Discours de réception de Charles de Mazade

Le 6 décembre 1883

Charles de MAZADE

M. Mazade-Percin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte de Champagny, y est venu prendre séance le jeudi 6 décembre 1883, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En venant prendre au milieu de vous une place due à vos bontés, je veux me défendre de toute illusion. C’est un privilège de l’Académie, privilège vieux comme elle, devenu la plus précieuse de ses traditions, et toujours rajeuni, de ne pas connaître de limites dans ses choix. Elle aime à se faire honneur des noms brillants, de tout ce qui est la lumière, la force ou le charme de cette société française dont elle est l’image, et elle ne dédaigne pas les noms modestes. Vous avez voulu cette fois, sans doute pour ne décourager personne, accueillir parmi vous un prétendant à vos faveurs qui ne vous était recommandé ni par l’éclat des grands rôles, ni par le retentissement de la tribune ou des chaires publiques, ni par les succès de la poésie, du roman ou du théâtre, un homme qui n’a été jamais qu’un modeste écrivain faisant sans bruit son devoir, un simple soldat de l’armée littéraire. Et ne croyez pas que cet aveu ressemble à de l’humilité ; j’éprouve au contraire un grand orgueil à la pensée que vous avez pu me choisir, entre tant d’autres, comme un serviteur des lettres et quelquefois des causes justes. Je peux n’avoir pas d’illusions pour mon propre compte, j’ai de la fierté pour mon état, et à tous les titres je vous remercie d’avoir bien voulu m’ouvrir les portes de cette illustre maison où je reconnais partout des maîtres, où tenait si dignement sa place l’homme de bien et de mérite que vous avez perdu, que vous regrettez, qui alliait dans une si juste mesure l’honneur de la vie, l’intégrité du caractère et les savantes cultures de l’esprit.

Comme un des plus brillants modèles de nos vieilles lettres françaises, comme La Bruyère entrant à l’Académie il y a près de deux siècles, je pourrais à mon tour vous dire : « À qui me faites-vous succéder ? À un homme qui avait de la vertu... ( 1) » M. le comte de Champagny était certes le plus vertueux des hommes ; mais à la vertu qui lui était naturelle, il joignait le zèle de l’étude, le savoir, le goût des choses littéraires. Il s’était depuis longtemps signalé à vous par des œuvres historiques d’élite, et La Bruyère n’aurait pas pu dire de notre contemporain comme de son prédécesseur, l’abbé de La Chambre, que « sa piété, ses mœurs douces et chrétiennes » faisaient « passer légèrement sur son érudition et sur son éloquence ». Les vertus morales de votre confrère d’hier ne faisaient pas oublier ses qualités littéraires ; les unes et les autres se complétaient, se confondaient chez cet homme rare qui, loin de rechercher les dignités publiques auxquelles il semblait destiné par sa naissance, a passé sa vie à faire le bien sans ostentation, à combattre pour ses idées, pour sa foi, sans blesser personne, honorant par ses talents un nom déjà respecté.

Vous n’avez pas oublié des pages attachantes que M. de Champagny a écrites dans ses vieux jours, où il a mis sous la forme la plus discrète ses souvenirs, ses cultes héréditaires, et auxquelles il a donné ce titre significatif : Une Famille d’autrefois. C’est la peinture d’un coin de l’ancienne France, de la société provinciale, telle qu’elle était dans le Forez et dans les régions avoisinantes, la Franche-Comté, le Bourbonnais ou l’Auvergne, à la veille de la révolution de 1789. C’est la résurrection émue et ingénieuse d’une de ces vieilles familles de noblesse locale qui restaient attachées à leurs terres et à leurs mœurs, dont les chefs étaient des gentilhommes, modestes serviteurs du roi, revenus souvent, après vingt ans de guerre, avec des blessures, la croix de Saint-Louis et des dettes. Vous trouverez dans ces pages si animées des figures qui ont vécu. Il y a cette jeune chanoinesse, pétillante de grâce et de vivacité, qui porte au chapitre royal de Lons-le-Saunier son esprit, ses goûts mondains et son forté-piano. Il y a un vieil oncle qui, si je ne me trompe, est quelque peu impie et voltairien comme son siècle. Il y a aussi ce jeune officier de marine qui, à vingt-trois ans, a eu le temps d’être avec M. de Turpin à Ouessant, avec M. d’Estaing à la prise de la Grenade, avec M. de Lamotte-Piquet devant la Martinique menacée par les Anglais, et qui, au retour, fêté dans la famille, rêve déjà un mariage préparé par l’amour. C’est tout un monde aimable et original, vivant dans ses châteaux de la Loire, assez étranger aux raffinements comme aux intrigues de Paris et de Versailles, gardant néanmoins jusque dans sa condition provinciale la distinction des manières et des goûts. On vit après tout simplement, heureusement, dans ce monde, sans se défier de l’avenir, sans entrevoir surtout l’aube enflammée déjà prête à rougir l’horizon.

