Réponse au discours de réception de Victor Cherbuliez

Le 25 mai 1882

Ernest RENAN

Réponse de M. Ernest Renan
au discours de M. Victor Cherbuliez

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 25 mai 1882

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Nous savions ce que nous faisions en vous choisissant pour remplacer parmi nous M. Dufaure. Nous savions que cette mémoire respectée recevrait de vous l’éloge le plus complet. Votre étude, de tous points accomplie, est l’image même de cette belle vie toute consacrée au bien public, remplie par une seule passion, celle de la justice. Les brusques revirements de la politique ont pu, de notre temps, excuser plus d’une défaillance ; M. Dufaure, lui, n’eut jamais besoin de changer. Ce n’était point un libéral de circonstance ; le lendemain de ces révolutions qui déjouent les solutions les mieux concertées, il se retrouvait tel qu’il fut la veille. La France et les principes étaient pour lui deux choses immuables. Vous nous avez montré, en ses derniers jours, la sérénité de sa conscience, sa noble tranquillité. Il avait le droit, en effet, d’être tranquille. Tout ce que peut la droiture appliquée à la direction des choses humaines, il l’avait fait. Les révolutions dont il hérita, il n’y avait point contribué ; les maux qu’il répara ne lui étaient pas imputables.

Comme vous nous l’avez très bien dit, Monsieur, les idées de M. Dufaure n’eurent point, en quelque sorte, d’origine. Il n’y eut pas pour lui de lutte, de tiraillement entre des principes opposés ; ses opinions étaient nées avec lui ; il les trouva dans son naturel raisonnable, modéré, et dans l’atmosphère où s’écoula sa jeunesse. C’étaient, j’ose le dire, les opinions de la France même. Le temps où il entra dans la vie est un de ceux où l’opinion française eut le tour le plus prononcé. Après les grandeurs de l’ancien régime, après les ivresses tour à tour brillantes et sombres de la Révolution et de l’Empire, presque tous les esprits éclairés conçurent pour la France, sous la pacifique garantie de la royauté constitutionnelle, un nouvel avenir de gloire et de bonheur. La difficulté de faire de l’éclectisme dans une œuvre aussi passionnée que celle de la Révolution ne les arrêtait pas. Le principe que nous avons entendu proclamer de nos jours : « La Révolution, on l’adore ou on la maudit ; on ne la critique pas, » ce principe, dis-je, n’était alors dans la pensée de personne. Heureuse génération ! les options tranchées entre les extrêmes n’existèrent pas pour elle. Elle conçut la vie politique comme un tournoi entre des rivaux pleins de courtoisie et qui s’entendent sur les questions fondamentales. Elle n’oubliait qu’une chose, c’est que les fortes fièvres, même disparues, ont toujours une tendance à recommencer. Qu’on le prenne pour un signe d’élection ou pour un signe de réprobation, la France est condamnée à ne dormir jamais du sommeil tranquille de la médiocrité satisfaite. Deux mondes luttent dans son sein. Même en ses heures d’assoupissement, elle a les tremblements convulsifs qui décèlent dans les profondeurs de l’organisme un travail mystérieux.

L’humanité s’arrêterait si tous y voyaient trop clair. Aux huit béatitudes de l’Évangile, je suis quelquefois tenté d’en ajouter une neuvième : « Heureux les aveugles, car seuls ils ne doutent de rien. » La France n’avait pas lu M. de Maistre ; un pays n’est jamais très fort en histoire, et d’ailleurs beaucoup de maximes politiques devenues maintenant évidentes n’étaient pas claires alors. La suite constitutionnelle, qui, de Hugues Capet au 10 août 1792, ne subit pas d’interruption durable, avait été depuis vingt-cinq ans deux fois renversée ; mais on pouvait croire que la crise était finie ; tous les compromis, toutes les substitutions semblaient possibles. De là une quiétude qui nous étonne. Chaque secousse paraissait la dernière ; on proclamait avec un profond sérieux la naïve prétention de fermer l’ère des révolutions. On ne la fermait pas le moins du monde ; au contraire, on prenait son parti de l’incorrection, on s’habituait à l’instabilité. Les habitants des flancs du Vésuve savent bien que le volcan se réveillera ; mais d’ici là que de belles heures ! Quelles vendanges ! Quelles moissons ! Et puis la coulée de lave marche lentement ! Avant qu’elle n’arrive, on a le temps de fuir.

Que peut faire l’honnête homme en présence d’une situation générale qu’il n’a point amenée, dont il voit les inconvénients, mais qu’il n’a pas le pouvoir de modifier ? M. Dufaure nous a donné à ce sujet d’excellents exemples. Après chaque révolution, quelque chose durait pour lui ; c’était la France. Il continuait de servir la France et de chercher pour elle ce que sa raison lui présentait comme le meilleur. La bonne gestion des affaires était à ses yeux un intérêt supérieur à la politique proprement dite. Erreur, si vous voulez ; mais erreur nécessaire ! Que les partisans d’une légitimité absolue regardent comme un devoir de se renfermer chez eux après leur défaite et de tenir rancune au pays qui n’a pas suivi leurs avis, nous respectons leur ardente conviction ; disons cependant que cette abstention un peu orgueilleuse ne sera jamais la règle française. Il obéit aux plus nobles et aux plus vraies dictées de son cœur, ce prince de la maison de France qui siège au milieu de nous, quand il voulut reparaître citoyen et soldat dans la grande patrie que ses ancêtres avaient fondée par dix siècles de prudence et d’habileté. Notre illustre confrère M. Thiers eut également pour principe qu’après le fait accompli, il n’est point patriotique de donner tort à son pays ni de vouloir paraître plus sage que lui.

