Réponse au discours de réception de Paul-Armand Challemel-Lacour

Le 25 janvier 1894

Gaston BOISSIER

Réponse de M. Gaston Boissier
au discours de M. Challemel-Lacour

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 25 janvier 1894

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

Je ne vous dissimulerai pas que le plaisir que j’éprouve à vous souhaiter la bienvenue est troublé par une inquiétude. Ai-je tout ce qu’il faut pour me bien acquitter de cette tâche ? Pourrai-je parler de vous comme il convient ? Vous êtes surtout un politique, et la politique m’est tout à fait étrangère. Mes études et mes goûts m’ont enfermé jusqu’ici dans l’antiquité ; je n’ai guère vécu de mon temps, et je connais mieux les hommes et les partis de la République romaine que ceux d’aujourd’hui. Le hasard qui m’a désigné pour vous répondre vous a donc très mal servi. Il ne manquait pas de gens, parmi nous, qui, ayant été mêlés aux plus grandes affaires, auraient apprécié avec compétence la part que vous y avez prise. L’Académie française a toujours fait une large place aux hommes d’État : c’est une tradition qui remonte à ses origines. Votre illustre prédécesseur avait même à ce propos toute une théorie qu’il nous exposait avec sa verve ordinaire ; il trouvait très naturel que l’Académie, comme les prytanées des cités antiques, recueillît les débris des régimes qui ont tour à tour gouverné la France. Ces anciens ministres, ces orateurs fatigués, ces diplomates au repos, auxquels elle ouvre un asile honorable, il aimait à les imaginer un peu désabusés de la vie, revenus de leurs espérances, guéris de leurs ambitions, parfaitement heureux de jouir de cette paix sereine qu’ils n’ont guère connue. Il se les représentait, volontiers causant tranquillement ensemble, sans rancune et sans regrets, comme ces ombres, qui, dans les dialogues de Fénelon, conversent avec tant de civilité et de courtoisie sur les pelouses de l’Élysée. Peut-être entrait-il un peu d’illusion dans la manière dont il se les figurait. Quelques personnes prétendent qu’on ne se détache pas si facilement des grandeurs humaines, que sans doute, avec le temps, les haines peuvent se calmer, mais que les regrets demeurent. Je me souviens qu’un de nos confrères, qui avait occupé les plus hautes fonctions de l’État, nous disait un jour : « On ne souhaiterait pas d’être ministre, si l’on savait ce qu’il en coûte de ne l’être plus. »

J’aurais été fort embarrassé, je vous l’avoue, de me mêler aux entretiens de ces grands personnages discourant entre eux de choses qui ne me sont pas familières ; mais avec vous, Monsieur, je me sens un peu plus à l’aise. En même temps qu’un politique, vous êtes un lettré, un écrivain, un professeur ; l’École normale vous compte parmi ses élèves les plus brillants ; vous avez enseigné avec distinction la littérature et la philosophie. De bonne heure vous avez reçu les leçons de l’antiquité, et vous y avez puisé cette forte culture qui, selon vos expressions, « affranchit, élargit et rassérène la pensée ». Et de plus, ce qui n’était guère d’usage du temps que nous étirons jeunes tous les deux, vous avez eu la sagesse de ne pas négliger les langues et les littératures modernes. En le faisant, vous ne songiez d’abord qu’à orner votre esprit et à satisfaire votre curiosité. Plus tard, quand les événements vous forcèrent à quitter la France, cette connaissance des idiomes étrangers, qui n’était que le luxe des jours heureux, devint pour vous une ressource précieuse. Dans ces pays, dont vous connaissiez la langue, vous avez eu moins de peine que d’autres à vous acclimater ; vous vous êtes accoutumé plus vite à ces peuples chez lesquels on vous forçait d’habiter, et, les connaissant mieux, vous avez eu l’heureuse pensée de travailler à nous les faire connaître.

Vous saviez bien que c’était une entreprise très malaisée. En tête de votre étude sur Guillaume de Humboldt, je lis ces mots : « Il est impossible, au dire des physiciens, que deux molécules matérielles arrivent au contact absolu ; il l’est davantage peut-être qu’un esprit français et un esprit allemand parviennent jamais à se pénétrer. » La difficulté même vous a tenté, et vous avez voulu précisément choisir, pour nous en faire le portrait, un des Allemands en qui s’accusent le mieux les qualités de sa race. Parmi ces qualités, celle qui vous a peut-être le plus frappé, c’est qu’en Allemagne on se spécialise moins vite que chez nous, que les jeunes gens, avant de se cantonner définitivement dans le petit coin où ils doivent vivre, parcourent volontiers les pays des environs, et qu’il leur reste de ces premiers voyages une plus large variété de goûts et d’aptitudes. Humboldt en est un exemple curieux. Si je disais seulement qu’il fut à la fois un homme d’étude et un homme d’action, je ne dirais pas assez, et ce mélange ne serait pas tout à fait pour surprendre. Mais songeons que ce savant a presque embrassé le cercle complet des connaissances humaines, et qu’il ne s’est pas contenté de les effleurer, qu’il a tout abordé et tout approfondi ; que, fidèle à une habitude de son pays, ces sciences qui l’attiraient tour à tour, il le a étudiées dans leurs détails les plus minutieux et dans leurs conséquences les plus générales ; que, par exemple, quand il fut pris de la passion de la linguistique, il voulut savoir à fond les langues les plus difficiles, les moins connues, l’othoni, le mexicain, le basque, puis, tout d’un coup, de ces observations délicates sur la structure des mots et la formation des cas, il tira des considérations admirables sur les lois de l’intelligence et les destinées des races humaines. Il y avait là, ce semble, de quoi absorber toute une vie d’homme, et ce n’est que la moitié de celle de Humboldt. Ce penseur, ce rêveur, cet érudit, ce philologue est en même temps un grand homme d’État. Il fait les affaires de son pays dans les circonstances les plus graves ; il est ministre en 1812, ambassadeur en 1814 ; à Vienne, à Laybach, à Vérone, il prend part à ces congrès, qui, comme vous le dites, ressemblent à des complots ; il remanie la carte de l’Europe, il tient tête à Metternich et à Talleyrand ; sans compter que, même alors, il n’abandonne pas tout à fait la littérature et la philologie, et qu’au milieu des affaires les plus embarrassées, il sait se ménager quelques heures de retraite où il laisse les diplomates se disputer entre eux et va clandestinement retrouver Homère et Platon, ses vieux amis, qui l’attendent.

