Discours sur les prix de vertu 1877

Le 2 août 1877

Alexandre DUMAS fils

DISCOURS

DE

M. ALEXANDRE DUMAS FILS

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

du 2 août 1877

 

 

Messieurs,

Vous avez eu certainement, comme moi, l’occasion d’entendre certaines personnes qui devaient à une très-grande fortune toute la célébrité que la fortune peut donner, tenir à peu près ce langage : « On envie beaucoup les gens riches ; la plupart des hommes souhaitent la très grande richesse ; on a tort : que de soucis ! que de déceptions ! que d’amertumes ! D’abord on vous croit et on vous demande toujours plus d’argent que vous n’en avez. Ensuite, vous ne vous appartenez plus, vous devez, sous peine de passer pour avare, recevoir du monde, donner des fêtes, avoir des châteaux, des chasses, des intendants, des domestiques, tous gens qui vous exploitent, vous espionnent, vous trahissent. Vous ne voyez venir à vous que des intérêts, des calculs, des duplicités, des jalousies, des menaces. Vous en arrivez à douter des sentiments les plus nobles et les plus nécessaires à l’âme humaine : l’amour et l’amitié. On peut encore compter sur la tendresse des enfants tant qu’ils sont dans l’âge où ils ne savent pas qu’ils hériteront. Et, si vous êtes assez maladroits pour vous ruiner, quelle ingratitude générale, quelle désertion en masse, quelle solitude, à moins que vous n’ayez eu la bonne idée d’acheter un chien ! Non, croyez-moi, Monsieur, vous êtes bien heureux de ne pas être très-riche, et il a eu bien raison celui qui a dit que la fortune ne fait pas le bonheur. »

 

Après avoir entendu maintes fois ces lamentations très-sincères et très-convaincues, j’ai fini par me demander si les pauvres sont vraiment aussi à plaindre qu’on le croit, et s’il n’y aurait pas lieu, ce qui n’est encore venu à l’idée de personne, de s’apitoyer enfin sur le sort des riches, et d’essayer de l’améliorer. Je me suis donc appliqué à résoudre ce problème nouveau et je me disais sans cesse : « D’où vient que la fortune, tant enviée de ceux qui ne l’ont pas, ne fait pas le bonheur de ceux qui l’ont ? »

 

À force de réfléchir, je suis arrivé à cette explication, bien facile à trouver du reste : « La fortune, tant enviée de ceux qui ne l’ont pas, ne fait pas le bonheur de ceux qui l’ont, parce que ceux qui l’ont ne s’en servent pas assez pour faire le bonheur de ceux qui ne l’ont pas. »

 

Je ne trouve pas d’autre raison, Messieurs, aux désillusions, à la tristesse, à la misanthropie, si fréquentes chez les gens riches. Ils ne demandent, pour la plupart, à l’argent, que les plaisirs qu’il peut leur donner, au lieu de lui demander les joies qu’il pourrait donner aux autres. Il n’y a qu’à voir le bonheur complet, durable, céleste, pour ainsi dire, que les braves gens que nous couronnons chaque année ont éprouvé à faire le bien, non pas avec ce qu’ils possèdent, mais avec ce qu’ils acquièrent par un travail pénible, incessant, pour se rendre compte du bonheur que les riches pourraient se donner si facilement pendant le temps qu’ils passent à regretter de ne pas l’avoir.

 

Dieu me garde, Messieurs, aujourd’hui surtout, quand nous sommes réunis pour distribuer les prix fondés par M. de Montyon et pour honorer la mémoire de cet homme de bien, si charitable et pendant et après sa vie, Dieu me garde de nier la bienfaisance. Lorsqu’elle s’empare de certaines âmes d’élite, elle y devient la passion la plus puissante, la plus dominatrice, la plus ruineuse qui soit ; mais il me sera permis de constater, sans intentions autrement subversives, et ce sera encore glorifier M. de Montyon, il me sera permis de constater que les personnes en proie, comme lui, à cette passion, si elles sont moins rares qu’on ne le croit, sont plus rares qu’on ne le dit, et que l’unique préoccupation des millionnaires n’est pas encore de venir en aide à leurs semblables déshérités de tous les biens de ce monde.

 

Et cependant, il existe une charité universelle, incontestable, devenue proverbiale : c’est cette charité qui, bien ordonnée, commence par soi-même ; c’est toujours cela ; il faut bien commencer par quelqu’un, et n’est-il pas dès lors tout naturel qu’on prenne celui qu’on a sous la main, qui vous touche de plus près, qui vous promet d’être le plus reconnaissant, qui, en somme, partage le plus sincèrement vos douleurs, qui vous entretient continuellement des siennes, les exagère même, et vous implore, vous importune, vous harcèle jusqu’à ce que vous ayez fait ce qu’il demande ? Nous avons tous en nous ce malheureux, à la fois faible et exigeant, qui a des habitudes auxquelles il ne veut pas renoncer, des désirs qui lui paraissent impérieux, des rêves qui ne lui semblent pas déraisonnables. Il nous connaît si bien, il est si tenace, si éloquent, si câlin, ce compagnon éternel, que nous finissons par lui céder en l’avertissant chaque fois qu’il n’ait plus à y revenir. La fatalité veut sans doute que ce soit toujours quand nous venons de prendre cette sage résolution que les autres cherchent à nous apitoyer sur leurs misères, et c’est alors que, pour nous exercer le plus vite possible à notre sévérité toute neuve, nous leur répondons qu’ils nous parlent de choses que nous savons aussi bien qu’eux, que nous avons nos chagrins aussi, que nous ne pouvons venir au secours de tout le monde ! Après quoi, ayant donné cette preuve d’énergie, nous redevenons un peu plus compatissants à nous-mêmes.

 

Qu’est-ce que tout cela prouve, Messieurs ? Que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, ou le contraire ? Non, cela prouve que, même riches, nous ne sommes pas des hommes, et que ce dont nous nous plaignons, appartient à la nature humaine ; je ne dirai pas aux idées innées, puisque Leibnitz les niait, mais tout au moins aux instincts, et parmi ceux-là à l’instinct de la conservation qui, s’il ne date pas de la naissance, se développe de si bonne heure et si profondément chez l’homme qu’il l’accompagne jusqu’à sa mort, et pour ainsi dire au delà, par l’espérance d’une vie meilleure. Or, du moment que l’homme tient tant à se conserver, n’est-il pas logique qu’il s’efforce de se conserver le plus agréablement possible, que ce soit d’abord son propre bien-être qu’il ait en vue, et que les autres, à partir de ce moment, ne jouent plus dans sa vie qu’un rôle tout à fait secondaire ?

