Réponse au discours de réception d’Eugène Guillaume

Le 2 mars 1899

Alfred MÉZIÈRES

Réponse de M. Alfred Mézières
au discours de M. Eugène Guillaume

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 2 mars 1899

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Votre illustre prédécesseur se faisait gloire d’appartenir à l’Académie des Beaux-Arts. En choisissant pour lui succéder le doyen de cette compagnie, un de ceux qu’il estimait le plus, l’auteur de la statue de Bossuet qui décore les jardins de Chantilly, nous avons le sentiment d’être restés fidèles à ce que méritait de nous une si grande mémoire. Si notre choix avait besoin d’être justifié, il le serait par l’hommage éclatant que vous venez de rendre au duc d’Aumale, par le beau portrait que vous tracez de lui ; où nous le retrouvons tout entier, tel que nous l’avons connu : soldat, historien, ami des lettres, ami des arts, Mécène magnifique, passionnément épris de toutes les gloires et de toutes les grandeurs de la France.

Peut-être les procédés particuliers de votre art, l’habitude que vous avez de fouiller les physionomies pour en saisir le trait essentiel, la nécessité où vous êtes de lire dans les âmes à travers le visage, vous permettent-ils mieux qu’à personne de pénétrer le secret de chaque nature, de deviner ce qui se cache sous ce qu’on voit, de pousser au delà des apparences jusqu’à la réalité. Le sculpteur digne de ce nom ne se contente pas de la reproduction matérielle ; derrière le masque qu’on lui montre il cherche la vie intérieure, la pensée qui donne au corps une attitude, une expression à la figure. Il y a en lui un observateur, presque un psychologue.

Ce don d’observer et d’analyser, vous le possédez depuis votre jeunesse. Il s’est développé, il a grandi chez vous en même temps que le doigté de l’artiste et l’habileté de la main. Par un heureux accord de vos facultés votre sens critique s’aiguisait de très bonne heure sans que votre puissance d’action et d’exécution en fût diminuée.

J’ai eu la bonne fortune de deviner un des premiers ce que vous seriez un jour, de pressentir sous l’artiste rompu à toutes les difficultés du métier le critique d’art supérieur. Il y a près de cinquante ans que j’ai eu l’honneur de vous voir pour la première fois. J’étais alors votre hôte à la Villa Médicis, dans cette noble maison dont vous dirigez aujourd’hui les destinées avec une autorité reconnue de tous. Nous visitions ensemble les monuments de Rome et déjà se dessinait votre double vocation. Après ou avant le travail acharné de l’atelier, vous vouliez étudier les plus belles œuvres de l’art, pénétrer pour votre propre instruction le secret de leur beauté.

Votre conversation avait un charme infini. On y sentait la justesse du goût, la délicatesse et la force du sentiment, par-dessus tout la sincérité de l’accent. Rien qui ressemblât à ce qu’on lit dans les guides ou dans les ouvrages spéciaux. Tout ce que vous disiez résultait d’une observation directe et personnelle. À mesure que les tableaux, les fresques, les statues, les bas-reliefs, les édifices passaient devant vos yeux, vous ressuscitiez le monde où ils étaient nés, vous vous demandiez en vertu de quelles lois ils avaient été conçus, de quelles harmonies mystérieuses se composaient leur grâce, leur élégance ou leur grandeur.

Heures bénies de votre jeunesse, qu’elles ont été heureuses et fécondes ! Quelle éducation donnait à votre esprit le spectacle de tant de merveilles accumulées, la poésie des souvenirs, la poésie des ruines, le cadre magnifique de la Ville éternelle ! Votre vie en reste éclairée. La belle lumière qui caressait vos yeux à l’âge de vos vingt ans, les caresse encore dans votre âge mûr.

Ainsi se formait l’harmonieuse unité de votre carrière. Ce n’est pas le hasard qui vous a conduit à Rome dès le début pour vous y ramener ensuite dans tout l’éclat de votre renommée. Rome est la patrie de votre choix, le séjour que votre pensée habite de préférence, le lieu où vous vivez sur les sommets, dans la contemplation de ce que l’art antique et l’art moderne ont produit de plus achevé ou de plus grandiose. Vous le remarquez vous-même quelque part, les artistes italiens et étrangers les plus originaux y ont assoupli et fortifié leur génie. Il y a là un ensemble de traditions, de souvenirs, de spectacles qui ouvrent à l’esprit les perspectives les plus vastes en lui montrant dans la même enceinte sous ses aspects multiples l’idéal de beauté que l’humanité païenne et l’humanité chrétienne ont successivement conçu aux différents âges de leur histoire.

Disons-le à l’honneur de notre pays, la France est la première nation qui ait reconnu de quel prix serait pour l’éducation des jeunes artistes un séjour de quelques années au milieu des chefs-d’œuvre. C’est un grand roi, Louis XIV, un grand ministre, Colbert, qui ont créé l’Académie de France à Rome. Ce sont deux grands peintres, Poussin et Lebrun, qui l’ont tenue sur les fonts de baptême. Création admirable, infiniment plus féconde que ne le supposent les critiques superficiels. Ceux-ci calomnient l’École de Rome quand ils l’accusent d’enfermer les esprits dans une formule unique et étroite de l’art. On y fait simplement passer sous les yeux de la jeunesse des modèles très différents les uns des autres, entre lesquels chacun choisit ceux qui conviennent le mieux à son tempérament et à son goût. Sans forcer leur vocation, sans faire violence à leurs instincts, on a du moins donné aux artistes, pendant la période de leur croissance intellectuelle, la nourriture la plus solide et la plus abondante. On les a armés pour le travail, on leur a fait de la chair, du sang, des muscles, on les a nourris de la moelle des lions. À eux ensuite de porter dans la vie sur des routes différentes la belle santé qu’ils doivent à la sollicitude de leurs maîtres.

