DISCOURS SUR LES PRIX LITTÉRAIRES
PRONONCÉ PAR
Mme Dominique BONA
Directrice en exercice
le jeudi 4 décembre 2025
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La lecture traditionnelle du palmarès me ramène immanquablement à un lointain passé, en particulier, à ce 3 août 1883, quand Paul Claudel – quinze ans –, élève au lycée Louis-le-Grand, et qui vient de redoubler sa classe de rhétorique, s’apprête à recevoir le premier prix du « Discours français ».
Une performance, quand on songe à la concurrence. Parmi ses condisciples, avec lesquels il est lié d’amitié, figurent en effet de futures grandes plumes : Léon Daudet, le polémiste à venir du Stupide xixe Siècle, qui sera de l’académie Goncourt ; Romain Rolland, qui se verra décerner un jour le prix Nobel de littérature ; enfin Marcel Schwob, l’étincelant auteur du Roi au masque d’or, « mon meilleur ami » ainsi que l’a décrit Claudel.
Être parvenu à arracher un premier prix, fût-ce à titre de redoublant, ne parvient pas à dérider le jeune homme qui déteste l’univers sombre et hostile du lycée, et plus encore l’esprit positif, scientiste de ses professeurs. Il ne rêve que de mondes ouverts, et surtout de sa chère campagne champenoise, du son des cloches de l’église près de laquelle il a grandi, des forêts où il va chercher de la bonne terre pour sa sœur Camille, du pommier du jardin familial de Villeneuve-sur-Fère d’où il espère toujours ce mirage : apercevoir la mer…
Il y a foule, à Louis-le-Grand. D’autant que c’est un académicien et non des moindres qui doit prononcer le discours inaugural de la cérémonie : Ernest Renan. L’auteur de la Vie de Jésus, professeur au Collège de France, véritable gloire des lettres de l’époque, fait une entrée triomphale et est fortement applaudi. Paul Claudel, lui, remarque surtout que son nez ressemble à un groin… et qu’il a des sourcils jaunes ! L’exécration de ses années de lycée se cumule avec le dégoût que lui inspire le personnage, au moment d’aller vers lui sur l’estrade afin de recevoir son prix.
Rien n’effacera ce mauvais souvenir. Le jeune Paul sort du lycée en courant, comme on quitte une prison, en se jurant qu’on ne l’y prendrait plus. Sous les arbres du Luxembourg, tout en se récitant des pages entières de Salammbô, qu’il connaît par cœur, il décide de renoncer à la voie royale, à la rue d’Ulm et aux études de lettres. Il ira s’inscrire à Sciences-Po et sera diplomate.
Ce 3 août 1883, par la faute d’un académicien, le monde a failli perdre un de ses plus grands poètes.
C’est pourquoi je m’avance avec la plus grande prudence vers la mission qui m’est confiée : remettre à chacun, à chacune d’entre vous les prix que l’Académie française vous décerne.
Il y en a soixante-douze, qui couvrent les disciplines les plus diverses, de la philosophie à la chanson, en passant par le livre pour les enfants.
Sachez-le : tous ont fait l’objet de débats, de longues et souvent fiévreuses délibérations. Ils nous ont entraînés dans des lectures enrichissantes, aussi fructueuses que le furent en son temps les rêves de cet adolescent qui contemplait l’univers du haut d’un arbre de son jardin.
Au fond, ce que ces prix mesurent, outre le talent et la compétence, outre le magnifique travail qui les nourrit, c’est le degré de passion, c’est la ferveur pour la langue. Chaque livre étant pour nous, selon la clef que Paul Claudel donnait de sa sœur Camille, « une âme passionnée qui s’exprime ».
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Avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois vous soumettre une question de protocole. Les lauréats des Grands Prix sont priés de se lever à l’appel de leur nom. Je leur lis le compliment que l’Académie leur adresse. Nous pourrons alors les applaudir, individuellement.
Seul le lauréat du Grand Prix de la francophonie, qui ouvre le palmarès, aura à se diriger vers la tribune où notre Secrétaire perpétuel, M. Amin Maalouf, lui remettra son diplôme.
Grand Prix de la francophonie : M. Akira MIZUBAYASHI
Né à Sakata au Japon, où il vit toujours et enseigne la littérature française dans l’une des universités de Tokyo, M. Mizubayashi est non seulement épris de la langue française avec laquelle il a tissé une longue histoire d’amour, mais il est un écrivain à part entière dans cette langue qui ne sera jamais celle d'un exil mais demeure le soleil de son identité profonde et secrète, le cœur même de sa vocation d’écrire. Dix livres, romans et essais, jusqu’à La Forêt de flammes et d’ombres parue cet automne, forment une œuvre originale, placée sous le double signe de la poésie et de la musique. Car le français, ainsi qu’il l’a déclaré dans un entretien, est pour lui semblable à un violoncelle.
Notre confrère Maurizio Serra, qui illustre lui-même cette généreuse appartenance à une double culture, voit en M. Mizubayashi « un esprit très moderne ». Je le cite : « S’il n’ignore aucune méthode expressive et ne récuse pas les techniques proches de l’avant-garde, c’est surtout le mélange de densité et de légèreté de son phrasé musical qui frappe et enchante le lecteur. »
Grande Médaille de la francophonie : Mme Alice KAPLAN
Sterling Professor of French à l’université Yale aux États-Unis et directrice du Whitney Humanities Center, Mme Kaplan a publié de nombreux ouvrages tant en anglais qu’en français. Admirablement fouillés, documentés, portant pour l’essentiel sur la littérature contemporaine, ses travaux érudits l’ont menée de Louis-Ferdinand Céline et de Robert Brasillach à Albert Camus et à Louis Guilloux. Également traductrice et romancière, ses deux derniers romans ayant paru concomitamment à Marseille et à Alger, Mme Kaplan, nous dit notre confrère Antoine Compagnon, « a beaucoup contribué, par son enseignement et ses publications depuis quarante-cinq ans, aux études françaises aux États-Unis et en France ».
