Discours de réception d’Edmond Rousse

Le 7 avril 1881

Edmond ROUSSE

M. Edmond Rousse ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Jules Favre, y est venu prendre séance le 7 avril 1881, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Depuis cinquante ans, le nom de Jules Favre a tant occupé la renommée ; il a été mêlé à de tels événements ; la vie de ce grand orateur est si vaste et si tourmentée, que, pour réduire un pareil sujet à la mesure et aux convenances de ce discours, je n’ai pas à perdre un instant.

L’honneur que vous m’avez fait, la reconnaissance que je vous dois, le peu que je suis pour rendre un hommage public à cette illustre mémoire, je n’oublie rien et je voudrais tout vous dire. Mais vos regards, comme les miens, cherchent mon devancier à cette place qui reste vide après lui ; vous avez hâte de le voir revivre ici pour quelques moments, et c’est à lui que ma pensée, comme la vôtre, appartient aujourd’hui sans partage.

Sa vie, c’est la vie de ce pays lui-même depuis un demi-siècle tout entier. C’est l’histoire de notre politique hasardeuse, des partis qui nous divisent, des passions qui nous agitent, de nos vertus, de nos fautes et de nos malheurs.

C’est l’histoire de la liberté parmi nous, de ses luttes généreuses, des violences qui l’ont asservie, des excès qui l’ont perdue ; de ses courtes victoires et de ses éternelles défaites.

Dans les grands événements dont nous avons été les témoins, partout Jules Favre a laissé sa trace. Avocat ardent d’une cause longtemps douteuse ; lutteur infatigable d’un parti : ministre de la République au lendemain de deux révolutions ; ambassadeur de nos défaites aux jours les plus sombres de la guerre, il a connu toutes les extrémités de la fortune. Il a connu, jeune encore, l’enivrement d’une longue popularité ; l’orgueil du pouvoir conquis et défendu par l’éloquence ; l’admiration de ses rivaux, qui oubliaient de le combattre pour l’écouter ; enfin tout ce qui, dans la renommée, approche le plus de la gloire ; — puis, au déclin de l’âge, la haine satisfaite de ses ennemis ; les injustices de la douleur publique qui le chargeaient presque seul de tous nos malheurs ; l’ingratitude humaine sous toutes ses formes, depuis les défaillances des votes populaires jusqu’aux misères domestiques de l’amitié trahie. Sur la scène du monde où je cherche encore son image, Jules Favre restera comme l’un des personnages les plus pathétiques qu’ait montrés, dans notre siècle, le drame éternel des révolutions.

Vous n’attendez pas de moi le récit complet de sa vie ; et, si je le voulais faire, peut-être aujourd’hui hésiteriez-vous à l’entendre. Les contemporains font justice tôt ou tard des ambitions vulgaires que la faveur du peuple élève et précipite tour à tour. Mais la postérité seule est le juge des hommes politiques qui ne sont pas indignes de ce nom ; et, pour eux, l’Académie française, elle-même, n’est point la postérité. Elle ne pousse pas jusque-là, j’en suis sûr, la fiction légitime de son immortalité.

Ce que je veux tenter devant vous, c’est l’histoire d’une intelligence étrange et d’une âme mal connue. Ce que je veux chercher, c’est comment s’est formée, comment a grandi cette éloquence native qui, maîtresse dans le même temps de la tribune et du barreau, a fait l’étonnement, le charme ou l’effroi de la génération avec laquelle j’ai vécu et j’ai vieilli ; ce qu’elle a pris dans l’homme lui-même, ce que l’art lui a prêté de richesses, et ce que, peut-être, il lui a fait perdre de puissance.

Jules Favre est né à Lyon, en 1809, dans une famille intelligente et laborieuse, avec laquelle il est toujours demeuré tendrement uni. Sa mère était une grave et sainte femme, qu’il aima, — comme on aime sa mère, — et dont la mémoire vénérée est restée toujours présente à son cœur. « Elle était sincèrement catholique et philosophe, a-t-il dit en parlant d’elle. Je n’oserais pas affirmer que sa foi ne gênât pas un peu l’indépendance de son esprit ; mais elle avait dans le cœur tant de grandeur et de tendresse, dans l’intelligence tant de raison et de fermeté, qu’elle ne pouvait pas plus se dispenser de croire que de penser librement. »

« Catholique et philosophe !... » Je ne sais trop comment l’entendait Jules Favre ; et peut-être eût-il été indiscret de le lui demander. Mais, en lisant ces lignes, je songeais à ces pieuses femmes de Port-Royal, à ces saintes hérétiques, dont Philippe de Champaigne a fait les portraits, et dont Sainte-Beuve a écrit la vie. Il me semblait voir passer dans le lointain la calme figure de la Mère Agnès et le profil austère de la Mère Angélique.

À neuf ans, l’enfant suivait les cours du lycée de Lyon, et à seize ans il achevait ses études. C’était le temps où l’esprit français renouvelait toutes ses méthodes et brisait toutes ses entraves. C’était le temps où notre jeunesse, à peine convalescente des langueurs d’Obermann et de la maladie de René s’enivrait à cette large coupe qui, des lèvres de Goethe et de Byron, passait dans les mains de Victor Hugo, de Lamartine et de Musset. Dévoré du besoin de savoir, brûlant des sombres ardeurs des écoles d’Allemagne, déclamant sur sa route le monologue de Faust et les stances désespérées de Manfred, Jules Favre quitta sa famille et vint à Paris. Pour le connaître et pour le juger dans tout le reste de sa vie, il faut lire le récit qu’il a laissé de ses premières années de jeunesse ; de ses journées, commencées à cinq heures, à la lueur de la lampe matinale, dans sa petite chambre du pays latin ; partagées, par un règlement inflexible, entre le travail, les bibliothèques et les cours ; tourmentées par mille tentations toujours vaincues ; sevrées même des plus honnêtes plaisirs ; et traversées seulement par ces grands coups de lumière qui, à la voix des Guizot, des Villemain, des Cousin, des Ampère et des Gay-Lussac, allaient éclairer, au fond de cette âme solitaire, les horizons lointains de l’histoire, les cimes les plus ardues de la philosophie, et les secrets les plus cachés de la science.