Certes, il n’est pas défendu de porter envie aux âges où le problème de la fidélité était plus simple et où le devoir se bornait à servir de son mieux un pouvoir établi sur des bases indéniables. Dans les temps les plus troublés, néanmoins, le patriote libéral trouve encore moyen de contribuer au bien de la patrie. Il y a toujours une France à aimer. Ils nous approuveraient dans nos apparentes faiblesses, ces créateurs de l’unité française qui mirent avant tout le salut de l’État. Le jour où une bande d’idiots profana le tombeau de Richelieu à la Sorbonne, le crâne de notre illustre fondateur tomba sur les dalles, et les enfants du quartier le firent rouler à terre comme un jouet. Vanité des vanités ! dira-t-on ; la voilà finie comme le reste cette pensée altière au succès de laquelle on avait fait servir tant de force de volonté, tant de savantes combinaisons, tant de crimes... — Pas si finie qu’il semble. Si cet œil éteint, où rayonna autrefois le génie, s’était rouvert à la lumière, il eût vu se dessiner sur les murailles voisines des lettres fraîchement tracées : République française, une et indivisible. Sauf un mot, c’était là ce que le grand politique avait voulu. Il n’était donc pas vaincu, malgré l’affront que des misérables faisaient à ses os.

M. Dufaure fut le loyal serviteur de cette légitimité, qui a survécu chez nous à celle des dynasties. Dans les jours les plus sombres, il eut une étoile. Au milieu des plus écœurantes incertitudes, durant ces années où l’on vit le sort de la France suspendu presque à une voix, il maintint son ferme équilibre. Le mot de république ne l’avait point séduit, pendant qu’il fut une menace ; ce mot ne l’effraya pas, quand il désigna une chose établie. Homme de légalité absolue, M. Dufaure fut surtout homme de cœur. Quand il reprit la direction des affaires au mois de décembre 1877, dans des circonstances qui l’obligeaient à être très net en son programme, il arrêta d’avance les paroles qu’il voulait adresser au chef de l’État. Il entre ; que trouve-t-il ? Un vieux soldat qui, en le voyant, se met à verser des larmes. Il pleura de son côté, et le petit discours ne fut pas prononcé.

Un calme parfait de conscience était le fruit de cette attention unique donnée au bien du pays. Il est impossible de dire à quel parti appartenait M. Dufaure. C’était à peine un homme politique (j’entends le dire à son éloge) ; c’était un homme de réforme et de justice. Ce détachement des questions constitutionnelles peut avoir ses inconvénients quand il fournit des prétextes aux transactions de l’intérêt personnel ou de l’ambition. L’intérêt, l’ambition n’existaient pas pour M. Dufaure. Le ministère ne le grandissait ni ne l’amoindrissait. On ne porte bien que les fardeaux qu’on n’a pas brigués. Voilà pourquoi, en politique, la désignation de la naissance donne tant de force. L’âme la plus tranquille, au milieu des terribles épreuves de la Révolution, dut être celle de Louis XVI ; car seul il pouvait dire : « La responsabilité sous laquelle je succombe, je ne l’ai point cherchée. »

M. Dufaure comprit de même que, après 1870, le gouvernement ne pouvait être accepté que par devoir. Persuadé que le pouvoir, dans les circonstances où nous sommes, ne saurait plus donner de gloire, et qu’il peut, au contraire, condamner celui qui l’exerce aux plus tristes nécessités, M. Dufaure ne se départit pas un moment, depuis nos malheurs, de cette attitude vertueusement dédaigneuse. Là était le secret de son autorité. On n’est fort sur les hommes qu’en leur faisant sentir qu’on n’a pas besoin d’eux.

Excellente leçon donnée aux empressements de la légèreté, tout occupée à rechercher une tâche où les plus habiles ne peuvent manquer d’échouer. Quel défaut de prévoyance et de philosophie ! Comment ne pas voir que, dans la direction des affaires d’un peuple vaincu, il n’y a plus d’autre gloire à recueillir que celle que donnent le sacrifice et le devoir accompli ? Mille fois honneur à celui qui ne refuse pas une œuvre qu’il sait ingrate et peu récompensée ! Décernons, au contraire, les grelots de la parfaite étourderie à celui qui va joyeusement au-devant d’une mission qu’il faudrait accepter avec tristesse, et où l’on est assuré d’avance de succomber. Il semble que les mandats politiques sont d’autant plus désirés qu’ils sont moins enviables. Vous rappelez-vous, Monsieur, à Rome, sur la voie Appienne, la très ancienne petite église consacrée aux saints Nérée et Achillée, les pieux eunuques de Flavie Domitille ? On y lit, gravée sur le dossier du siège presbytéral, la belle homélie que le pape saint Grégoire le Grand, au seuil de la plus sombre époque du moyen âge, prononça dans cette église le jour de la station : « Ces deux saints, dit-il, méprisèrent le monde, quand le monde valait encore la peine d’être aimé. La vie alors était longue, la race féconde, la sécurité parfaite, la richesse garantie, la tranquillité assurée. Le monde, en un mot, se dessécha dans leurs cœurs quand an dehors il verdoyait. Maintenant, Dieu a rendu la résignation sans mérite et le détachement facile. Le monde s’est desséché, et pourtant il vit toujours dans notre cœur. »