Grand Prix de littérature : M. Michel BERNARD, pour l’ensemble de son œuvre
Par quels chemins détournés un énarque qui a fait sa carrière dans le corps préfectoral est-il devenu l’écrivain au lyrisme dompté, qui fait revivre pour notre plus grand bonheur, tels des héros de romans, Genevoix et Ravel, Monet et Jeanne d’Arc, et qui peut même révéler un Napoléon inédit, celui des deux hivers de 1812 et de 1814 ? C’est un des mystères de la littérature.
L’Académie française a tenu à souligner la singularité et la cohérence exceptionnelles de l’œuvre de Michel Bernard – « une œuvre personnelle, déchirante, servie par une écriture toujours juste, et comme murmurée », selon les mots de notre confrère Frédéric Vitoux, « une œuvre qui s’approche au plus près de l’intimité des hommes comme des tragédies de l’Histoire ». La compassion, en contrepoint de l’intelligence, ce pourrait être la devise d’un écrivain qui prend place, aujourd’hui, au premier plan du paysage littéraire.
Grand Prix de littérature Henri Gal (prix de l’Institut de France) : M. Martin RUEFF, pour l’ensemble de son œuvre
Selon mon confrère Antoine Compagnon, Martin Rueff est « un homme aux multiples talents » : poète mais aussi traducteur de l’italien, professeur à l’université de Genève où ses cours sur Jean-Jacques Rousseau font autorité, il est l’auteur d’un essai savant qui nous a beaucoup intrigués, intitulé Au bout de la langue. La langue, dans tous ses aspects, à commencer par l’organe qui se trouve dans notre bouche. S’impose au lecteur la vision d’une héroïne malheureuse de la mythologie, Philomèle, qui fut violée par le roi de Thrace. Lequel lui arracha la langue afin de la faire taire. Métamorphosée en rossignol, encore que dans certains récits ce soit en hirondelle, de même que les poètes interdits, entravés ou martyrisés de par le monde, elle continue de chanter.
Prix Jacques de Fouchier : M. Daniel VIGNE, pour Jacques Viot, l’inconnu célèbre. Une biographie romanesque
Réalisateur de films, dont Le Retour de Martin Guerre, M. Daniel Vigne était tout indiqué pour écrire l’ahurissante histoire de Jacques Viot, personnage totalement oublié, et qu’il nous fait redécouvrir.
Ce courtier en art, Jacques Viot, proche des surréalistes, fut capable de perdre une toile de Modigliani au poker. Poursuivi pour escroquerie, il réussit ensuite à devenir magistrat sous une fausse identité, à Tahiti. On le retrouve à Paris, après un crochet par la Papouasie, en 1939 : il signe le scénario du Jour se lève de Marcel Carné et signera vingt ans plus tard celui d’Orfeu Negro.
« L’enquête menée par Daniel Vigne est remarquable, nous assure Frédéric Vitoux. Elle éclaire en passant notre siècle. »
Grand Prix du roman : Mme Yanick LAHENS, pour Passagères de nuit
Mme Lahens, empêchée de quitter les États-Unis, manque à ce jour de liesse.
Son roman, qui se déroule entre La Nouvelle-Orléans et Port-au-Prince, relate une histoire de femmes sur trois générations : femmes esclaves ou affranchies, dont les premières ont connu le fond de cale des bateaux négriers, femmes éprouvées, châtiées, violées, mais qui un jour décident de faire face et de ne plus jamais se soumettre. Les mots créoles dansent dans ce très beau texte, où la tendresse l’emporte sur la cruauté et où les femmes sont des sœurs échappées à la prison, à toutes les prisons, dont celle des conventions. Pour notre consœur Barbara Cassin qui a lu ce roman, je la cite, « comme on reçoit un coup de poing » : « C’est sa densité qui est singulière, tant sa manière de dire fait un avec ce qui est dit. »
Grand Prix Michel Déon : M. Fabrice HUMBERT
Révélé par son roman L’Origine de la violence, en 2009, qui lui a valu de nombreux lecteurs, M. Fabrice Humbert poursuit une œuvre romanesque singulière, dédiée à des enquêtes où, selon notre confrère Frédéric Vitoux, se cache le sens de notre époque tourmentée. De la visite du camp de concentration de Buchenwald par un professeur et ses élèves à une exploration dans le Grand Nord canadien, jusqu’à la fuite dans une République du Jura sans doute illusoire, pour échapper au cauchemar d’une guerre civile, des êtres disparaissent, des hommes et des femmes s’égarent, des enfants souffrent : il faut le recours aux spirites et aux mages pour retrouver leurs traces dans le chaos. Tenté par la traversée des miroirs, et à défaut de lendemains qui chantent, M. Humbert n’en peint pas moins avec une lucidité féroce qu’aurait aimée Michel Déon non seulement l’agitation trompeuse de nos vies, mais ce qui nous attend « de l’autre côté de la vie » (titre de son dernier ouvrage).