Vainement sa mère lui écrit une lettre admirable pour le détourner de celte vie étroite et violente, de cette sainte folie du travail qui, à deux siècles de distance, nous rappelle encore, malgré nous, les Arnauld et la sainte folie de la croix. Vainement elle l’adjure de se livrer surtout à l’étude et au commerce des hommes. Il s’obstine dans sa réclusion monacale, dans son ascétique retraite ; et bientôt de cette puberté chaste et taciturne va sortir cette éloquence correcte et fougueuse à la fois, châtiée jusqu’à l’asservissement, hardie jusqu’à la licence, dont maintenant vous comprendrez mieux, ce me semble, la perfection redoutable et l’harmonieuse âpreté.

Mais au milieu de ces élans juvéniles et de ces ardentes austérités, Jules Favre avait un but auquel il ramenait tous ses efforts : la politique et le droit, la tribune et la barre, la parole et le combat : telle était l’infatigable visée de ce jeune homme silencieux.

Cicéron et Machiavel, nous dit-il, étaient l’objet de ses études acharnées. — Il est permis de croire que Machiavel ne lui a jamais livré tous ses secrets ; — mais ce qu’on peut affirmer sans crainte, c’est que Cicéron n’a pas eu parmi nous de disciple plus brillant et de plus admirable imitateur.

Si j’étais dans notre vieux Palais de Justice, parlant à notre chère jeunesse, je lui ferais voir de plus près encore, pour la défendre contre le mensonge des succès faciles, par quelles épreuves Jules Favre a conquis son éloquence. Je le lui montrerais tel qu’il n’a pas craint de se peindre, « répétant jusqu’à dix fois un projet de discours, variant autant que possible les détails, et arrivant à des effets qui le surprenaient lui-même ; s’exaltant dans ces exercices solitaires, sentant un frisson nerveux qui s’emparait de tout son être et ses yeux se remplir de larmes... » Messieurs, ce frisson et ces larmes, c’était la fièvre de l’éloquence ; celle que vous connaissez, maîtres de la parole, de la forme et de la pensée ; orateurs, artistes, écrivains et poètes, vous tous qui savez ce que coûte l’amour de l’éternelle beauté, à quel prix elle se donne, et comment on lui arrache ses trésors.

Ainsi armé, plein de science et d’inexpérience, à vingt ans, Jules Favre est entré dans la carrière. En 1830, peu de jours après la révolution, il prenait sa place dans ce grand barreau de Lyon, qui a le droit, aujourd’hui, de partager avec nous cette gloire fraternelle, et dont l’Académie, je l’espère, me permettra d’associer le nom au nom de mon illustre devancier.

C’est à Lyon qu’il était né ; c’est de Lyon que lui devaient venir ses premières émotions d’écrivain, d’avocat et d’orateur.

Je vous disais que la vie politique de Jules Favre n’appartenait ni à vous ni à moi. Mais la politique a été sa passion et sa vie. Elle a été l’homme tout entier ; et vous n’en- tendez pas que je garde un silence pusillanime sur ses plaidoyers politiques et sur ses discours.

Depuis trente ans, à mon rang et à ma place, j’ai servi souvent les causes qu’il a combattues, et souvent j’ai combattu les causes qu’il a servies. Mais je me sens assez sûr de moi pour relire sans danger ces pages de notre histoire, et pour admirer l’orateur, sans lui rien céder de mes sentiments ni de mes souvenirs.

En 1834, à Lyon, des écrivains et des artisans furent traduits devant la justice, comme membres d’une association illicite. Plusieurs d’entre eux avaient Jules Favre pour défenseur.

Le 9 avril, il plaidait encore lorsqu’éclatèrent, aux portes du Palais, les clameurs de l’insurrection et le bruit du combat. En sortant, il se trouva au milieu de la bataille et faillit y perdre la vie. Pendant six jours, les rues de Lyon furent livrées à toutes les horreurs de la guerre.

Peu de temps après, les yeux et le cœur pleins de ces lugubres spectacles, il exhala sa douleur dans quelques pages, en tête desquelles il écrivit : Anathème.

Lamennais venait de publier les Paroles d’un croyant. Le livre de Favre est l’écho, —j’allais dire le plagiat, — de cette lamentation redoutable ; écho incohérent et confus, qui semble railler la voix du maître ; pastiche biblique où l’auteur entasse au hasard les réminiscences précipitées de ses études ; où il interroge, sans leur donner le temps de lui répondre, la « création dont il sonde les mystères, l’histoire qui soulève pour lui, dit-il, la pierre sépulcrale des empires, et la science dont il gourmande les obscurités. » Ici, les souvenirs vulgaires de la veille se croisent avec les grandes aventures de l’éternité. Là, dressant le bûcher du vieux monde, il y jette pêle-mêle la France avec l’Espagne, l’Angleterre avec la Russie. Il extermine en quelques lignes tous les peuples et tous les rois ; puis soudain, cette apocalypse bizarre s’apaise et s’endort dans une prosopopée miraculeuse de la Charité qui relève toutes ces ruines, qui ressuscite tous ces morts, et qui berce la renaissance d’un monde nouveau dans un interminable chant de paix et d’amour.

C’était bien là l’éruption d’une âme vierge et d’un esprit exalté par la solitude. C’était bien ce chaos juvénile dont parle Cicéron : « Amo in juvene unde aliquid amputem. » Dans ces ronces et dans ces broussailles, il fallait, en effet, couper largement. Mais le jeune avocat n’était pas homme à rien perdre ; et tout ce qu’il a pu conserver de son livre, on le retrouve dans le plaidoyer qu’il en tira peu de temps après.

À Paris, à Saint-Étienne, dans d’autres villes encore, l’insurrection lyonnaise avait eu de sanglants contre-coups. Le gouvernement, dont M. Thiers était le chef, vit dans ces mouvements l’exécution d’un vaste complot tramé par les partisans de la République, et la Cour des Pairs fut chargée de le juger. Jamais procès plus tumultueux et plus touffu ne s’agita devant une cour de justice. Jamais accusés ne furent plus intraitables et plus violents. Ils allaient jusqu’à refuser le ministère des avocats, et ils voulaient une défense... laïque.

La Cour des Pairs siégea pendant quarante-trois audiences. Les débats furent dirigés avec une admirable modération par le chancelier Pasquier, dont le nom, si noble- ment porté, appartient encore à l’Académie — comme il appartient à l’éloquence, — et dont le siège est occupé parmi vous par un des orateurs les plus puissants, par un des avocats les plus illustres, par un des citoyens les plus intègres qui aient jamais donné dans ce pays l’exemple de l’honneur et de la probité politique.