Quand j’entends reprocher aux anciens pensionnaires de se ressembler trop, de laisser disparaître leur personnalité sous un air de famille trop prononcé et trop banal, je me demande involontairement en quoi la vigueur de Carpeaux ressemble à la grâce de Pradier, votre maître ; ce qu’il y a de commun entre le coloris charmant de Baudry et le dessin d’Ingres si peu coloré, mais d’un si grand style, si sobre et si sûr ; entre la correction classique de Lefuel et la magnificence éclatante de notre regretté Charles Garnier.

Ne fait-on pas le même reproche à l’École normale supérieure ? Il faut avoir les yeux fermés par un parti pris systématique pour découvrir la moindre ressemblance apparente, le moindre rapport d’éducation commune entre trois normaliens de la même promotion, tous trois également célèbres, entre l’élégance dédaigneuse de Prévost-Paradol, la solidité puissante de Taine et l’ironie légère d’Edmond About. Un autre membre de l’Académie française, dont nous déplorons la mort récente, Édouard Hervé, appartenait à la même école et à une promotion voisine sans que rien dans la gravité, dans la fermeté précoce de son style, révélât une communauté d’origine avec ses trois prédécesseurs. Un seul lien les rapproche : la saine discipline à laquelle ils ont été soumis de bonne heure, le goût et l’habitude du travail que leur ont donnés leurs maîtres. À aucun moment de leur carrière le souvenir de ces fortes leçons n’a pu gêner le libre essor de leurs facultés individuelles.

Dans les arts, comme dans les lettres, le génie et même le simple talent se dégagent aisément des liens de l’éducation première pour n’en conserver que la substance, ce qui leur est vraiment utile, ce qui se concilie avec leur besoin absolu d’indépendance.

Je ne sais pas exactement, Monsieur, ce que vous dites à la jeunesse qui travaille sous votre direction. Mais je vous connais assez pour être assuré que, tout en lui enseignant le culte du beau, vous l’encouragez surtout à le chercher, à le trouver par l’effort personnel. La copie servile, l’imitation froide du beau n’est plus le beau lui-même. Pour qu’une œuvre d’art se distingue des autres et touche à la beauté, il faut que l’artiste y mette quelque chose de soi, comme une part de sa vie et de son âme.

Vous l’avez montré supérieurement dans une des plus fortes études qui soient sorties de votre plume, dans votre travail sur Michel-Ange. Celui-là savait reproduire les formes antiques avec une perfection singulière, comme il l’a prouvé en restaurant le Faune dansant de Florence, le Gladiateur mourant du Capitole et le Fleuve du Vatican. Mais ces formes qui répondaient aux idées des anciens, qui n’en étaient que l’enveloppe matérielle, il se gardait bien de les appliquer à des sujets modernes.

Il les renouvelait constamment par des créations personnelles. Il ne conservait des anciens que la science des proportions qu’il avait acquise à leur école. Tout le reste il le tirait de lui-même pour en faire sortir dans une lutte acharnée contre la matière l’expression de sa pensée individuelle.

Dans son large développement votre étude dépasse les proportions du sujet cependant si vaste que vous aviez choisi. Vous n’écrivez pas seulement l’histoire de Michel-Ange sculpteur, comme l’annonce votre titre. C’est l’homme tout entier que vous nous peignez dans sa grandeur épique. Le voici apprenant le dessin chez son premier maître Ghirlandajo, respirant le parfum de l’antiquité au milieu des jardins de Laurent de Médicis et déjà assez habile pour attirer l’attention, pour mériter l’amitié de ce grand connaisseur ; admis tout jeune dans la maison hospitalière dont Chantilly nous a rendu l’image, où se rencontraient les esprits les plus distingués de l’Italie ; échangeant ses pensées avec Pic de la Mirandole, avec Politien, avec Pulci ; initié à l’intelligence du génie grec par les séances de l’Académie Platonicienne ; puis arraché brusquement à cette noble vie par la mort foudroyante de Laurent le Magnifique, replié sur lui-même, forcé de reconnaître la vanité des choses, tout prêt à recueillir de la bouche de Savonarole les âpres vérités de l’enseignement biblique.

Le monde païen et le monde chrétien se disputent son cœur. Il va de l’un à l’autre avec la véhémence de son tempérament jusqu’à ce qu’il réussisse à rapprocher dans une sublime harmonie les deux antiquités. C’est à Rome que se fera la fusion, là où depuis le commencement de l’histoire romaine le génie étrusque acquiert toute sa plénitude, où il s’élève au-dessus de ses origines dans un milieu plus fécond et plus puissant. Au moment où Michel-Ange arrivait à Rome, non seulement un grand spectacle, mais un grand Pape l’y attendait, comme pour offrir à sa brillante jeunesse toutes les chances de gloire et de succès.