Prix de l’Académie française Maurice Genevoix : M. Antoine CHOPLIN, pour La Barque de Masao
Retour sur le Japon. Masao est un gardien de phare et sa barque se remplit d’eau, si près du rivage. Pour rejoindre sa fille, qu’il a perdue par imprudence, sans jamais renoncer à la retrouver, comment fera-t-il, lui qui est si pauvre, si seul, un homme déchu de son phare ? Que M. Choplin ait beaucoup voyagé, qu’il ait parcouru la planète et séjourné un temps au pays des cerisiers en fleur a pour nous moins d’importance que l’écriture sensible de son roman, et l’impression qu’il donne d’une apesanteur. On lit en flottant au-dessus de la page, le cœur chaviré par la destinée de Masao et de sa fille, en attendant les retrouvailles espérées. Notre confrère Michel Zink observe qu’Antoine Choplin semble « avoir puisé chez Kawabata l’art d’être énigmatique dans la précision la plus minutieuse et de tout faire comprendre sans insister sur rien ».
Grand Prix Hervé Deluen : M. Souleymane Bachir DIAGNE, pour l’ensemble de son œuvre
Au carrefour de plusieurs langues et au cœur d’une triple culture, africaine, française et américaine, s’appuyant sur un vaste socle de connaissances qui va de l’histoire des sciences à la philosophie islamique, en passant par l’histoire de la philosophie occidentale, mais évidemment aussi par celle de la pensée africaine, cet écrivain inspirant a un mot préféré – un maître mot comme le dit notre consœur Barbara Cassin – et il le soumet à notre réflexion, sinon à notre rêverie : « Universaliser ».
Grand Prix de poésie : M. Jean-Christophe BAILLY, pour l’ensemble de son œuvre
Florence Delay, qui fut si présente, si active dans les commissions de lecture, aimait l’œuvre de ce poète, à distance des marges et des formes, et aurait pu réciter sur le mode hanté un de ses extraits préférés, le magnifique « Blanc sur Noir ». Œuvre foisonnante, qui opère sur le temps long, et qui a pour principale mission l’élargissement du poème, afin que celui-ci ne soit pas relégué dans des zones obscures, mais s’épanouisse au grand jour, dans tous les aspects de sa mission protéiforme. « Trains, pays, passages, gros plans, floraisons, bonheurs de l’eau, de la nuit, nous nous élargissons à lire en pratiquant ces sensations neuves », nous disait Florence Delay, au printemps.
Grand Prix de philosophie : M. Jocelyn BENOIST, pour l’ensemble de son œuvre
Professeur à l’université Panthéon-Sorbonne où, selon notre confrère Jean-Luc Marion, « son influence pédagogique sur nombre d’étudiants fut et reste grande », M. Jocelyn Benoist a depuis 1996 éclairé dans plusieurs ouvrages les origines de la pensée de Husserl, notamment dans Phénoménologie, sémantique, ontologie. Husserl et la tradition logique autrichienne, avant de la dépasser en quelque sorte et d’infléchir ses travaux vers la philosophie analytique, tournant définitivement entériné avec Les Limites de l’intentionalité. Recherches phénoménologiques et analytiques – je parle sous la caution de Jean-Luc Marion. Notre éminent confrère précise que M. Benoist poursuit « une pensée du sensible, libérée de l’hypothèque du concept et de l’intentionalité ».
Ce parcours original, qui va à l’encontre du développement majoritaire de la phénoménologie en Europe, ouvre de vastes perspectives.
Grand Prix Moron : frère François CASSINGENA-TRÉVEDY, pour Paysan de Dieu
Moine bénédictin et poète, mais aussi maître de chœur et émailleur de cuivre, ce docteur en théologie, traducteur de Virgile et des Pères de l’Église syriaques, a quitté son abbaye poitevine pour s’installer dans le Cantal, à neuf cents mètres d’altitude. Homme du peuple, ainsi qu’il définit sa nouvelle condition, il s’est mis au service des paysans, participe à tous leurs travaux et accompagne les troupeaux sur les chemins de la transhumance, en chantant dans la manière grégorienne. Notre confrère Daniel Rondeau vante les qualités de « phosphorescence intellectuelle » de Paysan de Dieu – un livre, dit-il, qui nous incite en ce temps de vacarme à cultiver notre jardin.
Grand Prix Gobert : M. Jean-Clément MARTIN, pour La Grande Peur de juillet 1789 et l’ensemble de son œuvre
C’est dans une boîte en carton oubliée au fond d’un placard de l’Institut d’histoire de la Révolution française, à la Sorbonne, que l’historien a trouvé ses lumières. À partir de notes inédites de Georges Lefebvre, dont l’ouvrage de 1932 fut pionnier sur le sujet, il reconsidère la chronologie et la géographie de journées nationales traumatiques, dont voici le bilan ainsi résumé par l’auteur : « plus que la profondeur des angoisses ou des colères, c’est la cohésion entre les élites qui a été déterminante », lesdites élites se répartissant entre « traditionnelles », « loyales » et « patriotes », une éclairante tripartition.
Notre confrère Pascal Ory juge que le livre de M. Martin est une admirable synthèse. Et que le Grand Prix Gobert consacre, de surcroît, « une bibliographie impressionnante, étendue sur près d’un demi-siècle ».
Prix de la biographie littéraire : M. Mehdi GHOUIRGATE, pour Ibn Khaldûn. Itinéraires d’un penseur maghrébin
Le professeur Ghouirgate connaît tout ce que l’on peut connaître du célèbre et quasi légendaire Ibn Khaldûn (1332-1406), précurseur sinon inventeur de la géopolitique et dont Le Livre des exemples illustre une pensée aussi rationnelle qu’inspirée. L’érudition de M. Ghouirgate a le mérite de contourner le pédantisme et d’allier à la profondeur des analyses la saveur du sens. Selon mon confrère Christian Jambet, son livre est « la vivante résurrection d’un très grand penseur de l’islam médiéval, délivré des interprétations qui l’obscurcissent parfois ». Comment est née sa pensée si originale et comment cette pensée a su gagner ensuite les esprits les plus divers, tant en Orient qu’en Occident, c’est tout le propos d’un récit biographique, admirablement mené.
