DISCOURS SUR LA VERTU
PRONONCÉ PAR
Mme Danièle SALLENAVE
Directrice de la séance
le jeudi 4 décembre 2025
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C’est à un de nos confrères, et des plus éminents, que l’on doit de la vertu une définition promise à un grand avenir, Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, reçu en 1728 au fauteuil 2. Par parenthèses, l’un des rares à avoir été élu deux fois : une première fois en 1725, mais son élection fut annulée parce qu’il résidait en province. Il se représenta à l’Académie en 1727 mais une fois élu, il fut mal reçu et fréquenta peu l’Académie.
Avec Montesquieu, le mot de vertu est appelé à une définition spécifique, qui la fait entrer dans le domaine politique. Elle y était sans doute déjà sous le nom de virtù avec Machiavel, mais dans un sens technique : comme l’ensemble des caractéristiques nécessaires au maintien de l'État et à, je cite, « l’accomplissement de grandes choses ». Montesquieu va en faire autre chose ; elle est nécessaire au bon fonctionnement d’un gouvernement, mais elle est davantage. La vertu chez Montesquieu est une passion qui définit l’une des trois formes principales de gouvernement : la république. La vertu, c’est la capacité de chacun de faire passer l’intérêt général avant son intérêt particulier. Le thème n’est pas vraiment nouveau : dans son Histoire des fils de Louis le Pieux, Nithard signale déjà que, vers l’an 850, Charles le Chauve fut puni par des calamités naturelles, pour avoir fait passer ses « privatis ac propriis voluntatibus », ses volontés particulières, avant l’« utilitas publica », l’intérêt général.
On voit donc que j’engage sans attendre le traditionnel discours de la vertu sur une voie grave, mais qu’il illustra dès sa première attribution. Décerné par l'Académie française, ce prix de vertu, qui devait être « remis à une personne méritante », était l’un des trois prix créés au xviiie siècle par Jean-Baptiste Auget de Montyon, philanthrope et économiste très fortuné. Le second étant un prix pour l'ouvrage littéraire le plus utile aux mœurs, le troisième un prix scientifique remis par l'Académie des sciences.
Mais le choix de sa première bénéficiaire engagea tout de suite le premier dans un sens plus politique que moral. Le 25 août 1784, ce fut en effet une certaine Françoise Legros, « marchande mercière », pour sa contribution à la libération de Latude, un aventurier mythomane emprisonné depuis trente-cinq ans. Sans doute Françoise Legros ne concevait-elle pas son action comme un acte politique mais comme une forme de bienfaisance. Cependant Michelet, dans son Histoire de la Révolution française, au tome I, en fait une héroïne préfigurant la Révolution : c’est une femme du peuple, une « petite mercière » qui se dresse contre les lettres de cachet. Elle réapparaîtra du reste au début du xxe siècle, en 1906, dans un ouvrage de la militante socialiste autrichienne Emma Adler, la femme de Victor Adler, intitulé Les Femmes célèbres de la Révolution française. Elle est devenue un exemple de ce que peut une action animée non pas par son propre intérêt – Robespierre dira : « l’abjection du moi personnel » –, mais par le souci altruiste de la justice.
Cette préoccupation que je manifeste ici pour une définition politique de la vertu n’est pas étrangère à une inquiétude très actuelle, que partagent beaucoup. On voit en effet se multiplier aujourd’hui les signes d’une désaffection appuyée envers la notion d’intérêt général, et la domination d’une forme d’individualisme où chacun est le rival de l’autre, entrepreneur de soi-même, autonome, performant et compétitif. On le déplore hautement, on s’évertue, si j’ose dire, à imaginer des solutions répressives ou éducatives, mais je vois rarement revenir ce mot de vertu, disparu au profit d’une nouvelle formule, qui en affaiblit considérablement le sens : la molle définition du « vivre-ensemble ». Qu’on retrouve dans le mantra promu par l’Éducation nationale « lire, écrire, compter, respecter autrui ». Il est vrai qu’on parle d’éducation nationale, et non plus d’instruction publique.