Malgré ses confrères, malgré ses clients insurgés, Jules Favre voulut parler. Il parla en tribun et il plaida en maître. Ce coup d’audace fut le commencement de sa fortune. Ce fut aussi son premier engagement public avec le parti auquel, pendant toute sa vie, il est demeuré fidèle.

Depuis ce jour, il n’y eut guère de procès politique où ne figurât cet athlète infatigable. Les journalistes au lendemain d’un article imprudent ; les insurgés au lendemain d’une défaite ; les candidats malheureux au lendemain d’une élection orageuse ; les vaincus irrités de leurs revers et les vainqueurs enivrés de leurs succès ; les diffamés, — et quelquefois les diffamateurs ; — toutes les ambitions, toutes les passions que fait naître le choc des partis dans un pays libre ou qui le veut devenir ; telle fut, pendant plus de trente ans, la clientèle sans pitié de cette éloquence sans repos. Il semblait que cette grande parole appartînt à tous, et qu’en prodiguant à tous, avec sa fortune, son talent, ses forces et sa vie, l’orateur ne fît que répandre une richesse publique dont il était seulement le dispensateur.

Les noms de ces causes jadis fameuses rempliraient inutilement ce discours. C’est aujourd’hui une scène vide dont les drames sont oubliés, et dont les personnages ont dis- paru pour toujours ; il n’en reste que quelques décors en ruine où résonne encore la voix de l’incomparable artiste qui donnait à ces jeux subalternes de la politique une passagère grandeur.

Deux de ces procès cependant demeurent unis au nom de Jules Favre par d’ineffaçables souvenirs.

Au mois de janvier 1858, pendant que l’empereur se rendait au théâtre, des bombes éclatèrent sur son passage, et, sans le frapper, répandirent la mort autour de lui. Un Italien avait conçu et commis le crime.

Orsini était un de ces grands conspirateurs comme l’Italie en a tant vu naître : esprits étroits et violents où venaient tomber, pêle-mêle, comme dans un sombre foyer, les souvenirs fabuleux de l’ancienne Rome, les légendes sanglantes des républiques du moyen âge, la colère et les douleurs d’une servitude séculaire, les ardeurs et les espérances confuses de la liberté. Imaginations emphatiques et sonores où, de siècle en siècle, la poésie populaire faisait pénétrer, avec les mélodies enchanteresses de la langue natale, le rêve éternellement inassouvi de l’indépendance et de l’unité de l’Italie.

Orsini avouait son crime. Il en glorifiait la pensée ; il attendait avec calme le châtiment. Il avait demandé à son avocat de défendre non pas sa vie, mais sa mémoire.

Je vois encore Jules Favre au banc de la défense, le visage livide, les yeux baissés, les mains immobiles ; debout devant cet homme qui portait sur son front, avec toutes les forces de la jeunesse et de la vie, la résolution, la certitude et le dédain de la mort. J’entends cette voix lente et morne, que n’accompagnait aucun geste, que secouaient seulement, par intervalles, le frémissement convulsif de la lèvre et ce hoquet tragique dont la légende est restée parmi nous.

Ce ne fut pas une défense, mais une harangue funèbre et comme un magnifique chant de mort… Je ne veux rien citer de ce discours : un crime pareil au crime d’Orsini vient d’épouvanter le monde ; et, au lendemain de ces funérailles sanglantes, rien ne doit nous distraire de l’horreur profonde que de tels forfaits nous inspirent.

Six ans plus tard, avec les chefs les plus illustres du barreau et dans le plein éclat de sa renommée, Jules Favre eut à défendre, comme au jour de ses débuts, cette liberté d’association qui, aux yeux des républicains d’alors, semblait une des plus naturelles et des plus nécessaires de nos libertés. Il l’avait réclamée d’abord pour les ouvriers qui voulaient s’entendre sur leurs salaires. Il réclamait cette fois pour des citoyens qui voulaient s’entendre sur leurs votes. Il la demanderait pour d’autres encore aujourd’hui. Il dirait que la liberté n’est ni la superstition d’une secte, ni le mot d’ordre d’un parti ; que si elle n’est pas le droit de tous, elle n’est que le prête-nom de la tyrannie ; et, comme autrefois, il répéterait ces fières paroles : « Je ne dis pas seulement que cette cause triomphera (c’est un bien petit accident de notre vie politique) ; je dis que la liberté est impérissable. Nous pouvons considérer d’un œil serein le nuage qui passe... Le soleil n’en sera pas obscurci. »

Berryer, Marie, d’autres qui m’entendent, étaient près de lui et devaient plaider après lui. Mais lorsqu’il eut parlé, Berryer, au nom de tous, déclara qu’ils avaient résolu de se taire.

Si j’ai su donner quelque idée de cette nature méditative et ardente, passionnément éprise de la forme et de la beauté, vous comprendrez sans peine qu’elles étaient, parmi les affaires dont il était accablé, celles qui l’attiraient surtout et qui plaisaient à son génie.

Malgré les antiques railleries auxquelles les avocats ont fini par s’endurcir, vous ne croyez pas, j’en suis sûr, que le mur mitoyen borne éternellement notre héritage. Il y a dans notre état bien des échappées par où l’esprit peut s’élever ; de grands horizons vers lesquels le cœur peut s’ouvrir et l’âme se répandre. Si vous saviez quels étranges spectacles nous avons chaque jour sous les yeux ! Si vous saviez de quels secrets nous sommes les dépositaires, de quelles douleurs sans nom et sans espoir nous sommes chaque jour les témoins ! Tous les Atrides ne sont pas morts, et la famille d’Agamemnon n’est pas près de finir. Même dans nos âges bourgeois, Beaumarchais, Diderot et Sedaine n’ont fait qu’entrouvrir la porte de la Mère coupable, du Père de famille et du Philosophe sans le savoir. Balzac n’a pas épuisé les misères de la comédie humaine. Les maîtres de la scène, les romanciers puissants que je vois parmi vous, ont encore à faire plus d’un chef-d’œuvre ; et même les plus terribles, même ceux qui voient d’un œil sec — les hommes qui tuent les femmes et les femmes qui tuent les hommes, —peuvent encore nous envier bien des tragédies dont nous ne sommes, heureusement, que les confidents classiques, les Arcas, les Arbate et les Théramène.