Et maintenant franchissez quelques années, laissez passer l’orage qui va bouleverser et renouveler la société française en province comme à Paris : qu’est-il arrivé de ce paisible monde du Forez ? Cette chanoinesse que vous avez vue si brillante, elle est tombée par un mariage inégal dans la pauvreté. Ce vieil oncle impie et frondeur dans son château somptueux, il est mort de saisissement en apprenant la captivité du roi. D’autres ont émigré. Quant au jeune officier de marine revenu après la guerre d’Amérique, il a représenté la noblesse de sa province à l’Assemblée constituante. Bientôt, au jour des proscriptions sanglantes il a été jeté dans une prison de Roanne, d’où il n’est sorti qu’après la Terreur. Puis, dès que cette société française si profondément ébranlée se rassied tout à coup dans un ordre nouveau, sous une main victorieuse, à la fois bienfaisante et redoutable, l’officier de marine, le député à l’Assemblée constituante éprouvé dans les luttes civiles est aussitôt distingué par celui qui peut tout et qui fait tout. Appelé d’abord au Conseil d’État, il ne tarde pas à être envoyé comme ambassadeur de la République consulaire à Vienne, où il passe trois ans, aimé pour son caractère, respecté aussi pour le pouvoir glorieux, irrésistible qu’il représente, et là, pendant cette ambassade, lui naît un enfant nouveau. Cet enfant, Messieurs, c’est le confrère que vous avez perdu, M. Franz-Joseph-Marie-Thérèse Nompère de Champagny, né à Vienne en 1804, baptisé par le prince-archevêque de Prague, en présence d’un empereur et d’une impératrice d’Autriche qui lui ont donné leurs noms. Quelle fortune étrange s’est plu à réunir cet éclat, ces pompes, ces contrastes presque romanesques au berceau de celui qui devait être le plus simple et le plus modeste des hommes ?

Par sa naissance, votre confrère se rattachait donc à une famille distinguée de ce pays du Forez dont il a décrit la vie sociale dans ses souvenirs. Il avait pour père un homme instruit et modéré que quelques-uns de nos plus anciens contemporains ont pu connaître, cet officier de marine d’autrefois qui est devenu sous l’Empire ministre de l’intérieur, ministre des affaires étrangères, intendant de la Couronne, duc de Cadore, et qui aurait été toujours un conseiller digne d’être écouté, si le maître qu’il servait avait pu écouter un conseil. Il avait aussi une mère accomplie, dont une personne d’élite, Mme de Gérando, a pu dire en ce temps-là : « La seule femme avec laquelle je me sois liée un peu intimement est charmante, timide, douce comme un ange, la modestie, la douceur, la piété en personne. » C’est dans ce sérieux et doux foyer que s’était formé le jeune Franz de Champagny, tout imprégné des influences domestiques, dirigé un peu plus tard dans ses études par un précepteur pieux, — vivant encore de sa vie d’enfant, tandis que s’accomplissaient et se précipitaient d’heure en heure, à travers le fracas des armes, les orageuses et retentissantes destinées impériales. Quelle eût été la carrière de M. Franz de Champagny, si l’Empire avait duré ? C’est une question qui s’élève pour tous ceux qui naissaient comme lui vers 1804 et dont la jeunesse n’a pu avoir que la vision indistincte de ces prodigieux spectacles de la force tour à tour victorieuse ou vaincue.

Fils d’un dignitaire de l’État, d’une de ces familles que Napoléon se plaisait à créer ou à renouveler pour les associer à ses combinaisons de règne, M. Franz de Champagny, si l’Empire avait vécu, eût été sans doute appelé pour sa part à prendre son rang dans l’administration ou la diplomatie. Les évènements disposent des hommes comme des peuples. Avec la Restauration se dévoilait soudainement un avenir nouveau pour cette jeune génération née sous l’Empire et maintenant impatiente de vivre, de se jeter dans toutes les voies que lui ouvrait un régime de libérales et généreuses émulations. M. de Champagny, dont le père, le duc de Cadore, s’était promptement et franchement rallié à la Restauration, n’avait eu d’abord qu’à continuer de sérieuses études qui nourrissaient et fortifiaient son esprit en l’inclinant de plus en plus vers la foi religieuse de sa mère. Arrivé à l’âge d’homme, doué d’une gravité précoce, il avait un moment, vers 1827, occupé une place de substitut au tribunal d’Étampes ; mais la destinée, à ce qu’il semble, ne voulait pas faire de lui un fonctionnaire, même un magistrat, à une époque où c’était pourtant encore quelque chose d’être un magistrat. En présence de la révolution de 1830, qui venait bientôt le surprendre sur son modeste siège de substitut et qui froissait ses jeunes convictions royalistes, il croyait devoir se dégager par une démission spontanée. Il obéissait sûrement à un scrupule de délicatesse et de loyauté. Peut-être aussi saisissait-il volontiers l’occasion de reprendre son indépendance pour se livrer à d’autres goûts, à d’autres penchants, pour pouvoir défendre librement, sans entraves, des opinions qui lui étaient chères. Déjà, en effet, même pendant sa courte magistrature, il s’était affilié à une société littéraire composée surtout de jeunes gens, formée sous un drapeau religieux. Il s’essayait timidement, obscurément encore à être un écrivain. Depuis sa démission de 1830 il n’a pas cessé de l’être, et il n’a été rien de plus qu’un écrivain, témoin ému, instruit des évènements, des crises morales qui n’ont pas manqué dans ce demi-siècle.

