DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. Daniel RONDEAU
le jeudi 4 décembre 2025
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Cher Boualem Sansal, vous êtes entré dans notre paysage littéraire en 1999 avec un roman, Le Serment des barbares, tableau d’une Algérie dévorée par les forces de l’islamisme et de la corruption. C’est votre ami Rachid Mimouni qui vous avait encouragé à vous jeter dans l’aventure de l’écriture. La littérature n’avait été pour vous jusqu’alors qu’une passion de lecteur. Ingénieur, économiste, chef d’entreprise, haut fonctionnaire, vous aviez commencé à écrire pour dire non au terrorisme du Front islamiste du salut. Les premiers pas d’un écrivain ont souvent une valeur prophétique.
C’est l’une des missions de la littérature, avec ses vérités et ses mensonges, de nous apprendre qui nous sommes et dans quel pays nous vivons. Le succès de votre premier roman vous incite à continuer à raconter votre pays, devant tous et contre tous Vous publiez Dis-moi le paradis en 2003, puis vous confirmez votre présence essentielle avec Le Village de l’Allemand en 2008. Ce roman interroge les horreurs comparées du nazisme et de l’islamisme.
Vous êtes le premier écrivain algérien à aborder frontalement la tragédie de la Shoah. Vous ouvrez également le chapitre jusqu’alors très cadenassé de la participation d’anciens officiers allemands SS à la guerre d’indépendance de l’Algérie. André Glucksmann a publié quelques années plus tard un livre qui semblait faire écho à votre roman. Dans Le Discours de la haine, Glucksmann rapportait la réponse d’un SS à Primo Levi qui lui demandait : − Pourquoi ? Question sans réponse. Hier kein warum, ici il n’y a pas de pourquoi… Je ne parle pas de Primo Levi au hasard, mais simplement, cher Boualem Sansal, parce que vous avez logé en majesté le poème de Primo Levi, Si c’était un homme, au cœur de votre roman.
En quelques livres, vous êtes devenu l’une des bouches qui s’ouvrait et qui parlait pour le peuple algérien. L’Algérie, patrie de saint Augustin et d’Albert Camus, tient une place importante sur notre atlas de la géographie littéraire. Le roman de ce grand et magnifique pays, pays des noces de la lumière et de la mer, auquel nous sommes liés et très attachés, et qui pourrait être le pays de la joie de vivre, semble toujours s’écrire avec une plume tragique, comme si le peuple algérien était condamné « à marcher avec un poignard dans le dos », comme l’écrivait déjà, en 1985, l’écrivain Kateb Yacine.
En 2015, votre livre parabole, 2084, la fin du monde, nous raconte l’histoire d’une dictature sans limite et sans fin, dans un empire imaginaire, l’Abistan, où le peuple enchaîné vit sans se poser de question. Hier, kein warum. Chacun a compris qu’il sera difficile de vous faire taire. Vous partagez avec Hédi Kaddour le Grand Prix du roman de l’Académie française. Vous nous entraînez ensuite dans Le Train d’Erlingen ou la Métamorphose de Dieu, où vous dénoncez « le cancer de l’islamisme », toujours avec la même force.
En 2024, vous publiez Vivre, le compte à rebours, roman de science-fiction et de grande liberté. Votre compte à rebours raconte les deux années qui précèdent l’Apocalypse, un moyen pour le romancier que vous êtes de braquer sa plume sur les fléaux de notre époque que sont le wokisme, l’écologie punitive, et surtout toutes les haines, au premier rang desquelles l’islamisme. De livre en livre, vous avez affermi votre propos, votre ambition, votre signature. L’homme au sourire si doux a trouvé sa place dans la constellation des écrivains algériens, de Mohammed Dib à Kamel Daoud.
Dans votre discours devant l’Académie des sciences d’outre-mer, vous expliquiez qu’une question avait traversé tous vos ouvrages. « Vous le savez, disiez-vous alors, le questionnement est risqué, mais il est toujours libérateur et fécond. C’est de cette merveilleuse manière que l’enfant se forme, il nourrit son esprit avec cette énergie qui vient de l’interrogation. » Sa question concernait la culture. La culture est-elle un facteur de paix ou un facteur de guerre ? Vous étiez allé chercher la réponse dans une autre question, celle du prophète Esaïe : « Veilleur où en est la nuit ? », que vous aviez transformée à votre façon : « Veilleur, où en est l’état du monde ? »
Livre après livre, vous avez inscrit votre nom dans une généalogie illustre. Arthur Koestler, Alexandre Soljenitsyne, Primo Levi, Salman Rushdie... La place d’un écrivain n’est pas en prison, écrivaient sur les murs de leur Instagram ceux qui vous soutenaient. On n’emprisonne pas Voltaire, répondait déjà le général de Gaulle à ceux qui brûlaient de mettre Jean Paul Sartre à la Santé.
Vous êtes libre, et nous ne nous lassons pas de nous en réjouir et de le répéter.
C’est la gloire de la fiction, parce qu’elle embrasse toute l’expérience humaine, de nous faire comprendre que la vérité, comme l’intelligence, comme la liberté, est toujours à construire. Liberté de penser, d’aller et de venir, d’écrire et de lire.
Votre éditeur, Antoine Gallimard, se souvient peut être que nous avions œuvré ensemble pour favoriser la publication en France des Versets sataniques de Salman Rushdie. C’était en 1987 Quelques années plus tard, en Égypte, notre ami Naguib Mahfouz, l’écrivain égyptien avait été victime des poignards des fanatiques. Il m’avait dit alors : « Ces gens-là ne sont pas seulement hostiles aux idées occidentales, ils sont hostiles à la réalité de la vie. »
Mahfouz avait raison. La littérature est toujours du côté de la réalité de la vie. La fiction permet aux romanciers de faire parler leurs personnages comme si c’était la vie elle-même qui parlait. Cette réalité que les monstres de tous bords et de tous temps veulent toujours maquiller sous un vernis de mensonges. Chaque époque jusqu’à la nôtre s’invente ses villages Potemkine. Paradis brun, paradis rouge, paradis vert, tout va bien, circulez, il n’y a rien à voir.
Cher Boualem Sansal, écrire est devenu pour vous, comme le disait Flaubert, une manière de vivre. Une part de vous-même que l’on ne peut ni menotter ni bâillonner, un élan intime et vital. Votre respiration. Pour tous vos livres, pour cet engagement constant dans la littérature, nous allons maintenant, avec le chancelier Xavier Darcos et notre Secrétaire perpétuel Amin Maalouf, avoir l’immense plaisir de vous remettre le Grand Prix Cino Del Duca.