Grâce à nous, j’ose le dire, les plus tristes de ces drames sont ceux que le public ne connaît pas. Les plus poignantes de ces douleurs sont celles que nous condamnons à se taire, et dont notre honneur seul garde l’inviolable secret.

Bien d’autres procès, moins graves et moins sombres, peuvent tenter aussi l’imagination et donner carrière à la pensée.

On a souvent parlé de l’alliance des lettres et du barreau. Il m’est arrivé de médire ailleurs de cette parenté douteuse, et vous avez tout fait, Messieurs, pour que je regrette aujourd’hui mon irrévérence. Mais, dans tous les cas, je le confesse, il y a un point par où la littérature touche au Palais chaque jour davantage : je veux parler des procès que la fraternité des lettres y amène. Du temps de Molière et de Boileau, entre les écrivains et les plagiaires, entre les libraires et les auteurs, c’était chez Bélise et chez Barbin que se vidaient ces querelles. Aujourd’hui, c’est devant la justice que sont portés les graves débats que la liberté de l’art a fait naître. L’écrivain, le peintre, le musicien, le statuaire, ne sont plus aux gages de l’État ou d’un financier magnifique. C’est du public qu’ils attendent le juste salaire de leurs travaux, et c’est aux tribunaux qu’ils demandent la sanction du droit qu’ils ont sur leurs œuvres.

Jugez quelle recherche, quel art, quel souci littéraire Jules Favre devait apporter dans ces causes où la littérature et l’art étaient le sujet même de ses discours ! Cicéron plaidant pour le poète Archias, n’était pas plus heureux, plus débordant, plus fertile en digressions aimables, plus prodigue des trésors de son éloquence et du superflu de ses richesses. Archias ne gagnait pas toujours son procès, mais Cicéron ne perdait jamais le sien.

Cependant, pourquoi ne pas le dire ? il y avait dans ce vaste esprit un travers étrange et qui lui a coûté beaucoup d’erreurs : c’était l’amour du merveilleux ; un penchant invincible à croire ce qui paraissait incroyable, et à tenter ce qui paraissait impossible ; une inquiétude d’âme, une curiosité mystique qui le poussait à travers mille dangers vers ces régions suspectes où la crédulité touche à la croyance, où la réalité se perd dans les chimères, où les superstitions des faux cultes et les supercheries des fausses sciences remplacent les enseignements séculaires de la raison et les antiques mystères de la foi.

Au seizième siècle, il n’aurait pas cru, — peut-être, — à la sorcellerie ; mais il aurait plaidé pour les sorciers de telle sorte qu’il aurait bien pu se faire brûler avec ses clients. Dans notre temps, où l’on n’a encore brûlé personne, il lui est arrivé de s’engager dans des aventures oratoires d’où nul autre ne serait revenu tout entier, mais où son éloquence intrépide le sauvait par des prodiges d’adresse et d’audace. Le magnétisme dans ses pratiques les plus hasardeuses, les apparitions et les miracles de la veille dans leurs phénomènes les plus contestés, les paradoxes historiques les plus hardis, les légendes les plus mal famées de la crédulité populaire, sont venus hanter tour à tour ce grand esprit, toujours en peine de l’inconnu, et qui, parfois comme pour se délasser de la politique et des affaires, semblait donner à sa fantaisie les restes capricieux de son éloquence.

C’est dans toutes ces causes que le talent littéraire, le sentiment philosophique et la parole harmonieuse de Jules Favre brillaient de tout leur éclat. C’est là aussi qu’il rencontrait ses plus redoutables rivaux :

Philippe Dupin, avec son bon sens bourgeois, ses boutades triviales et sa fougue robuste ;

Paillet, avec la simplicité pénétrante de son honnête et ardente parole ;

Chaix-d’Est Ange, impétueux et habile, éloquent et moqueur ;

Bethmont, qui laissait jaillir par éclairs, sous sa nonchalance dédaigneuse et à travers ses paupières à demi fermées, les élans généreux d’un grand cœur ;

Crémieux, orateur incorrect et puissant, jurisconsulte, homme d’affaires, causeur, conteur, railleur sans aucun fiel ; l’une des figures les plus originales et les plus vivantes qui soient restées dans nos souvenirs ;

Léon Duval, le maître des élégances cruelles, arbiter elegantiarum ; solitaire dangereux, lettré formidable et délicat que le barreau a peut-être enlevé à l’Académie ;

Marie, l’austère Marie, avec sa parole émue, son âme droite, son esprit fait pour les hauteurs, qui montait un peu trop quelquefois, et qui ne savait jamais descendre ;

Berryer enfin, le plus grand d’eux tous à leurs yeux, par la splendeur naturelle de tous les prestiges qui font, non plus l’orateur, mais l’éloquence.

Pardonnez-moi de nommer ici (et, grâce à Dieu, je n’ai pas le droit de les nommer tous !) cette phalange d’avocats illustres qu’a entendus ma jeunesse. Souffrez que je leur reporte l’honneur que vous faites aujourd’hui au barreau, et que j’invoque devant vous, pour le plus humble de leurs disciples, le patronage de ses anciens et de ses maîtres.

Quand Jules Favre parut au milieu d’eux, ce fut un grand étonnement. Jamais personne n’avait mis au service des procès et du droit une parole si pure, une recherche si curieuse de l’élégance, du nombre et de l’harmonie, un art si savant d’arranger les mots, d’en conduire le son, d’en surveiller la cadence et la mesure.

On crut d’abord que ce n’était qu’une curiosité, le produit avare d’un travail étroit qui renouvellerait rarement ses surprises ; que le mouvement précipité des affaires, la soudaineté de l’attaque, la promptitude de la défense, les hasards de l’improvisation, allaient vite mettre en déroute ce talent travaillé à loisir. Mais on vit bientôt que cet avocat laborieux se défendait comme il attaquait, qu’il répliquait comme il plaidait, avec la même correction, la même élégance implacable, et que l’art de parler n’avait pour lui ni embarras ni secrets.