Il vivra longtemps encore. Je me figure souvent, Monsieur, qu’à la veille du jugement dernier, quand les signes au ciel seront si évidents que le doute ne sera plus possible, il y aura encore des gens pour briguer l’honneur d’être maire de village ou conseiller municipal. La froideur de M. Dufaure le préserva d’une faute que tous n’évitèrent pas. Il était aussi exempt de vanité, qu’on peut l’être ; il ne portait dans l’exercice du pouvoir aucun air de satisfaction. Il ne domina pas les évènements (qui, de nos jours, a su les dominer ?) ; il s’y conforma en honnête homme. Il fit comme le navigateur qui n’est pas dans les secrets du vent, mais qui se sert de tous les vents pour arriver à son but. D’autres, tels que M. Guizot, M. de Lamartine, eurent des théories politiques plus arrêtées ; cela les conduisit aux chutes éclatantes. M. Thiers, M. Dufaure, au contraire, eurent des jours d’attente, de retraite ; ils ne tombèrent jamais tout à fait.

Nous vous remercions, Monsieur, d’avoir fait revivre devant nous, en traits qui resteront, ce grand et noble caractère. Votre patriotique discours est un morceau digne d’être joint à tant d’excellentes pages qui, depuis longtemps, vous ont fait nôtre. Selon la lettre de la loi, vous n’êtes Français que depuis deux ans. Vous l’avez toujours été par votre talent ; vous l’avez été surtout depuis le jour où, sous le nom de Valbert, vous êtes devenu l’éloquent interprète de nos griefs, de nos froissements, de ce que nous avons à dire contre des attaques injustes et passionnées.

Que vous avez bien choisi votre heure, Monsieur, pour vous rattacher de nouveau à une patrie dont une funeste erreur de l’ancienne politique vous avait séparé ! Issu d’une de ces familles protestantes qui durent, il y a deux cents ans, choisir entre leur pays et la liberté de leurs croyances, vous aviez toujours eu dans le cœur un sentiment affectueux pour la patrie de vos pères. Aux jours où la France était heureuse, cela vous suffisait. Mais il y eut un moment où il vous fallut davantage ; c’est le moment où la France subit la plus grande épreuve qu’elle ait connue depuis qu’elle existe. Quand cette vieille mère, abandonnée de ceux qui lui devaient le plus, s’entendait dire, comme le Christ au Calvaire : « Toi qui as sauvé les autres, sauve-toi maintenant ; » quand l’Europe presque entière, après les fautes expiées, raillait notre agonie et ne voyait qu’une bonne place à prendre dans le vide que nous allions laisser ; ce jour où l’ingratitude a été érigée en loi du monde, vous vous êtes pris à aimer plus vivement que jamais votre patrie d’il y a deux cents ans, et vous, descendant d’exilés qui avaient bien quelque chose à oublier, vous avez consacré votre talent à la cause vaincue, et, dès que les devoirs qui vous retenaient à Genève vous l’ont permis, vous avez profité de la loi réparatrice de 1780, qui rend la pleine nationalité française à « toute personne qui, née en pays étranger, descendrait, en quelque degré que ce soit, d’un Français ou d’une Française expatriés pour cause de religion ». Vos preuves étaient faciles à fournir. Le Dauphiné, d’où votre nom est originaire, le Poitou, les Cévennes vous ont fourni au complet la série de vos ascendants.

Le sérieux des temps modernes dérivant presque tout entier du christianisme, chacun de nous trouve d’ordinaire ses origines en quelque respectable société religieuse, où la gravité des mœurs entretenait la gravité de l’esprit et où la discussion théologique préparait l’aptitude aux longs raisonnements. Ces austères traditions, continuées durant des siècles, ont accumulé les économies intellectuelles et morales que nous dépensons. La vertu ne se développe fortement que dans les milieux un peu sectaires. Il nous est permis, à nous, de sourire et de douter ; car des générations avant nous ont cru sans réserve. Quelles têtes excellentes n’ont pas fournies le jansénisme, le vieux gallicanisme, les sectes protestantes, la synagogue israélite ! Genève mérite d’être placée au premier rang parmi ces sources glorieuses du libéralisme européen. République fondée sur la théologie, cette cité de protestation et de dispute a été une des plus fortes écoles de culture rationnelle qu’il y ait eu. La contrainte souvent pharisaïque qui pesait sur les mœurs et la nécessité imposée à tout laïque d’être controversiste entretenaient une grande activité et posaient nécessairement la question sur laquelle se fait le partage des esprits, la question du rationalisme et de la foi. Les fortes éducations religieuses amènent toujours cette lutte solennelle. Ainsi que vous le rappeliez tout à l’heure, on en sort, au lever de l’aurore, comme Jacob, fortifié, mais souvent avec quelque nerf un peu froissé.