 

Mais heureusement, Messieurs, il y a encore en nous d’autres instincts que l’instinct de la conservation. Cette émotion si douce, si vraie, si involontaire, que nous éprouvons au spectacle ou au seul récit d’une bonne action, d’un élan de courage, d’un trait de dévouement, d’un grand sacrifice simplement accompli ; ce cœur qui se gonfle, ces yeux qui se mouillent, ce trouble indéfinissable, cet enthousiasme irrésistible, tout cela n’appartient-il pas aussi à la nature humaine et à ce qu’elle a de plus pur et de plus élevé ? Ce n’est là que ce premier mouvement dont un demi-grand homme a dit qu’il faut toujours se défier parce qu’il avait remarqué qu’en effet il est toujours bon. Soit, le premier mouvement est bon. Tout ce qui est bon doit et peut produire quelque chose de bon ; comment se fait-il alors que ce premier mouvement, reconnu bon, constaté fréquent, ne soit pas plus fécond ? C’est que, hélas ! il est très court. Ce qui est le plus difficile à l’homme, ce n’est pas le courage, ce n’est pas la résolution, ce n’est pas le sentiment du devoir et la connaissance du bien ; ce qui lui est le plus difficile, c’est la persévérance qui seule de ses bonnes dispositions sait faire des vertus. En présence des vertus d’autrui subitement révélées, nous avons applaudi, nous avons pleuré, nous nous sommes sentis meilleurs, capables de comprendre et résolus à imiter ; cela nous suffit bientôt, et nos bonnes résolutions parties avec entrain, peut-être trop vite, se fatiguent, se reposent, s’arrêtent entre le moment où nous les avons prises et le moment toujours un peu trop éloigné où nous devions les mettre en œuvre. M. de Montyon, qui avait été intendant de trois provinces, qui avait été appelé ensuite au conseil du roi, qui avait émigré pour suivre et pouvoir aider de sa fortune ses amis persécutés, qui, par conséquent, connaissait les hommes et qui est mort en écrivant, cependant, qu’il leur demandait pardon de ne leur avoir pas fait tout le bien qu’il pouvait et que, par conséquent, il devait leur faire, M. de Montyon savait mieux que nous et bien avant nous tout ce que nous venons de dire. C’est pour cela qu’il a fondé ce prix annuel de vertu.

 

Il estimait certainement que, plus l’émotion causée par le spectacle de la vertu est courte, plus souvent il faut la faire naître. En confiant, depuis près d’un siècle, à l’Académie, la mission si honorable et si douce de couronner publiquement, tous les ans, quelques belles actions et de répandre ainsi quelques bons exemples, M. de Montyon a dû espérer et souhaiter que non-seulement le récit souvent répété d’actes de courage, de dévouement, de vertu enfin accomplis par de pauvres gens encouragerait d’autres pauvres gens à l’accomplissement d’actes semblables, mais que l’initiative qu’il avait prise encouragerait aussi quelques autres personnes riches à cette charité régulière. M. de Montyon ne s’est pas trompé, le bon exemple a été suivi par les uns et par les autres. À sa pieuse fondation sont déjà venues s’ajouter la fondation Souriau, qui est de mille francs par an, et la fondation Marie Lasne, qui donne annuellement six médailles de trois cents francs chacune, de préférence aux plus pauvres, et autant que possible à ceux qui auront fourni de véritables preuves de leur piété filiale. Ce n’est pas tout. En 1878, à notre distribution annuelle viendra encore se joindre le prix Gémond, prix de mille francs destiné à récompenser des actes de courage, de dévouement et de sauvetage, et enfin, en 1880, l’Académie décernera, pour la première fois, le prix fondé par Mme la duchesse d’Otrante, née de Sussy, qui s’exprime ainsi dans son testament : « Je lègue à l’Académie française une somme de deux cent mille francs, dont les arrérages seront affectés à donner des prix tous les trois ans pour récompenser des bonnes actions. Ces prix seront distribués en séance solennelle au nom du comte Honoré de Sussy. Ils seront de la même nature que ceux légués par le comte de Montyon, et je demande qu’ils soient donnés à la même époque. » Et cependant, même dans deux ans, nous ne serons pas encore assez riches pour faire connaître tous les actes vertueux que nous connaissons. Heureusement les auteurs de ces belles actions ont fait et font le bien tout naturellement, comme l’oiseau fait son nid, sans songer à la récompense.

 

D’ailleurs, quelle somme d’argent pourrait payer ces soins, ces dévouements, ces abnégations, ces sacrifices de toutes les minutes, ce morceau de pain partagé, accompagné souvent, pour se faire accepter tout entier, d’un mensonge chrétien ? Quel éloge public vaudra le sourire d’un enfant rappelé à la vie, d’une mère rendue à ses enfants, de cet homme qui, après s’être abîmé dans les flots ou dans les flammes en poussant un dernier cri de prière ou de blasphème, rouvre les yeux et voit un homme qui passait par là ou qui est accouru exprès et qui a exposé sa vie pour la vie de son frère inconnu ? Dans quelles mines d’or pur prendrez-vous de quoi payer, ces actions-là ? Combien coterons-nous ces résurrections, ces baisers inespérés, ces larmes de reconnaissance et de joie mises en commun entre bonnes gens qui trouvent tout simple qu’on se protège, qu’on se secoure, qu’on meure l’un pour l’autre, qu’on s’aime enfin ? Croyez-vous que ces modestes héros accomplissent ces actes de dévouement spontané ou de dévouement continu en vue des prix que l’Académie française décerne ? Hélas ! Messieurs, sommes-nous bien sûrs qu’ils savent qu’il y a une Académie française et que l’on y parle d’eux à cette heure dans un langage bien au-dessous de leur mérite ? Quelques-uns de ceux que nous couronnons ont peut-être recours à l’instituteur pour savoir ce que nous disons de leurs bonnes œuvres dont le souvenir devrait être, avec leurs noms, gravé en lettres d’or sur des plaques de marbre dans les mairies et dans les écoles de leurs villages. Sur quels meilleurs tableaux les petits enfants pourraient-ils apprendre à lire et à vivre ? Et pourquoi ne le ferait-on pas ? Ce serait le Panthéon des bonnes gens.