On crut au moins que cette parole si châtiée n’était propre qu’à un seul genre d’éloquence ; que si les sujets élevés et délicats étaient bien son fait, les questions de droit, les procès d’affaires, les causes où s’agitent des passions violentes ou des intérêts vulgaires la prendraient au dépourvu, tout entière au soin de s’écouter elle-même, et que l’on passerait aisément à travers les élégances et les métaphores de cette rhétorique somptueuse. Mais on ne tarda pas à reconnaître qu’aucun choc ne pouvait déranger la symétrie de ces discours et froisser les plis de leur merveilleuse parure ; que, même dans les causes périlleuses où l’avocat semblait se jouer et se complaire, il argumentait avec vigueur ; que le plaidoyer était souvent plus logique que le procès ; que la colère, le dédain, l’ironie activaient son éloquence sans lui rien faire perdre de son charme, ;et qu’enfin, pour parler un peu comme lui, — les torrents tombaient dans ce fleuve sans troubler le bruit harmonieux de ses ondes.

À force de travail, l’orateur s’était fait une langue si forte et si pure, qu’elle l’enchaînait malgré lui, et qu’il lui était aussi difficile de faire une faute de grammaire qu’il est malaisé à d’autres, — même aux avocats, — de s’en défendre. L’artiste s’était construit un instrument si parfait, qu’au milieu des variations les plus audacieuses, il lui était impossible d’en fausser l’inaltérable justesse.

Les habiles et les utiles se moquèrent d’abord de ce joueur de flûte égaré au milieu de tant de passions déchaînées. Mais lorsque tous, tour à tour, se furent mesurés contre ce mélodieux rival ; lorsqu’ils eurent senti son ironie hautaine, ses sarcasmes amers, et les cruels déplaisirs qu’il gardait à ses adversaires tout étourdis de ces flots d’harmonie, il fallut bien se rendre et proclamer un maître qui n’avait pas eu parmi nous de modèle, et qui devait rester sans imitateurs.

Quant au public, ravi de la singularité du spectacle plus encore que de sa beauté, il suivait sans respirer, avec des terreurs qui redoublaient son plaisir, ces phrases périlleuses qui, emportant la pensée dans leur courbe hardie, éclataient à des hauteurs infinies, en gerbes magnifiques et retombaient lentement au milieu d’une pluie d’étincelles.

La personne de Jules Favre, son accent, sa voix, inquiétaient plus encore qu’ils ne passionnaient ses auditeurs.

Dans sa jeunesse, il était grêle et maigre, d’aspect chétif et maladif. Plus tard, ainsi qu’il arrive souvent chez les orateurs, l’effort continuel de la parole avait élargi sa poitrine, en même temps que l’effort continuel de la pensée imprimait à son visage une sorte de tragique grandeur. Ses traits n’avaient ni cette ouverture ni cette mobilité qui laissent voir les mouvements du cœur et le jeu de la pensée ; ni ces saillies généreuses qui, dans le visage de certains hommes, semblent aller hardiment au devant de la foule. Mais vous avez encore devant les yeux cette grande ligne étrange, excessive dans ses reliefs comme dans ses retraites, qui enveloppait et dessinait sa face puissante ; poussant le front en dehors, laissant les yeux dans l’ombre, et se relevant avec cette lèvre tourmentée, cruelle et douce tour à tour, qui se contractait par un mouvement bizarre comme pour scander la parole et lui donner tout son essor ; — sa chevelure épaisse et drue, massée par vastes plans, en désordre et comme en tumulte ; — enfin, ce front fatal et chargé d’ennuis qui semblait fait pour la douleur, que la passion animait souvent, et qu’éclairait rarement un sourire.

« Chacun a la voix de son talent », a dit un grand critique en parlant des orateurs. Comment la voix de Jules Favre n’aurait-elle pas été harmonieuse ? Naturellement souple et sonore, disciplinée par le travail, c’était un courant limpide et pur sans beaucoup de profondeur, interrompu çà et là par des secousses savantes, et coupé souvent par une sorte de toux oratoire qui, chez ce grand artiste , marquait, soit une courte hésitation de la parole, soit un repos prémédité, et comme une ponctuation particulière de la pensée.

Tel qu’il était, avec ses qualités puissantes et ses défauts généreux, Jules Favre avait depuis longtemps pris sa place parmi les chefs les plus renommés du barreau, lorsqu’en 1860, il fut élu bâtonnier de l’ordre.

On a dit ailleurs, en termes excellents, avec quelle vigilance et avec quelle vigueur il remplit sa charge ; mais, parmi les devoirs qu’elle lui imposait, il en était un surtout qui lui était cher, et où se déployaient librement les facultés éminentes que le goût et le culte des lettres lui avaient données. Sous son consulat, les discours que chaque année le bâtonnier doit à la jeunesse furent un événement.

Les belles pensées, les beaux exemples, les souvenirs classiques résonnaient à l’oreille des jeunes gens, comme l’écho voisin des grandes voix de Virgile, d’Horace, de Tacite et de Juvénal qu’ils entendaient naguère dans les salles de la Sorbonne et de nos lycées. Les citations se pressaient en foule, (quelquefois même un peu étouffées faute d’espace,) dans ces harangues domestiques dont le bruit n’a guère dépassé le seuil du Palais, mais où vous trouveriez, sous la plume laborieuse du maître, bien des traits que vous ne jugeriez pas indignes de vous.

C’est là qu’entouré des maîtres du barreau, il poussait jusqu’aux derniers raffinements les préceptes et la théorie de son art. Après les charmantes causeries de Loysel et de Pasquier, que le barreau conserve avec orgueil, rien ne rappelle plus heureusement ces beaux dialogues que l’antiquité nous a laissés, lorsque dans les courts intervalles de la guerre civile, au lendemain ou à la veille d’une sédition, les plus grands orateurs de Rome, Crassus, Antoine, Marcus Brutus et Cicéron, réunis dans les jardins de Tusculum, viennent s’asseoir au pied de la statue de Platon pour disserter sur l’éloquence (in pratulo, propter statuam Platonis consedimus).

Comme eux, c’est au milieu des orages de la vie publique que Jules Favre avait vu grandir son talent. Comme eux, il a vécu dans ces tempêtes, rejeté sans cesse, avec son pays, de la liberté à la servitude, des séditions à la dictature, de Pompée à César, puis d’Antoine à Lépide ; comme eux infatigable avocat, infatigable orateur ; comme eux, courant du prétoire au Forum ; interrompant la défense d’un citoyen devant les juges pour achever une harangue devant le peuple assemblé ; se faisant de la parole une arme et une parure ; tribun comme l’aîné des Gracques, artiste comme lui, et par là du moins assuré de survivre, dans la mémoire des hommes, aux agitations éphémères que sa voix avait soulevées.