Jules II était fait pour le comprendre. Il y avait entre leurs deux natures bien des points de ressemblance. Tous deux visaient au grand sans jamais pouvoir réaliser leurs rêves de grandeur ; tous deux souffraient des limites et des obstacles que rencontrait leur ambition. Tentés l’un et l’autre par des projets démesurés, emportés l’un et l’autre, ils se heurtaient quelquefois ; ils soutenaient violemment des opinions contraires ; mais la sympathie et l’admiration survivaient à leurs querelles. L’excitation que produisaient en eux leurs entretiens, même leurs discussions, faisait éclore dans leurs esprits des conceptions gigantesques. Nous devons à leur collaboration orageuse deux merveilles, le Moïse qui est devenu à lui tout seul le tombeau de Jules II et la chapelle Sixtine.

La chapelle Sixtine n’appartenait pas directement à votre sujet ; vous l’y rattachez par la plus ingénieuse des observations. Le vulgaire ne voit dans cette création colossale que l’œuvre d’un peintre ; vous y reconnaissez à des signes certains la main d’un sculpteur. Toutes les figures des Prophètes et des Sibylles, quelle que soit la vivacité, la violence même de leurs mouvements, s’y maintiennent dans un équilibre parfait. L’imagination se les représente aisément comme fixées dans le marbre et visibles sous tous leurs aspects.

En revanche dans la chapelle de Saint-Laurent vous reconnaissez l’art du peintre et de l’architecte à la diversité de la lumière, aux effets que produit le jour tombant d’en haut. Le sculpteur livré à ses seules ressources n’aurait pu distribuer avec cette habileté les rayons et les ombres, éclairer certaines parties de l’œuvre, étendre sur l’autre une sorte de voile, mettre sur l’ensemble une impression de mystère.

Vous aimez trop, vous pratiquez trop bien votre art pour ne pas étudier avec soin tous les procédés dont se sert Michel-Ange.

Vous nous le montrez dans la fougue de la composition, avec un dessin jeté sur le papier, une simple esquisse de cire, regardant le marbre qui lui cache la statue ; puis d’un mouvement rapide, après avoir tracé au charbon les principaux contours, se jetant sur le bloc, se servant de la pointe pour l’attaquer coup sur coup, enlevant ce qui était de trop. « Les éclats volaient avec le bruit de la grêle fouettée par le vent, la pointe faisait jaillir des étincelles sur le marbre, les coups suivaient les coups... Il semblait que le souffle rapide et chaud de l’artiste infusât le premier souffle de vie à la dure matière. À mesure que le marbre se fouillait à la ressemblance de sa pensée, son ardeur allait croissant et son idée brillait d’une plus vive lumière... Il semblait que le marbre sentît la puissance de son dominateur. »

Mais le portrait si vivant du sculpteur en action que traçait avant vous le statuaire italien Dupré ne suffit pas à votre curiosité. Sous l’artiste vous cherchez l’homme. Qu’y avait-il au fond de cette âme tourmentée ? Vous y découvrez avec tous les dons du génie, tous les scrupules, tout le travail de perfectionnement du chrétien sur lui-même. Cette nature violente et fière se faisait à la fin douce, humble, modeste, par piété, par obéissance à la volonté divine, pour se rendre digne de retrouver un jour au sein de Dieu celle qu’il avait tant aimée sur la terre, la belle, la sainte Vittoria Colonna. L’amour humain idéalisé lui ouvrait les voies de l’amour divin.

Le chrétien y trouve son compte, mais aussi l’artiste. L’Académie Platonicienne dont Michel-Ange avait suivi tout jeune les enseignements indiquait à la vie un but analogue sans y mêler toutefois les sévérités du christianisme. Les maîtres de sa jeunesse, Marche Ficin et Politien, ne lui avaient-ils pas souvent rappelé les paroles du sage ? « Rentre en toi-même, fais comme le sculpteur fait pour l’œuvre qu’il veut rendre belle. Retranche tout ce qui est superflu, rends clair ce qui est obscur, porte la lumière partout et ne cesse de ciseler ta propre statue. » N’est-ce pas là ce que la Renaissance italienne appelait du beau nom de Virtù, ce qu’un esprit bien différent de Michel-Ange, ce que le plus païen des modernes poursuivait comme l’idéal d’une grande existence ? En dehors de toute croyance dogmatique, Goethe a voulu composer sa vie sur le modèle d’une œuvre d’art. Lui aussi, il a voulu ciseler sa propre statue, éliminer ce qui aurait pu troubler la netteté de sa pensée et la sérénité de son âme, écarter de sa route les Philistins, rester les yeux fixés sur cette lumière intérieure et extérieure qu’il invoquait encore à ses derniers moments.

Il y a assurément dans la doctrine chrétienne quelque chose de plus émouvant, une plus grande part de sacrifices et d’abnégation. Mais la discipline que l’artiste s’impose à lui-même pour ne jamais descendre, pour monter sans cesse vers les sommets, a aussi sa grandeur. Celui qui respecte en sa personne les dons qu’il a reçus, qui même avec une nuance d’égoïsme poursuit la perfection en résistant aux tentations vulgaires, en gardant intactes la fleur de son intelligence et la noblesse de son âme, mérite une place à part dans l’élite de l’humanité.