 

La première personne dont nous inscrirons le nom, cette année, sur ce livre d’or serait Mlle Léocadie Lavarde. Nous avons rarement vu une telle persistance, un tel acharnement, pour ainsi dire, dans le bien. Mlle Léocadie Lavarde est née à Bretteville-sur-Odon, près de Caen, en 1820. Ses parents étaient meuniers. Elle quitta la maison paternelle à l’âge de dix -huit ans pour entrer comme sous-maîtresse dans une maison religieuse de Caen où l’on recueillait des enfants abandonnés. Elle y resta cinq ans ; c’est là certainement qu’elle contracta le germe de cet amour particulier pour les enfants, auquel elle a dévoué toute sa vie. Nous disons de cet amour particulier, parce que Mlle Léocadie Lavarde a des préférences pour certains de ces petits êtres. Nous aimons tous les enfants, et plus ils sont agréables, doux, gentils, pour me servir du mot qu’on leur applique le plus souvent, plus nous les aimons. Pour Mlle Léocadie Lavarde, c’est tout le contraire. Elle aime comme nous les enfants séduisants, mais elle a une prédilection marquée pour ceux qui ont de mauvais instincts, qui sont méchants, vicieux. Elle les considère comme des malades qui ont d’autant plus besoin de soins. Quant à ceux qui sont véritablement atteints de ces maladies physiques qui rebutent les charités vulgaires, Mlle Léocadie Lavarde les adore. Mais n’anticipons pas, et donnons les détails pour ainsi dire chronologiques de cette existence qui, n’importe où on l’interroge, est toujours et constamment consacrée au bien, semblable à ces belles sources, également pures, également rafraîchissantes, partout où l’on puise.

 

En quittant la maison religieuse de Caen, Mlle Léocadie Lavarde débarqua à Paris, en 1849, sans savoir où elle irait. C’était une époque où l’on ne savait guère où aller, surtout quand on était sans aucunes ressources comme Mlle Lavarde. Elle frappa à la porte des lazaristes, qui l’adressèrent aux sœurs de la paroisse Saint-Sulpice. La sœur Louise lui donna une chambre, meublée d’un lit de sangle et d’une chaise, où elle se mit à piquer des bottines pour vivre. C’est là le berceau de l’œuvre que devait poursuivre avec tant de dévouement et de succès cette charitable personne. La sœur, connaissant ses goûts, lui confia d’abord une petite fille incorrigible, disait-on. Elle partagea avec cette enfant son lit, son pain et son âme bien certainement, car l’enfant fut corrigée. Aussi, au bout de quelques mois, cette mère d’élection avait-elle six nouveaux enfants, et à la fin de l’année, quinze, ce qui prouverait que le cœur de la femme est encore plus fécond que ses entrailles.

 

Il fallut prendre un logement plus grand, et aux frais de qui ? Aux frais de celle qui avait eu l’idée de soigner les enfants. Et quelles étaient les ressources de Mlle Lavarde ? L’aiguille. Aussi passait-elle les nuits. Voyez-vous cette lampe, cette main et cette aiguille qui donnent la santé, l’instruction, la morale, l’espérance à ces quinze petits êtres qui dorment pendant ce temps-là du sommeil dont se prive cette juste qui travaille ? Enfin, quelques bonnes âmes connurent ce dévouement mystérieux et caché comme un crime, car à toutes ses vertus Mlle Léocadie joint ce mérite, qui les complète, de vouloir qu’on les ignore. Je vous affirme, Messieurs, que ce que nous faisons aujourd’hui, si nous ne le faisons pas à son insu, nous le faisons contre sa volonté, car elle n’aime pas qu’on se mêle de ce qu’elle appelle ses affaires. Elle veut accomplir le bien, elle veut se dévouer, elle veut ne pas manger, elle veut ne pas dormir pour faire vivre des enfants qui, sans elle, n’auraient ni pain ni gîte ; à qui cela fait-il du mal ? Cela ne vous regarde pas ; passez votre chemin, vous êtes riche, vous n’avez pas besoin de moi et je n’ai pas besoin de vous. Voilà la nature de Mlle Lavarde ; aujourd’hui, elle m’en voudra du bien que je dis d’elle, mais je suis sûre qu’avant demain elle aura compris que c’était nécessaire et qu’elle m’aura pardonné.

 

Enfin, Messieurs, que vous dirai-je ? Quelques bonnes âmes forcèrent sa porte avec effraction, c’est le mot. Elle renvoya les premières personnes qui lui offrirent les premiers billets de banque, comme on renvoie d’ordinaire ceux qui viennent en demander.

 

Ceci se passait rue de Vaugirard, 104, dans une maison qui a été démolie pour le percement de la rue Saint-Placide, un saint qui, en passant par là, s’est trouvé tout de suite en pays de connaissance. La loi finit par se mêler du cas de Mlle Lavarde. M. Rataud, alors maire de l’arrondissement, abusa de son pouvoir. Je le dénonce. Il pénétra chez elle et la mit en relations avec deux charitables dames, plus riches qu’elle, Mme Aignan Desaix et Mme Gilbert, qu’on m’a bien recommandé de ne pas nommer et qui l’aidèrent à s’installer rue du Cherche-Midi, n°120, où est situé l’ouvroir dont on ne m’a pas recommandé de ne pas donner l’adresse. C’est là que, depuis le 15 décembre 1855, c’est-à-dire depuis vingt-deux ans, c’est là, dans ce petit ouvroir de Saint-Vincent de Paul, que Mlle Léocadie Lavarde, directrice de cet établissement, reçoit, élève, instruit les enfants qu’on veut bien lui confier, et on veut lui en confier beaucoup, de sorte que la directrice n’est pas plus riche que ne l’était l’ouvrière, et que la lune curieuse, profitant du silence qui est son ami, vient quelquefois plaquer son visage pâle contre la vitre, pour voir à la lueur de cette lampe qui brûle encore quelle est cette main qui travaille toujours. Si vous connaissez des enfants méchants, insupportables, incorrigibles, pauvres, obtenez de leurs parents qu’ils les confient à Mlle Lavarde, vous la rendrez bien heureuse ; mais rappelez-vous qu’elle a déjà guéri moralement et physiquement des centaines d’enfants, qu’elle a ensuite placé les uns, marié les autres, et que les ressources sont éventuelles et précaires. En 1859, la moyenne des enfants était de 73, en 1875 de 118 ; 675 enfants sont entrés dans la maison depuis que Mlle Lavarde est entrée dans la petite chambre des sœurs de la paroisse Saint-Sulpice.