Survivre !... dérober quelques heures à l’éternel oubli ! Prolonger de quelques jours, sur cette terre où nous ne serons plus, le bruit léger qu’y peut laisser notre passage ; tel est le rêve de tous les hommes : le rêve des humbles cœurs qui n’ont su qu’aimer, et qui ne veulent pas qu’on les oublie ; le rêve des âmes hautaines qui se complaisent d’avance dans ce semblant d’immortalité. Si Jules Favre a rêvé souvent, ce n’est pas dans ces visions orgueilleuses que s’est égarée sa pensée.

Ce songeur mélancolique n’a jamais connu la vanité turbulente qui enivre parfois les orateurs. Il savait, — il a dit, dans un écrit remarquable, — ce que le temps fait de l’éloquence, ce que le temps ferait de sa renommée, ce que le temps emporterait de ses discours ; et, en publiant quelques-uns d’entre eux seulement, il a marqué lui-même ce qu’il croyait pouvoir sauver des mêlées de la politique et livrer au jugement de ceux qui viendraient après lui.

Qui de vous cependant, hommes d’État qui m’écoutez, ne se rappelle le discours dans lequel, il y a vingt ans, au lendemain d’une révolution, il défendait la magistrature française contre les outrages qui lui étaient, alors, prodigués, et contre les entreprises détestables qui la menaçaient ? Qui ne l’entend s’écriant, avec Montalembert, que dans un pays où les changements politiques ne sont pas rares, et où la chute d’une monarchie n’a jamais empêché la renaissance du despotisme, l’indépendance du juge est presque la seule sauvegarde de la liberté ?

Qui ne l’admirerait encore lorsque, protestant contre l’avidité de deux grands États qui se partageaient entre eux les dépouilles d’un petit peuple vaillant, il dénonçait la puissance formidable qui, par ces jeux faciles de la force, préludait à la domination de l’Allemagne et à l’abaissement de notre patrie ?

Qui donc, enfin, dégagé des passions d’un temps qui n’est plus, ne se prend à gémir qu’on n’ait pas écouté cette voix éloquente, lorsque avec le grand patriote que la France a perdu, Jules Favre adjurait les représentants du pays de ne pas laisser jeter au loin, de l’autre côté de l’Atlantique, au milieu de tous les hasards, au risque de tous les dangers, nos soldats, nos trésors, et l’honneur de notre drapeau ?

Mais ni les agitations parlementaires, ni les orages de la tribune, ni les fatigues du barreau, ne suffisaient à cet esprit insatiable.

Fidèle aux ardeurs inquiètes de sa jeunesse, il promenait sans relâche, à travers les domaines sans bornes de la pensée, l’éternel tourment de son âme en peine et de son intelligence en labeur.

Dès 1868, lorsque par des lois longtemps attendues l’Empire penchant s’essayait à la liberté, Jules Favre entreprit une suite de conférences publiques où il abordait les sujets les plus graves et les plus divers. C’était un grand attrait ; c’était aussi un grand danger pour un esprit comme le sien, que ces dissertations familières où l’orateur est le maître absolu de son sujet et de son discours ; où la parole peut déborder à l’aise sans rencontrer un adversaire qui la surveille, un interrupteur qui la contienne, un règlement qui en marque les limites ; et où l’orateur n’a rien à craindre, sinon les applaudissements et les sourires d’un auditoire complaisant qui l’encourage à ne point finir.

Je n’oublie pas que la conférence politique est née à l’Académie. Mais oserai-je l’avouer ? j’ai eu d’assez longues défiances contre cet emploi charmant de la parole qui n’est ni le cours ni le discours, ni la plaidoirie ni la causerie, ni le sermon ni le théâtre, et qui est un peu tout cela, sans être pourtant ni l’un ni l’autre. Il m’a fallu, pour m’ébranler, entendre des orateurs comme ceux que je ne peux pas nommer devant vous : celui-ci, avec son éloquence abondante et souple, active et imprévue, pleine d’ampleur et d’énergie ; philosophe éminent, écrivain accompli, sage politique ; improvisant sur un fond inépuisable de savoir et de doctrine, que soulève sans cesse le souffle généreux de la liberté ; celui-là, ingénieux et conteur, habitué à toutes les surprises et à tous les succès de la scène ; maître consommé dans l’art de bien dire et de bien lire ; qui, durant les angoisses d’un hiver sanglant et sinistre, trouvait le secret de réveiller nos esprits engourdis, de relever nos courages abattus et de ravitailler les âmes en détresse.

Et malgré tout, malgré eux, malgré Jules Favre qui en a fait quelque part la théorie et la poétique, je doute que cet art nouveau devienne jamais un art vraiment français, et prenne dans notre démocratie la place de la conversation qui n’est plus. Nos qualités comme nos défauts s’y opposent ; surtout ce goût du développement et de la solennité oratoire qui reste, à travers nos révolutions et en dépit de toutes les réformes, le trait le plus populaire de notre rhétorique nationale. Il y faudrait plutôt, ce me semble, l’entrain, la bonne humeur native, le bon sens bref et robuste des Anglais ; ce langage alerte et pédestre, sans prétention et sans emphase, coupé de malices et de saillies , qui donne tant de saveur aux discussions du Parlement, aux harangues des meetings, et aux toasts improvisés au banquet du lord maire, entre Gog et Magog, dans la vieille salle de la Cité.

Je doute surtout que le talent de Jules Favre dût se plier aisément à ce genre d’éloquence. Il s’y est complu cependant, et dans le recueil de ces conférences, comme dans la préface remarquable où, traduisant Cicéron sans le vouloir, il refait, sans le savoir, une de ses œuvres, les jeunes gens trouveront encore des leçons avec des exemples.

Parlerai-je des études purement littéraires, des romans, des proverbes et des poésies auxquels s’est essayé Jules Favre... ? Hélas ! Messieurs, que les poètes illustres qui m’écoutent n’en prennent aucun ombrage. Les ïambes et la Légende des siècles n’y perdront pas un admirateur. Au Palais, où l’on aime assez les classiques pour se permettre avec eux quelques variantes, on dit :

Qu’il faut qu’un avocat ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui lui prennent d’écrire...