Je ne crois pas vous faire injure, Monsieur, en vous attribuant des sentiments dont je trouve l’expression dans toutes vos œuvres. Si vous me permettez de pénétrer au fond de vous-même, il me semble découvrir sous la correction des attitudes, sous la tenue parfaite de la vie, une flamme intérieure, un foyer brûlant d’ardeur et de passion. À votre tour vous avez contenu bien souvent les élans de votre nature pour composer votre existence comme une œuvre d’art. Vous vous êtes partagé entre deux activités parallèles ordinairement peu compatibles, mais qu’un heureux don vous permet de concilier, l’esprit critique et la faculté créatrice. Bien peu de vos contemporains ont produit autant que vous, aucun non plus n’a tracé d’une main plus ferme les lois fondamentales de l’esthétique.

Lorsque le feu intérieur vous anime, lorsque le besoin de créer vous saisit, vous entrez dans votre atelier, vous pétrissez la terre, vous attaquez le marbre, vous préparez le modèle pour le bronze et vous en faites sortir des bustes, des statues, des groupes, quelques-unes de ces créations délicates ou puissantes qui honorent à un si haut degré la sculpture contemporaine.

Un jour vous nous représentez les Gracques avec leur masque tragique de patriciens démagogues. Puis vous nous montrez la société romaine sous un aspect tout à fait différent dans le groupe chaste et recueilli du Mariage romain. C’est la Rome antique qui renaît sous vos doigts avec la gravité, avec la dignité de ses mœurs. La Rome moderne a son tour avec le geste superbe du faucheur dans la campagne romaine. La légende chrétienne ne vous inspire pas moins heureusement. Les figures nobles ou attendries de la Foi, de l’Espérance, de la Charité qui accueillent le visiteur dans le vestibule de l’hôtel de Chambrun le pénètrent d’une émotion religieuse. Grâce à vous encore, bien des physionomies glorieuses de notre histoire seront conservées pour la postérité par le bronze ou par le marbre. La statue de Pascal se dresse sur une place de Clermont-Ferrand, en face du puy de Dôme, au cœur de cette Auvergne à la fois volcanique et riante dont ce grand esprit résume si bien en lui la force et la grâce.

Sous votre ciseau Bonaparte revit à tous les âges, depuis les commencements de sa jeunesse pauvre, sombre et inquiète jusqu’aux premiers rayons de la gloire et jusqu’à l’apothéose. Nous ne pouvons oublier non plus ce que vous doit l’Institut lorsque nous retrouvons dans nos salles les bustes toujours fidèles de quelques-uns des membres les plus illustres de notre compagnie ; ce que vous doivent l’Église et la Patrie pour avoir fixé dans une œuvre pathétique la physionomie de Mgr Darboy, martyr lamentable de nos discordes civiles.

Votre activité professionnelle ne ralentit pas l’activité de votre pensée. Lorsque votre ciseau se repose, votre esprit et votre plume travaillent. Les physionomies que vous ne pouvez pas nous rendre par la sculpture, vous nous les rendez par vos écrits, aussi nettes, aussi vivantes que si elles étaient taillées dans le marbre. Ainsi reparaissent Charles Blanc, Paul Baudry, Alaux, Barye, et le jeune sculpteur Idrac votre élève, que vous pleurez en maître et en ami. Ce jour-là vous êtes sorti de votre réserve, vous avez levé un coin du voile qui cache aux yeux du public la profondeur de votre sensibilité, la vivacité d’émotions que vous laissez entrevoir quelquefois dans vos entretiens avec vos amis, mais dont vous dédaignez de faire confidence à la foule. Il n’est plus question ici de draper pour la galerie et d’arranger les plis de la statue. C’est votre cœur qui s’ouvre tout entier. Il en sort une plainte déchirante, le cri d’angoisse du croyant épouvanté par les coups soudains de la destinée.

« Quelle catastrophe, disiez-vous sur cette tombe prématurément ouverte, où nous tourner pour échapper à notre cruelle obsession, pour trouver quelque force ?... N’est-il pas vrai que le bonheur est redoutable ! Oh ! vous qui êtes heureux, soyez frappés d’épouvante ou du moins soyez avertis ! Ce qui, dans notre vie, touche à la perfection, aussitôt s’écroule. Les heureux, ceux qui sont le plus justement heureux, sont frappés comme des coupables. La félicité la plus pure semble appeler comme un châtiment. Devant une telle iniquité de la destinée, tout notre être se révolte, et l’on en vient à se demander quels sont les desseins du Dieu qui nous brise, qui ne veut pas que nous jouissions des biens qu’il nous a donnés. »

Il semble qu’il soit passé en vous ce jour-là quelque chose de l’esprit des Prophètes et des Pères de l’Église, comme un souvenir lointain de Michel-Ange et de la chapelle Sixtine. La secousse morale est forte, puisqu’elle vous arrache, même à vous qui savez si bien vous contenir et vous posséder, un tel cri de douleur ; mais elle ne dure pas. Vous reprenez bientôt votre fermeté accoutumée.

La discipline rigoureuse que vous vous imposez depuis votre jeunesse, votre empire sur vous-même vous rendaient éminemment propre au rôle de directeur. La première condition pour diriger les autres est de savoir d’abord se diriger. Plusieurs gouvernements ont reconnu chez vous cette aptitude spéciale en vous nommant successivement directeur de l’École des Beaux-Arts, directeur général des Beaux-Arts, enfin directeur de l’Académie de France à Rome.