 

En 1859, la dépense quotidienne était de 77 centimes par enfant ; aujourd’hui elle est de 1 fr. 03 centimes. Que voulez-vous ? Les habitudes de bien-être et de luxe ont envahi jusqu’aux dernières classes. Aussi, au risque de passer encore une fois pour encourager le vice, je conseillerai aux personnes pieuses qui prendront connaissance de ce rapport, malgré le nom qui le signe, d’encourager aussi tous ces petits prodigues dont les maladies et les défauts ne découragent pas la noble directrice. Et pour donner l’exemple, l’Académie décerne à Mlle Léocadie Lavarde un prix Montyon de deux mille francs.

 

Si je n’en ai pas dit plus long, Messieurs, sur Mlle Léocadie Lavarde, ce n’est pas qu’il n’y ait plus rien à dire, c’est au contraire qu’il y aurait trop à dire encore, et que je suis forcé de prendre un peu sur sa part pour faire la part des autres. C’est une charité de plus qu’on lui devra.

 

Au commencement du xve siècle, des marins surpris par la tempête sur les côtes de la Manche et miraculeusement sauvés construisirent, pour accomplir le vœu qu’ils avaient fait, une petite chapelle dédiée à Notre-Dame de Bon-Secours, au lieu même où ils abordèrent, à Saint-Marcouf, dans le canton de Montebourg, arrondissement de Valognes. Quelques cabanes de pêcheurs se groupèrent peu à peu autour de cette petite chapelle. On y venait en pèlerinage. Ce n’était qu’une plage aride, isolée de l’autre partie de la commune et du reste de la contrée. Les ouragans dévastaient les chemins, que ne songeaient guère à entretenir les pêcheurs, uniquement occupés de vivre du produit de leur pêche. La population augmentait faiblement, mais, si faiblement que ce fût, il arriva un moment où la petite chapelle légendaire, étroite, malsaine et tombant en ruines, ne pouvait plus la contenir. En l’année 1847, huit prêtres avaient été successivement envoyés par l’autorité diocésaine à ce poste classé au dernier rang. Tous avaient décliné une mission qu’ils déclaraient impraticable.

 

Au mois de janvier 1848, un desservant de la paroisse de Cauquigny, dans un canton voisin, qui possédait une jolie église et un presbytère agréable, fut envoyé à son tour dans ce véritable désert. Ce desservant était M. l’abbé Leroy, qui du reste ne craignait rien tant que d’être envoyé curé au bord de la mer. Au lieu de se rebuter, il vit là un ordre de la Providence ; il s’y soumit, et chercha immédiatement les moyens de transformer ce pauvre petit pays.

 

Avant tout il fallait reconstruire la maison de Dieu : à tout seigneur, tout honneur ; mais où trouver des ressources ? Tous ces gens-là étaient pauvres. La commune, déjà impuissante à réparer l’ancienne chapelle, refusait à plus forte raison d’en élever une neuve. Heureusement il n’y avait pas sur la terre que cette commune et ces pauvres gens, et, son bâton à la main, un beau jour, l’abbé Leroy se mit en route, à pied naturellement, quêtant à droite et à gauche, en haut et en bas, acceptant tout, remerciant de tout, rapportant tout. Au mois de mars 1853, les murs s’élevaient déjà à trois mètres au-dessus du sol, quand on s’aperçut que la caisse était vide. Cette fois le curé fit le voyage de Paris, la ville turbulente, la ville folle, mais qui fait l’aumône comme elle fait tout, à tort et à travers. Enfin, après des fatigues, des efforts, des luttes sans nombre et sans relâche, une vaste et belle église s’éleva sur les ruines de la modeste chapelle votive, puis une école mixte, à quelques mètres au nord, est venue se mettre sous sa protection, puis le cimetière s’est agrandi et clos de murs, de sorte que la vie a sa direction et la mort son abri. Des deux côtés de l’église le village s’est étendu, remplaçant ses anciennes huttes par des maisons saines, commodes, solides, et la belle église se dresse et chante au milieu de ses fidèles comme une poule fière au milieu de ses poussins. « Cette population était ignorante et grossière, nous dit la lettre éloquente qui nous instruit du fait et qui est apostillée par les témoins les plus recommandables, cette population est maintenant instruite et à l’aise. Elle a presque tout reçu de son curé. Elle a appris de lui à bâtir, à essayer de planter quelques arbres, à sortir de son isolement, à trouver pour les produits de sa pêche un écoulement plus rémunérateur. Cette partie de la côte commence à être fréquentée en été, et les habitants en profitent. Six petits bateaux, possédés chacun par plusieurs pêcheurs réunis, sont occupés à la mer. La plupart de ceux qui vendent le poisson le portent, non plus dans une hotte sur leur dos, mais dans une voiture qui leur appartient, et le dimanche, ces braves gens, bien vêtus, respirant le contentement et le calme, se pressent autour de leur curé, que tous environnent de respect, presque de vénération. » L’Académie décerne un prix Montyon de deux mille francs à l’abbé Leroy.

 

Après nos désastres de 1870 et 1871, quand Metz fut séparée de la mère-patrie et que les Français qui s’y trouvaient encore eurent à opter entre la nationalité française et la nationalité allemande, vous vous rappelez, Messieurs, en quelle quantité nos nationaux nous revinrent, si bien que, si la France a perdu de son sol, elle n’a, en dehors de ce qu’elle en a versé sur les champs de bataille, rien perdu de son sang. Notre illustre et cher confrère, M. le comte d’Haussonville, président du comité alsacien-lorrain, et qui s’est dévoué avec tant de générosité, de courage et de succès aux anciens habitants de ces provinces, dont il est l’enfant, le bienfaiteur et l’historien, M. le comte d’Haussonville sait mieux que personne de quel patriotisme, de quelle résignation, de quelle fraternité firent preuve tous ces Français de naissance devenus Français volontaires. Cependant quelques-uns des nôtres optèrent, non pour le sol étranger, mais pour le sol natal, où le cœur prend souvent des racines si profondes, qu’il n’a plus, à un certain âge surtout, le courage ni la force de les arracher. Ceux qui nous sont revenus ont eu raison ; ceux qui sont restés ont eu leurs raisons, que nous déclarons ici toutes humaines, toutes indiscutables, toutes bonnes. Jugez-en du reste, Messieurs, par l’exemple suivant :

