple, pardonnez ce mot, qui n’a rien d’académique, bon enfant. Combien votre secrétaire perpétuel ressemblait peu à ces vieillards qu’attriste le souvenir de leur gaieté défunte ! Gai, lui l’était toujours, et sa belle humeur s’en prenait à chacun par un mot aimable. Causeur intarissable, il s’étendait sur le plus mince sujet et savait donner à ses plus évasives conversations des accompagnements de mines, de gestes, tels qu’on en demeurait absolument charmé. Son grand âge, son expérience, pourquoi ne pas le dire ? sa science scénique, avaient fait de lui un incomparable manieur d’hommes.

Rivarol parle d’un vieux médecin si habitué à tâter le pouls des gens qu’il le cherchait jusque sur le bras de son fauteuil ; M. Doucet ne vous le rappelle-t-il pas un peu ? Vous souvenez-vous du recueillement avec lequel il tâtait le pouls à l’opinion, à la politique, à la presse, au gouvernement, au boulevard lui-même ? Mais aussi quels diagnostics ! et avec quelle confiance ne suiviez-vous pas ses conseils ? « M. Doucet imaginait, disait l’un de vous, des solutions honorables, pratiques, libérales à tous nos embarras... Telle était son autorité, que nous le tenions pour le chef de notre conseil de famille. »

Tout cela est d’un homme supérieur autant que d’écrire de belles comédies.

Mais il y avait autre chose encore, pour le faire aimer et admirer,

Comme je vous le disais, M. Doucet avait des scrupules et pas de préjugés. La vie, pour lui, ressemblait à un mannequin que chacun drape selon sa fantaisie ; il demandait seulement que la draperie fût gracieuse. Aussi personne, depuis que l’Académie distribue des prix, ne s’est joué plus galamment parmi les susceptibilités du talent et de la vertu. Il n’était que sa modestie pour l’emporter sur tant de souplesse. « Tout ce que l’on applaudit dans mes rapports, disait-il, appartient, à mes confrères. » Chacun ne savait-il pas que lui-même appartenait à cette école d’indulgente ironie qui a pris pour devise : « Je suis modeste et je m’en vante. »

Pourquoi M. Doucet ne se fût-il pas vanté de ces rapports annuels, merveilleux de bonne humeur, de malice, de grâce ?

Quelle vivacité, quel talent de transition, quelle variété dans le tour de toutes les phrases. On aurait dit que votre rapporteur changeait de dictionnaire en changeant d’interlocuteur. «Tel a été son succès sur ce point, remarquait un de ses amis, que l’auteur dramatique a profité de la bonne renommée du secrétaire perpétuel. »

Fut-il jamais plus jolie société de secours mutuels ?...

Messieurs, s’il est vrai, comme l’a prétendu un esprit chagrin, que l’on soit trop souvent puni de sa curiosité à étudier les hommes par le malheur de les connaître, il n’en saurait être ainsi du doux philosophe qui, oublieux à la fois de son âge et de son temps, s’était dit que rien ne sert, pour soi ou pour les autres, de tout déflorer par une trop profonde analyse. Mais encore, quelles pouvaient être, sous un masque si aimable, les impressions finales de cette longue vie ?

Sans doute, M. Doucet avait professé une opinion à vingt ans ; il en avait probablement changé à quarante. Pouvait-il lui en rester une à quatre-vingts ?

Votre secrétaire perpétuel avait vu tant de mots changer de sens tant de choses changer de nom !

Il avait vu l’opinion se faire la complice de tant de défaillances !

Il avait vu, aux heures de naufrages tant de sauveteurs, qui ne savaient pas nager, qu’il se disait, eh ! mon Dieu, comme bien d’autres : « Tout cela est triste, mais c’est amusant ».

Sceptique, oui, votre confrère l’était peut-être, Messieurs, mais sceptique de ce scepticisme qui donne au vieillard un charme de plus et épargne un regret à sa dernière heure. Scepticisme bienfaisant qui, en nous empêchant de trop croire aux hommes, nous garde de trop exiger d’eux, scepticisme qui nous isole des joies d’ici-bas pour nous en faire pressentir d’autres !

Musset a parlé du terrible combat qui, dans certaines âmes, se livre entre le besoin de croire et le désir de nier. M. Doucet, heureux en cela comme en toutes choses, ne connut pas ces angoisses. S’il n’était ni mystique ni dévot, son cœur et sa raison avaient fait de lui un croyant.

Le sentiment chrétien embauma la fin de sa vie. Il avait toujours souhaité la voir finir à la façon d’un livre qui se ferme. Dieu l’a exaucé, Messieurs, en mettant doucement le signet à la quatre-vingt-troisième page...

1 Alphonse Karr.

2 M. le duc d’Aumale.

3 M. Rousse.