Le public croit avec peine que nous puissions savoir à la fois le code et la grammaire. Bien écrire et bien parler lui paraîtrait de notre part un insupportable cumul ; et il y a là-dessus des lieux communs séculaires contre lesquels notre vanité vaincue ne cherche même plus à se défendre. Quand on a dit d’un avocat : C’est un lettré, on croit qu’on lui a causé quelque dommage, et qu’on peut se dispenser de lui répondre ; mais quand on a dit : C’est un poète, on lui a porté un coup terrible, et dont malaisément il se relève. — Tous n’en meurent pas, cependant... et Jules Favre était de taille à survivre à ces innocentes malices. Dans tous les cas, il n’était pas homme à s’en effrayer. Avant lui, Cicéron avait fait des vers. Ne fallait-il pas que, par là aussi, le disciple imitât le maître ?

Je n’offenserai pas leurs grandes ombres, si je dis que les vers de l’un valent bien ceux de l’autre, et que la postérité respectueuse y veut voir seulement le délassement de deux nobles esprits pendant les intervalles de la politique, des affaires et de l’éloquence.

Mais il vint un jour où il fallut laisser la poésie, les conférences et les discours. La révolution et la guerre allaient emporter cette puissante nature vers de plus périlleuses destinées.

Jusque-là, Jules Favre avait combattu tour à tour deux monarchies, dont la seconde avait dû parfois lui faire regretter la première : toutes deux étaient tombées sous les efforts d’un parti qui se croyait seul capable de gouverner la France, et qui, pendant cinquante ans, n’avait reculé devant rien pour y parvenir. L’orateur avait fait son œuvre ; l’homme d’État allait avoir son tour. La République mit dans ses mains la part la plus lourde du pouvoir.

Ici, je m’arrête. Toutes les bienséances me le commandent. Vos consciences se révolteraient comme la mienne, si j’étais condamné à porter sur l’homme politique dont je m’étonne d’occuper la place des jugements qui, dans ma bouche, manqueraient d’autorité, peut-être même de franchise.

Il a écrit lui-même cette histoire. Il a expliqué ses actes. Il a plaidé sa cause devant le pays. Il a dit ses illusions, ses fautes, ses douleurs, ses inutiles efforts ; cette tragédie de sept mois, pendant laquelle, avant de nous frapper, chacun des outrages du vainqueur tombait d’abord sur son front. Qui donc, après lui, oserait ajouter un mot à sa défense ?

Permettez-moi, cependant, au milieu de ces souvenirs lamentables, de porter devant vous un témoignage que, dans cette occasion publique, je dois peut-être à la vérité.

Vous vous rappelez ce voyage lugubre qu’aux premiers jours du siège de Paris, Jules Favre a cru devoir entreprendre, et la démarche qu’il a tentée auprès du chancelier d’Allemagne. L’entrevue de Ferrières est désormais une des légendes les plus sombres de notre histoire ; et quand finit cette guerre, parmi toutes les injures et tous les sarcasmes dont le ministre fut accablé, le récit qu’il avait fait de son ambassade eut, au premier rang, sa part et sa place.

J’atteste ici, devant d’illustres témoins, que tel ne fut pas le sentiment de cette cité captive, qui, ce jour-là, entendit la voix de Jules Favre. J’atteste qu’elle admira son dévouement, qu’elle s’attendrit à ses larmes ; que son courage s’enflamma au récit des railleries cruelles dont il ne lui déguisait pas l’amertume ; et que si, dans cette page épique, une bravade imprudente attrista les esprits clairvoyants, il ne se fit pas moins dans toute la ville un soulèvement généreux qui redressa les âmes, les aguerrit à toutes les épreuves, et les enhardit à tous les dangers. Que d’autres plus sages, — et qui étaient alors loin de nous, — pensent que c’était une illusion puérile dont nous devons rougir aujourd’hui, et dont nous devons demander compte à celui qui l’avait fait naître. Libre à eux ! Pour moi, je dis ce que j’ai vu, ce que j’ai senti avec un peuple tout entier, et de ce tressaillement patriotique je rends grâce encore, après dix années, au grand cœur d’où il est parti.

Cinq mois après l’entrevue de Ferrières, Jules Favre se retrouvait en face du chancelier pour signer le traité qui mettait fin à la guerre. Il semblait que ce fût le dernier devoir que l’implacable destinée lui avait réservé de rendre à son pays. Mais elle lui en gardait encore un autre. En faisant de lui un des plus énergiques champions de la France contre la Commune de Paris, elle lui montra quels dangers menaçaient désormais la République, et par quelles mains elle pourrait périr un jour.

À partir de cette époque, la vie publique de Jules Favre ne fut plus qu’une longue décadence à laquelle il assista tout entier, et dont son âme plus fière, son cœur plus sensible, son intelligence plus forte que jamais lui laissèrent sentir toutes les douleurs jusqu’à la dernière amertume.

Spectateur désenchanté de la politique vers laquelle le devoir seul le ramenait par instants, il écrivait en 1872 : « Je juge mon rôle fini. Je peux disparaître de la scène où j’ai essayé de faire mon devoir. » Et deux ans plus tard, au retour d’un anniversaire funeste : « En traçant cette date, ma main frémit d’indignation et de douleur. Il y a trois ans, elle avait, ce jour-là, mis mon nom au bas du fatal traité de paix, et je ne sais pas encore comment mon cœur ne s’en était pas brisé. Je me figure être un homme foudroyé, gardant les apparences de la vie. »

Au Palais, il ne venait plus que rarement. L’altération de ses traits était visible à tous les yeux, mais sa parole n’avait rien perdu de sa grâce ni de sa pureté. Le déclin même de la voix lui prêtait la douceur et le charme secret des choses qui vont finir.

Peu à peu cette nature puissante ployait sous le fardeau. Cette haute taille s’affaissait sur elle-même. Ces traits, si connus dans leur étrangeté légendaire, s’effaçaient sous une maladive pâleur. Les paupières semblaient naturellement gonflées par les larmes. Il ne restait rien du combattant ni de l’athlète d’autrefois. Son âme, désarmée, semblait réfugiée tout entière dans la douceur du sourire, dans la bienveillance du regard, et dans la morne sérénité de ces yeux distraits qui semblaient chercher ailleurs le repos des luttes et des orages de la vie.

