Discours prononcé lors de la séance publique annuelle 2025

Le 4 décembre 2025

Amin MAALOUF

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. Amin MAALOUF
Secrétaire perpétuel

le jeudi 4 décembre 2025

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Excellences,

Chers consœurs et confrères,

Distingués invités de notre Académie,

 

L’année dernière, je vous avais parlé du regret que nous éprouvions, à l’Académie française, du fait que nos prédécesseurs n’aient pas jugé opportun d’élire certaines grandes figures de la littérature. J’avais évoqué le cas de Zola, à partir d’un ensemble de pages manuscrites que nous venions d’acquérir, et où le candidat racontait ses visites aux académiciens pour essayer d’obtenir leurs voix.

Aujourd’hui, je vous parlerai d’un épisode comparable. Avec, cette fois, pour point de départ, une lettre sur papier beige qui se trouve dans nos archives depuis de longues années. Elle est adressée à Abel Villemain, qui était alors le Secrétaire perpétuel de notre Académie.

« Lundi, 10 février 1862.

« Monsieur,

« Je vous prie de rayer mon nom de la liste des candidats aspirant au fauteuil du R. P. Lacordaire, et de vouloir bien instruire Messieurs vos collègues de mon désistement.

« Permettez-moi, Monsieur, d’emprunter en même temps votre voix pour remercier ceux de ces Messieurs que j’ai eu le plaisir de voir, pour la manière toute gracieuse et cordiale dont ils ont bien voulu m’accueillir. Qu’ils soient bien convaincus que j’en garderai le précieux souvenir.

« Je vous prie, Monsieur le Secrétaire perpétuel, d’agréer l’assurance de mon profond respect.

« Charles Baudelaire. »

 

L’histoire qui s’est conclue par ces mots élégants et dignes avait commencé, deux mois plus tôt, par une lettre adressée au même Villemain. Datée du 11 décembre 1861, elle commençait ainsi :

« Monsieur,

« J’ai l’honneur de vous instruire que je désire être inscrit parmi les candidats qui se présentent pour l’un des deux fauteuils actuellement vacants à l’Académie française, et je vous prie de vouloir faire part à vos collègues de mes intentions à cet égard.

« Il est possible qu’à des yeux trop indulgents, je puisse montrer quelques titres : permettez-moi de vous rappeler un livre de poésie qui a fait plus de bruit qu’il ne voulait… »

Le candidat faisait évidemment allusion aux Fleurs du Mal, que chacun considère aujourd’hui comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature, mais qui avait valu au poète, en son temps, à la fois de la notoriété et des désagréments. La manière dont il en parle dans sa lettre reflète cette ambiguïté, puisqu’il se prévaut de l’œuvre en prenant ses distances à l’égard du tapage qu’elle avait suscité.

La presse avait été partagée. Un grand critique de l’époque, Édouard Thierry, s’était montré dithyrambique. « L’auteur des Fleurs du mal, je le rapproche de Dante… Le vieux Florentin reconnaîtrait plus d’une fois dans le poète français sa fougue, sa parole effrayante, ses images implacables et la sonorité de son vers d’airain. »

À l’inverse, un autre critique tout aussi influent, Gustave Bourdin, avait écrit dans le Figaro ces lignes impitoyables : « Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire ; il y en a où l’on n’en doute plus. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur. »

Cette charge avait eu pour effet de faire réagir les autorités du Second Empire, qui intentèrent un procès au poète pour « atteinte à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Il fut condamné à payer une amende et à retirer des Fleurs du mal six poèmes qui, selon le tribunal correctionnel de la Seine, « conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur ».

Le verdict avait valu à Baudelaire les félicitations chaleureuses de Victor Hugo, alors exilé volontaire à Guernesey. « Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder, vous venez de la recevoir. Ce qu’il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu’il appelle sa morale… »

Baudelaire venait d’accéder, en quelques semaines, au statut de poète maudit, qui lui colle toujours à la peau. Aujourd’hui, cela ne fait qu’ajouter à son prestige, mais au moment où il avait présenté sa candidature, cette réputation n’était pas vraiment un atout. On murmura qu’il allait faire ses visites aux académiciens, noter soigneusement les propos de chacun, pour s’en gausser le soir avec ses amis, ou, pire, pour publier un récit caustique de sa tournée afin de moquer ces messieurs et de les ridiculiser.

Beaucoup d’entre eux se promirent de ne pas le recevoir, tant ils étaient persuadés qu’il leur tendait un piège. Il est vrai que cette idée a brièvement traversé son esprit, mais ce n’est sûrement pas dans ce but qu’il avait entrepris sa campagne. Il avait quarante ans, il venait de connaître une indéniable notoriété littéraire, et il lui paraissait naturel de songer aussitôt à l’Académie.