Revenons donc à Montesquieu et aux passions fondatrices des trois grandes formes principales de gouvernement. La monarchie, fondée sur l'inégalité, est animée par la passion de l'honneur. Le despotisme a pour principe la crainte. La république est animée par la vertu, qui est la passion de l'égalité. Chaque principe est illustré a contrario par sa corruption. La démocratie se corrompt quand le peuple « perd l’esprit d’égalité », ou en fait un abus mortel (VIII, 2).
Vertu morale ou vertu civique ?
Souci du bonheur des autres et du bien collectif. Montesquieu la définit en 1725, dans son Discours sur l’équité. C’est « une affection générale » que porte « l’homme de bien » au genre humain ». Mais l’homme de bien, ce n’est pas l’homme de bien chrétien, c’est l’homme de bien politique qui, je cite, « aime les lois de son pays, et agit par l’amour des lois de son pays ».
Mais comment animer et faire vivre en chacun cette voix de la vertu ? Jean-Jacques Rousseau pose qu’elle se fait entendre naturellement, car chacun a conscience que la loi qu’il édicte peut aussi bien le viser lui-même que concerner autrui. Il ne peut donc que faire taire en lui-même la voix de l’intérêt particulier. Mais quand la voix de la conscience peine à se faire entendre, la collectivité est conduite à dicter autoritairement sa loi à la conscience individuelle, et à dénoncer toute forme d’opposition comme illégitime.
À partir de là, une suspicion va s’attacher à la notion de vertu. Je vois immédiatement pointer une objection, je l’entends depuis un moment circuler comme un muet avertissement dans l’esprit de plus d’un membre de cette assistance : donnons-lui tout de suite un nom, je l’appellerai « la vertu 93 ». Non pas le 9-3 de nos banlieues, mais l’année 1793, Robespierre et Saint-Just. Le souci de l’intérêt général ne va pas de soi ; il n’est pas naturel dans le genre humain, il suscite des résistances. Saint-Just l’a prévu : « Tout le monde veut bien de la République ; personne ne veut de la pauvreté ni de la vertu. » Il ajoute donc : « Si la vertu ne se montrait parfois le tonnerre à la main pour rappeler les vices à l'ordre, la raison de la force serait toujours la meilleure. » Reprenons donc la démonstration que fait Robespierre dans son Discours sur les grands principes moraux du gouvernement français, lors de la séance du 17 pluviôse an II (5 février 1794). Je cite : « La lecture est souvent interrompue par les plus vifs applaudissements. »
Suspendons un instant nos préventions. Écoutons-le. « La première règle de votre conduite politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l’égalité et au développement de la vertu. » Cela ne soulève pas de problème, puisque la vertu est « naturelle au peuple ». Tout irait bien si nous devions gouverner « dans le calme le vaisseau de la République : mais « la tempête gronde. […] Pour fonder et pour consolider parmi nous la démocratie, pour arriver au règne paisible des lois constitutionnelles, il faut terminer la guerre de la liberté contre la tyrannie, et traverser heureusement les orages de la révolution […]. » Et il va donc continuer ainsi : « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu. »
Toute une vision négative de la Révolution y fera référence et on y trouvera de quoi légitimer un refus qui s’étend bien au-delà de 93 et des mois sanglants de 94 qui précèdent la chute de Robespierre.
On touche donc à une aporie : sans doute la vertu est indispensable à la république, mais si l’on refuse que, pour s’imposer, la vertu doive s’allier à la terreur, comment en formuler, en proposer, en pratiquer une version apaisée ?
Mais en attendant, je veux d’abord donner toute sa place à une série d’objections à laquelle se heurte toute définition de la vertu républicaine, même dans sa version apaisée.