Dans ces hautes et délicates fonctions vous paraissez partout à votre place. Vous connaissez les jeunes artistes, vous savez ce qu’on peut attendre de ces natures fines et sensibles, quelque fois ombrageuses, facilement susceptibles par excès de sensibilité. Vous leur offrez un corps de doctrines très nobles et très élevées que vous avez exposées dans vos belles leçons du Collège de France. Vos idées sont le résultat de méditations et de convictions profondes. Mais vous ne les imposez pas de haut en théoricien de l’absolu. Vous les insinuez dans les esprits avec une grâce aimable. Vous conduisez vos auditeurs par des chemins fleuris, tout parfumés d’atticisme. Ils se sentent, non pas dominés, mais ravis. Vous empruntez pour eux aux diplomates la main gantée de velours et le fil de soie avec lesquels ceux-ci essayent quelquefois de diriger les affaires humaines. Vous êtes bien du reste de leur famille. Votre vie entière est un chef-d’œuvre de diplomatie, depuis votre première négociation, depuis qu’au nom des pensionnaires de la Villa Médicis vous avez traité tout jeune avec Mazzini et fait fléchir sous la caresse de votre parole la volonté du redoutable triumvir.

Cet instinct diplomatique vous permet de vous sentir à l’aise dans tous les milieux, de rester en relation avec tous les gouvernements, quels qu’ils soient, et de conserver auprès d’eux votre influence pour le plus grand profit de l’art. Préoccupé de ce qui manque en général à la culture littéraire et historique des jeunes artistes, vous avez obtenu pour leur instruction la création de chaires magistrales à l’École des Beaux-Arts. Le bienfait de l’éducation classique dont vous vous êtes si bien trouvé vous-même, vous avez voulu le leur rendre pour ouvrir, quand il en est temps encore, à leurs jeunes esprits toutes les sources du beau. Sous un autre régime personne n’a contribué plus que vous à répandre en France l’enseignement populaire du dessin. C’est votre manière personnelle de comprendre et d’aimer la démocratie. Vous la voulez instruite, éclairée, sensible aux beautés de l’art, athénienne ou florentine. Vous entrez résolument dans le grand courant démocratique de la France moderne sans rien abandonner de ce qui était la parure de la France d’autrefois.

Lui aussi était bien de son temps, le noble Prince dont vous occupez la place aujourd’hui. Ce descendant de la famille royale la plus ancienne et la plus illustre de l’Europe avait trouvé également dans son héritage les souvenirs de l’Assemblée Constituante, de Valmy et de Jemmapes. Il avait eu pour camarades sur les bancs du collège Henri IV les enfants de Paris, pour compagnons d’armes en Algérie les paysans, les prolétaires, les fils du peuple. Bien peu de ses contemporains avaient pénétré aussi avant que lui au fond des cœurs populaires. Aussi quelle hauteur de vues, quelle liberté de jugement, quelle indépendance à l’égard du passé ! Il le connaissait supérieurement, il en respectait, il en admirait toutes les gloires. Mais aucun préjugé, aucun malentendu ne le séparaient de la France moderne.

Quelle qu’elle fût, elle restait toujours la France, la patrie que ses ancêtres avaient contribué à fonder, dont il comprenait les besoins nouveaux, les ardeurs, même les emportements. On le vit bien en 1848. La Révolution de Février le surprenait en pleine gloire, au lendemain d’un succès éclatant. En recevant la soumission d’Abdel-Kader il venait de mettre fin à une lutte longue et sanglante, d’assurer à son pays la possession incontestée d’une colonie magnifique, il était le chef adoré d’une armée de cent mille combattants. Son frère, le prince de Joinville, commandait dans la Méditerranée une flotte imposante. Ni l’un ni l’autre n’hésita cependant. Le devoir leur parut clair, impérieux : ne pas opposer le passé au présent, ne pas diviser la patrie.

Pour comprendre toute l’étendue de ce sacrifice, entrons un instant, Messieurs, dans la pensée de deux princes amoureux de la gloire militaire, passionnés pour le métier des armes, ayant rêvé de porter un jour sur d’autres champs de bataille le drapeau national, d’ajouter quelques noms glorieux à la glorieuse histoire de la maison de France. La veille toutes les espérances étaient permises à leur ardente jeunesse, le lendemain tous les rêves allaient s’évanouir dans la tristesse de l’exil, dans la douleur de l’inaction. Les épées à peine sorties du fourreau allaient y rentrer pendant de longues années.

Le duc d’Aumale aimait trop son pays et ses compagnons d’armes pour ne pas éprouver en se séparant d’eux le plus cruel déchirement, mais il avait aussi l’âme trop haute pour laisser échapper une plainte ou un regret. Dans aucune des épreuves de sa vie, personne ne l’a vu faiblir. Il savait souffrir en silence, opposer à toutes les surprises de la fortune le stoïcisme d’un cœur vaillant.