Sa correspondance en atteste. « Plusieurs personnes m’engagent à profiter de la vacance actuelle ou des vacances prochaines pour poser ma candidature », écrivait-il à sa mère le 10 juillet 1861. Quinze jours plus tard, il y revenait plus longuement, en expliquant ses motivations : « Être de l’Académie est, selon moi, le seul honneur qu’un vrai homme de lettres puisse solliciter sans rougir. Quant aux académiciens que l’on a critiqués, dont on s’est moqué, et dont on ne peut pas obtenir la voix, ceux-là, on a soin d’aller leur rendre visite à l’heure où l’on est sûr de ne pas les trouver. » Puis il répondait à une objection formulée par sa mère sur les risques d’échec. « Il faut se résigner à être battu deux ou trois fois. Il faut prendre rang. Le nombre de voix que j’obtiendrai servira à me montrer si j’ai des chances sérieuses pour l’avenir. »

Ceux qui se sont penchés sur la biographie de Baudelaire savent que le grand drame de sa vie fut la perte de son père, alors qu’il n’avait pas encore six ans, puis le remariage de sa mère. Il en avait conçu une haine tenace envers son beau-père, le général Aupick.

À en croire la principale intéressée, cette attitude n’était pas justifiée. Elle devait s’en expliquer longuement, après la mort de son fils, dans une série de lettres à ses amis.

« Mon mari adorait Charles. Quand il était enfant, il s’était beaucoup occupé de son éducation. Il était tombé sur une si belle intelligence, un esprit si curieux, si studieux, il voulait le voir arriver à une haute position sociale. »

Le général Aupick avait fait lui-même une belle carrière. Ministre plénipotentiaire à Constantinople, ambassadeur à Madrid, puis sénateur. Il rêvait, pour son beau-fils, d’un parcours similaire.

« Mais quelle stupéfaction pour nous quand Charles, dira sa mère, s’est refusé à tout ce qu’on voulait faire pour lui, qu’il a voulu voler de ses propres ailes, et être auteur ! »

En raison de cette incompréhension mutuelle, les choses s’étaient envenimées. Quand, à sa majorité, le poète reçut sa part de l’héritage de son père, il la dépensa en peu de temps, et se retrouva démuni. Pour le « tenir », sa mère et son beau-père le placèrent sous « conseil judiciaire », ce qu’on appellerait aujourd’hui une curatelle. Un notaire fut désigné, dont il devait obtenir l’agrément pour chaque dépense qu’il faisait. En un sens, il fut traité comme s’il était encore mineur, et cela jusqu’à son dernier jour. Ce qui avait renforcé chez lui le besoin d’être reconnu, et respecté. Avant tout par sa mère.

Caroline Dufaÿs, épouse Baudelaire, puis épouse Aupick, était une femme instruite. Née à Londres, elle maîtrisait la langue anglaise, qu’elle avait enseignée à son fils, ce qui allait lui permettre de traduire si admirablement l’œuvre d’Edgar Allan Poe.

Elle avait continuellement souffert des relations orageuses entre Charles et son beau-père, et elle était persuadée, à la fin de sa vie, que les choses auraient été bien différentes avec son premier mari.

François Baudelaire avait été un familier de Condorcet et de Cabanis, tous deux membres de l’Académie française ; et lorsqu’il avait déclaré à la mairie de son arrondissement la naissance de son fils, en avril 1821, il était accompagné de son meilleur ami, le sculpteur Claude Ramey, membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, ancêtre de l’Académie des beaux-arts.

« Si le père de Charles avait vu grandir son fils, écrira Caroline, il ne se serait pas opposé à sa vocation d’homme de lettres. Il aurait été bien fier de le voir entrer dans cette carrière, malgré tous les déboires, toutes les tortures qui y sont attachés. »

C’est au rang des déboires et des tortures qu’il nous faut classer, hélas, sa mésaventure avec l’Académie. « Que de lettres, que de démarches exige cette étrange fantaisie », confiera-t-il à sa mère le jour de Noël 1861. « Je n’ai vu que quelques académiciens ; j’en ai déjà les nerfs brisés… Voyant combien je perdais de temps, je voulus que mes visites me fussent payées comme celles des médecins, non par mes malades, mais par le public ; c’est-à-dire que je conçus le projet d’en rédiger un compte rendu jour à jour, d’en faire ainsi un livre bouffon qui aurait été publié au beau milieu des discussions relatives aux élections, ou après l’élection. Tu devines le résultat : l’Académie barrée à jamais, l’accusation de déloyauté… Alfred de Vigny, à qui j’ai eu l’effronterie de faire part de ce beau projet, m’a dit que je n’étais pas le premier inventeur de l’idée ; que Victor Hugo avait eu la même tentation, mais que son élection ayant enfin réussi, il n’avait pas publié son livre. »

S’il rêvait de prendre une revanche, Baudelaire y est parvenu. Je ne parle pas de celle qu’allait lui offrir la postérité, et dont il n’allait pas profiter lui-même, puisqu’il est mort à quarante-six ans. Je parle d’une revanche bien plus modeste, mais immédiate et consolatrice. Elle est venue sous la forme d’une chronique publiée dans un grand quotidien de l’époque, et signée par l’un des plus éminents académiciens, Sainte-Beuve.