On reste toujours plus ou moins du temps où l’on a été jeune. On garde l’éternelle marque de ces premiers beaux jours où l’on est né à la vie intellectuelle. M. de Champagny avait commencé sous la Restauration, à ce moment qui a été le printemps du siècle, où tout se renouvelait, et l’éloquence et l’histoire et la poésie et les arts, — où un souffle de passion généreuse vivifiait et ennoblissait toutes les luttes de l’esprit. Dans ce grand mouvement de renaissance, à travers la mêlée des idées et des opinions, deux camps s’étaient formés par degrés vers la fin de la Restauration. Tandis que les jeunes philosophes du Globe, serviteurs de la raison, émancipée, se livraient à leurs spéculations hardies et agitaient tous les problèmes de la pensée, d’autres jeunes gens venus de points bien divers, rapprochés par les croyances religieuses, mettaient en commun leur zèle et fondaient, eux aussi, un journal, le Correspondant. Ces jeunes gens, qui avaient les idées de leur temps et le feu de leur âge, se proposaient de réconcilier leur église avec le siècle, avec la société de 1789. C’étaient des royalistes constitutionnels et des catholiques libéraux qui ne voulaient ni aller à la révolution et au schisme, ni s’enchaîner à des traditions d’immobilité et d’absolutisme, qui réclamaient le droit commun pour leur culte, la liberté pour l’enseignement de leur foi. Vous les avez connus, Messieurs, vous avez compté dans vos rangs quelques-uns de ces jeunes gens qui sont devenus l’honneur du pays, et le généreux Montalembert, et Lacordaire, le puissant novateur de la parole chrétienne, et le digne Carné. Il y avait aussi à l’origine d’autres hommes de talent et de dévouement modeste comme M. de Cazalès, le fils de l’illustre constituant, qui se préparait au sacerdoce. Je ne parle que des morts, de ceux qui, dans ce passé déjà si lointain, ont été l’élite d’une génération, les inaugurateurs d’une tradition continuée depuis.

M. de Champagny était de cette école qui avait levé son drapeau aux jours paisibles de la Restauration et qui, au lendemain de 1830, avait à le porter dans des circonstances singulièrement périlleuses, au milieu d’une crise universelle d’institutions et d’idées. Libre désormais de toute fonction, il se dévouait plus activement à cette cause religieuse menacée sans doute par les déchaînements révolutionnaires, plus compromise encore peut-être par le génie orageux qui venait d’engager dans le journal l’Avenir une si redoutable campagne au nom de l’Église. Il s’était lié d’amitié avec M. de Cazalès et M. de Carné au Correspondant ; avec eux il concourait bientôt à une œuvre nouvelle de publicité, — la Revue Européenne, — créée comme une sorte de camp de réserve ou de refuge pour tous ceux qui refusaient de suivre l’abbé de Lamennais dans ses audaces de prêtre déjà plus qu’à demi révolté et de s’associer à une propagande de révolution à outrance dans l’Église comme parmi les peuples. M. de Champagny et ses collaborateurs avaient évité l’éclat d’une rupture avec les jeunes et impétueux disciples de l’abbé de Lamennais qui n’avaient pas cessé d’être pour eux des amis ; ils tenaient à. rester séparés, indépendants de cette téméraire et compromettante avant-garde de l’Avenir. Ils représentaient dans la Revue Européenne des traditions plus correctes de catholicisme. Ils ne laissaient pas néanmoins d’avoir, eux aussi, les ardeurs de la lutte, de mettre une certaine véhémence dans leur opposition contre un régime nouveau qu’ils combattaient un peu en catholiques, un peu aussi peut-être par fidélité à la monarchie disparue. Ils se montraient assez âpres, assez durs pour ce Gouvernement de Juillet né de la veille et réduit à se défendre contre tous les dangers. Ils allaient parfois assez loin dans leurs polémiques, — et il leur arrivait même un jour d’attirer sur eux la foudre sous la forme d’un procès !

Oui, sans doute, ces défenseurs de la religion pouvaient être un peu exigeants, un peu injustes, et ils avaient probablement tort puisqu’il y eut condamnation. C’était pourtant, il faut l’avouer, une idée bien extraordinaire de traduire en accusé devant un tribunal l’honnête et pieux M. de Cazalès, auprès de qui M. de Champagny se trouvait ce jour-là comme défenseur, comme témoin, presque comme coaccusé. Vous me permettrez de croire qu’on aurait pu mieux employer son temps qu’à chercher des coupables parmi de tels hommes qui n’ont pas l’habitude de renverser des Gouvernements et j’ajouterai qu’il est toujours dangereux pour la politique de paraître associer la justice à ses représailles, en faisant condamner des gens de bien. Cela n’arrive qu’à certains moments, lorsqu’on est sorti de l’ordre et qu’on n’y est pas encore rentré. M. de Champagny, sans avoir été lui-même condamné, avait gardé une profonde et naïve impression de cet incident qui l’avait touché dans ses sentiments d’ancien magistrat et de chrétien aussi bien que dans son amitié pour M. de Cazalès. Il en avait souffert comme d’une blessure personnelle. Il n’avait pas cherché le bruit, il le cherchait et l’aimait encore moins après ce procès. Tout, d’ailleurs, changeait déjà autour de lui. Les luttes politiques et religieuses livrées au lendemain de 1830 commençaient à s’apaiser. L’Avenir avait disparu dans l’éclat de la rupture de M. de Lamennais, demeuré seul dans son schisme. La Revue Européenne disparaissait à son tour pour ne renaître que plus tard en reprenant le nom du Correspondant. On rentrait par degrés dans une certaine paix, au moins pour le moment, et M. de Champagny, sans se détacher des affaires de sa foi, se donnait au travail, à ces études de l’histoire qui ont mûri son talent et occupé sa vie pendant près d’un demi-siècle, à travers toutes les révolutions nouvelles.