Si pendant votre premier séjour à la Villa Médicis vous aviez poussé, Monsieur, jusqu’à Naples, vous auriez pu y rencontrer le duc d’Aumale exilé qui y recevait l’hospitalité du roi, son parent. Le souvenir de ses campagnes d’Afrique, son air martial, sa dignité simple lui avaient gagné les cœurs des Napolitains. Le peuple se pressait volontiers sur son passage pour le saluer et pour l’acclamer. Mais ni cette popularité nouvelle, ni la beauté du climat, ni la séduction des environs de Naples ne pouvaient détacher son esprit de la patrie lointaine. Plus d’une fois j’ai surpris son regard fixé avec mélancolie sur les trois couleurs qui flottaient à la poupe du stationnaire français. Pendant vingt-trois ans il ne devait revoir la patrie que dans les plis du drapeau aperçu de loin en loin sur la terre étrangère.

À ce séjour de Naples se rattache une anecdote que le duc d’Aumale aimait à raconter parce qu’elle honore une personne de sa famille. En même temps que lui se trouvait à la Cour Mme la duchesse de Parme, sœur du comte de Chambord. Tous deux avaient joué enfants aux Tuileries, mais la Révolution de 1830 les avait séparés. Le Prince, ne sachant pas s’il plairait à sa cousine de le reconnaître, demeurait sur la réserve. Le hasard les mit en présence. Un jour, à une fête que donnait le roi dans sa résidence de Caserte, les deux cousins se trouvèrent l’un à côté de l’autre en montant le grand escalier. Sans préambule la Duchesse prit le bras du Prince et lui dit à haute voix : « Aumale, ne trouvez-vous pas que cela ressemble à Versailles ? » En pays étranger il avait suffi d’un souvenir de France pour rapprocher ces deux âmes françaises.

Qu’elles s’écoulèrent lentes et longues les années d’exil, passées presque tout entières en Angleterre ! La cour et la haute société anglaise entouraient le Prince des plus grands égards. Lui-même s’était créé à Twickenham un foyer où les amis de France apportaient l’air de la patrie. Les exercices physiques, la lecture, les arts, l’étude de l’histoire, la vie de famille remplissaient les journées. Jamais ce vif esprit ne demeurait inactif, mais involontairement il restait toujours tendu vers les nouvelles de France.

Il y eut des moments où le cœur du duc d’Aumale se trouva partagé entre des sentiments contraires. Il ne pouvait se dissimuler que la gloire militaire consolidait l’Empire qui le retenait en exil. Mais d’autre part quelle joie, quel orgueil d’apprendre le succès des armes françaises en Crimée ! Que de regrets en même temps ! Cette armée victorieuse, l’armée de l’Alma et d’Inkermann, c’était la même que le prince avait préparée et commandée. Tous ses lieutenants étaient à l’honneur, Saint-Arnauld, Canrobert, Pélissier, Bosquet, Mac Mahon. Lui seul n’avait pu partager les dangers et la gloire de ses compagnons d’armes. Il semblait qu’on lui fit un tort personnel, qu’on lui prit une part de son bien et de ses droits lorsque des Français se battaient sans lui. C’est le sentiment qui l’amenait à la frontière en 1870, pour, offrir ses services au gouvernement de la Défense Nationale. Il ne sollicitait ni faveur, ni commandement, il ne demandait qu’un poste de combat.

Au fond il était né pour l’action, pour la vie du soldat. Ses années d’Afrique restaient les rayons de soleil de sa jeunesse, celles où il avait vécu d’un bonheur sans mélange, tout entier à des devoirs qu’il aimait. Préparer avec soin une expédition, puis marcher devant soi dans des pays pittoresques et inconnus, coucher sous la tente, près des feux du bivouac, se sentir entouré de gens de cœur, s’enivrer comme eux de l’odeur de la poudre, mettre en commun avec eux fatigues, périls et gloire, voilà ce qu’il avait fait dès l’âge de dix-huit ans, ce qu’il eût recommencé avec enthousiasme à toutes les époques de sa vie.

Aussi fut-il profondément touché lorsque le gouvernement réparateur de M. Thiers lui rendit son épée et le nomma Commandant du 7e corps. À la tête de ses troupes il donna l’exemple de toutes les qualités et de toutes les vertus militaires. Le souvenir de son commandement reste vivant dans l’armée. On s’y rappelle encore son activité, sa fermeté, l’ascendant personnel qu’il exerçait sur les hommes. Sous un tel chef les troupes se sentaient entraînées. En peu d’années une grande œuvre était menée à bien, l’organisation de la défense sur la frontière de Besançon à Belfort.

L’inspection d’armée ouvrait au duc d’Aumale des perspectives plus étendues en lui permettant de voir de ses yeux sur tous les points du territoire le relèvement de nos forces militaires. Un jour je le trouvai rayonnant. Par une splendide journée d’été il avait fait manœuvrer plusieurs régiments, au pied du puy de Dôme, sur le vaste plateau qui commence à la Fontaine du Berger. Les mouvements s’étaient exécutés avec précision, les troupes avaient été superbes d’élan et d’endurance. Le soir une expression de joie éclairait le visage du prince. « Je les ai retrouvés aujourd’hui, me disait-il, mes soldats d’autrefois, disciplinés, alertes, vigoureux. Pas un traînard sur les routes. L’armée française se refait. »

L’armée française, l’objet de son culte dans le présent, de son admiration dans le passé ! C’est en pensant à elle qu’il a élevé son monument historique. Les Condé étaient surtout des hommes de guerre, les plus grands souvenirs qui nous restent du plus grand d’entre eux sont des souvenirs de victoires. Leur historien ne néglige rien de ce qui les concerne, il connaît leurs alliances, leur diplomatie, leur politique, leurs goûts intellectuels. Mais chaque fois qu’il touche à leurs actions militaires le récit s’anime davantage, une émotion secrète en pénètre toutes les parties. On sent que l’auteur s’identifie avec ses héros, qu’il passe, après eux par toutes les péripéties du drame ; prévoyant et réfléchi avant le combat, plein d’audace et de feu au moment de l’exécution.