Le célèbre critique littéraire voulait manifestement prendre ses distances par rapport à ses confrères sur cette étrange candidature. Il a fallu « épeler le nom de Baudelaire à certains d’entre eux, qui ignoraient totalement son existence », affirma-t-il, non sans perfidie. Avant d’ajouter ces quelques lignes, qui allaient faire date :

« M. Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable et par-delà les confins du romantisme connu, un kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais coquet et mystérieux, où on lit de l’Edgar Poe, où l’on récite des sonnets exquis, ou l’on s’enivre avec le haschich pour en raisonner après, où l’on prend de l’opium et mille drogues abominables dans des tasses d’une porcelaine achevée. Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui, depuis quelque temps, attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka romantique, j’appelle cela la folie Baudelaire.

« Est-ce à dire, maintenant, et quand on a tout expliqué de son mieux à de respectables confrères un peu étonnés, que toutes ces curiosités, ces ragoûts et ces raffinements leur semblent des titres pour l’Académie, et l’auteur lui-même a-t-il pu sérieusement s’en persuader ?

« Ce qui est certain, c’est que M. Baudelaire gagne à être vu, que là où l’on s’attendait à voir entrer un homme étrange, excentrique, on se trouve en présence d’un candidat poli, respectueux, exemplaire, d’un gentil garçon, fin de langage et tout à fait classique dans les formes. »

Baudelaire fut enchanté par ce texte, qu’il recommanda chaudement à sa mère comme à tous ses amis. Il y trouva sans doute aussi un moyen de sortir, la tête haute, d’une candidature qui allait tourner au désastre. Ses deux meilleurs soutiens, Sainte-Beuve et Vigny, lui conseillaient instamment de se retirer sans tarder, et il finit par céder à leurs injonctions.

Il se promit de recommencer, mais c’était par bravade. D’ailleurs, sa santé allait décliner très vite. À la veille de son quarante-cinquième anniversaire, il ne pouvait déjà plus écrire, ni même articuler.

Une fin si triste ! Mais on se console en se disant que l’essentiel est ailleurs. Avec le passage du temps, les souffrances s’oublient, ce qui reste, c’est l’œuvre. Baudelaire l’a dit dans un vers saisissant, où il s’adressait à Paris, sa ville, mais où il résumait aussi le destin du poète, et même, d’une certaine manière, toute la condition humaine :

« Tu m’as donné ta boue, et j’en ai fait de l’or. »

 

***

L’année dernière, j’avais écourté mon discours sur les multiples candidatures d’Émile Zola à l’Académie française, pour évoquer un événement qui venait juste de se produire, trois semaines plus tôt : la détention arbitraire de Boualem Sansal. Nous lui avions dédié notre séance publique annuelle, et c’est avec une immense joie et un réel soulagement que nous dédions aujourd’hui notre séance solennelle à sa libération.

La phrase qui m’est venue spontanément aux lèvres, quand j’ai appris la bonne nouvelle, c’est celle de Pedro Calderón : « Le pire n’est pas toujours certain. »

De fait, nous avions craint le pire pour Boualem Sansal, au cours de sa trop longue année de détention. Et il a sûrement connu des souffrances, des frustrations, des frayeurs et des privations. Ainsi que mille moments d’abattement. Mais il est revenu, à présent il est au milieu de nous, libre, souriant, entouré, célébré, avec, dans la tête, j’en suis sûr, une foule d’idées, et des projets de livres.

« Le pire n’est pas toujours certain. »

Prononcés il y a quatre cents ans, ces mots du dramaturge espagnol mériteraient de devenir une devise pour notre siècle. Une époque d’égarement, où nous ne savons même plus si les transformations que connaît l’espèce humaine vont lui apporter le bonheur suprême ou l’anéantissement.

Quand il aura repris son souffle, repris ses marques, et repris avec sérénité ses habitudes d’écriture, Boualem Sansal racontera sans doute comment cette année passée à l’ombre l’a affecté ; et aussi, parce qu’il a toujours été attentif à la marche du temps, comment son regard sur le monde en a été modifié. Parfois les écrivains, après les pires épreuves, conçoivent leurs plus beaux livres. C’est de cette manière qu’ils transcendent leurs souffrances, et leur donnent un sens. Cet ouvrage à venir, qui est peut-être déjà en chantier, aura, dans cette enceinte, ses plus fervents lecteurs.

Au printemps dernier, le jury du Prix Mondial Cino Del Duca, que j’ai l’honneur de présider, et où siègent des membres des cinq académies qui constituent l’Institut de France, a choisi Boualem Sansal comme lauréat pour 2025. Fondé par Simone Del Duca pour honorer la mémoire de son mari, le Prix Mondial est aujourd’hui la distinction littéraire la mieux dotée de France. Le 18 juin dernier, une remise symbolique avait été organisée, ici même, sous la Coupole. Aujourd’hui, la remise solennelle pourra enfin s’effectuer en mains propres.

C’est notre confrère Daniel Rondeau qui prononcera, au nom du jury, l’éloge du lauréat, la traditionnelle laudatio.