Prix de la biographie historique : M. Jean-Numa DUCANGE, pour Jean Jaurès
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rouen, M. Jean-Numa Ducange réussit l’exploit de poser sur Jaurès un regard neuf, pour ainsi dire dépoussiéré. Le recours à des archives allemandes, russes, anglaises et même italiennes, peu explorées jusque-là, permet en effet de dévoiler, au-delà du personnage du roman national, fondateur de la SFIO et martyr de la paix, un intellectuel influent en Europe, un homme qui entretint avec les penseurs socialistes et marxistes de son temps, mais pas seulement, un dialogue soutenu, le plus souvent fructueux. Ouvert au monde, à tous les mondes, le portrait de Jaurès garde son éclat et gagne en subtilité. L’Académie salue la clarté du récit, et particulièrement l’étonnant chapitre sur le voyage en Argentine.
Prix de la critique : M. Bruno CORTY, pour son Dictionnaire amoureux de la littérature américaine
Jadis Michel Mohrt, académicien breton et bretonnant, faisait découvrir William Styron aux lecteurs en langue française et avait à cœur d’introduire chez Gallimard ce qu’il appelait « l’air du large ». En journaliste, aguerri aux lectures les plus diverses, M. Bruno Corty, qui fut l’un des premiers à soutenir James Ellroy, révèle ici une passion qui l’a conduit à son tour à assumer le beau rôle du passeur. Son Dictionnaire amoureux, rédigé d’une plume alerte, est aussi éclectique qu’inattendu, faisant cohabiter les légendes et les auteurs de dernière génération. « Portraits, analyses, anecdotes, rapporte mon confrère Jean-Marie Rouart, Bruno Corty nous livre un passionnant roman de cette (relativement) jeune littérature qui, après avoir été à l’école des écrivains français, est devenue un modèle pour beaucoup d’entre eux. Juste retour des choses. »
Prix de l’essai : M. Christophe PRADEAU, pour Sur les lieux
Le tombeau d’Achille, la maison de Dulcinée ou celle de Madame Bovary, la tombe de Germinie Lacerteux, le Paris de Chateaubriand, celui de Baudelaire, la maison natale de Rastignac, ou celle d’Orhan Pamuk : « Le romanesque des lieux, affirme Antoine Compagnon, dans son culte des maisons de personnages ou d’écrivains, est une affaire de liseurs. »
M. Christophe Pradeau, en grand lecteur, dans un essai qui s’apparente à la lunette d’un kaléidoscope, nous entraîne dans le plus fervent des pèlerinages : sur les chemins hantés de la littérature et nous l’en remercions.
Prix de la nouvelle : Mme Olympia ALBERTI, pour Promenade des Anglais
Les douze nouvelles de Mme Alberti renvoient toutes à l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, qui endeuilla pour toujours la Promenade des Anglais. Chacune d’elles, selon un angle d’approche différent, aborde un des cas dramatiques, retient un regard, un geste, un presque rien à la limite de l’indicible. « La nouvelle, nous dit notre confrère Pierre Rosenberg, est un genre à part, exigeant, avec ses règles auxquelles Mme Alberti obéit avec une grande virtuosité. »
Nous en gardons l’émotion, dans la retenue.
Prix d’Académie :
MM. Karol BEFFA et Guillaume MÉTAYER, pour Camille Benoit musicien
M. Karol Beffa, musicologue et compositeur, et M. Guillaume Métayer, historien de la littérature et poète, ont associé leurs compétences, sans doute aussi leur esprit curieux et leur sensibilité d’artiste, pour ressusciter la vie et l’œuvre de Camille Benoit, compositeur de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Cet admirateur de Wagner, critique musical reconnu en son temps, fut également historien d’art. Grand collectionneur de peintures et de sculptures, et à ce titre donateur du musée du Louvre dont il fut aussi pendant trente ans l’un des conservateurs, ce « polymathe » ainsi que le définit Pascal Ory, fut-il trop talentueux pour ne pas en avoir souffert ?
Trois livres érudits réunis en coffret tentent de répondre à cette étrange question.
Trois autres Prix d’Académie vont être maintenant décernés, d’un même élan (si les lauréats veulent bien rester debout, je lirai les compliments à la suite puis nous les applaudirons ensemble) :
M. Michel BRIX, pour son édition de la Correspondance générale de Nerval ;
M. Olivier CADIOT, pour l’ensemble de son œuvre ;
MM. Michel ORCEL et Alban PÉRÈS, pour leur Dictionnaire raisonné des devises.
Si différents soient-ils les uns des autres, ces trois ouvrages ont attiré l’attention de l’Académie et suscité l’admiration de plusieurs de nos confrères.
Tant Xavier Darcos, chancelier de l’Institut, qu’Antoine Compagnon ne tarissent pas d’éloges sur la nouvelle édition de la correspondance de Gérard de Nerval par M. Brix. Avec l’apport de lettres inédites et de billets secrets où s’écrit au jour le jour la vie d’un écrivain tourmenté par sa création, et qui ne trouve secours qu’auprès de son père ou du fameux docteur Blanche, M. Michel Brix, aujourd’hui l’un des plus grands savants nervaliens, apporte ses lumières, qui sont immenses.