Nous avons eu plusieurs fois à l’Académie Française la primeur de ces beaux épisodes. Le Prince choisissait avec prédilection pour nous les lire les récits de batailles : Rocroi, le combat du Faubourg Saint-Antoine, le combat de Bléneau. Il les lisait d’une voix grave et recueillie. Nous l’écoutions suspendus à ses lèvres, admirant l’art sévère de la composition, la sûreté de la méthode, la précision du détail, et de temps en temps les grandes échappées, les vues générales indiquées d’un trait sobre et vigoureux. Pas de phrases, pas d’épithètes sonores. Des faits et des pensées, une ordonnance toujours claire, un style toujours ferme et net. Telle est la physionomie des sept volumes qui font compter le duc d’Aumale parmi nos meilleurs historiens.

Avec toutes les qualités qui sont nécessaires à l’étude de l’histoire, avec le souci de la vérité, la volonté et les moyens d’être bien informé, le Prince possédait un instrument de travail d’une grande puissance, une mémoire infatigable et sûre. Vous n’avez pas oublié, Messieurs, nos longues conversations devant la cheminée de notre salle des séances ou dans la bibliothèque de Chantilly.

Nous étions émerveillés de tout ce que savait le duc d’Aumale, de l’abondance et de l’exactitude des détails qui donnaient tant de saveur à ses récits. Les livres lui avaient beaucoup appris, les hommes encore plus. Ce fut pour lui un grand avantage d’avoir été formé par deux maîtres aussi instruits, par deux esprits aussi vigoureux, que le roi Louis-Philippe et Cuvillier-Fleury, de connaître tout jeune aux Tuileries presque tous ceux qui honoraient la France dans la politique, dans la diplomatie, dans l’armée, dans les sciences, dans les lettres et dans les arts. Il aima leur société, il la compléta par ses relations personnelles à l’étranger.

En reconstruisant le château de Chantilly, il revit par la pensée ce que le Grand Condé avait fait de cette noble résidence, déjà remplie d’objets d’art, peuplée en même temps d’hôtes illustres. Dans la galerie des Batailles, en face des peintures commencées, avaient passé toutes les gloires du siècle de Louis XIV, les soldats qui avaient servi sous Monsieur le Prince, Boufflers, Créqui, Luxembourg ; les hommes mêlés aux grandes affaires de l’État, Colbert et Arnauld de Pomponne ; les princes de la maison royale de France, les grands seigneurs de tous les pays, les ambassadeurs des puissances étrangères, les grands écrivains, Boileau, Racine, La Fontaine, Molière, Bossuet, Malebranche, Fénelon, La Bruyère, Bourdaloue.

Lorsque nous admirons dans le septième volume de l’Histoire des Princes de Condé le tableau si vivant et si coloré que trace le duc d’Aumale des dernières années de Monsieur le Prince à Chantilly, nous ne pouvons nous défendre de faire un rapprochement. L’historien lui-même nous le suggère involontairement. En cherchant à reproduire avec une scrupuleuse exactitude l’image du passé, il dessine en quelque sorte le plan idéal d’une grande existence, telle qu’il la concevait à Chantilly, surtout dans les années de plein épanouissement et de pleine confiance qui ont précédé la douleur du second exil.

Lui aussi, il aimait à rassembler autour de lui dans des fêtes magnifiques, dans des chasses à courre ou à tir, souvent même dans des réunions plus intimes, ses camarades des armées de terre et de mer qu’il accueillait toujours avec tant de cordialité, les hommes d’État de tous les pays et de tous les partis, les princes de sa maison et des maisons souveraines de l’Europe, les grands seigneurs français et étrangers, les artistes, les savants, les écrivains. Les portes de Chantilly s’ouvraient toutes grandes devant ceux qui honoraient la France ou l’humanité. Comme .au temps du Grand Condé, les opinions et les partis s’y fondaient dans une hospitalité égale pour tous. Chez Monsieur le Prince, au XVIIe siècle, les anciens adversaires se mêlaient aux vieux amis, les huguenots coudoyaient les catholiques, les cartésiens et les prélats conversaient avec les esprits forts. Deux cents ans plus tard, les chrétiens et les libres penseurs, les orléanistes, les légitimistes, les républicains se rencontraient chez le duc d’Aumale sans le moindre embarras, sur un pied de parfaite égalité, sans qu’une nuance trahît les préférences du maître de la maison.

En eux il ne voyait que des enfants de la grande patrie, qui la servaient à leur manière, dans la liberté de leur conscience, dans la diversité de leurs talents ou de leurs vertus. C’est ce noble éclectisme, cette largeur de vues, qui rendaient si chers au duc d’Aumale ses confrères de l’institut. Nous pouvons le dire sans être accusés de vanité, parce qu’il le disait lui-même. Avec notre passé séculaire, avec la force de nos traditions, avec les instincts de rajeunissement qui rapprochent constamment chez nous des plus grands noms et des plus vieilles gloires l’élite des talents nouveaux, nous lui apparaissions comme l’image de la France ancienne et moderne.