 

Mlle Catherine-Alexandrine Romestin est née à Metz, elle est ouvrière en linge ; elle va en journée, c’est avec ce travail quotidien, ingrat, si modestement rétribué, que depuis vingt et un ans, j’ai bien dit vingt et un ans, elle soigne avec le dévouement le plus admirable une pauvre fille âgée aujourd’hui de soixante-huit ans, ouvrière comme elle, mais que, depuis un quart de siècle, ses infirmités empêchent de gagner sa vie. Catherine Romestin refuse, à gains égaux, de travailler à la campagne, parce qu’elle ne pourrait y emmener sa chère malade, et que cet air pur et salubre des champs, qui lui serait si nécessaire, ne lui ferait aucun bien si elle le respirait seule. Elle ne calcule ni avec ses forces ni avec sa santé, et, quand elle se sent moins de vigueur, elle en est quitte pour avoir plus d’énergie. Ses riches protecteurs ne sont plus là, ils sont partis avec les pauvres protégés qui pouvaient partir. Mais elle, pouvait-elle partir ? Pouvait-elle amener en France celle qu’elle n’avait pas même le moyen d’emmener à la campagne, à quelques minutes de la ville ? Pouvait-elle abandonner et laisser mourir sur son lit de douleurs celle à qui elle se dévouait depuis quinze ans ? À qui confier ce cher dépôt ? Qui l’aurait accepté ? Personne n’était venu en aide avant, à cette malade ; qui lui viendrait en aide après ? Non ; entre deux êtres ainsi unis par la misère de l’un, par la bienfaisance de l’autre, par l’amitié commune, il n’y a de séparation compréhensible que la mort. Mlle Romestin est devenue Allemande pour rester utile et elle se sera ainsi sacrifiée deux fois. D’ailleurs, le royaume qu’elle habite depuis longtemps n’est plus de ce monde ; on n’y connaît ni limites, ni distances, ni étrangers, ni ennemis, ni vainqueurs, ni vaincus ; tous ceux qui l’habitent sont les enfants du même père ; il s’appelle la Charité.

 

L’Académie décerne à Mme Catherine-Alexandrine Romestin le prix Souriau de mille francs, et que cette récompense, en passant par-dessus nos nouvelles frontières, lui prouve que la France peut toujours aller à ceux qui ne peuvent pas revenir à elle.

 

Messieurs, nous avons encore pour épuiser, cette année, la générosité de M. de Montyon, cinq médailles de mille francs et treize médailles de cinq cents francs à distribuer, après quoi nous aurons à donner les six médailles de trois cents francs de Mlle Marie Lasne, ce qui fera vingt-sept lauréats, sur cent vingt-trois candidats qui nous étaient présentés. Si vous me demandiez, Messieurs, pourquoi sur ces cent vingt-trois candidats nous en avons éliminé quatre-vingt-seize, je vous répondrais tout de suite : Parce que nous n’avions pas assez d’argent pour tous, et qu’il nous a fallu, à notre grand regret, faire des choix en cherchant des nuances à peu près insaisissables. Si vous me demandiez pourquoi, parmi les candidats que nous avons choisis, nous avons placé ceux-ci avant, ceux-là après, pourquoi nous avons donné aux uns un peu plus d’argent ou d’importance qu’aux autres, je serais assez embarrassé pour vous répondre. Tous ceux que nous couronnons sont des gens de bien, voilà qui est sûr. Si celui-ci l’est depuis moins longtemps que celui-là, c’est qu’il est d’un âge moins avancé ; si Pierre s’est moins dévoué que Paul, c’est, qu’il est d’une santé moins forte, mais tous sont animés de ce même esprit de charité, simple, persévérante, qui va tous les jours et tout droit à son but, ne s’inquiétant pas plus si on l’admire que si on la raille, car on n’admire et on ne raille que ce qui est beau et grand ; le reste, on le juge. Tous ces braves gens ne diffèrent donc entre eux que par le nom, l’âge et le sexe. Un matérialiste, après avoir lu, comme je viens de le faire, tous les mémoires que je résume aujourd’hui, déclarerait peut-être qu’il y a là un cas physiologique, pathologique, qu’il ferait rentrer dans la catégorie des idées fixes, des monomanies, des folies particulières. Le proverbe latin dit : « Quos vuliperdere Jupiter dementat, » Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre. Que le Dieu qui a remplacé Jupiter, ce Dieu qui a dit aux hommes : Aimez-vous les uns les autres, que Dieu frappe de cette folie de charité les peuples et les rois, le moment est bon, et je réponds que le monde ne sera pas perdu, mais sauvé.

 

Paul Martin est de Condillac, dans la Drôme ; il a quarante-neuf ans. À dix-neuf ans, il était orphelin sans ressources et l’aîné de six frères et sœurs. Il se constitua leur père. Par son travail il a pourvu constamment aux besoins de sa jeune famille, aujourd’hui honorablement établie. Il avait une vieille tante infirme, il s’est chargé de cette tante. Quand il n’y a rien pour sept, en travaillant du matin au soir, il y a pour huit. Ses jours sont précieux à cet homme, il les risque cependant pour arrêter deux chevaux emportés et il sauve la vie à quatre personnes qui allaient être précipités dans un abîme. Il a eu du bonheur, il n’est que blessé. Pendant la guerre de 1870 à 1871, au risque d’être fusillé s’il était pris, il a résolu, encouragé et favorisé la fuite de prisonniers français envoyés en Allemagne. Il est ensuite parvenu à empêcher les soldats allemands d’incendier des maisons à Fontainebleau ; puis, en 1872, un jeune homme, soutien de famille, ayant eu la jambe prise dans un engrenage, il se charge du blessé, et, pendant deux ans, il lui donne, en prenant toujours sur son propre travail, linge, nourriture, argent pour sa famille. Aujourd’hui, il est, nous assure-t-on, homme de confiance dans une grande maison. Nous croyons que le maître de cette maison a bien placé sa confiance, et l’Académie décerne à Paul Martin une médaille Montyon de première classe, de mille francs.