C’est à ma consœur Chantal Thomas que M. Olivier Cadiot doit son principal soutien. Émerveillée – le mot n’est pas trop fort – par une œuvre multiforme, profondément musicale, où se croisent et se répondent pièces de théâtre, opéras, chansons et textes de fiction, elle admire les métamorphoses d’un narrateur, capable, tel M. Cadiot, d’introduire la magie dans nos vies.
Enfin, MM. Michel Orcel et Alban Pérès forcent notre respect à tous, par trois gros volumes illustrés, véritable somme d’un travail jamais égalé depuis le xviie siècle, qui recense, décrypte et analyse les devises inscrites sur les blasons à travers toute l’Europe. « C’est passionnant, instructif et singulier », résume d’un trait Frédéric Vitoux.
Prix du cardinal Grente : R. P. Thierry-Dominique HUMBRECHT, pour l’ensemble de son œuvre
L’un des meilleurs interprètes de saint Thomas d’Aquin, dont il a profondément modifié la compréhension, le R. P. Humbrecht a acquis une grande autorité dans son domaine, confirmée par son récent Thomas d’Aquin, Dieu et la métaphysique, où il interroge le rapport à Dieu de la science sacrée. Sa vocation pastorale égalant chez lui l’érudition, puisqu’il a publié une Petite Théologie de poche, ainsi que des ouvrages destinés à un jeune public, tel Le Bonheur d’être chrétien, c’est « une œuvre multiple, féconde, et consacrée » que Jean-Luc Marion salue en notre nom.
Prix du théâtre : M. Gérald SIBLEYRAS, pour l’ensemble de son œuvre dramatique
Depuis Le Béret de la Tortue, écrit avec Jean Dell et mis en scène au Splendid Saint-Martin, Gérald Sibleyras offre au théâtre des pièces drôles et brillantes, pleines d’esprit et de mots d’esprit. Toutes les répliques font mouche et mériteraient une anthologie. D’autant qu’une pointe de mélancolie n’en souligne que mieux l’acidité comique. Légères – et c’est un compliment –, ses pièces, souvent écrites avec un frère d’armes, ont déjà valu à leur auteur plusieurs Molières. Du Vent des peupliers à La Danse de l’albatros en passant par Vive Bouchon ! que je m’en voudrais de ne pas citer, il leur manquait la touche verte – celle de l’Académie.
Prix du jeune théâtre Béatrix Dussane-André Roussin : M. Baptiste AMANN, pour Lieux communs
Nous avons tous ici aimé l’idée que M. Amann ait fondé à ses débuts l’IRMAR : l’« Institut des recherches ne menant à rien » ! Et qu’il soit l’auteur d’une trilogie, Les Territoires, dont la représentation est presque aussi longue que celle du Soulier de satin. Mais c’est la pièce de 2024 que Florence Delay nous a convaincus de primer. Construit telle une enquête policière, le propos de Lieux communs est moins de trouver un coupable parmi la pléiade d’acteurs engagés sur scène que d’envisager la vérité sous tous ses aspects. Et peut-être de la perdre, in fine. Il n’y aura pas de verdict, puisque seul le jeu vaut la peine. Le jeu et toutes ses promesses.
Prix du cinéma René Clair : M. Michel HAZANAVICIUS, pour l’ensemble de son œuvre
Selon Michel Zink qui appartient lui-même à cette élite, Michel Hazanavicius fait partie, je le cite, « de cette catégorie assez rare d’auteurs, d’écrivains et de cinéastes qui mettent tous leurs efforts à paraître superficiels, au besoin en faisant les pitres, pour dissimuler qu’ils sont profonds ».
Depuis The Artist, au succès planétaire, dont le titre en anglais ne nous a pas arrêtés, la création de M. Hazanavicius se renouvelle et nous étonne à un rythme soutenu. Cinéphile passionné, capable de jouer de cette passion avec une prodigieuse dextérité, il a signé avec La Classe américaine un de ces films dits culte, sans cesse présents dans notre culture. Doué d’un talent parodique, il s’est également illustré dans des films d’espionnage où, du Caire à Rio, l’humour s’envole jusqu’à des sommets. Nous voulions saluer aujourd’hui, avec enthousiasme, le cinéaste enchanteur du Prince oublié et de La Plus Précieuse des marchandises – des contes qui en disent plus long qu’on ne croit sur la condition humaine, et resteront dans les annales du merveilleux.
Grande Médaille de la chanson française : Mme Brigitte FONTAINE, pour l’ensemble de ses chansons
« Ah que la vie est belle/ Quelquefois pour un rien/ La divine immortelle/ Dans le mal et le bien/ Ah que la vie est belle ! »
Autrice, interprète et compositrice, mais d’abord et surtout poète, ne nous fions pas à sa frêle apparence, nous dit notre confrère Dany Laferrière, dont je cite les mots à la virgule près, Brigitte Fontaine est une torche ambulante qui a enflammé la scène depuis les années soixante jusqu’à aujourd’hui où, à quatre-vingt-sept ans, elle vient de sortir un clip : Merde à la mer. Pour son humour cinglant, sa façon de flinguer les inégalités sans réserve, sa dégaine inimitable plus punk que pop, et un style qui apporte de l’air dans un rugissement de moto, nous sommes fiers de dire que cette indomptable est notre Grand Prix de la chanson.
Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises :
les lauréats sont au nombre de cinq. S’ils veulent bien rester debout jusqu’aux applaudissements finaux…
Mme Leïla BEN HAMAD, professeure tunisienne à l’université de Sousse, pour L’Expression de la simultanéité en français. Le cas des locutions conjonctives
Une étude dont Michel Zink souligne la qualité de la méthode, la finesse et la pertinence des analyses grammaticales, stylistiques et lexicales, enfin la subtilité dans l’approche du français et de ses nuances.