Cette épreuve, vous ne l’avez point traversée, Monsieur. Elle se passa en monsieur votre père, qui, après des études faites pour le ministère pastoral, rompit avec la vieille tradition genevoise et entra dans la voie de la philosophie et de la critique allemandes. Ce changement, comme il arrive souvent, ne modifia en rien ses règles morales. Monsieur votre père, quoique rationaliste, resta toujours un homme pieux et de mœurs exemplaires. Pour le bien comprendre, il faut avoir eu comme moi le bonheur de vous entendre parler de lui. Une vie entière était parfumée par le souvenir de ces croyances fécondes dont on pouvait sacrifier la lettre sans abandonner l’esprit. Vous avez bénéficié du combat intérieur de monsieur votre père ; vous avez pu observer en lui cette heure excellente du développement psychologique où l’on garde encore la sève morale de la vieille croyance sans en porter les chaînes scientifiques. À notre insu, c’est souvent à ces formules rebutées que nous devons les restes de notre vertu. Nous vivons d’une ombre, Monsieur, du parfum d’un vase vide ; après nous, on vivra de l’ombre d’une ombre ; je crains par moments que ce ne soit un peu léger.

Votre éducation supérieure dura plus de douze ans. Cette période, où le talent se forme et où l’essentiel est de pouvoir attendre en toute liberté l’heure de la maturité, se continua pour vous jusqu’à trente ans. Paris et les principales universités d’Allemagne vous virent assidu aux chaires savantes, avide de toutes les branches d’études nouvelles. À Paris, votre instinct si sûr vous conduit à la petite salle où enseignait le premier maître de notre siècle en fait de philologie et de critique, Eugène Burnouf. Quelle fatalité pour moi, Monsieur ! L’année où vous suiviez ce cours, au Collège de France, j’étais en Italie ; sans cela nous nous serions connus vingt ans plus tôt. À Berlin, vous avez vu le vieux Schelling, qui vous parlait de tout, excepté de philosophie. Oh ! l’habile homme ! Ce qui vous préoccupait surtout à cette époque, c’était le puissant effort intellectuel de Hegel, bien que les élèves fissent déjà tort au maître. Les hégéliens dont vous suiviez les leçons vous choquèrent par l’abus de ces formules toutes faites, qui furent le tombeau d’une école créée parle génie, émaciée par la médiocrité. Vous méditiez quelque grande publication hégélienne. Mais une révélation vous fut faite vers cette époque ; vous vîtes l’Éternel face à face ; l’idéal du développement humain sur terre vous fut montré ; tout le plan de votre vie en fût profondément modifié.

Au mois d’août 1859, un voyage d’Orient vous conduisit à Athènes. Il ne vous fallut pas longtemps pour découvrir qu’il y a un lieu au monde (il n’y en a pas un second) où la parfaite beauté a été réalisée. Les cinq ou six petits monuments d’Athènes vous apparurent comme ce qu’ils sont, c’est-à-dire comme les restes d’un monde de miracles, d’une éclosion divine qui ne se renouvellera plus. Tout le reste, en effet, du développement athénien fut à l’avenant. Un peuple entier admira cet art de l’Acropole, dont la perfection réside en des ténuités infinies ; ce même peuple vit la perfection de l’éloquence dans cette argumentation de Démosthène, qui est un vrai tissu de fer ; il applaudit un théâtre qu’on dirait fait pour un groupe de raffinés ; il conversa dans cette langue adorable d’élégance et de simplicité qui est celle des interlocuteurs de Platon. Vous comprîtes à fond ; vous étiez dès lors fixé sur la conception idéale de la vie humaine qui doit servir de règle pour juger tout le reste. Sur le bateau qui vous ramenait à Trieste, vous écriviez ce dialogue exquis où, à propos d’un cheval de Phidias, vous exprimez vos idées sur la transformation la plus profonde qui se soit opérée dans l’humanité, puisque le passage du paganisme au christianisme a été avant tout une révolution esthétique. Vous étiez dès lors un excellent écrivain, sans avoir jamais été à aucune des écoles où l’on prétend apprendre à le devenir. Vous pensiez bien et vous saviez beaucoup. Ce fut M. Sainte-Beuve, Monsieur, qui me fit connaître votre livre. Peu de jours après la première édition genevoise : « Lisez Victor Cherbuliez, me dit-il ; c’est un des nôtres. » Voyez comme il était prophète. Si ce maître illustre vivait encore, ce que la mesure ordinaire de la vie humaine permettrait, vous auriez eu un suffrage de plus ; et quel suffrage !

Un autre jugement, qui valait celui-là, fut celui de Mme Sand. Votre livre l’enchanta ; sans vous en prévenir, elle écrivit au directeur de la Revue des Deux Mondes ce qu’elle pensait de l’auteur. Telle fut l’origine de vos rapports avec un homme que j’ai aussi beaucoup connu aux débuts de ma vie littéraire, et que nous jugeons exactement de la même manière. Comme vous, j’ai gardé de lui un excellent souvenir. Chacun vaut en proportion de l’œuvre à laquelle il consacre sa vie. M. Buloz n’avait en vue que le succès de son recueil ; jamais rien ni personne ne le fit dévier de ce but unique. Il connaissait son public. Libre aux orgueilleux de la littérature de soutenir qu’il n’est pas utile à un écrivain d’avoir devant lui un homme qui représente à lui seul le public tout entier. Les modestes comme nous n’ont jamais eu d’aussi superbes attitudes ; nous avons vingt fois trouvé commode de pouvoir entendre, avant l’irrévocable tirage, l’avis d’un lecteur qui nous donnait, par anticipation, le sentiment de tous les autres. Pour moi, il m’est arrivé souvent, quand j’avais des doutes sur la mesure ou l’opportunité d’un trait, de le laisser, pour voir ce qu’en dirait M. Buloz, bien décidé à le supprimer s’il hésitait le moins du monde. N’en avez-vous pas quelquefois fait autant, Monsieur ? Cela mettait notre conscience en repos. Que M. Buloz nous eût tous sacrifiés à l’intérêt de la Revue, cela ne faisait doute pour aucun de nous ; mais aussi, quand nous servions au succès de la Revue, il nous eût défendus envers et contre tous. Vous m’avez raconté qu’un jour, à Ronjoux, un des hôtes, qui se disait très exercé dans le discernement des champignons, ayant fait servir sa récolte au dîner, il y eut un moment d’hésitation. Vous fûtes le seul à entamer bravement le plat suspect. M. Buloz vous regardait : « Cherbuliez, vous dit-il, que faites-vous ? Vous n’avez pas fini votre roman pour la Revue ! »