Il y a deux ans, au mois de décembre, un autre avocat, grand par le talent et par le cœur, qui était alors le chef de notre ordre, était depuis longtemps malade. Il fallait ouvrir sans lui les conférences du stage, et, suivant nos vieilles coutumes, c’était le plus ancien des bâtonniers qui devait siéger à sa place. Jules Favre ne voulut pas manquer à ce devoir. Il vint ; il traversa, lourdement appuyé sur mon bras, cet antique palais plein de ses triomphes ; puis, se levant avec effort au milieu de ces jeunes gens dont la plupart ne l’avaient jamais entendu, auxquels il apparaissait comme le revenant illustre d’un autre âge, il fit, de sa voix douce et triste, une allocution touchante, où il leur promettait le retour de son ami et de leur chef. Hélas ! c’était une illusion comme Favre en a eu plus d’une fois. Nicolet ne devait plus nous revenir... Et quant au glorieux bâtonnier d’autrefois, un mois après il n’était plus !...

Lorsqu’un philosophe, un écrivain, un artiste, un poète quitte cette terre, aussitôt il semble renaître et grandir. Son œuvre le fait revivre et prend ce je ne sais quoi d’achevé qui pouvait manquer encore à sa renommée. Mais jamais la mort ne se fait mieux connaître que lorsqu’elle pose sur les lèvres d’un orateur son doigt silencieux. Tout meurt alors vraiment sous sa main. Cette voix si connue qui s’arrête, cette bouche qui se tait, cette parole dont rien ne reste, pas même le souffle et le son : n’est-ce pas la plus frappante image du vide de la vie et du néant de la gloire ?

C’est alors que, dans des souvenirs qui demain seront effacés, au milieu des passions qu’elle a combattues ou servies, à travers les admirations et les injures qu’elle a soulevées, dans la poussière et sur le sable de l’arène, il faut se hâter de fixer les traces fugitives de cette puissance évanouie.

Si d’après ces témoignages récents encore, je veux juger le caractère, le talent de Jules Favre, l’orateur et l’homme tout entier, voici par quels traits saillants il reste présent à ma pensée :

Une intelligence robuste, faite pour lutter et pour souffrir ; douée de force plus que de justesse, pleine de contrastes et de surprises ; portée naturellement aux extrêmes ; exaltée par les ardeurs laborieuses d’une jeunesse solitaire, et se repliant sans cesse sur elle-même pour prendre de grands élans qui l’emportaient souvent bien au-delà de son but ;

Une âme très haute, tourmentée par la soif de l’inconnu et de l’infini, sans cesse penchée sur les abîmes de nos destinées ; religieuse jusqu’au mysticisme, curieuse jusqu’au doute ; éprise tour à tour des grandeurs séculaires du catholicisme et des dogmes moins lourds de la réforme, mais, à vrai dire, incertaine entre tous les cultes, et qui s’était fait, dans le déisme flottant du Vicaire savoyard, une retraite découragée entre la raison et la foi ;

Enfin, un cœur ardent et tendre, poussant jusqu’à d’incroyables excès la générosité, le désintéressement et l’esprit de sacrifice, toutes ces dangereuses vertus qui engendrent les grandes actions et les grandes erreurs. Cet homme n’avait rien à lui, ni son temps, ni sa parole, ni son bien. Prompt aux engouements et aux chimères, des amis l’ont trahi sans qu’il cessât de croire à l’amitié. Le peuple l’a oublié sans qu’il cessât de croire à la reconnaissance populaire. Amis ou ennemis, jamais personne ne l’a sollicité vainement ; — mais ceux qui le connaissaient bien lui demandaient, dit-on, moins de conseils que de services...

C’était un de ces hommes que ne tente aucune des basses avidités de la vie ; leurs fautes, s’ils en commettent, ne sont jamais de lucratives erreurs ; pour les relever et les ennoblir, ils dépensent souvent plus de vertus, qu’il n’en aurait fallu pour s’en défendre.

Quand je pense ainsi à Jules Favre, à l’ampleur un peu emphatique de son langage, aux déclamations et aux paradoxes où il semblait parfois se complaire ; puis à l’agitation religieuse de son âme, aux faiblesses inconcevables de son cœur, à ce sentiment profond de malaise, d’amertume et de douleur qui a pesé sur toute sa vie, je songe en même temps à Jean-Jacques, aux Confessions, à la Nouvelle Héloïse et aux Rêveries d’un solitaire.

Mais si j’envisage l’artiste seulement, et si, parmi ses contemporains, je cherche le génie dont son art porte la plus vive empreinte, je trouve que par l’harmonie de sa parole, par la cadence de ses discours, par le vague enchantement de cette musique sonore qui accompagne, qui soutient la pensée, et qui, par instants, la remplace à l’oreille de l’auditeur enivré, il rappelle de loin Lamartine, — un Lamartine en prose poétique, — déjà descendu des Méditations à la Chute d’un ange, et de Jocelyn à l’idylle cruelle de Graziella.

Est-il bon que ces esprits rêveurs, ces cœurs agités et ces âmes errantes se trouvent mêlés de près à la politique ? Peut-on attendre d’eux les vues nettes et profondes, les longs desseins et les volontés persévérantes auxquels se font connaître les grands hommes d’État ?...

Messieurs, il faut mettre un terme à ce discours. Puissé-je, sans que la vérité en ait souffert aucune atteinte, avoir rendu ce que je dois à cette grande mémoire ! Puissé-je avoir fait revivre l’illustre orateur dans le cœur de tous ceux qui l’ont aimé, et avoir montré à ses ennemis eux-mêmes par où ils sont obligés de ne le point haïr !

Richelieu, malgré son génie, n’a point du prévoir la fortune et la grandeur singulière qu’à travers le temps nos révolutions réservaient à l’Académie. Grâce à lui, au milieu de nos discordes, il y a en France un lieu d’asile où il est permis de parler honnêtement et librement de ceux qui ne pensent pas comme nous ; où, dans le domaine sans limites de la philosophie, de la science, des lettres et des arts, se rencontrent les disciples de toutes les doctrines, les fidèles de toutes les croyances et les combattants de tous les partis ; une demeure hospitalière où, un jour, M. Guizot accueillait le Père Lacordaire, et où Jules Favre remplaçait M. Cousin. Ces beaux spectacles, Messieurs, ne sont pas près de finir, et vous l’allez reconnaître en écoutant un vaillant capitaine qui a trouvé dans les traditions de sa race, avec l’amour passionné de la patrie, le culte impartial et généreux de toutes les gloires de la France.