Cette grande société dont Guillaume de Humboldt fut l’une des gloires, avec Schiller et Goethe, n’existait plus, quand vous avez visité l’Allemagne, mais le souvenir en était resté vivant et vous avez pu en recueillir quelques échos. Vous avez même eu cette fortune de connaître personnellement le dernier venu des grands philosophes que l’Allemagne a produits depuis Kant, cet Arthur Schopenhauer, qui fut l’apôtre du pessimisme. Vous nous avez raconté d’une manière saisissante la conversation où il vous exposa sa désolante doctrine. C’était dans la salle à manger d’un hôtel de Francfort, lieu singulier pour une leçon de philosophie. L’ennemi des hommes y prenait ses repas à côté d’une compagnie bruyante et joyeuse. Là, il vous entretint longuement des idées qui lui étaient chères, ne vous épargnant rien de ce qui pouvait attrister ou révolter une âme jeune et généreuse. Il vous peignait avec complaisance la monotonie de la vie, la vanité de nos illusions, la faiblesse de notre intelligence, qui croit résoudre les problèmes et ne fait que les embrouiller, la loi de souffrance à laquelle nous sommes tous irrémédiablement condamnés, « ce cri de douleur ou ce soupir d’ennui que l’univers, exhale par la voix de tous les êtres », enfin l’admirable remède qu’il avait imaginé à tous ces maux, qui était de sauver le genre humain en l’empêchant de naître. Il vous vantait les résultats merveilleux de ce célibat universel, auquel il conviait le monde, se félicitant lui-même d’avoir connu à temps les mensonges de l’amour et de s’être soustrait à ce qu’il appelait les pièges de la nature. « Il parlait avec calme, dites-vous, en lançant de temps en temps une bouffée de tabac. Ses paroles lentes et monotones, qui m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaieté de nos voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse senti passer sur moi un souffle glacé par la porte entr’ouverte du néant. »

J’ai tenu, Monsieur, à rappeler vos premiers écrits ; ils ne me semblent pas aussi connus qu’ils méritent de l’être. La renommée de votre éloquence les a rejetés dans l’ombre. Vous vous plaignez qu’en France les écrivains se spécialisent trop vite, mais ce n’est pas toujours leur faute, et il arrive souvent que le public les spécialise sans qu’ils le veuillent. Quand une qualité domine chez eux, il ne veut pas leur en reconnaître d’autre ; il ne tient compte que des ouvrages où elle se retrouve, le reste n’existe pas pour lui. Vous, par exemple, il ne veut vous considérer que comme un orateur ; et pourtant il y avait en vous un écrivain et un professeur de grand mérite ; l’enseignement public et la philosophie ont le droit de dire : Il nous a été dérobé.

C’est la politique, une maîtresse impérieuse, qui vous a pris de bonne heure, et ne vous a plus lâché. Vous étiez à l’École normale quand éclata la révolution de Février ; elle réalisait vos rêves de jeunesse, elle ouvrait de grands horizons à vos espérances : vous l’avez accueillie avec enthousiasme. Au milieu de ces luttes journalières, auxquelles vous preniez déjà part, malgré votre âge, et dans la fièvre même du combat, vos opinions achevèrent de se former. Ces opinions méritent le respect de ceux mêmes qui ne les partagent pas, car vous n’en avez jamais changé, et vous avez combattu et souffert pour elles. Le premier avantage, et longtemps le seul, qu’elles vous aient procuré, c’est la prison et l’exil. Pendant huit ans vous avez péniblement vécu en Belgique, en Allemagne, en Suisse ; et, quand les portes de votre patrie vous furent rouvertes, vous n’y êtes rentré d’abord que comme un suspect, une sorte de proscrit à l’intérieur, que l’on surveillait avec soin et que l’on condamnait au silence. Un peu plus tard, les temps étant devenus moins rigoureux, vous avez repris la plume et vous êtes de nouveau jeté dans la mêlée. C’est surtout de cette époque que date votre renommée de journaliste.