Le succès du Comte Kostia justifia pleinement le jugement de Mme Sand. Le roman était dès lors la forme que vous aviez adoptée. Ceux qui connaissaient la direction philosophique de vos idées en éprouvèrent d’abord quelque surprise. Je l’avoue, une des erreurs que je professais alors était de croire que l’art du romancier peut difficilement produire des œuvres destinées à durer. Une longue fiction en prose me paraissait une faute littéraire. L’antiquité n’a composé de romans qu’à son âge de décadence, et, en général, n’en a composé que de courts. L’illusion des faiseurs de Cyrus et d’Astrées est de supposer qu’on a le temps de les lire. Le grand inconvénient du roman moderne, en effet, est d’avoir créé à son usage une catégorie spéciale de lecteurs. D’un côté, ceux qui lisent des romans ne lisent guère autre chose. D’un autre côté, la vie est courte, et l’histoire, la science, les études sociales ont tant d’intérêt ! Pour moi, devant ces attrayants volumes, qui offrent le tableau, souvent vrai, des mœurs contemporaines, je suis partagé entre deux sentiments, l’ardent désir de les lire et le regret qu’on n’ait pas pratiqué, en les imprimant, l’ancien système des manchettes, qui permettait de ne parcourir que les marges. La vulgarité et la prolixité sont le danger d’un genre où le lecteur ne cherche guère qu’une distraction et un amusement.

Avec quelques maîtres exquis, dont vous devenez aujourd’hui le confrère, vous avez su éviter ces défauts, Monsieur. Toujours une haute pensée vous guide. Vous ne tombez jamais dans ces interminables histoires bourgeoises, prétendues images d’un monde qui, s’il est tel qu’on le dit, ne vaut pas la peine d’être représenté. Loin de songer à une imitation servile de la réalité (imitation bien inutile, puisque celui qui aime tant la réalité n’a qu’à la regarder), vous cherchez les combinaisons capables de mettre en lumière ce que la situation de l’homme a de tragique et de contradictoire. La nature slave vous frappa tout d’abord par quelque chose de neuf et de jeune ; avec Tourgueneff, vous aimez à vous perdre dans cet abîme d’imprévu, et quels étranges récits, quel trésor de vraisemblables folies vous en avez rapporté ! Ce n’était point là de votre part le fait d’une invention aux abois, se rabattant sur le bizarre par épuisement ou par incapacité de traiter la saine nature. Qui a su mieux que vous peindre la vertu sans marque d’origine, sans tache de naissance, sans race, sans signe particulier ? Vos charmantes peintures de Noirs et Rouges votre Roman d’une honnête femme, ont ravi tous ceux qui savent sentir. En Allemagne, votre Isabelle est tenue pour une des créations les plus délicates du roman moderne.

Dans Paule Méré et dans Meta Holdenis, vous avez abordé le problème délicat par excellence, celui où se complaisent les grands artistes. Vous avez voulu chercher comment le bien confine au mal et, en dernière analyse, où est le bien. Nos hésitations à cet égard viennent de cette divine parabole de l’enfant prodigue. La question a été posée le jour où des pécheresses ont été présentées comme étant plus près du royaume de Dieu que le pharisien méthodique et pédantesque en ses observances. Le plus bel enseignement du christianisme est que la vertu consiste moins dans les œuvres que dans les sentiments du cœur, si bien que l’Éternel a des tendresses pour la faute qui vient d’une ardeur généreuse ou d’un égarement d’amour, tandis qu’il n’a que de l’aversion pour l’apparente régularité, laquelle peut fort bien s’associer à la bassesse et à l’égoïsme. En d’autres termes, le don gratuit qui fait la noblesse de l’âme l’emporte infiniment sur nos chétifs efforts pour changer l’arrêt divin. Voilà probablement le seul dogme, Monsieur, sur lequel nous soyons d’accord avec Calvin ; l’élection divine est souvent le renversement des jugements des hommes ; la grâce est la source de tout bien ; notre seul mérite est de ne pas la contrarier.