Comment un homme qui, par sa position, par ses traditions de famille comme par les dons sérieux de l’esprit, semblait destiné aux carrières publiques, s’est-il trouvé conduit à éviter tout ce qui tente les autres hommes, à s’enfermer discrètement dans la vie studieuse et recueillie d’un lettré ? Évidemment votre confrère aurait pu rester ou redevenir un magistrat honoré sous la monarchie de Juillet ; il aurait pu aspirer à une place dans les Assemblées de 1848 à côté de Montalembert, de Lacordaire, de son ami l’abbé de Cazalès, et avec son nom il n’aurait eu probablement qu’à le vouloir pour être un sénateur du second Empire. Il ne l’a pas voulu, il a toujours préféré aux rôles officiels l’indépendance dans l’obscurité de la vie privée. C’était un peu, chez M. de Champagny, le penchant d’une nature modeste et désintéressée, timide et fière. Il se peut aussi qu’il n’attendît rien de ces régimes qu’il voyait se succéder, qui ne répondaient ni à ses instincts politiques ni à ses sentiments religieux, qui ne lui apparaissaient que comme les phases incessamment aggravées d’une révolution sans terme. Peut-être enfin cet éloignement invincible pour les rôles publics, ce goût de retraite et d’obscurité si caractéristiques chez lui tenaient-ils surtout à une de ces circonstances intimes qui sont le mystère douloureux d’une existence humaine.

Il est des points délicats auxquels on ne peut toucher qu’avec respect. M. de Champagny, peu après 1830, lorsque son père le duc de Cadore vivait encore, avait fixé sa vie intérieure. Il avait choisi dans sa propre famille une personne digne de lui, une compagne qui méritait d’être associée à toutes ses pensées, à ses sentiments, à ses épreuves, et qui jusqu’à la dernière heure l’a entouré du plus touchant dévouement. Il n’aurait eu rien à envier si aux graves douceurs de cette longue union sans trouble n’était venu se joindre pour lui un chagrin aussi cruel qu’imprévu. Je me souviens d’avoir entendu raconter par un de vous qu’un jour, il y a peu d’années, on avait été frappé de l’intérêt avec lequel votre confrère suivait une discussion sur les sourds-muets : peu de personnes connaissaient la raison touchante de cet intérêt. C’est que M. de Champagny avait eu d’assez nombreux enfants qui ne pouvaient ni l’entendre ni lui parler, et de plus il les avait perdus successivement. Il avait été surtout cruellement atteint par la mort d’un fils arrivé à l’âge de dix-huit ans, le seul de ses enfants qui eût la parole. Pendant sa maladie, ce jeune homme, se débattant déjà dans l’agonie, sous le regard désespéré de ses parents, laissait échapper ce seul mot : Mon père ! Et M. de Champagny, se tournant vers la mère en larmes, lui disait d’un accent navré : « Écoutons bien ce mot-là, désormais nous ne l’entendrons plus ! » Ce nom de père recueilli sur les lèvres d’un fils expirant et douloureusement regretté, M. de Champagny ne devait plus l’entendre en effet. Il ne lui restait qu’une fille qui ne pouvait le lui donner, mais qui a pu du moins tempérer pour lui l’épreuve amère par ses qualités, en faisant de plus revivre cet homme de bien dans des petits-enfants à qui la nature plus clémente n’a pas refusé le don de la parole.

Ces circonstances cruelles, par instants adoucies, toujours pesantes cependant, avaient mis depuis longtemps la tristesse au foyer de M. de Champagny, et je dirai presque sur sa physionomie. Il vivait d’habitude assez retiré, étranger au monde, plus encore aux mêlées, aux compétitions ou aux ambitions de la politique, parlant peu et jamais de lui-même, comme un homme alliant à une parfaite distinction la timidité ou la réserve d’une peine intérieure. C’était sa vie. Il lui restait deux grandes ressources pour échapper autant que possible à la fixité de ses préoccupations douloureuses, pour animer cette solitude où il s’était enfermé depuis bien des années. Il avait trouvé de plus en plus un dédommagement et une force dans un profond sentiment religieux qui l’aidait à supporter sans murmure les coups qui le frappaient. Le chrétien pansait les blessures du père. Une piété active et forte lui était un secours contre ce qu’il appelait la « rupture des liens terrestres ». Tout le monde n’a pas ce bonheur. Il avait trouvé aussi une autre consolatrice, plus humaine et toujours généreuse, dans l’étude, qui ne fait rien oublier, mais qui élève l’esprit au-dessus des épreuves d’une destinée ingrate. Préparé à tout par une forte éducation classique, armé de la connaissance des langues littéraires anciennes et modernes, doué d’une intelligence studieuse et réfléchie, il s’était mis dans sa vie retirée à lire ou à relire Tacite et Suétone, et de ces pages vigoureuses ou familières il voyait se dégager le passé romain. Il n’avait pas sûrement découvert Suétone et Tacite ; il les interprétait avec art, faisant son apprentissage de l’histoire par ces portraits d’un si vif relief qu’il consacrait aux premiers Césars, qui dès 1836 paraissaient dans la Revue des Deux-Mondes : car M. de Champagny a été pour beaucoup d’entre vous, devenus des maîtres, un prédécesseur à la Revue des Deux-Mondes, et vous me permettrez, à moi qui viens à la suite de tant d’éminents collaborateurs, de ne pas oublier la maison où nous nous sommes rencontrés. Ces portraits des premiers Césars qui frappaient si vivement à leur apparition n’étaient d’ailleurs que le début d’une série d’essais et de tableaux sans cesse repris par l’auteur, continués par Rome et la Judée, ce dramatique récit des années de la prise de Jérusalem et de la révolution Flavienne, — puis par les Antonins, puis enfin par les Césars du troisième siècle. C’est le travail persévérant de trente années. L’auteur y est toujours revenu avec prédilection, réalisant et justifiant le mot de Montesquieu : « On ne peut jamais quitter les Romains ! »