 

Mme veuve Camus, habitant Notre-Dame-de-Liesse, dans le département de l’Aisne, est âgée aujourd’hui de soixante-quatre ans. Après quinze ans de mariage, elle est abandonnée par son mari qui la laisse avec deux jeunes enfants et de nombreuses dettes contractées par lui, bien entendu. En 1853, ce mari meurt sans être revenu auprès de sa femme, ajoutant à son premier legs sept mille francs de dettes nouvelles. La veuve n’a d’autres ressources que son travail et son courage. Elle veut que la mémoire du coupable et le nom de ses enfants soient sans tache, et elle s’impose la lourde mission de payer les dettes de son mari dont elle était séparée de biens. Elle parvient à marier ses deux enfants. Jusque-là elle n’avait pu que payer l’intérêt des dettes. Ses enfants mariés, pour pouvoir payer le capital, elle se met en service. En 1859, elle quitte son pays, sa famille, et vient à Paris pour gagner un peu plus. À force d’économie, en envoyant tous les ans une certaine somme à ses créanciers d’adoption, elle commence à se libérer. Elle va être tout à fait libérée, lorsqu’au mois de février son fils meurt lui laissant un orphelin de deux ans ; en 1870, sa fille meurt lui laissant trois enfants en bas âge et un mari pouvant à peine subvenir à ses besoins personnels. Elle prend les enfants à sa charge, deux meurent pendant le siège. Que de douleurs, dont nous ne parlons pas, Messieurs, au milieu de tous ces devoirs pieusement remplis ! Enfin elle vient d’achever de payer, intérêt et capital, toutes les dettes de son mari, car il va sans dire qu’elle n’a jamais eu le temps, ni l’idée, ni le moyen d’en faire pour elle. L’Académie décerne une médaille Montyon de première classe de mille francs à Mme Camus.

 

Mlle Marie-Adélaïde Hugon a soixante-dix ans. À dix-huit ans elle était l’unique soutien de sa famille. Depuis quarante-cinq ans elle exerce la fonction d’institutrice à Peyrilles, dans le Lot, où elle est née, et elle exerce cette profession avec un dévouement souvent au-dessus de ses forces. Ce n’est pas tout ; elle pourvoit aux besoins des enfants pauvres pour leur faciliter l’entrée de l’école ; elle soigne les indigents, et, malgré sa grande pauvreté, leur procure les médicaments indispensables. Pendant de longues années, elle a soutenu son père très âgé, sa mère et une sœur infirme. Son père et sa mère sont morts, mais cette sœur infirme est encore à sa charge, et depuis cinquante ans. Aujourd’hui elle est infirme à son tour. L’Académie décerne une première médaille Montyon de mille francs à Mlle Marie-Adélaïde Hugon.

 

Nous voici, Messieurs, en face d’un cas qui se représente assez souvent dans nos concours des prix de vertu : c’est le cas du serviteur qui cesse un jour d’être payé par ses maîtres devenus pauvres, et, qui, au lieu de les quitter et de les poursuivre devant monsieur le juge de paix, servir pour rien et se met même à travailler pour les nourrir. Ce cas particulier appartient toujours à la province. Je ne crois pas qu’il y en ait eu un seul exemple à Paris ; on trouve tout à Paris, excepté cela. C’est regrettable ; car qui habitons Paris et qui savons combien il est difficile d’y être servi, même en les payant bien, par des domestiques toujours bien recommandés, nous serions heureux d’avoir à récompenser un exemple parisien. Et à ce propos, si les braves gens que nous récompensons pouvaient faire quelques élèves et nous les envoyer, nous ne promettrions pas à leurs élèves un prix de vertu, mais nous leur promettrions certainement, non-seulement de ne jamais être à leur charge, mais de leur procurer une agréable aisance pour leurs vieux jours, à laquelle nous joindrions toute la reconnaissance qu’un aussi grand étonnement pourrait nous inspirer.

 

Catherine Dio est de Valence, dans le Tarn-et-Garonne ; voilà quarante ans qu’elle sert gratuitement la même famille, et elle en a cinquante-huit. D’abord, elle se dévoue, pendant quinze ans, à sa maîtresse atteinte d’une grave maladie ; celle-ci meurt en lui confiant sa fille infirme et son mari, qui, frappé de paralysie, privé de ses facultés intellectuelles, exigeant des soins continus, demeure pendant douze ans à la charge de Catherine. Vous représentez-vous, Messieurs, cette pauvre fille de dix-huit ans, qui cherche pour vivre et faire vivre sa famille une place de servante, qu’on adresse à une famille honorable et aisée, où elle croit trouver le logement, la nourriture, un petit pécule en échange de son service, et qui, au lieu de cela, pendant quarante ans, a toute cette famille à sa charge, qui ne se plaint pas, qui refuse des positions avantageuses qu’on lui offre de tous côtés, parce que tout le monde connaît ce dévouement et voudrait avoir un pareil serviteur, qui renonce à se marier parce qu’elle n’a pas le droit d’avoir une famille à elle, puisqu’elle a la famille des autres, et qui, son maître mort (elle l’appelle toujours son maître), reporte toute son affection, tout son dévouement sur la fille qu’il laisse infirme et incapable d’aucun travail ? Pour moi, je ne sais rien de plus touchant et de plus respectable que la vie de cette humble fille, et en vérité, Messieurs, Catherine Dio a bien mérité une première médaille Montyon, de mille francs, que l’Académie lui décerne aujourd’hui.

 

Mlle Sophie Santier, de Dinan (Côtes-du-Nord), âgée, à cette heure, de soixante-six ans, à qui l’Académie décerne la cinquième médaille Montyon de mille francs, est encore, permettez-moi le mot, Messieurs, de la même école. Elle soutient ses deux jeunes sœurs, son père infirme et sa mère dont elle a prolongé la vie jusqu’à quatre-vingt-trois ans ; puis, comme la Providence ne lui a pas envoyé une famille particulière à soutenir, c’est tous les malheureux et tous les pauvres de son quartier qu’elle considère comme sa famille, et pour lesquels elle travaille, quêtant comme une sœur de charité auprès des personnes bienfaisantes de la ville, quand son travail ne suffit pas à sa tâche ; apprenant à coudre à beaucoup de jeunes filles qu’elle mettait ainsi à même de gagner leur vie et de venir en aide, comme elle avait fait elle-même, à leurs parents malheureux. Enfin elle a pris chez elle une petite orpheline de douze ans, puis une autre enfant de quatre ans, qu’elle a élevée jusqu’à sa vingtième année, âge auquel elle l’a mariée. Cette jeune femme est devenue aveugle, et Mlle Santier s’est faite le soutien de son ancienne protégée, de ses deux enfants et de son mari incapable.