C’est le sentiment profond de cette vérité qui nous entraîne parfois à scandaliser les pharisiens, et même (ici peut-être, Monsieur, nous avons sur la conscience quelques péchés véniels) à y trouver un certain plaisir. Nous aimons à troubler dans leur quiétude les gens assurés de leur salut qui damnent si facilement les autres ; à ces vertus « confites dans l’orgueil et dans le fiel », ainsi que vous dites si bien, nous opposons volontiers des caractères qui n’ont pas la prétention d’être impeccables. Au fond, cependant, nous sommes justes ; nous réclamons le droit des exceptions ; mais nous respectons la règle ; nous savons que les préjugés sociaux sont utiles au monde et que l’étroitesse d’esprit a maintenu durant des siècles une tradition précieuse dont nous touchons les bénéfices. Les traits du roman moral, comme ceux de la comédie philosophique, n’ont pas de pointe acérée ; les faiblesses ou les ridicules qu’ils atteignent ne sont ceux de personne, étant ceux de tous.

Bien mal inspirés, par conséquent, ont été les esprits chagrins qui se sont formalisés de vos libertés, Monsieur. Quand on écrit avec sincérité comme vous faites, il faut être résigné d’avance à ne pas satisfaire tout le monde. Le patriotisme en particulier a des exigences qu’on ne réussit jamais à contenter. Il veut de l’encens, rien que de l’encens. Pour moi, je n’ai jamais parlé d’un des groupes nationaux ou religieux qui se partagent le monde sans avoir été traité de calomniateur. On accepte de bien bon cœur vos éloges comme des concessions arrachées par la vérité ; on met vos critiques sur le compte de l’injustice et de la malignité. L’hypocrisie est de toutes les races et de toutes les sectes. Les railleries de l’Évangile contre les pharisiens de Jérusalem frappent un travers éternel de l’espèce humaine. Molière n’a pas injurié la France en faisant de Tartufe un Français ; en peignant dans Meta Holdenis l’hypocrisie protestante et sentimentale vous n’avez critiqué aucun pays. Vous avez seulement présenté avec force les dangers d’une éducation systématique donnée aux femmes ; vous avez montré aussi combien sont injustes beaucoup de reproches qu’on nous adresse. Je lisais dernièrement une critique allemande de votre chef-d’œuvre, où l’on cherchait à excuser Meta de ses trahisons par la raison que le milieu français qui l’entoure lui est tout à fait inférieur. Mais c’est qu’il n’en est rien vraiment. Vos Français sont d’honnêtes gens sans philosophie transcendante ; votre créole est tout simplement belle à ravir. Cela vaut mieux que de débiter des tirades sur l’idéal, et de savoir déguiser sous une sentimentalité prétentieuse le sophisme de l’esprit et la fausseté du cœur. Ce qui est vrai, c’est que les âmes très religieuses n’aiment pas beaucoup qu’on admette la possibilité de l’hypocrisie. Tartufe ne leur plaît pas, bien qu’elles ne se sentent rien de commun avec le héros de la pièce. Une enfant très innocente qui venait de lire votre roman m’avoua qu’elle était choquée qu’une jeune fille aussi accomplie que Meta pût être jugée capable de telles perfidies. Un Berlinois, plus expérimenté que cette enfant, vous écrivait, au moment de l’achèvement de la publication, un billet anonyme contenant ces trois mots : « C’est bien cela ! »

Meta Holdenis reste certainement votre création la plus achevée, Monsieur. Un art savant maintient d’un bout à l’autre l’équivoque qui fait l’essence même du livre. À mesure que le récit approchait de sa conclusion dans la Revue, des lettres arrivaient de toutes parts qui vous suppliaient de ne pas faire trop mal finir la jeune personne sur laquelle vous aviez concentré tant d’intérêt. Je ne vous cacherai pas que je suis de ceux qui ont pour Meta le plus de prédilection. Je me dis quelquefois qu’il faudrait peu de chose pour faire d’elle une bonne fille, et je me vois composant une suite à votre beau livre, où j’essaierais de convertir votre paradoxale diaconesse à notre bonne morale gauloise. M. Buloz fut aussi quelque temps ensorcelé ; il ne parlait que de Meta. Il faillit se brouiller avec vous à cause du dénouement, et ce qu’il y eut de plus grave, c’est que, pendant quelques mois, il rêva une Meta Holdenis pour secrétaire de la Revue ; oui, une jeune Allemande, instruite, active, qui eût mené la Revue comme Meta Holdenis mène la maison de M. de Mauserre. Nous l’avons échappé belle, Monsieur. Voyez la conséquence de trop bien réussir. Vous aviez voulu que votre héroïne fût à la fois attachante et perverse, laide et jolie. Ne vous plaignez pas si quelques-uns, oubliant ce qu’elle a de haïssable, se sont mis à l’aimer.

Aimable et haïssable, que de choses méritent cette double épithète, et que les sentiments simples ont peu de place en un siècle comme le nôtre, où la vie humaine se développe dans les sens les plus divers sans souci de la contradiction ! « Aime comme devant haïr un jour », disait ce prétendu sage de la Grèce. « Hais comme devant aimer un jour, » suis-je parfois tenté de dire. En politique, du moins, tout est sujet à d’étranges retours. Nous autres, nous ne changeons pas ; mais le monde change, et alors il se trouve que ce que nous avions aimé vient parfois nous percer le cœur. Voilà ce que c’est que d’avoir eu le goût du bien, du juste, du progrès et de la liberté dans un siècle qui ne comprend plus que l’égoïsme national. Nous sommes vieux maintenant, Monsieur : nous n’aimerons plus rien ; tel est le seul parti qui, en politique, ne mène pas aux déceptions.