Vous étiez, en 1868, rédacteur en chef de la Revue politique, qui tenait une place importante dans la presse de ce temps. Vous attaquiez l’Empire avec une vigueur et une audace qui surprennent un peu quand on songe que vos amis se plaignaient de vivre sous un gouvernement tyrannique. On se demande en vérité ce qu’ils auraient dit de plus, s’ils avaient joui, comme ils le réclamaient, de la liberté de tout dire. La vivacité de votre polémique donna de vous une opinion qui n’était pas très juste. En vous voyant soutenir la lutte d’une façon si résolue, en soldat d’avant-garde, on se figura que vous étiez un esprit violent, hasardeux, extrême, un homme d’émeute et de révolution : je sais des gens à qui votre nom seul faisait peur. Ceux-là, Monsieur, avaient bien mal lu vos articles. Il me semble qu’en les regardant de près on prend de vous une idée bien différente. Votre haine pour le régime dont vous aviez souffert ne vous entraîne jamais à prétendre que tout soit permis pour le renverser. Vous condamnez les conjurations et les complots ; l’ombre favorable des sociétés secrètes ne vous tente pas ; vous voulez combattre à ciel ouvert ; vous déclarez que vous ne vous sentez à l’aise « qu’au grand air pur de la discussion légale ». Quand les délégués ouvriers partent pour le congrès de Bruxelles, vous leur adressez une lettre courageuse où l’on ne trouve pas ces flatteries qu’il est de mode de leur prodiguer. Vous les mettez en garde contre ces brouillons qui prêchent la haine des classes et qui en vivent ; vous leur rappelez que l’amour du genre humain ne doit pas faire oublier la patrie ; vous leur recommandez d’avoir confiance dans la liberté, et de croire qu’elle est encore le meilleur moyen de résoudre les questions sociales, comme les autres. Voilà des conseils qui n’ont pas cessé d’être de saison. La même indépendance d’esprit se retrouve dans le jugement que vous portez sur la Révolution française. Vous en êtes le fils reconnaissant, mais vous entendez garder le droit de choisir dans son héritage et vous en répudiez hautement les crimes. Je ne songerais pas à vous en féliciter si l’on n’avait élevé l’étrange prétention de nous contraindre à l’accepter tout entière, sans en retrancher les horreurs. Un mérite plus grand encore et plus rare, c’est que l’entraînement de la polémique ne vous a jamais fait émettre de ces principes qui rendent tout gouvernement impossible et qu’il faut au plus vite désavouer quand on passe de l’opposition aux affaires. — Cet éloge est encore de ceux qu’on ne peut pas accorder à tout le monde.

Précisément, vous étiez alors sur le point d’arriver au pouvoir ; une révolution survenue dans des circonstances tragiques vous improvisa préfet du Rhône et vous donna la seconde ville de France à gouverner. C’était une fortune que vous n’aviez pas souhaitée et qui, à ce moment, n’était guère souhaitable, vous y avait devancé ; vous la trouviez maîtresse de la place et peu disposée à vous la céder. Contre tous les éléments de désordre déchaînés, vous étiez seul, ou presque seul, Entre l’hostilité ouverte des uns et la timidité défiante des autres, vous ne saviez sur qui vous appuyer. Contesté dans votre autorité, menacé dans votre vie, paralysé dans vos efforts pour la défense nationale par les basses querelles de parti, vous vous sentiez toujours à la veille de voir la guerre civile se joindre à la guerre étrangère, et mettre le comble à nos désastres. C’était faire un bien triste apprentissage du pouvoir ; je me figure que, dans ce palais de la place des Terreaux, où l’émeute vous gardait à vue, vous avez dû regretter plus d’une fois votre chambrette d’exil.

Et pourtant ces cruelles épreuves n’ont pas été sans profit pour vous, puisqu’elles ont donné à votre éloquence l’occasion de se manifester. Vous êtes, Monsieur, un écrivain et un orateur d’une espèce rare : je crois bien que, si vous étiez entièrement libre de faire ce qui vous plaît, vous écririez très rarement et vous ne parleriez jamais. Est-ce méfiance de vous-même, ou dédain superbe de la popularité ? Ce qui est sûr, c’est que vous n’éprouvez pas, comme tant d’autres, le besoin de solliciter sans cesse l’attention publique ; vous aimez au contraire à lui échapper ; vous avez un goût, qui n’est pas commun, pour le recueillement et le silence. Depuis deux ans que vous faisiez partie de l’Assemblée nationale, malgré la gravité des questions engagées et les sollicitations de vos amis, à qui votre talent était connu, vous n’aviez pas abordé la tribune. Ce furent vos ennemis qui, en attaquant votre honneur, vous y traînèrent malgré vous. Vous devez les en remercier, car ils vous ont procuré ce jour-là un succès éclatant : il faut bien que nos ennemis nous servent à quelque chose. On admira surtout, en vous entendant, cette fermeté, ce calme, cette pleine possession de vous-même, au milieu d’un des orages les plus effroyables qui se soient déchaînés dans une assemblée politique. C’est la maîtresse qualité d’un orateur : on a dit souvent que rien ne donne mieux l’idée du pouvoir de la parole que le spectacle d’un homme qui tient tête à une foule ameutée et finit par s’imposer à son attention.

Ce succès n’a rien changé à vos habitudes ; vous avez continué à prendre très rarement la parole, et seulement dans des questions qui vous tenaient au cœur, comme celles qui concernaient l’enseignement public, ou pour défendre votre politique, quand vous étiez ministre. Vous êtes même resté cinq ans entiers sans paraître à la tribune et il a fallu la gravité des événements et le sentiment d’un grand péril national pour vous arracher à votre silence. Quand vous avez vu que la France mécontente, inquiète, affolée, semblait prête à se jeter — ce sont vos expressions — non pas entre les bras, mais sous les pieds d’un homme, vous vous êtes demandé d’où venait cet effarement qui la précipitait ainsi, les yeux fermés, vers de nouvelles aventures, et qui en était vraiment coupable. Dans les examens de ce genre on est d’ordinaire très perspicace pour apercevoir les fautes d’autrui et fort complaisant pour les siennes ; mais vous, Monsieur, vous êtes sincère. Vous avez vu, et, ce qui est plus méritoire, vous n’avez pas hésité à dire la part de responsabilité qui retombait sur votre parti. Reprenant ce qui s’était fait depuis que vos amis étaient au pouvoir, vous avez franchement avoué qu’on avait de grands reproches à se faire, que peut-être on s’était trop pressé d’imposer au pays des réformes qui pouvaient attendre ; qu’on avait, sans nécessité et sans profit, par pure bravade, alarmé des croyances « qui tiennent plus de place dans la vie intime que la politique n’en tiendra jamais » ; vous avez flétri comme il convient ces faiseurs de programmes fastueux et fanfarons, « qui versent à plein verre le vin des promesses », sans s’occuper de savoir s’ils pourront jamais les réaliser, et ces éternelles luttes de portefeuilles, qui déconsidèrent l’autorité, « et laissent l’administration du pays sans direction, sous des ministres sans lendemain ». Je n’ai pas besoin de rappeler le succès qu’obtinrent ces critiques mordantes, qui prenaient plus de signification dans votre bouche et soulageaient la conscience publique. Ce jour-là, Monsieur, vous avez été particulièrement éloquent, parce que vous avez dit tout haut ce qui était dans le cœur de tout le monde.