Nous vivons dans un temps où le génie de la curiosité et des recherches a renouvelé l’histoire de tous les siècles et de toutes les nations, de l’antiquité latine comme de l’antiquité grecque, de l’Orient comme de l’Europe. Assurément, depuis l’époque où M. de Champagny commençait ses études, bien des découvertes ont été faites, bien des travaux d’une érudition savante ou ingénieuse se sont produits en France aussi bien qu’en Allemagne ou en Angleterre. L’histoire elle-même, l’histoire proprement dite s’est aidée de ces sciences nouvelles ou perfectionnées, l’archéologie, l’épigraphie, la numismatique, l’ethnologie, qui toutes ont contribué à mettre plus de vie, plus de précision et de couleur dans la résurrection des races et des civilisations disparues. Ce n’est point peut-être que les résultats de ce vaste et hardi travail d’érudition soient toujours absolument certains. Il se peut que plus d’une hypothèse se mêle aux faits les mieux constatés, que les uns mettent un peu de fantaisie et de chimère dans leurs interprétations, que d’autres cèdent parfois à la tentation de se servir du passé pour « plaider les causes du présent » et de refaire les personnages anciens à leur image ou à leur usage ; c’est possible. Le mouvement, dans son ensemble, ne reste pas moins aussi brillant que fructueux, et l’histoire ainsi refaite, c’est vraiment le passé rendu à la vie.

M. de Champagny, il ne faut pas l’oublier, avait été un ouvrier de la première heure dans les études romaines. Au moment de ses débuts d’historien, il ne pouvait connaître tout ce qui n’a été fait que plus tard. Il savait lui-même tout ce qui lui avait manqué, et il le disait avec candeur ; mais s’il avait commencé sans avoir à sa disposition toutes les ressources de l’érudition moderne, il se faisait un devoir de ne rien négliger pour se les approprier, de profiter des lumières nouvelles qui s’offraient à lui. Il mettait tout son zèle à se tenir au courant des vraies découvertes de la science. Il interrogeait, lui aussi, les médailles, les inscriptions, les monuments, les ruines, tout ce qui pouvait rendre témoignage du passé. Votre confrère étendait ses recherches à tous les éléments d’une civilisation puissante, et c’est ainsi qu’il traçait cette série de tableaux allant de Jules César jusqu’à Constantin à travers douze générations humaines, embrassant à la fois la vie sociale, les mœurs, la religion, les lettres, le commerce, les révolutions de la Rome impériale. Œuvre de savoir et de conscience, déroulant de siècle en siècle, à travers la mêlée des évènements et des hommes, le drame d’une grande décadence : éternelle leçon pour ceux qui ne veulent pas tomber !

S’il y eut jamais en effet un spectacle saisissant et instructif, c’est celui de cette superbe race romaine qui, après avoir connu toutes les grandeurs, après avoir conquis l’univers connu par le génie et par les armes, commence à chanceler dans sa puissance pour s’abîmer par degrés dans une vaste décomposition. S’il est une ère de l’histoire toujours digne d’être médité, c’est cette période de trois siècles pendant lesquels s’accomplit ce grand déclin et se prépare, au milieu de la dissolution croissante de l’empire, une des plus prodigieuses métamorphoses du monde.

Tant que cette vigoureuse race prédestinée pour la politique et pour l’action reste elle-même, fidèle à ses mœurs, à ses lois, à ses cultes, à sa discipline, en un mot, à son génie, elle s’élève et grandit. Elle fait de la République romaine cette puissance qui conquiert l’Italie d’abord, puis le monde, étendant par degrés sa domination du Rhin et du Danube à l’Afrique ; des bouches du Tage à l’Euphrate, des îles de Bretagne à la Grèce, à l’Égypte, à la Syrie, de l’Occident à l’Orient. Elle réalise autour de la Méditerranée cet idéal d’une gigantesque unité de civilisation dont elle est la souveraine régulatrice, la personnification vivante et armée. Lorsque Rome, livrée au cosmopolitisme de la conquête en même temps qu’aux agitations intestines, perd, avec le sentiment primitif de la patrie, la sévérité des mœurs, le respect de la loi, la force de sa discipline, l’attachement à ses cultes traditionnels, elle est déjà sur la pente fatale. Tandis qu’elle conquiert encore de toutes parts, elle se déprave dans sa vie intérieure par les conflits de faction, par les compétitions de tyrannie, par l’intervention de la force militaire ou de la plèbe stipendiée dans des luttes toujours renaissantes, et bientôt elle touche à ce point culminant où, en régnant sur le monde, elle ne règne plus sur elle-même. Le jour vient où, lassée de guerres civiles, de proscriptions et d’anarchie, elle se réveille sous ces pouvoirs sans frein auxquels César donne son nom, qui en lui laissant l’illusion de la grandeur vont être la forme de la décadence romaine. M. de Champagny avait justement choisi comme le point de départ de ses études l’heure où Rome se précipite dans la servitude de l’empire.