M. William BOYD, écrivain britannique francophone
Avec Daniel Rondeau qui loue les qualités du bergerac rouge issu des vignes de l’écrivain en Dordogne, nous voulions nous honorer de l’amitié d’un romancier subtil, maître du roman d’espionnage, né au Ghana, étudiant à Nice et à Oxford, et dont les liens avec la France sont plus que solides.
M. Emanuele CUTINELLI RENDINA, professeur de littérature italienne à l’université de Strasbourg, spécialiste de la Renaissance
Nous tenions à souligner ici un travail de longue haleine qui, avec l’édition scientifique de la correspondance de Machiavel, mais aussi plus de deux cents articles et publications sur les auteurs du Quattrocento, désigne leur auteur – selon la formule de notre confrère Maurizio Serra – comme un des meilleurs représentants des rapports culturels entre son pays et la France.
Mme Patricia REZNIKOV, romancière franco-américaine d’origine russe
Notre confrère Andreï Makine fait valoir la diversité psychologique et culturelle dont témoignent les récits de l’autrice, ce qu’il appelle sa « décohérence culturologique ». Sa souplesse et l’ampleur de son inspiration, dans des romans comme Giulietta Shakespeare ou dans sa biographie romancée de l’artiste peintre Amrita Sher-Gil, sont de grands moments de lecture.
M. Hendrik ZIEGLER, historien de l’art allemand, professeur à l’université de Marbourg
Notre confrère Pierre Rosenberg souligne les liens de l’historien et du professeur avec la France, où il a enseigné dans les universités de Bordeaux, de Toulouse et de Reims. Ses principaux axes de recherche portent sur l’iconographie du pouvoir de Louis XIV, sur l’histoire des musées et des collections du xviie au xixe siècle, ainsi que sur les relations artistiques si fructueuses et souvent sous-estimées entre nos deux pays.
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Après les Grands Prix, viennent les Prix de fondations. Les lauréats voudront bien se lever eux aussi à l’appel de leur nom, ils peuvent se rasseoir après le compliment. Je les prie cependant d’attendre la toute fin de la proclamation, pour que nous puissions les applaudir tous ensemble.
PRIX DE POÉSIE
Prix Théophile Gautier : Mme Silvia MAJERSKA, pour Blancs-seings
Douze portraits de végétaux mêlant la fiction à l’observation composent un univers très attachant, qui doit sans doute beaucoup à la perméabilité des frontières entre la France et la Slovaquie, dont Mme Majerska est originaire. Ces Blancs-seings, synonymes de confiance et d’espoir, portent vers nous un bel écho.
Prix Heredia : Mme Clara YSÉ, pour Vivante
La chanson a conduit Mme Ysé, née en Espagne, à écrire ce premier recueil qui témoigne d’un rapport intense, parfois violent, avec la langue. Éclairs, embrasements, fureurs d’amour : la parole est ici fulgurante.
Prix François Coppée : Mme Catherine PONT-HUMBERT, pour Quand les mots ne tiennent qu’à un fil
Le langage comme bobine de fils emmêlés jusqu’à la confusion poétique, « comme si les émotions se mettaient à rougir » – l’expression est de notre confrère Dany Laferrière qui a été pris par leur charme. Plis, pliages, pliures ou fil, filage, filure : dans ce recueil se déroule une cérémonie secrète.
Prix Paul Verlaine : Mme Anne DUJIN, pour Noyau manquant
Des poèmes brefs, qui parlent de vie et de mort sans faire de bruit, juste en évoquant par exemple des touffes d’herbes sur de vieux meubles, des poèmes qui, d’après notre confrère Michael Edwards, « cherchent le plaisir des sons et des rythmes où le poème trouve son repos ».
Prix Henri Mondor : M. Jean-Nicolas ILLOUZ, pour Mallarmé entre les arts
Exceptionnel panorama poétique dont Mallarmé est le centre, dialogue éblouissant, inégalé avec Manet et Morisot, Degas et Renoir, Gauguin et Debussy, et d’autres encore : de la confrontation et de l’amitié, le langage poétique mallarméen se crée, se tord, se diffracte. Lumineuse démonstration.
Prix Maïse Ploquin-Caunan : M. Cyril ROGER-LACAN, pour Avant l’âge
L’effarement d’une enfance tôt obscurcie par la mort de la mère, un corps à corps avec le néant, en cinquante poèmes traversés par la grâce, à en croire Xavier Darcos : une écriture crispée et prenante qui nous a tous impressionnés.
Prix Lucette Moreau : M. Grégoire LEPRINCE-RINGUET, pour Les Entrelacs
Ce jeune poète accepte de se soumettre aux contraintes du vers régulier, alexandrin, octosyllabe et autres, dans un recueil d’inspiration très libre qui le conduit de Baudelaire à… Raphaël Nadal.
« J’aimais les myosotis et je croyais en Dieu/ Car il était Celui qui colore et parfume/ Ayant pris fièrement sa parole au sérieux/ Je pardonnais toujours sans garder d’amertume. »
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PRIX DE LITTÉRATURE ET DE PHILOSOPHIE
Prix Montyon : M. Dominique BOURG, pour Dévastation. La question du mal aujourd’hui
Documenté et éloquent, ce livre énergique couronne sans la conclure une belle carrière universitaire et pose en termes d’éthique, selon la dichotomie du bien et du mal, les questions d’écologie.