Personne ne sera surpris que ce beau discours, qui enleva tous les suffrages, ait surtout frappé l’Académie. D’abord, les gens de lettres, qui ont tant d’intérêt à la tranquillité publique, sont d’ordinaire des modérés ; et puis ce que vous disiez était si bien dit ! Vous excellez à revêtir le bon sens d’un style irréprochable ; chez vous, la solidité du fond s’allie à la correction, à la netteté, à l’élégance de la forme. Non seulement on vous écoute avec un très vif plaisir, mais, ce qui est plus rare chez les orateurs, on peut vous lire. Sans doute, les discours politiques ne sont pas tout à fait soumis aux mêmes règles que les écrits ordinaires, ils ne ressortissent pas uniquement à la littérature ; ce sont des actions autant que des paroles, et l’antiquité leur en donnait le nom. En les ornant de rhétorique on risque de les affadir et de les énerver ; mais il ne faut pas non plus vouloir nous réduire à ce qu’on appelle d’un terme complaisant l’éloquence d’affaires, et ce n’est peut-être pas trop exiger que de demander qu’on parle français dans une Chambre française.

Comme vous, Monsieur, votre prédécesseur avait un très grand soin de la pureté et de la propriété du langage. Il travaillait beaucoup son style et ne le cachait pas ; il n’a jamais laissé sortir un ouvrage de ses mains qu’après l’avoir corrigé dans ses moindres détails. Ce fut un grand maître dans l’art d’écrire. Il avait fait une étude approfondie de la langue française ; il en savait toutes les ressources. Aussi n’a-t-il pas eu besoin de lui faire jamais violence pour exprimer en perfection les nuances de ses sentiments, les subtilités de sa pensée, les finesses de son ironie : « On ne la trouve pauvre, disait-il, cette vieille et admirable langue, que quand on ne la sait pas. » Vous avez donc été fort à votre aise, vous qui mettez tant de prix aux qualités du style, .pour louer son talent d’écrivain. Quant au reste, quelle que soit votre admiration pour cet esprit éblouissant, vous avez fait des réserves. C’est bien ainsi qu’il aurait souhaité qu’on parlât de lui : un panégyrique banal et sans sincérité n’était pas pour lui convenir. Je me permettrai pourtant, Monsieur, d’ajouter ou même de changer quelques traits à la peinture que vous venez de nous faire. Ce qui m’y autorise, c’est ma longue liaison avec M. Renan ; car il n’est pas exact de dire qu’il n’a pas connu l’amitié. Il avait des amis, auxquels il était sincèrement dévoué, qui, dans toutes les circonstances de la vie, l’ont trouvé prêt à les servir, et qui ont été heureux de lui rendre l’affection qu’il leur témoignait. Pour moi, j’ai vécu pendant trente-cinq ans dans son intimité, j’ai siégé à ses côtés dans deux Académies, j’ai été longtemps associé à son administration du Collège de France. S’il est vrai, comme vous le dites avec raison, que sa personne remplit ses écrits, pour les mieux comprendre soi-même et les faire comprendre aux autres, il n’est pas inutile, je crois, de l’avoir familièrement approché.

Chez M. Renan, quand on veut le connaître à fond, c’est l’érudit, le philologue, le savant, qu’il faut d’abord étudier ; il est parti de la science, et il y est toujours revenu. Il nous raconte qu’après l’avoir entrevue furtivement au séminaire, il en eut plus tard la pleine intuition, dans une petite salle du Collège de France, en assistant au cours d’Eugène Burnouf. Ce souvenir est de ceux sur lesquels il revenait volontiers. Je me rappelle qu’il nous en parlait encore les larmes aux yeux, le jour où, devant quelques amis, il eut la joie d’inaugurer le buste de son maître, dans cette même salle des langues, où, quarante-cinq ans auparavant, la science lui était apparue dans sa simplicité et sa grandeur. Il vit là un spectacle qu’il n’oublia plus, celui d’un grand esprit, capable des œuvres les plus retentissantes, et qui s’était volontairement astreint aux plus modestes, qui fuyait le bruit avec la même passion qu’on met à le rechercher, qui, se sacrifiant lui-même pour être utile aux autres, s’enfermait de parti pris dans la plus austère érudition. Du premier coup, M. Renan fut conquis à des études qui inspiraient de pareils dévouements, et il se trouva parfaitement heureux de s’y livrer sans partage. « Dans mon enfance, disait-il, et dans ma première jeunesse, j’ai goûté les plus pures joies du croyant ; et, je le dis du fond de mon âme, ces joies n’étaient rien, comparées à celles que j’ai senties dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai. » Ce premier élan d’enthousiasme alla jusqu’à lui persuader que la science pouvait remplacer les croyances qu’il avait perdues, et il se, promit de lui consacrer sa vie tout entière.

Ce n’était pas une promesse qu’il lui fût aisé de tenir. Dans ce jeune savant il y avait un grand écrivain qui ne s’ignorait pas tout à fait lui-même, et qui devait être tenté de se faire connaître aux autres. Penché sur ses livres syriaques ou hébreux, il ne pouvait se défendre de prêter l’oreille aux querelles du dehors, qui faisaient grand bruit, et il éprouvait quelque impatience d’y prendre part. Je me figure qu’il devait être partagé entre deux tendances contraires, l’une qui le retenait dans la solitude et le recueillement de ses graves études, l’autre qui l’attirait vers les succès bruyants et lui faisait entendre par avance les applaudissements de la foule. Il aimait à dire, vous nous l’avez rappelé, qu’il y avait en lui un Breton et un Gascon qui ne pouvaient s’entendre, et dont les conflits expliquent les contradictions de sa vie ; je suis sûr qu’il y avait aussi un littérateur et un savant qui par moment se faisaient la guerre et se disputaient la possession de cette belle intelligence. Nous ne pouvons être ni surpris ni fâchés que le littérateur ait été souvent le plus fort.