Dans notre éducation intellectuelle, nous avions été l’un et l’autre à cette grande école allemande de science et de critique qui, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, a renouvelé tant de branches de l’esprit humain. Nous avions admiré l’application, la sagacité, la force d’esprit qui ont été déployées dans cette œuvre. Nous n’avons rien à dédire de ce que nous avons dit ; nos éloges sont sans repentance. Ce que nous avions aimé était vraiment aimable ; ce que nous avions admiré était admirable. Nous n’avons pas changé nos jugements sur Goethe, sur Herder. Est-ce notre faute si, en restant fidèles à nos anciens jugements, nous nous trouvons un peu dépaysés en présence de ce qu’on proclame maintenant comme un nouvel idéal ? Ceux qui se sont plaints de la sévérité des critiques de Valbert n’oublient qu’une chose, c’est que Valbert ne dit rien sur l’Allemagne qu’il n’ait appris à son école. Oui, je ne crains pas de le dire, Monsieur, c’est votre ancienne éducation allemande qui vous a fait Français en 1870. C’est ce haut idéalisme de Kant et de Fichte qui vous a donné la force de regarder en face le succès, de le critiquer et de vous constituer par libre choix l’avocat des vaincus.

C’est là de notre temps, Monsieur, de toutes les tâches la plus ingrate. Le monde maintenant aime les forts ; il est toujours porté à croire que les forts ont raison. Le faible, au contraire, aux yeux d’une opinion basse, est d’avance condamné ; on s’expose à paraître singulièrement attardé en prenant sa défense. Et voilà pourtant, Monsieur, ce que votre courageux instinct de vieux Français vous a conseillé de faire. Vous êtes allé à l’encontre des applaudissements du monde entier. Il est si facile de se faire applaudir quand on a la toute-puissance ! Le victorieux est sûr de l’enthousiasme du grand nombre. Ses fautes deviennent bien vite des traits de génie ; ses maladresses, de profonds calculs ; ses reculades, des prodiges d’habileté. Ah ! qu’il est commode d’être le publiciste des causes triomphantes ! Qu’il est aisé de se passer de talent quand on a derrière soi la force ! Vous avez préféré la tâche difficile, Monsieur, celle où l’on ne réussit qu’à force de tact et d’esprit. Vous avez choisi exprès d’être démodé, je veux dire libéral, juste, humain. De notre temps, la dureté est une qualité si prisée ! Que n’avez-vous fait comme tout le monde, raillé la chevalerie, fait des gorges chaudes de la générosité ? Plaisant propos que le nôtre, de vouloir être de l’âge d’or en un siècle de fer. Que nous serions forts, Monsieur, si nous pouvions nous compléter par un peu de méchanceté ! Il est vrai que nous n’y réussirions pas ; n’est pas Méphistophélès qui veut ; la méchanceté est ce qu’on réussit le moins à se donner.

Et ce qui ajoute à votre mérite, c’est que ce dévouement à la justice devait nécessairement rester sans récompense. Le vaincu ne distribue pas de couronnes. Ses mandats sont des charges, et, à part notre compagnie, qui aime à réparer les torts du public, il n’y aura guère que votre conscience qui vous saura gré de ce que vous avez fait. Le client que vous défendez ne vous soumettra pas un seul de ses actes. Cette France dont vous plaidez si chaleureusement la cause n’aura pas l’idée de vous consulter sur telle ou telle des questions que vous savez si bien.

Est-ce vous que je plains de cet oubli ? Non certes, Monsieur. Rien n’a manqué à votre bonheur ; une vie honorable, tous les plaisirs de l’esprit, toutes les joies de l’intérieur, que vous faut-il de plus ? C’est le pays que je plains. La foule ne voit pas les difficultés de la politique ; elle ne peut comprendre à quel point, dans certaines situations, il faut être habile pour ne pas commettre de faute mortelle. La foule veut gouverner ; le mandat impératif, plus ou moins déguisé, est au fond de toutes ses erreurs. Et voilà, Monsieur, pourquoi nous lui inspirons si peu de confiance. Il y a en nous quelque chose qui lui échappe, qui nous échappe à nous-mêmes, quelque chose dont nous ne sommes pas les maîtres : c’est l’esprit, qui souffle où il veut. Avec une sagacité instinctive, l’homme imbu des préjugés démocratiques voit que sans cesse nous nous préjugés déroberions à ce qu’il tient pour des dogmes. Il sent que nous avons une maîtresse, sur le moindre signe de laquelle nous serions infidèles à tout le reste : c’est l’idéal, la raison, le mandat impératif de notre conscience, lequel rend impossibles tous les autres. Le suffrage universel n’a donc pas tout à fait tort quand il se défie de nous. Nous ne saurions servir deux maîtres. Nous sommes les hommes liges d’un souverain qui nous traîne où il lui plaît ; selon le langage reçu, nous serions vite des traîtres à tout, en effet, excepté à notre devoir.