Prix La Bruyère : Mme Catherine RÉMY, pour Hybrides. Transplanter des organes de l’animal à l’homme
Cette enquête historique et ethnographique approfondie sur la « xénogreffe » pose la question éthique mais nous permet aussi, comme nous l’explique notre consœur Sylviane Agacinski, de pénétrer dans les laboratoires, pour la plupart inaccessibles, d’en traduire la froideur scientifique mais aussi l’inquiétude et le trouble.
Prix Pierre et Jacqueline Domec : M. Serge TOUBIANA, pour son édition de la correspondance entre François Truffaut et Helen Scott, intitulée Mon petit Truffe, ma grande Scottie, 1960-1965
Ce prix biennal, nouvellement créé, porte le nom d’un couple de bibliophiles dont la collection est aujourd’hui conservée à la Bibliothèque de l’Institut. Nous remercions M. Olivier Ponsoye, l’exécuteur testamentaire de M. Domec, d’avoir eu l’idée de créer ce prix destiné à l’édition d’une correspondance artistique ou littéraire.
Pour cette première attribution, nous avons choisi ce tourbillon de la vie : cinq ans de cinéma et d’amitié d’un côté ou l’autre de l’Atlantique. Un ouvrage vivant et drôle, qui affine nos connaissances.
Prix Jules Janin : M. Sébastien JALLAUD, pour sa traduction de La Chouette aveugle de Sâdeq Hedâyat
Livre majeur d’un immense écrivain persan et francophone, salué par les esprits éclairés de tous pays, il manquait à La Chouette aveugle une édition critique solide et une nouvelle traduction à sa mesure. C’est chose faite, et brillamment.
Prix Mabillon : M. Bruno PINCHARD, pour sa traduction de La Vie neuve de Dante
La Vita nuova étant un texte des plus difficiles à traduire, à cause des archaïsmes et de la poésie de la langue qui alterne les vers et la prose, nous admirons avec notre confrère Dominique Fernandez la précision et la finesse du travail de M. Pinchard. Voici sans doute une version française définitive de ce qui est en général considéré comme la toute première œuvre de Dante Alighieri.
Prix Marie Volle : Mme Agnès DESARTHE, pour Les Téléphonistes anonymes
Avec ce prix annuel tout neuf, créé grâce à la générosité de M. et Mme Christian Volle pour honorer la mémoire de leur fille Marie, et ce, afin de « développer l’imagination ou les connaissances d’enfants ou de jeunes adolescents », l’Académie française renoue avec la littérature pour la jeunesse, qu’elle avait laissée à la marge, alors que tant d’auteurs et d’autrices s’y illustrent.
Nous l’inaugurons, ce prix Marie Volle, avec un chef d’œuvre de fraîcheur et d’humour, un roman qui nous amène à rêver sur un monde où les adolescents seraient libérés de leurs addictions de type téléphone ou tablette, et cesseraient de dialoguer sur les réseaux, pour renouer avec les amitiés, les amours éternelles.
Nous saluons Agnès Desarthe qui, de sa plume tendre et légère, apporte à ce jeune prix le talent attendu.
Prix Émile Faguet : Mme Amandine LEBARBIER, pour Musicienne du silence. Sainte Cécile dans la littérature et les arts au xixe siècle
Cet ouvrage, intelligemment illustré, n’est pas un simple répertoire des œuvres littéraires et artistiques où sainte Cécile apparaît en filigrane. Mais une réflexion sur son rôle dans le renouveau de la musique religieuse, et une étude sur le rapport des femmes à la musique. Nous plongeons dans le mystère d’une musicienne qui fut aussi une des figures de l’extase.
Prix Louis Barthou : au regretté Philippe LABRO, pour Deux Gimlets sur la 5e avenue
Un merveilleux livre d’un merveilleux auteur, qui nous aurait honoré de sa présence, et dont l’absence nous brise le cœur. Poète d’une Amérique rêvée et qui probablement n’a jamais existé que dans ses rêves, il était un maître ès-nostalgie : New York aura été sa dernière escale d’écrivain.
Prix Anna de Noailles : Mme Anne NIVAT, pour La Haine et le déni. Avec les Ukrainiens et les Russes dans la guerre
Reporter ou reportrice de guerre, lauréate du prix Albert-Londres, Anne Nivat signe un livre courageux, hautement salutaire en ces temps d’opinions hâtives. L’enquête sur le terrain, menée avec une rigueur implacable, confirme un fort tempérament et une volonté de regarder la vie en face. Ce pourquoi, dans un tout autre style, Anna de Noailles était également douée.
Prix François MAURIAC : Mme Alice DEVELEY, pour Tombée du ciel
Premier roman à l’écriture intense et drue, qui traduit le mal de vivre, les frustrations et les colères d’une adolescente, décidée à rester une rebelle. De petits fantômes blancs « dans des pyjamas trop grands » partagent son exil, sa souffrance. Sur le refus du monde des adultes et la peur d’y entrer un jour, nous n’avions encore rien lu de si délicat et de si violent.
Prix Georges Dumézil : M. Pascal-Raphaël AMBROGI, pour son Dictionnaire culturel de la mer et de la marine
Mille pages et un index presque aussi copieux composent un dictionnaire qui invite au voyage de Méditerranée jusqu’en Europe du Nord, et entraîne à des découvertes héroïques, mythologiques, cinématographiques, très émouvantes.
Prix Roland de Jouvenel : M. Thierry THOMAS, pour Feydeau s’en va
Le héros de ce premier roman érudit et enchanteur est un Feydeau vieillissant, pour ainsi dire au bout du rouleau, qui ne trouve plus l’énergie d’écrire une nouvelle pièce et promène sa fatigue dans Paris, durant l’été 1916. Lumière de crépuscule et frénésie narrative de l’auteur en contrepoint.