 

Grands cœurs, cessez d’aimer ou je cesse d’écrire.

 

Cette paraphrase serait-elle vraie ici, Messieurs ? L’esprit sentirait-il tout à coup des limites là où le cœur n’en voit pas ? Allons-nous nous lasser d’entendre le récit de ces bonnes actions, que ceux qui les ont accomplies ne se sont jamais lassés d’accomplir ? Non, n’est-ce pas ? Et si cette séance vous paraît un peu trop longue, c’est à moi seul qu’il faudra vous en prendre, à moi qui n’aurai pas su vous communiquer l’émotion et l’intérêt que j’ai éprouvés à la lecture de ces simples et touchantes biographies.

 

Nous décernons les treize médailles Montyon de cinq cents francs chacune à Marie-Anne Guilloux, de Saint­Aubin-du-Cormier (Ille-et-Vilaine), institutrice, âgée de soixante-dix ans, qui, en 1836, a recueilli son ancienne institutrice devenue infirme, et pendant vingt-trois ans a subvenu à tous ses besoins, qui recueille aussi deux enfants, qui les loge, les nourrit, les instruit, paye l’apprentissage de l’une et garde avec elle l’autre dont la santé exige les plus grands soins ;

 

À Marie Villebesset, de Pontaumur, dans le Puy-de-Dôme, digne émule de Catherine Dio, et qui, comme elle, simple servante, se dévoue à ses maîtres depuis vingt-huit ans, leur sacrifie ses petites économies, veille, soigne la mère malade jusqu’à sa mort, et recueille le fils qui, quoique faible et délicat, est appelé au service militaire, et à qui elle envoie tout ce qu’elle gagne ;

 

À Mme veuve Reignier, à Troyes (Aube), âgée de soixante-deux ans, sans fortune, qui, ayant déjà à sa charge son mari aveugle et quatre enfants, recueillait en 1860 une enfant que ses parents abandonnaient ; puis, en 1866, l’habitude est prise, elle en recueille un autre abandonné comme le premier ;

 

À Félicité Blain, de Cholet (Maine-et-Loire), qui n’est âgée que de trente-trois ans, mais pour elle la valeur n’a pas attendu le nombre des années. C’est une simple ravaudeuse qui, à treize ans, perd sa mère et reste avec deux petites sœurs, l’une de cinq ans, l’autre de neuf mois, et un petit frère de trois ans. Elle les élève ; son père est frappé d’une maladie du cerveau, elle en fait son quatrième enfant. Elle refuse un parti avantageux pour ne pas abandonner son œuvre de dévouement. La plus jeune de ses sœurs est morte ; elle l’a remplacée par d’autres malheureux étrangers à qui elle fait tout le bien que lui permettent les ressources acquises par son seul travail, et voilà que son jeune frère, atteint de ce mal presque toujours héréditaire dont son père est mort, vient de retomber à sa charge après avoir été placé par elle dans le commerce ;

 

À Marie-Jeanne-Louise Rabey, à Urville (Manche), âgée de soixante-dix-sept ans, et qui, sa commune n’ayant pas d’institutrice, s’est faite, de 1830 à 1856, l’institutrice volontaire des petits enfants dont elle soignait en même temps les parents dans leurs maladies. Elle a suivi aussi le bon exemple donné par de pieuses servantes, et elle a rendu à l’une d’elles, en la recueillant, ce que celle-ci eût sans doute été capable de faire pour sa maîtresse ;

 

À Julienne Hénault, à Moncontour (Côtes-du-Nord), qui est entrée au service d’un ecclésiastique, couvert de dettes, pour avoir trop bien pratiqué les enseignements qu’il répandait. Elle a servi gratuitement ce digne homme et elle a payé toutes les dettes du petit presbytère ;

 

À Madeleine Last, à Meyrargues (Bouches-du-Rhône), âgée de soixante-huit ans, qui, ayant perdu, après vingt-trois ans de soins et de dévouement, son père infirme et sa sœur, se consacre au soulagement des malheureux, mendie pour eux, ouvre une école pour les enfants, donne ses soins, pendant dix ans à l’une, pendant dix-huit ans à l’autre, à deux pauvres femmes infirmes qui avaient été ses coadjutrices et adopte une jeune fille qui venait de perdre sa mère ; aujourd’hui, elle est menacée d’une cécité qui, si elle arrive, ne l’empêchera pas de continuer à faire le bien. Elle le fera à tâtons et avec les yeux des autres ;

 

À Annette Neurin, à Dijon (Côte-d’Or), qui, âgée de quatre-vingt-neuf ans, est depuis soixante ans au service de la même famille tombée dans la misère, à qui elle donne toutes ses économies, qu’elle sert pour rien et qu’elle n’a jamais voulu quitter pour des positions facilement meilleures. Annette Neurin est une de celles que l’Académie avait dû écarter, faute d’argent, lors du dernier concours. Nous trouvons dans son dossier une note de M. de Carné, à laquelle nous faisons droit. Que le vœu de M. de Carné soit exaucé et que notre cher et regretté confrère ait fait encore le bien dans la mort comme il n’a cessé de le faire dans la vie ;

 

À Madeleine Hivert, à Nantes (Loire-Inférieure), âgée de soixante-seize ans, et, depuis 1836, se consacrant à ses maîtres ruinés, et leur donnant, non-seulement ses services gratuits, mais le produit du travail qu’elle fait en dehors de leur maison, après leur avoir donné toutes ses économies ;

 

À Émilie Pouchot, à Grenoble (Isère), âgée de trente ans. Depuis seize ans elle passe sa vie auprès d’une ouvrière malade dont elle subit les exigences et les bizarreries de caractère, les violences même sans se plaindre. Elle l’entretient avec ce que son travail lui procure ;

 