C’est d’abord une double objection : une objection de classe et une objection de genre. Qui donc va devoir mettre en pratique cette vertu régénératrice, capable de faire oublier les vices de l’ancien régime ? Nul autre que le citoyen. Mais qui est-il, le citoyen ? Ce n’est pas l’« impropriétaire », pour parler comme Babeuf, puisque celui-ci est privé du droit de vote en ce qu’il ne satisfait pas à un certain seuil d’imposition. Ce ne sont pas non plus les femmes, à qui la Révolution donne l’accès à des droits civiques mais pas aux droits politiques. La Constituante a décrété l’égalité des droits dans les successions et aboli le privilège de masculinité et délivré les jeunes filles de la tutelle paternelle. Les lois de septembre 1792 sur l’état civil et le divorce traitent à égalité les deux époux. Mais sans droits politiques, les femmes sont des citoyennes sans citoyenneté. Des « citoyennes quand même ».
Il m’importait de faire entendre d’emblée, et pleinement, l’objection de genre. Car sinon, je deviendrais l’otage de mon propre discours : femme, je ferais l’éloge d’une vertu dont les femmes étaient en quelque sorte dispensées de nature ; citoyennes à demi, exclues par leur genre de la communauté politique. Je me fais donc un devoir de témoigner d’une protestation presque immédiate de la part des femmes : citoyennes, elles veulent l’être pleinement, et entreprennent de le faire savoir, jusqu’à ce que la Convention le leur interdise.
Faire droit aux revendications politiques des femmes, quelques députés y étaient prêts, jusque dans les rangs de la Convention Et même avant. Dès 1787, dans ses Lettres d’un bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie, Condorcet se prononçait déjà en leur faveur. De même Mirabeau : « Tant que les femmes ne s’en mêlent pas, il n’y a pas de véritable révolution. » Mais évoquons d’abord quelques figures de femmes. Comme celle de Pauline Léon qui fonde le 13 mai 1793, avec Claire Lacombe, la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires, cercle exclusivement féminin.
L’évolution politique de 1793 sera cependant défavorable à l’action féminine révolutionnaire. Les femmes seront renvoyées au domaine privé. Le 30 octobre, toutes les sociétés de femmes sont dissoutes par la Convention. Leur « vertu » dans la république se confondra avec leur rôle de mères. Procréer et faire des républicains à la manière de Cornélie, mère des Gracques, qui apprit le grec pour instruire ses fils.
L’établissement de la « vertu républicaine » supposera un progrès décisif dans l’égalité économique et dans l’émancipation des femmes.
Mais voici qu’un nouveau champ de préoccupations se dessine. Que va-t-il se passer avec l’entrée dans le monde moderne ? La vertu républicaine va se heurter à un obstacle d’une autre nature ; non plus seulement l’égoïsme individuel, mais une forme de « corruption générale » liée, pour Montesquieu, et pour beaucoup de ses contemporains, au développement du commerce. Du fait de la généralisation de « l’esprit de calcul », je cite, « on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent ». L’Esprit des lois évoque donc, admiration et respect, ces « vertus héroïques que nous trouvons dans les Anciens, et dont nous avons seulement entendu parler ».
Un gouffre sépare les anciens et les modernes : « Il semble que, depuis que ces deux grands peuples ne sont plus, les hommes se sont raccourcis d’une coudée. » (Pensées, no 221.)
Dans le monde qui nous entoure, la disparition de ces « vertus héroïques » est-elle autre chose que l’effet destructeur sur la conscience civique du principe qui fonde le libéralisme économique, et la mondialisation ? Un principe que revendiquent ses théoriciens : en anglais, le fondement du libéralisme économique, c’est le « greed », la convoitise, la cupidité. Écoutons ce que dit Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976 : « Connaissez-vous une société qui ne soit pas fondée sur la cupidité ? Le monde est fondé sur la poursuite d’intérêts individuels. »
On en voit les effets sur la société et ceux qui la composent : fin des solidarités, individualisme consommateur, corruption de la citoyenneté.