Les premiers écrits de M. Renan, dans le Journal des Débats et la Revue des Mondes, furent très goûtés du public ; et pourtant il ne se donnait pas la peine de le ménager. Au contraire, il semblait se plaire à prendre en tout le contrepied de ses opinions. Devant la démocratie triomphante cet jalouse, il ne manque aucune occasion de faire l’éloge des sociétés aristocratiques ; dans un siècle qui n’a souci que de l’utile, il affecte de mépriser les intérêts matériels ; à ces gens qui ne comprennent que les choses positives, il prêche le culte de l’idéal. Tandis que ses amis sont atteints de la superstition de l’instruction populaire et proclament qu’elle va guérir tous les maux de la société, lui reste incrédule et défiant, et doute qu’on en puisse attendre les résultats merveilleux qu’on se promet. Ces exhibitions fastueuses, dont nous sommes si fiers, et où nous convoquons tout l’univers au triomphe de l’industrie, ne lui tournent pas la tête, comme à tout le monde, et vous nous avez montré qu’il se permet d’en étaler le charlatanisme et le vide. Une autre fois, il s’en prend au grand poète de la bourgeoisie, à Béranger, que c’était comme un dogme de respecter et d’admirer ; il ose railler ce Dieu des bonnes gens, qui avait alors tant de dévots, et l’appelle sans façon un dieu de guinguette, auquel on frappe sur l’épaule. Ces audaces, loin de nuire à son succès, y mêlèrent une pointe de scandale qui le rendit plus vif. Ce n’est peut-être pas un mauvais moyen de s’imposer au public que de le contredire. Nous aimons sans doute beaucoup les gens qui nous flattent, mais nous subissons, sans le vouloir, l’ascendant de ceux qui nous malmènent. Le déplaisir qu’ils nous causent est tempéré par une nuance de respect et de crainte. On contesta, on discuta les opinions de ce jeune audacieux ; mais, comme il ne répétait pas ce que disaient tous les autres, et qu’il offrait aux curieux le régal inattendu d’une pensée originale, on le lut avec passion. Ce fut pour lui cette aurore de la gloire dont on a dit que ses premiers rayons sont plus doux que les caresses du soleil levant.

La popularité est à la fois un grand charme et un grand péril ; elle a des séductions auxquelles il n’est pas facile de résister. Que M. Renan s’en soit laissé parfois enivrer, qu’à l’occasion il ait un peu trop insisté sur les procédés qu’il voyait réussir, qu’il ait ajouté à sa pensée ce granum salis, qui la rend moins vraie peut-être, mais plus piquante, je n’oserais pas le nier. Je crois bien qu’il s’en est lui-même aperçu et que, dans le fond de son cœur, il se l’est parfois reproché. Je suppose qu’il se rappelait alors son maître du Collège de France, et ce fier mépris de la foule qu’il avait tant admiré ; et peut-être ce souvenir éveillait-il en lui quelques regrets confus, ou même quelques remords. C’est par ce mécontentement secret de lui-même que je suis tenté d’expliquer ces duretés qu’il n’épargne pas à la littérature et qui vous ont un peu surpris. Il sent bien l’attrait invincible qu’elle a pour lui, et il s’en irrite ; il se venge d’être obligé de la subir en prétendant qu’elle n’est qu’un jeu d’enfants et un divertissement futile. Au contraire, il affecte de combler plus que jamais la science de respects et de compliments. On a remarqué que, dans les deux Académies auxquelles il appartenait, son attitude n’était pas tout à fait la même. Quand il s’agit d’érudition et de philologie, il ne plaisante plus, il écoute attentivement ses contradicteurs, il surveille sa parole en leur répondant, il dit plus nettement sa pensée, il se garde davantage de ces complaisances banales qui, comme vous le dites, ressemblent beaucoup au dédain. Ne voulait-il pas, par ces prévenances et ces attentions dont il est prodigue envers la science, lui faire oublier quelques infidélités ?

Du reste, il ne lui a jamais été tout à fait infidèle. S’il ne lui a pas consacré toute sa vie, comme il semblait d’abord s’y engager, il lui en a toujours gardé une bonne part. Sans parler ici — ce n’en est pas le lieu — de ses grands travaux scientifiques, et surtout de ce Corpus des inscriptions sémitiques, dont il était si justement fier, dans ses œuvres purement littéraires, la science tient une grande place et l’on peut même dire qu’elle en est presque toujours le fond. Quoi qu’il écrive, son érudition immense lui fournit des aperçus profonds et nouveaux : elle lui ouvre de tout côté de ces perspectives lointaines qui semblent étendre à l’infini les sujets qu’il traite. C’est à elle qu’il doit ce flot de comparaisons et d’images qui colorent son style et donnent par moment à cette prose si solide et si large des reflets de poésie.