À Lucie-Françoise Bard, à Bayeux (Calvados), âgée de cinquante-neuf ans, domestique. Entrée au service en 1838, elle abandonne tous ses gages jusqu’en 1853 pour soutenir sa grand’mère infirme et indigente, son frère et ses neveux et nièces, qui sont élevés grâce à elle. En mai 1859, le malheur vient fondre sur ses maîtres. Aussitôt elle abandonne ses gages et travaille jour et nuit pour leur épargner les privations, car ils sont vieux. Le mari étant mort, elle se dévoue de plus en plus à la femme, et depuis peu de temps elle a pris à sa charge une tante tombée dans l’infortune ;

 

À Judith-Maintasie Lopes, épouse Léon Lévy, à Saint-Esprit-lez-Bayonne (Basses-Pyrénées), Israélite, et qui a bien compris la belle affirmation de Moïse, dont notre grand poète a fait un de ses plus beaux vers : Qui donne aux pauvres prête à Dieu. Écoutez ceci, Messieurs : Judith Lopes est la plus jeune des quatorze enfants d’un commis marchand-colporteur ; le dénuement de la famille était si grand qu’on ne put pas l’envoyer à l’école.

 

Dès onze ans, elle travaillait pour venir en aide à son père et à ses frères et sœurs, dont quelques-uns, hélas ! j’allais dire heureusement, sont morts en bas âge, mais malheureusement la mère était morte aussi. Le père devient infirme, et voilà Judith Lopes forcée, à dix-neuf ans, de soutenir ce père, trois filles, deux fils et une vieille grand-mère qu’elle soigna si bien que celle-ci ne mourut qu’à cent trois ans. Judith Lopes arrive ainsi à sa trentième année. Ne se trouvant plus assez jeune pour rêver le mariage dans les conditions ordinaires, elle épouse un ouvrier cordonnier, veuf avec quatre filles en bas âge. Elle a à son tour cinq enfants. Elle parvient à marier trois filles de son mari, mais la cadette meurt bientôt laissant à Judith trois petits enfants ; la seconde suit celle-ci peu de temps après et laisse à son tour un enfant ; la troisième, restée veuve avec un enfant, ne peut subvenir à tous ses besoins, et Judith lui vient constamment en aide. Elle a donc maintenant à soutenir et elle soutient, avec son seul travail, une fille de vingt ans, un fils de quinze ans, une fille de quatorze ans, ses cinq enfants à elle, plus deux enfants abandonnés, un enfant orphelin, la quatrième enfant de son mari, deux de ses sœurs, dont une vit avec un frère déjà vieux ; elle n’a que cinquante-six ans.

 

Enfin, l’Académie décerne, la dernière médaille Montyon de première classe de mille francs à Jean Latgé, à Limoux (Aude). Cet homme, d’une santé débile, privé de sa mère depuis sa plus tendre enfance, avait vingt-deux ans lorsqu’il perdit son père, qui s’était remarié. La veuve de ce dernier, couverte d’infirmités, n’avait rien à exiger de son beau-fils, qui non-seulement lui a prodigué les soins d’un véritable fils et d’un fils des plus tendres, mais encore, loin de chercher à rentrer dans la petite fortune que son père avait laissée à sa femme, loin d’exiger ce qui lui revenait, a insisté auprès de sa belle-mère pour que celle-ci fît une donation en faveur de sa propre sœur, laquelle a disposé plus tard de tout son bien au profit d’une étrangère.

 

Dans l’intervalle, cette sœur étant devenue infirme, Jean Latgé n’a cessé de lui prodiguer les soins les plus affectueux et les plus dévoués. S’il rencontre un mendiant, il lui fait partager son modeste repas. Si le malheureux qu’il veut secourir ne peut marcher, il va lui porter lui-même son dîner qu’il partage avec lui. Plus de cinquante signatures des plus honorables témoignent qu’on a vu Jean Latgé se priver de feu et se réduire au plus strict nécessaire pour que les malheureux de son voisinage eussent une bonne bûche dans leur âtre et un morceau de viande sur leur pain.

 

Nous aurons fini, Messieurs, quand nous aurons distribué les six médailles de la fondation Marie Lasne, du prix de 300 francs, à six excellentes femmes, car, comme le disait si bien Prévost-Paradol en retournant au profit du bien un dicton qui n’avait encore servi qu’au mal : « Quand il y a charité, cherchez la femme. » Vous savez, Messieurs, que les six médailles sont destinées à honorer surtout des exemples de piété filiale qui, cette fois, ont été largement donnés par Henriette-Louise Thomin, à Reims (Marne) ; Marianne Chambes, à Poitiers (Vienne) ; Pauline Anglade, à Saint-Michel (Ariège) ; Éléonore-Adélaïde Mabille, à Agnicourt (Aisne) ; Maria Berger, institutrice à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher) ; Victoire-Céline Leclerc, à Meaux (Seine-et-Marne).

 

Voilà notre moisson de cette année, Messieurs ; vous voyez qu’elle est belle, et encore, comme je vous le disais plus haut, aurions-nous pu l’avoir double, triple, et même quadruple. Les malheureux n’y ont rien perdu et n’y perdront rien, les pauvres qui les secouraient hier les secourront encore demain ; mais c’est à ceux-ci que nous aurions voulu donner une preuve publique de notre sollicitude et de notre estime. Souhaitons donc, Messieurs, que le vœu secret de M. de Montyon se réalise, et que, tandis que nous allons aux pauvres au nom des fondateurs que je viens de nommer, de nouveaux fondateurs viennent à nous pour que, les appelés étant nombreux, nous puissions augmenter le nombre des élus. Les bienfaisants ne manquent pas, que les bienfaiteurs les imitent. C’est en diminuant leur fortune par la charité que les riches échapperont à ces soucis de la fortune dont ils se plaignaient au commencement de ce rapport. Où est le bonheur ? demande-t-on souvent. Dans le bien, répondrons-nous avec assurance, et nous n’en voulons pour preuve que tous ces braves gens que nous venons de citer. Ceux-là ne se plaignent ni de la tristesse, ni de l’ennui, ni même de l’ingratitude.

 

En vivant, comme je l’ai fait pendant plusieurs jours, dans la société de tous ces braves gens, on se sent non-seulement meilleur, mais plus courageux, plus éclairé, plus croyant surtout qu’on ne le serait après la lecture du plus beau livre de maximes, d’observation, de philosophie, de sagesse même ; c’est que le génie n’explique pas Dieu, et que la bonté le prouve.