Telle est la condition toute nouvelle que notre siècle a faite au patriotisme. Loin de nous les paroles d’amertume ! Elles seraient plus qu’inopportunes, elles seraient l’injustice même, à un moment où nous voyons tant d’hommes de cœur dépenser ce qu’ils ont de raison et de chaleur d’âme pour le bien public. Nos craintes portent sur l’avenir. Des pressentiments, venant sans doute d’une sollicitude inquiète par excès d’amour, nous font entrevoir un temps où l’homme cultivé devra aimer une patrie aux conseils de laquelle il aura peu de part, comme Fénelon, Beauvilliers aimèrent une monarchie qui ne les écoutait pas et dont ils connaissaient parfaitement les fautes. L’idéalisme est habitué à ces injustices. L’âge brillant où la politique fut conçue comme un genre de littérature n’a été peut-être qu’une erreur passagère. Le monde, par moments, laisse entendre aux gens d’esprit qu’il n’a pas besoin d’eux, que même ses affaires ne vont jamais mieux que quand ils ne s’en occupent pas. Tout serait pour le mieux si les choses humaines n’exigeaient ni prévoyance ni sagesse. Mais jusqu’ici on n’a pas trouvé moyen de faire voguer un navire à pleines voiles par les mers les plus dangereuses sans pilote ni commandement.

On raconte que, quand la ville d’Antioche fut prise par les Perses sous Valérien, toute la population se trouvait rassemblée au théâtre. Les gradins de ce théâtre, étaient taillés dans le pied de la montagne escarpée que couronnaient les remparts. Tous les yeux, toutes les oreilles étaient tendus vers l’acteur, quand tout à coup celui-ci se met à balbutier ; ses mains se crispent, ses bras se paralysent, ses yeux deviennent fixes. De la scène où il était, il voyait les Perses, déjà maîtres du rempart, descendre la montagne au pas de course. En même temps, les flèches commencèrent à pleuvoir dans l’enceinte du théâtre et rappelèrent les spectateurs à la réalité.

Notre situation est un peu celle de l’acteur d’Antioche, Monsieur. Nous voyons ce que la foule ne voit pas. Cette patrie française, construite au prix de mille ans d’héroïsme et de patience, par la bravoure des uns, par l’esprit des autres, par les souffrances de tous, nous la voyons guidée par une conscience insuffisante, qui ne sait rien d’hier et ne se doute pas de demain. Comme il arrive dans les passages difficiles de montagnes, nous voyons ce que nous avons de plus cher vaciller au bord du précipice, se balancer sur le vide, confié au pas irresponsable d’un être instinctif ! Ah ! chère patrie française ! Ceux qui tremblent sont ceux qui l’aiment. Ses vrais ennemis sont les présomptueux qui flattent ses défauts, enchérissent sûr ses erreurs, et qui, sûrs d’avance de l’amnistie des imprévoyants, se montreraient, le lendemain des désastres, frais, légers, alertes, prêts à recommencer. Une nation ne peut durer si elle ne tire de son sein la quantité de raison suffisante pour prévenir les causes de ruine extérieure ou de relâchement intérieur qui la menacent. Les anciens organismes y pourvoyaient d’une manière qui ne suffisait pas toujours pour faire éviter de grandes fautes, mais qui suffisait pour assurer la continuité de l’existence. La question est de savoir si les formes nouvelles où l’on a renfermé la vie nationale n’amèneront pas pour le cerveau de la France de funestes moments d’étourdissement, de passagères anémies.

Je dis passagères ; car il n’est pas possible qu’un pays qui possède dans son sein tant d’esprit, tant de cœur, tant de force de travail, une telle somme de conscience et d’honnêteté, ne surmonte pas les germes de maladie qu’il porte en lui. Les dix justes qui auraient pu sauver Sodome eussent pesé d’un poids bien léger, les jours d’élection, dans les scrutins de cette ville coupable, et pourtant, au jour solennel où l’Éternel compte les siens, ils auraient suffi pour faire absoudre la cité entière. Finissons donc par l’espérance, Monsieur. Oui, nous la reverrons encore avant de mourir (vous surtout qui êtes plus jeune que moi) cette vieille France rétablie dans des conditions de vie séculaire, avec ses haines pacifiées, ses horizons rouverts, les ombres de ses victimes apaisées, ses gloires réconciliées. Nous la verrons telle qu’elle fut en ses beaux jours, forte, modérée, raisonnable, relevant dans le monde le drapeau abandonné du progrès libéral, nullement corrigée de son amour désintéressé pour le bien, instruite cependant par l’expérience et attentive à éviter certaines erreurs où l’indulgence trompeuse du monde, au moins autant que ses défauts, l’avaient engagée.

Heureux les patriotes sincères qui, ce jour-là, pourront se rendre le même témoignage que M. Dufaure à son lit de mort : « Nous avons fait ce que nous devions faire ! » Valbert au moins sera du nombre. Il s’est plu, comme le Samaritain, à soigner le blessé que les voleurs avaient laissé pour mort sur la route. Il a versé dans ses plaies l’huile et le vin. Aujourd’hui, quelques-unes des plaies du blessé sont cicatrisées. Vous nous aiderez, Monsieur, par votre jugement viril, droit et ferme, à continuer l’œuvre de guérison commencée. La tradition d’une discipline nationale ne saurait plus être l’attachement exclusif à certaines idées. Les idées sont maintenant l’élaboration commune de toutes les nations civilisées ; mais chaque pays se les approprie selon son goût et son génie. Nous sommes heureux, Monsieur, que, vous qui avez pu comparer toutes les formes de l’esprit humain et qui avez procédé par choix libre en ce qui d’ordinaire est réglé par le fait de la naissance, vous ayez jugé que la forme française, dont on dit aujourd’hui tant de mal, a aussi de réels avantages. Nous sommes fiers surtout que, vous ayez prouvé par votre exemple qu’on peut s’en servir pour exprimer des pensées vraies, fines, généreuses et sensées.