Nous avions aussi aux yeux de notre illustre confrère le mérite spécial de durer, de traverser les révolutions sans en mourir, de représenter sur le sol mouvant de la patrie française, quelque chose de stable et de permanent, comme la dernière assise de notre société. En léguant à l’Institut, par une résolution préparée de longue date et longtemps mûrie, le château reconstruit, décoré par ses soins, le domaine des Condé constamment embelli, le duc d’Aumale voulait assurer à l’œuvre de ses prédécesseurs, à la sienne, toutes les chances de durée que comportent les choses humaines. Il entendait aussi par sa donation conserver à l’ensemble le caractère d’unité et d’harmonie qu’il y avait imprimé.

Unité, harmonie ! ces mots ne sont-ils pas contredits par l’irrégularité du rocher sur lequel repose le château ? C’est ici précisément qu’apparaît le caractère personnel donné par le Prince à son œuvre. Il remerciait plaisamment la Révolution de l’avoir débarrassé des constructions massives d’autrefois. On ne lui laissait que le roc nu et des substructions.

Il en avait profité pour élever, grâce au concours d’un de nos plus habiles confrères, un édifice d’un genre nouveau, dont il régla lui-même les dispositions intérieures et extérieures. Dans la construction nouvelle, tout porte la marque de ses préférences et de son goût. Chaque fenêtre s’ouvre sur une perspective différente, tandis que de chaque côté du parc et des jardins on aperçoit un aspect différent du château. L’unité d’impression résulte ainsi du charme constant de la variété.

À l’intérieur, il n’y a pas un arrangement, pas un détail qui n’aient été voulus par le Prince. Le choix des œuvres d’art achetées souvent à grands frais pour que la France en restât ou en devint propriétaire, l’emplacement qui convenait le mieux à chacune d’elles, tout avait été calculé par lui. Il laissait ainsi son empreinte individuelle sur toutes les parties de sa création. Il nous léguait, non pas un musée dans le sens administratif et didactique du mot, quelque chose de froid et d’éteint, mais une œuvre vivante, la demeure la mieux faite pour satisfaire les goûts élégants d’un prince, d’un lettré et d’un artiste.

Dans ce cadre de pierre et de verdure nous le verrons toujours lui-même, accueillant ses hôtes en haut de l’escalier d’honneur, les promenant partout, leur racontant au besoin l’histoire de chaque tableau, de chaque tapisserie, de chaque meuble ; leur indiquant les points de vue, leur offrant au milieu de tant d’objets de luxe le plus précieux de tous les luxes, le commerce d’un grand esprit.

Tout cela se voyait, Messieurs. C’est là l’image extérieure de notre illustre confrère. Mais je voudrais pénétrer plus avant, vous faire lire dans cette âme admirable. Il n’y en a pas eu de plus haute en notre siècle. Ni les souffrances ni les épreuves ne l’ont épargné. Il a perdu successivement la compagne si aimée de sa vie, tous ses enfants, son épée, son grade. Deux fois il a été privé de ce qu’il aimait le plus au monde, sa patrie. Sous le vent du malheur il restait inébranlable, debout, le front haut, le regard assuré, en Romain. Excepté un cri d’indignation superbe arraché au vieux soldat par la violation de la charte de l’armée, aucune parole amère, aucune plainte ne sortaient de ses lèvres.

Si ses yeux se voilaient de mélancolie en traversant la frontière, si avec une douleur infinie il voyait s’éloigner la terre de France, l’esprit demeurait ferme ; il ne se répandait pas en vaines paroles, il n’accusait personne, il ne voulait se venger de personne. Il ne permettait même pas qu’on prononçât devant lui les noms de ceux qui avaient répondu à ses bienfaits par leur ingratitude ; son unique vengeance était de ne jamais parler d’eux. Son âme planait au-dessus de ces misères dans des régions supérieures où aucune amertume ne se mêlait à la sérénité habituelle de ses pensées. Le moment qu’il choisissait pour donner de son vivant Chantilly à la France était celui-là même où les portes de la France lui étaient fermées pour la seconde fois par un ordre d’exil. Pendant qu’on lui interdisait le sol de sa patrie il ne songeait qu’à la combler de ses dons. Il se consolait de la tristesse du présent par la vision magnifique de l’avenir qu’il préparait. Quoiqu’il arrivât d’ailleurs il se sentait supérieur aux événements, sûr de la pureté de ses intentions, confiant dans les retours de la justice divine, sachant bien qu’un jour Dieu qui voit tout lui ferait sa part.

L’heure de la réparation est venue tardive, mais éclatante. Ses dernières années ont été entourées d’un respect universel. Il apparut alors à ses contemporains comme s’il était déjà entré dans la postérité, jeune encore par la vigueur de l’esprit et par la grâce du langage, et cependant d’une autre taille, d’une autre envergure que les hommes de nos jours : exemplaire presque unique de ce qu’une grande race et un grand pays peuvent produire de plus élevé. À la fin, tandis que les chefs de l’armée le saluaient de l’épée, en défilant devant son cercueil, le peuple de Paris lui faisait les funérailles d’un grand citoyen, la France entière pleurait en lui un de ses plus nobles enfants, un de ceux qui représentent le mieux dans notre histoire les plus solides et les plus brillantes qualités du génie français.