Ce n’est point sans doute que cet empire, sorti de la corruption des guerres civiles et de la république, n’ait lui-même ses dehors éclatants ou ses compensations, et que dans cette suite d’empereurs qui vont se transmettre un sceptre ramassé dans le sang il n’y ait parfois de bons princes. Ce n’est pas que cette décadence apparaisse dès le premier jour et s’accomplisse sans qu’il y ait des réveils de fierté, une sorte de protestation continue du vieil esprit romain. « Au moment où Néron prospère, a dit un de vos grands confrères, Chateaubriand, Tacite est déjà né dans l’empire et croît auprès des cendres de Germanicus. » Au milieu du silence, devenu désormais la loi de l’empire, survivent des hommes, des patriciens généreux, des philosophes stoïciens qui font encore entendre un accent libre, qui gardent le culte de la Rome ancienne et sévère en face de la Rome débauchée et dégradée des empereurs. Ils représentent la seule opposition possible, l’opposition des idées et des souvenirs. Il se peut même que la décadence semble conjurée ou suspendue par des empereurs plus politiques ou plus sages que le système des adoptions porte au trône. Après d’effroyables règnes Rome a la fortune de rencontrer un Trajan, un Hadrien, un Antonin, qui donne son nom à son siècle. Il se trouve un Marc-Aurèle, l’empereur philosophe, méditatif et religieux dans ses pensées, humain et juste dans son gouvernement, sévère dans ses mœurs, presque bonhomme dans son ménage, et désabusé de la vie. Seulement, de même que les esprits libres, les stoïciens ne représentent plus qu’une protestation inutile, les empereurs sages et justes ne sont qu’un accident heureux. Auguste a eu pour lendemain Tibère, Marc-Aurèle a pour lendemain le maniaque Commode. La décadence à peine interrompue reprend son cours dans cette société dévorée de corruptions, sous ces Césars qui règnent par l’abaissement du patriciat, par l’avilissement d’un peuple nourri et amusé, par l’appel incessant aux prétoriens, — s’élevant ou tombant tour à tour par le meurtre, jusqu’au jour où ils n’ont plus à se disputer que les lambeaux d’un empire disjoint.

Cette décadence, elle dure trois siècles, sous des maîtres qui ne sont parfois que des fous sanguinaires ou de vaniteux histrions se déifiant dans leurs vices ; mais tandis que s’accomplit cette décomposition croissante d’une société, une autre lumière se lève à l’horizon. Tandis que les mœurs romaines se corrompent et que les doctrines anciennes s’altèrent ou s’obscurcissent, des mœurs plus pures se forment, des idées inattendues se répandent déjà sous une influence mystérieuse. Dans un coin de la Judée est née une religion encore inconnue qui ne ressemble à aucun des cultes honorés ou accueillis dans l’empire. Les chrétiens, puisque tel est le nom des disciples de la religion naissante, les chrétiens qui n’ont pour eux ni les richesses, ni les dignités, ni l’appui des pouvoirs, ni la popularité, ne tardent pas néanmoins à se multiplier ; ils commencent à pénétrer jusque dans la Rome de Néron et à devenir ou un objet de surprise ou un objet de haine. Vainement ils ont à subir les persécutions dont Néron donne le signal après l’incendie de Rome et qui doivent se renouveler de règne en règne : ils triomphent par les supplices et les martyres, fécondant de leur sang la foi qui porte aux hommes le rajeunissement moral. De proche en proche ils se répandent dans toutes les parties de l’empire, dans toutes les classes, parmi les barbares comme parmi les Romains les plus raffinés. Ils conquièrent à leur tour le monde, et bientôt il se trouve que cette unité créée par la puissance romaine passe en héritage à la doctrine nouvelle, à cette civilisation chrétienne, assez large pour s’étendre à tous les peuples, pour s’adapter à tous les génies, assez vivace pour durer dix-huit siècles.

La décomposition de la société païenne de Rome, l’ascension du christianisme à l’horizon du monde, c’est le double tableau que M. de Champagny a voulu tracer, et à parler franchement on pourrait dire sans doute qu’il ne peint en traits si vifs les misères, les corruptions de la décadence impériale que pour mieux faire ressortir les grandeurs chrétiennes. S’il n’était impitoyable que pour un Tibère, un Néron, un Commode, pour les dépravations d’un paganisme effréné, rien de mieux. Je ne sais s’il est assez indulgent ou assez juste pour d’autres personnages anciens, même pour des empereurs comme Antonin ou Marc-Aurèle, s’il ne force pas un peu la couleur de ses peintures, s’il voit toujours cette antiquité romaine telle qu’elle a été. Il n’aurait pas voulu, je pense bien, être trop impartial, trop modéré. Il écrivait l’histoire en chrétien militant, il ne le cachait pas, et M. de Sacy, cet esprit si fin, si religieux lui-même, pouvait lui dire en lui donnant la bienvenue parmi vous : « Vous aussi, Monsieur, permettez-moi de vous le dire en face, vous êtes un homme de parti. Vos œuvres portent toutes l’empreinte profonde du parti dont vous êtes. Vous êtes chrétien toujours, partout, avant tout... » Votre digne confrère l’entendait bien ainsi ; il restait l’homme de son culte, en déroulant les annales romaines, comme il était chrétien dans ses opinions, dans ses jugements sur les affaires morales, philosophiques, politiques de son temps. Il ne séparait pas dans sa pensée ce que dix-huit siècles ont confondu, la loi religieuse qui, un jour, a transformé le monde et la marche incessante des sociétés humaines.