Je sais bien qu’on a trouvé moyen de faire un crime à M. Renan de ce talent même qu’il n’était pas possible de contester. C’est un admirable artisan de parole, a-t-on dit, c’est un magicien ; tant pis, car il emploie toutes les ressources de son art à tromper ceux qui le lisent. Les plus indulgents ne veulent voir en lui qu’un brillant faiseur de paradoxes. Voilà un reproche dont je crois bien qu’il ne se serait pas défendu. Les paradoxes, c’est-à-dire les idées contraires à l’opinion générale, ne sont pas nécessairement des erreurs, et l’on a vu plus d’une fois le paradoxe de la veille devenir la vérité du lendemain. Je ne m’étonne pas qu’il soit souvent arrivé à M. Renan de ne pas penser comme tout le monde, quand je songe au tour particulier de son esprit, à son horreur de tout ce qui est vulgaire et commun, surtout à son attrait pour l’inconnu et à ses aspirations vers l’idéal. Il n’a jamais pu comprendre les gens qui refusent de regarder en haut, qui prétendent qu’en dehors de nous, au delà de notre petit univers et de nos existences d’un jour, il n’y a plus que le néant. « Les malheureux, dit-il ; ils s’enferment dans une cave, et nient le ciel. » Lui, n’a jamais nié le ciel ; seulement il n’en peut dire avec assurance qu’une chose, c’est qu’il existe, ce qui n’est guère, je le reconnais ; et il ajoute que vraisemblablement on n’en saura jamais davantage. Cette opinion peu encourageante ne l’empêche pas de se livrer tout entier à l’étude de ces problèmes qu’il sait bien qu’il ne pourra pas résoudre. Le mystère de la destinée l’attire par son obscurité même. Il se compare à ce héros d’un conte celtique qui, ayant vu en songe une beauté ravissante, court le monde toute sa vie pour la trouver. Dans ce voyage de découverte à travers un pays qui n’a pas de routes tracées, il rencontre quelques certitudes, beaucoup de probabilités et encore plus de rêves. Ces rêves vous ont paru parfois si extraordinaires que vous n’avez pu vous défendre d’en éprouver quelque surprise, et même un peu de scandale ; vous vous demandez si M. Renan veut s’amuser ou s’il parle sérieusement. N’en doutez pas, Monsieur, il s’amuse. Il n’y a pas de spectacle qui lui paraisse plus divertissant que celui de son esprit errant en liberté dans l’espace ; c’est une fête qu’il se donne et à laquelle il nous convie. Vous nous direz que ces chemins que M. Renan prend au hasard ne le mèneront à rien, qu’au terme du voyage il ne trouvera pas le port où l’on se repose en paix ; il le sait bien, et il s’en console. Ne connaissez-vous pas, vous qui êtes si versé dans l’histoire de la philosophie, quelques sages, parmi les plus grands et les plus glorieux, qui ont paru préférer la recherche de la vérité à la vérité même ? Pour le plaisir d’exercer leur esprit et de donner un aliment à leur curiosité, il leur plaît d’aborder des questions insolubles, ils aiment à construire avec des matériaux légers des systèmes incertains, il leur est presque indifférent de marcher sur la terre ferme ou de se perdre dans la nue ; et le merveilleux, c’est qu’ils nous entraînent avec eux dans ces excursions téméraires et que nous sommes ravis de les suivre. Ce qu’on admire chez Platon et chez ses disciples, pourquoi le reprocher si durement à M. Renan ? J’ajoute que ce pays où il s’aventure n’est pas de ceux que la philosophie ait définitivement décrits et limités. En dehors des religions révélées qui imposent sur ces grandes questions des réponses qu’on ne discute pas, on n’a trouvé jusqu’ici, pour les résoudre, que des hypothèses qui se détruisent les unes les autres. Ce grand espace reste donc obscur et vide. Ne pouvant y mettre des certitudes, M. Renan l’a peuplé de rêves ; mais il nous les donne pour tels, il n’a pas la prétention de nous faire croire que ce soient des vérités. Du moment que je les prends pour ce qu’ils sont, je n’en suis plus ni surpris, ni choqué. Leur étrangeté même devient un charme pour moi ; quand mes yeux se sont faits à cette lumière incertaine, je saisis des étincelles de vérité au milieu de ces piquantes fantaisies, et, s’il faut tout vous dire, je finis par les préférer à certains systèmes graves et de bonne apparence, qui, pour être plus ennuyeux, ne sont pas beaucoup plus vraisemblables.

Ce qui d’ailleurs me rend indulgent pour ces pointes hardies dans l’infini et dans l’inconnu, pour ces rêveries, si vous voulez, et ces chimères, c’est que non seulement elles donnent un vif élan à la pensée, mais qu’elles ne seront pas non plus sans profit pour notre littérature et notre langue. Le tempérament de la langue française est d’être sage, sensée, raisonnable, peut-être un peu timide. Je crois bien que vous êtes tenté de l’en féliciter. En toute chose vous tenez pour le bon sens, et vous avez bien raison ; vous nous faites l’honneur de nous dire que nous en sommes les gardiens, nous devons vous en remercier. Mais nous est-il défendu de souhaiter que notre langue, tout en gardant ses qualités naturelles, essaie de s’en donner d’autres ? M. Nisard, qui ne passe pas pour un révolutionnaire, et qui tenait en si haute estime le génie français, regrette pourtant « que nos écrivains n’habitent pas plus souvent ce pays de chimères ingénieuses et charmantes, dont la Grèce avait fait son domaine propre ». Il est sûr que pour la plupart d’entre eux ce pays est resté une terre inconnue. Celui qui l’a peut-être le plus visité, c’est Voltaire ; oui, Voltaire, qui passe pour le moins aventureux, le plus rangé de tous. Que d’agréables fictions dans ses romans ! que de surprises, que d’histoires étranges ! et quel charme de voyager avec lui dans cet Orient impossible, en compagnie de ces Indiens, de ces Chinois, de ces Persans, qui embrouillent sans cesse les idées de leur temps et du nôtre, qui se moquent si plaisamment de nous et d’eux-mêmes ! Sous ces folies, quel fond solide et sérieux ! que de leçons dans ces extravagances ! Il a mis l’invraisemblable au service de la vérité. Et quelle légèreté de touche, quelle admirable souplesse, quelle habileté à plier la langue à toutes les fantaisies de sa pensée, et comme en sortant de ses mains elle est devenue plus flexible et plus propre à tout dire ! M. Renan aussi, dans un autre ordre d’idées et d’une façon différente, nous a rendu un service semblable. Il a fait exprimer à la langue française ce qui ne lui était pas ordinaire, ce qui semblait étranger, sinon à son génie, au moins à ses habitudes. Dans les rêveries de ses Dialogues philosophiques, dans l’abandon de ses entretiens familiers, il a osé mettre tout ce qui lui traversait l’esprit, il a rêvé tout haut devant nous. On peut en penser ce qu’on voudra, mais on sera bien forcé de reconnaître qu’à chaque fois il a trouvé un langage assez souple, assez agile, assez aérien — c’est vous qui l’avez dit — pour suivre à la volée tous les caprices de son imagination. Ces qualités, le français les possédait sans doute ; mais je crois qu’après M. Renan elles lui seront plus familières, et voilà la partie vraiment immortelle de son œuvre. Un grand écrivain laisse après lui quelque chose de plus durable que ses écrits mêmes, c’est la langue dont il s’est servi, qu’il a assouplie et façonnée à son usage, et qui, même maniée par d’autres, garde toujours quelque trace du pli qu’il lui a donné.