De l’avis général, donc, un sursaut s’impose. Non sans inconséquence, du reste, car on s’insurge souvent contre les effets d’un système que par ailleurs on soutient.
Mais comment conserver ou retrouver « toutes les vertus et tous les miracles de la république », selon la vieille formule de 1791 ? Comment les maintenir vivants, tant que subsiste un régime d’inégalités, de classe ou de genre, qui les contredit ou les rend impraticables ? Comment faire en sorte que les citoyens les mettent en pratique, sans qu’on soit obligé de les y contraindre, sans que la vertu doive se montrer « le tonnerre à la main » ? Et sans attendre non plus que ce régime d’inégalités s’atténue ou disparaisse pour qu’on voie enfin l’intérêt général l’emporter sur l’intérêt particulier ?
La vertu républicaine ne va pas de soi. Comment se transmet-elle ? Est-ce qu’elle s’enseigne ? À cette question, Condorcet a répondu dans son Discours de réception à l’Académie : « Songez que les lumières rendent les vertus faciles ; que l’amour du bien général, et même le courage de s’y dévouer est, pour ainsi dire, l’état habituel de l’homme éclairé. » Mais Condorcet n’est pas un rêveur inconséquent. Il ajoute : « Le projet de rendre tous les hommes vertueux est chimérique : mais pourquoi ne verrait-on pas un jour les Lumières, jointes au génie, créer, pour des générations plus heureuses, une méthode d’éducation, un système de lois qui rendraient presque inutile le courage de la vertu ? »
Cette confiance de Condorcet dans le pouvoir d’institutions justes, et dans les effets d’un nouveau système d’éducation, on en retrouvera l’écho chez les fondateurs et les inspirateurs de l’école républicaine. Et même un peu plus. La « vertu républicaine » n’est plus seulement « l’amour des lois de son pays » ; la vertu républicaine est une passion en acte ; le moteur et l’inspirateur de l’action. Il est essentiel d’en transmettre le principe dans une république qui est un processus toujours inachevé. On ne naît pas républicain, on le devient. « Le premier devoir d’une République est de faire des républicains », déclarait Ferdinand Buisson, philosophe et pédagogue, en octobre 1903, dans son discours de Marseille. Et c’est à l’école qu’en sera confiée la mission.
D’où cette vérité dérangeante et cette contradiction à laquelle on est aujourd’hui confronté. Si l’on se veut républicain, si l’on déplore de voir partout l’intérêt particulier l’emporter sur l’intérêt général, on ne peut éviter de se poser une question redoutable. L’école d’aujourd’hui, conçue par la société comme un service et non comme une mission, dominée par les préoccupations d’égoïsmes rivaux, est-elle encore en mesure de préparer à l’exercice de la vertu républicaine ? L’autorité légitime de celui, de celle qui enseigne se voit menacée par le déluge des informations mal contrôlées et les ressources artificielles de l’intelligence machinique. L’école peut-elle, dans ces conditions, assurer l’institution ou la ré-institution de la république ? Malgré les efforts et l’engagement d’un grand nombre d’acteurs de terrain, peut-elle encore être le foyer où se forgent les exigences, les devoirs et les droits de la citoyenneté ? Qu’est devenue l’idée exigeante d’instruction, telle que la formulait Condorcet en 1791 dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique ? On le voit bien : en même temps que disparaissait le souci de l’intérêt public, la pratique et le mot même d’instruction semblent avoir disparu des préoccupations et du discours publics.
L’instruction n’est pas information, accumulation de connaissances ou de savoirs. Bâtie à partir des premiers principes et de leurs éléments, l’instruction est construction, ordre raisonné, retour réflexif sur soi-même et ses apprentissages. Formateur et émancipateur, chaque moment de la transmission ainsi conçu est une étape où mûrit et se développe la capacité de juger librement, condition d’exercice d’une citoyenneté responsable.
L’école ne peut pas tout ? Certes. Mais sans elle on ne peut rien.