Votre confrère, j’en conviens, trouvait à redire à beaucoup de philosophies et de systèmes qui promulguent des fantaisies ou de vieilles banalités d’irréligion comme des vérités et qui, en croyant émanciper la raison, n’émancipent que les passions. Non certes, il n’était pas de ceux qui croient avoir découvert tout à coup qu’un jour, il y a dix-huit cents ans, sous Tibère, la civilisation s’est arrêtée en butant contre une croix et a depuis déplorablement dévié, que d’innombrables générations ont erré en s’instruisant dans le sermon sur la montagne, et que l’univers les attendait, eux les réformateurs, pour redresser enfin la marche de l’humanité égarée et abusée. Il ne croyait pas cela ! Il n’était pas de ceux qui se figurent que le progrès consiste à retourner en arrière, au delà de la croix, à débarrasser les hommes de la doctrine qui les a relevés, ennoblis, pour revenir à un paganisme mal déguisé, et qui commencent par bannir Dieu de leur évangile, les emblèmes religieux des écoles, des prétoires, même des asiles de la mort. Il ne croyait pas encore cela ! Il restait convaincu, avec les plus illustres esprits de tous les temps, que cette doctrine descendue de la croix avait renouvelé la terre, qu’elle avait pénétré dans les mœurs, dans les pensées, dans les lois, dans les institutions, et que, de ce travail auquel ont concouru tant de peuples, tant de générations, est sortie en définitive cette belle œuvre qui s’appelle la civilisation européenne. Ceci, il le croyait pour l’avoir lu dans l’histoire, pour avoir suivi en quelque sorte à la trace cette influence chrétienne qu’il avait vue naître dans la décadence romaine. C’était la conviction réfléchie d’un esprit éclairé par l’étude ; c’était aussi la foi profonde d’une âme religieuse, et cette foi n’avait pour lui rien d’abstrait ou de simplement idéal, elle était toute pratique, elle passait dans sa vie, dans ses actions de chaque jour, comme dans ses opinions.

Le sentiment religieux qui animait M. de Champagny, qui l’inspirait dans ses écrits, n’avait rien de vulgaire. Il occupait avec les lettres la plus grande partie de la vie de votre confrère ; il se traduisait sous la double forme d’une piété sévère et d’une bienfaisance aussi active que discrète. M. de Champagny n’avait pas la piété bruyante, je dirai presque offensante de ceux qui ont toujours l’air de faire leurs dévotions en public ; il avait la piété simple, droite des humbles, des cœurs sincères qui conforment leurs actes à leur foi sans ostentation, sans affectation. Il pratiquait scrupuleusement parce qu’il croyait profondément, et si on le savait, ce n’est pas qu’il en parlât jamais, c’est parce qu’on pouvait le voir tous les jours se rendre à son église, aller se confondre dans la foule ou s’agenouiller sur une dalle cherchant dans la prière un apaisement à ses peines. Il agissait en chrétien qui ne faisait ni mystère ni étalage de ses croyances, qui pensait de plus que, sans livrer les doctrines, il faut toujours montrer « du respect et de la douceur envers les hommes », que la religion ne gagne rien à la « dureté des paroles ».

Cette piété s’alliait chez M. de Champagny à un sentiment généreux de toutes les misères humaines, elle était la source d’une bienfaisance qui ne se lassait pas. Votre confrère était bienfaisant comme il était pieux, sans éclat, sans effort. Il ne donnait pas comme un riche distribuant des secours d’une main distraite, un peu par vanité ou par habitude ; il se faisait une idée aussi élevée que délicate du devoir résumé dans ce beau mot de charité, qui ne veut pas dire seulement assistance matérielle ou officielle, qui signifie amour des malheureux ; il voyait dans les abandonnés et les misérables, dans tous les déshérités de la fortune des créatures humaines que sa foi lui disait de respecter, qui relevaient du maître commun. Il réalisait le mot d’un de vos plus illustres confrères : « Qui donne aux pauvres prête à Dieu ! » M. de Champagny prêtait tant qu’il pouvait à Dieu ! Chaque jour régulièrement il remettait à un pauvre une petite somme, et le dimanche il augmentait la somme. S’il était empêché, il se faisait discrètement suppléer. C’était invariable. Qu’il fût à Paris, qu’il fût l’été dans cette maison de campagne de Trois-Moulins qu’il possédait auprès de Melun, où il a voulu être enseveli auprès de son fils, il n’oubliait jamais son service envers les pauvres. Toute sa vie, partout où il avait résidé, il avait été de toutes les associations charitables, de toutes les œuvres de bienfaisance. Il donnait à ces associations son dévouement avec ses secours, et son dernier acte public était une allocution prononcée quelques semaines avant sa mort à l’assemblée annuelle de l’œuvre touchante de l’hospitalité de nuit. Cet homme de bien passait sa vie à chercher des occasions de charité.

Quand M. de Champagny n’était pas à ces œuvres qui attiraient et occupaient son dévouement, il était au milieu de vous, Messieurs. Vous aviez satisfait la seule ambition mondaine qu’il pût éprouver en lui accordant un honneur que l’historien des Césars avait mérité. Il trouvait ici le goût des choses élevées de l’esprit, l’aménité des rapports, la liberté entre intelligences qui se respectent ; il vous portait son savoir, sa droiture, la distinction d’un homme bien né. Vous le connaissiez, vous n’aviez pas tardé à lui confier la mission qui pouvait le mieux le tenter ; depuis plusieurs années vous l’aviez chargé de préparer vos décisions sur les prix de vertu. On ne pouvait certes choisir un juge d’instruction plus compétent en fait de vertu. Votre confrère remplissait cette mission délicate avec de généreux scrupules qui étaient pour vous une garantie. Il se plaisait d’ailleurs, vous le savez, à remplir tous ses devoirs académiques, assistant assidûment à vos séances, prenant part à vos travaux, à vos débats intérieurs. Il n’a jamais fait, je le crois, beaucoup de bruit. Il y a cependant deux circonstances où il a montré ce qu’il valait, où tout semblait se réunir pour relever son rôle par le piquant des contrastes et l’imprévu des situations.