On s’est beaucoup demandé, à propos des écrits de M. Renan, si leur influence a été aussi profonde qu’étendue, et le sort que leur réservait l’avenir. C’est une question à laquelle un contemporain est fort embarrassé de répondre. Si nous le consultons lui-même sur le rôle qu’il s’attribue, nous verrons qu’il n’est pas disposé à s’en faire accroire. « Je n’ai eu d’autre action, nous dit-il, sur les gens de mon temps que de les avoir un moment amusés. » Voilà un jugement bien sévère. Je crains, Monsieur, que vous ne l’ayez trop pris à la lettre, quand vous avez opposé « à cet art supérieur, l’ait de justesse et de vérité, qui représente la pleine santé de l’esprit, un art d’amuser, moins pur sans doute, mais infiniment précieux », dont l’œuvre de M. Renan vous semble un assez bel échantillon. Ici, comme ailleurs, M. Renan fait trop bon marché de lui-même ; ne le croyons pas sur parole. Les agréments de la forme ne doivent pas nous cacher, dans ses livres, le sérieux du fond. Soyons bien convaincus qu’il n’est pas absolument nécessaire d’être obscur pour être profond, ni d’être ennuyeux pour être grave, et qu’on n’a pas besoin de mettre une robe pour enseigner. Il ne serait pas juste non plus de méconnaître ce qu’il y a d’important et de durable dans les opinions de M. Renan, uniquement parce qu’il ne les a pas présentées sous une forme systématique. Les systèmes sont des constructions qui flattent l’œil par un certain grandeur et d’unité, mais l’expérience nous montre qu’ils ne sont pas aussi solides qu’ils le paraissent, et quand leur saison de vivre est passée, ce qui arrive assez vite, précisément parce que les parties en sont liées ensemble et s’entraînent l’une l’autre, ils tombent tout de leur long sur le sol, comme ces colonnes des temples de Sicile qu’un tremblement de terre a renversées. Au contraire, les idées qu’émet tour à tour un esprit libre et fécond, au gré de ses impressions et de ses études, et qui flottent dans l’air sans se tenir entre elles, se font chacune leur fortune, et plusieurs vont s’incorporer sans bruit à la masse des opinions reçues, enrichissant ainsi le trésor commun. Sans doute il ne reste pas d’elles un système complet, qu’on étiquette à sa place dans les histoires de la philosophie, comme sur les planches d’un musée, mais ce qui vaut mieux, elles ont eu des conséquences pratiques et, à leur heure, sont entrées dans la vie de l’humanité.

Cette fortune est-elle réservée à quelques-unes des opinions de M. Renan ? On peut le croire, et, pour ne parler ici que de ce qui l’a le plus occupé, il me paraît certain que, dans les polémiques religieuses, l’influence de ses ouvrages se fera longtemps sentir.

Vous avez fait remarquer avec raison que M. Renan quitta le séminaire sans secousse tragique. Je ne crois pas qu’il se soit rien passé chez lui qui ressemble à cette froide nuit de décembre, dont Jouffroy nous fait un si poignant récit, lorsque, dans sa petite chambre de l’École normale, il sentit avec épouvante s’écrouler l’une après l’autre toutes les croyances de sa jeunesse. De cette épreuve on comprend qu’il soit sorti tout meurtri et que la blessure ait saigné pendant toute sa vie. La crise chez M. Renan ayant été moins violente, le souvenir en fut moins douloureux. Il n’en garda pas, comme Lamennais, une attitude de géant foudroyé. Jamais on ne surprend chez lui pour ses anciens maîtres et ses premières croyances aucune parole amère. Au moment même où il est attaqué avec le plus de passion et d’injustice, il se contente de dire : « Le mal que l’Église peut me faire n’est rien auprès du bien qu’elle m’a fait. » Il est sûr qu’il lui doit beaucoup. Ceux sur qui elle met sa main puissante ne lui échappent jamais entièrement. Elle a laissé chez M. Renan une empreinte ineffaçable, et ce révolté est resté malgré tout un disciple. Il lui est surtout reconnaissant de lui avoir donné le sentiment du divin, la passion de l’idéal, la soif de l’infini. Au retour de ce premier voyage d’Orient, où il avait perdu sa sœur et manqué lui-même de périr, il écrivait ces belles paroles : « J’ai vu la mort de très près. J’ai perdu le goût de ces jeux frivoles où l’on peut prendre plaisir quand on n’a pas encore souffert. Les soucis de pygmée dans lesquels s’use la vie n’ont plus beaucoup de sens pour moi. J’ai au contraire rapporté du seuil de l’infini une foi plus vive que jamais dans la réalité supérieure du inonde idéal. C’est lui qui est, et le monde physique qui parait être. » Et, comme cette foi est pour M. Renan la religion même, il s’est toujours défendu d’avoir porté quelque atteinte au sentiment religieux. Quand il a entrepris d’écrire les Origines du Christianisme, il l’a fait sans doute avec une grande indépendance, mais aussi avec une profonde sympathie. Personne n’a mieux compris que lui, ni mieux fait comprendre, les bienfaits que la religion nouvelle apportait au monde et l’immense révolution qu’elle allait accomplir. Quelle admirable peinture de cette société naissante et quelle fraîcheur de jeunesse et de poésie dans le tableau de ces réunions où les Frères vivaient en commun, « n’ayant qu’un cœur et qu’une âme » ! Quel puissant intérêt dans le récit des premières conquêtes du Christianisme ! Comme il nous raconte les voyages des apôtres, leurs prédications dans les boutiques et les synagogues et la rencontre de ces pauvres pêcheurs d’âmes avec les grands esprits de Rome et d’Athènes ! Et quand arrivent les persécutions, au lieu d’en diminuer le nombre, d’en dissimuler les violences, d’y trouver à toute force des raisons et des excuses, comme on l’a fait trop souvent, quelle franche condamnation des bourreaux ! quelle tendre pitié pour les victimes ! Ce n’est pas ainsi que les ennemis de l’Église avaient coutume de raconter son histoire, mais M. Renan a introduit des habitudes nouvelles dans la critique religieuse ; c’est son originalité et son honneur. Il a répudié les procédés violents et grossiers des philosophes du dernier siècle il a voulu prouver par son exemple qu’on peut défendre fermement son opinion sans insulter aux croyances des autres.

C’est plus qu’une preuve de bon sens et de bon goût ; il me semble que cette façon nouvelle de traiter les questions religieuses peut avoir pour l’avenir des conséquences importantes. Comme, après tout, les deux partis qui se disputent avec tant d’acharnement la direction des âmes se retrouvent, à la fin de ce siècle, à peu près ce qu’ils étaient quand il a commencé, que tout le mal qu’ils se sont donné pour se détruire a été dépensé sans profit, qu’ils son forcés d’avouer qu’il est aussi impossible de revenir au régime des religions officielles qui s’imposent par la force que d’imaginer une sorte d’athéisme d’État qui jouirait des mêmes droits que l’ancienne orthodoxie, ne pouvant se supprimer l’un l’autre, il faut bien qu’ils finissent par se supporter. À des querelles sans résultat et sans terme je ne vois d’autre remède que la tolérance et la liberté. Si cette pacification religieuse si désirable se fait jamais, si chacun consent à vivre dans son église sans excommunier et tracasser ses voisins, si ceux qui réclament si justement pour eux-mêmes la permission de croire se résignent à laisser aux autres la liberté de nier, soyons sûrs que la postérité attribuera une part dans ce grand bienfait à M. Renan. Nos successeurs, qui seront heureux d’en jouir, n’hésiteront pas à reconnaître que ceux qui, comme lui, ont donné l’exemple de traiter avec modération ces questions brûlantes, de s’abstenir de ces injures qui entretiennent et enveniment les haines, ont aidé à la tolérance réciproque et bien mérité de l’humanité.

Mais n’anticipons pas sur ce qui est le rôle de l’avenir ; laissons-lui le soin de mettre chaque écrivain, chaque penseur à sa place définitive. C’est à lui seul qu’il appartient, après ce grand apaisement qui suit la mort, de fixer la part qui revient à M. Renan dans ce qui sera l’œuvre de ce siècle. Quant à nous qui l’avons particulièrement connu, nous lui devons et nous nous devons à nous-mêmes d’empêcher la légende, qui le guette, de défigurer ses traits. Rendons-lui hautement ce témoignage qu’il a toujours mis sa vie d’accord avec sa doctrine. Il peut s’être contredit quelquefois dans ses opinions, jamais dans sa conduite. Il avait toujours professé une souveraine indifférence pour les intérêts matériels, et il est mort pauvre. Il a respecté dans les autres la liberté des opinions qu’il réclamait pour lui. Il avait dit que c’est se mettre à la merci des insulteurs que de descendre à leur répondre, et jamais leurs outrages n’ont altéré sa sérénité. Personne n’a pratiqué mieux que lui la grande vertu chrétienne, le pardon des offenses ; nous l’avons vu toujours disposé à tendre la main à ses plus mortels ennemis. C’était le dogme essentiel de sa morale que la vie est bonne, et que le bien l’emporte en somme sur le mal ; il proclamait « que la sagesse consiste pour chacun de nous à faire son œuvre en chantant, à louer Dieu du matin au soir par la gaîté, la bonne humeur, la résignation ». Malheureusement il plut à la nature de loger cette âme vaillante dans un corps malade. Les dernières années de sa vie furent attristées par de terribles souffrances ; mais jamais, au milieu des plus cruelles douleurs, son optimisme ne s’est démenti ; jusqu’à la fin il a supporté le mal avec un courage admirable. Dès qu’il lui donnait quelque relâche, il reprenait ses travaux, il se traînait ou se faisait porter chez nous ; il revenait s’asseoir sur un de ces fauteuils dont il a dit « qu’après tout ils étaient commodes pour attendre patiemment la mort », et nous retrouvions, avec une surprise mêlée d’attendrissement, sur ce visage ravagé son bon sourire habituel. Vous, Monsieur, qui venez prendre sa place dans notre Compagnie, vous verrez combien son souvenir y est resté vivant et que de regrets il y a laissés. Tout le monde y rendait autant justice à l’aménité de son caractère, à la sûreté de son commerce, qu’on y admirait son talent. Beaucoup sans doute ne partageaient pas ses opinions ; mais, s’il y a trouvé des contradicteurs, vous reconnaîtrez qu’il n’y comptait que des amis.