La première de ces circonstances, c’est la réception même de M. de Champagny que l’Académie avait donné pour successeur à M. Berryer. La fortune académique a de ces combinaisons ! L’homme de recueillement et de méditation, qui était la modestie, la timidité même, avait à vous entretenir de celui qui, pendant un demi-siècle, a été le héros de la parole dans les assemblées et dans les prétoires, de ce fascinateur puissant et attachant, chez qui tout était éloquence, la voix, le geste, l’attitude, la physionomie, le cœur, l’imagination ; il avait à vous rappeler, à vous laisser au moins entrevoir cette époque de splendeurs oratoires qu’on n’oubliera pas, où régnaient, et un Berryer, et un Guizot à la grave et forte parole, et un Montalembert à l’accent vibrant et impétueux, et celui dont je crois voir encore l’image dans l’ami fidèle de toutes les heures, celui que des évènements douloureux autant que mémorables devaient appeler au soir de sa vie à délivrer, à pacifier et à gouverner la France. Pour un homme de retraite et d’étude, étranger aux agitations du temps, c’était une difficulté d’avoir à faire revivre ces luttes d’autrefois, et c’était, dans tous les cas, pour lui une nouveauté. M. de Champagny se montrait digne de sa tâche, en vous rendant d’un trait juste et ému son grand prédécesseur.

Une autre circonstance d’un ordre différent lui était aussi une épreuve sérieuse. M. Littré avait été élu par vous, et celui qui devait le recevoir était M. l’abbé Gratry, « prêtre intelligent et doux », fils de cet Oratoire renaissant qui a retrouvé naguère parmi vous un digne et éloquent représentant. M. l’abbé Gratry était mort, et M. de Champagny se trouvait chargé de recevoir M. Littré. Quel contraste entre ces deux hommes ! D’un côté le penseur stoïque, le philosophe sévère cherchant uniquement dans la science des choses terrestres, dans les faits sensibles le secret de l’univers, dépouillant inexorablement le monde de l’idée de l’infini et d’une cause suprême, de toutes les poésies du mystère et de la foi ; de l’autre côté, le chrétien pieux attaché de cœur et d’âme à son dogme, inébranlable dans ses croyances, tout plein d’un religieux spiritualisme. Ces deux hommes, placés aux deux extrémités du monde moral, se ressemblaient cependant en un point, ils avaient la même intégrité de conscience, la même sincérité, ils étaient faits pour se respecter. Il y avait comme un drame dans cette rencontre ! M. de Champagny se faisait un devoir de concilier l’indépendance de sa foi avec le respect qu’il devait à M. Littré, et cherchant ce qui les rapprochait plus que ce qui pouvait les diviser, il lui disait d’un accent généreux : « Ce n’est pas seulement ici un académicien qui répond à un académicien, c’est une âme sincère qui parle à une âme sincère ; elle a besoin de s’expliquer, et elle est sûre qu’elle n’offense pas. » Il n’offensait pas M. Littré par ses explications, il lui témoignait l’estime que vous lui portiez tous. C’est le propre de votre institution de rapprocher les hommes par « la bienveillance des sentiments et la politesse des habitudes », de créer un de ces commerces élevés dont M. de Champagny goûtait vivement le charme, en y mettant lui-même son urbanité et sa loyauté.

Oui, Messieurs, votre confrère aimait l’Académie, comment dirai-je ? pour les vivants qui l’honorent, pour les satisfactions d’esprit et de bonne compagnie qu’il rencontrait au milieu de vous ; il l’aimait aussi, je dirai pour les morts, pour tout ce qui lui parlait du passé, pour la longue tradition que vous représentez. Il voyait ici, au milieu des révolutions qui ont ébranlé le monde, une de ces institutions qui ne périssent pas parce qu’elles se renouvellent sans cesse, parce qu’elles sont comme la patrie continuée sous une de ses plus nobles formes. Il pouvait, par votre propre histoire, remonter le cours de l’histoire de la vieille France jusqu’à celui qui fut votre fondateur, qui, selon le mot de votre illustre doyen, « rechercha la gloire de l’esprit et se fit le chef des hommes de lettres » en même temps qu’il « étendait une de ses mains sur l’Europe et portait l’autre sur la France troublée, préparant ainsi l’ordre et la fécondité du grand siècle ». Et si le nom de Richelieu revient ici, ce n’est pas seulement par un vieil usage, c’est qu’il y a des instants où une nation éprouvée sent plus vivement le besoin d’attacher ses regards sur l’image de ses grands serviteurs.

Je me souviens d’avoir pu un jour voir de près, toucher avec une indicible émotion ce qui reste de la tête de Richelieu, le masque énergique et fin qui a eu autrefois la vie, sous lequel ont germé de si puissants desseins. Ce grand débris humain, perdu dans les révolutions, puis retrouvé, est déposé ailleurs ; vous avez ici du moins une part de la pensée du glorieux ministre, vous êtes une de ses œuvres. Il vous sied à vous, Messieurs, et vous n’êtes pas disposés à abdiquer cette mission, il vous sied de garder plus que jamais la mémoire et l’honneur de celui qui a tant contribué à faire la France, quand l’infatuation des partis prodigue les apothéoses à tant d’autres qui la défont.

1 Discours de réception prononcé le lundi quinzième jour de juin 1693. — La Bruyère remplaçait à l’Académie l’abbé Cureau de La Chambre.