Premier Prix Biguet (philosophie) : M. Jean-Baptiste BRENET, pour Le Dehors dedans. Averroès en peinture
M. Brenet étudie la réception d’Averroès dans l’Occident chrétien, où le célèbre penseur andalou eut une influence plus grande qu’en terre d’Islam, et il l’étudie non pas dans les textes seuls, mais dans la peinture. Idée féconde et nourrie d’exégèse.
Deuxième Prix Biguet (sociologie) : Mme Gisèle SAPIRO, pour Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Le champ littéraire transnational
Formidable étude du système littéraire de par le vaste monde, à travers prix, festivals, traductions, agents, universités ; en bref, Mme Sapiro n’a négligé aucun secteur pour élaborer ce canon global et tirer au clair le mécanisme d’entrée au panthéon de la littérature sur les cinq continents.
Prix Jacques Lacroix : M. Raphaël JEANSON, pour Dans la tête d’une araignée
L’araignée est une star à sa manière puisqu’elle a le privilège de figurer parmi les animaux les plus détestés de la planète. Personne ne l’aime ! Elle dégoûte même, paraît-il, les macaques. Mais c’est une tisseuse et une brodeuse hors pair, et qui depuis la nuit des temps rend bien des services. L’hommage de M. Jeanson vient rétablir à son égard un peu de justice.
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PRIX D’HISTOIRE
Premier Prix Guizot : Mme Catherine MAYEUR-JAOUEN, pour Le Culte des saints musulmans. Des débuts de l’islam à nos jours
Premier ouvrage d’ensemble qui étudie tous les aspects d’une religion à la fois populaire et savante, pratiquée par les élites comme par les plus humbles fidèles, le livre est riche d’une érudition monumentale et d’analyses percutantes. L’auteur y montre que le culte des saints, aujourd’hui condamné par le wahhabisme, a depuis toujours nourri l’islam.
Deuxième Prix Guizot : M. François-Guillaume LORRAIN, pour Il fallait bien les aider. Quand des Justes sauvaient des Juifs en France
Les Justes ne savaient pas qu’ils seraient un jour définis comme tels. Ils ont vécu l’Histoire, chacun à sa façon particulière, et M. François-Guillaume Lorrain est allé à leur rencontre, défiant l’oubli au cas par cas. Jusqu’à finir par se retrouver nez à nez avec sa propre histoire familiale. Ce livre de journaliste vaut par la plume qui le sert : il est signé d’un écrivain.
Prix Thiers : M. Dominique IOGNA-PRAT, pour La Maison commune des modernes. Entre traditions d’Église et utopies sociales (France, xixe-xxe siècles)
Troisième tome d’une grande enquête sur l’Église à l’âge moderne, M. Iogna-Prat s’interroge au premier chef sur les relations de la religion avec la société. De Chateaubriand à Auguste Comte, il conclut ici une œuvre d’ecclésiologie, qui fera date.
Premier prix Eugène Colas : Mme Julie D’ANDURAIN, pour Les Troupes coloniales. Une histoire politique et militaire
À égale distance de l’histoire purement coloniale et de l’histoire strictement militaire, Julie d’Andurain replace dans ses enjeux, avec intelligence et un bon sens critique, l’histoire de troupes qui ont constitué une arme à part entière, de 1857, date de la création des tirailleurs sénégalais, à 1900, date de constitution du corps des troupes coloniales, jusqu’en 1966 où celles-ci sont absorbées dans les troupes de marine. Voici une synthèse bien écrite et destinée à faire référence.
Deuxième Prix Eugène Colas : Mme Hélène BAYLAC, pour Louise Michel
Beaucoup a été écrit sur « la Vierge rouge », mais Mme Baylac, dans une biographie animée d’une conviction communicative, apporte des éléments nouveaux à sa défense. Elle débarrasse Louise Michel de l’image négative qui lui est souvent accolée et, selon notre consœur Danièle Sallenave, rend justice à celle que Victor Hugo avait baptisée Viro major – plus grande qu’un homme.
Premier Prix Eugène Carrière : M. Wassili JOSEPH, pour François Rude (1784-1855). Le souffle romantique
Le sculpteur, célèbre en son temps parce qu’il a gravé dans la pierre les grands hommes qui furent ses contemporains, dont Napoléon, n’avait encore jamais fait l’objet d’une étude monographique détaillée et d’un catalogue raisonné. M. Joseph comble cette lacune avec sérieux et panache.
Deuxième Prix Eugène Carrière : Mme Brigitte LÉAL, pour Mondrian
L’atelier de Piet Mondrian, qui fut légendaire à Paris, se trouvait là où s’élève aujourd’hui la tour Montparnasse. Mme Léal fait revivre le peintre hollandais, l’artiste utopiste, visionnaire, et dont le talent, magnifiquement mis en valeur ici, dépasse largement le rôle de père de l’abstraction auquel il est souvent résumé.
Prix Consuelo :
Il s’agit d’un nouveau prix, créé grâce à la générosité de donateurs qui souhaitent rester anonymes. Il est destiné à un ouvrage consacré à la musique classique. Et porte ce beau nom d’une bohémienne hispano-vénitienne, dont George Sand fit tout un roman.
Décerné pour la première fois, il est attribué à MM. Erwan BARILLOT et Arnaud FRILLEY, pour Destins russes à Paris. Un siècle au conservatoire Rachmaninoff (1924-2024).
À partir des archives du célèbre conservatoire, toujours en activité, ce volume, illustré de photos d’époque et écrit avec brio, constitue un apport précieux à l’histoire de la musique européenne depuis un siècle. On y voit défiler tous ceux qui l’ont fréquenté, outre Rachmaninoff, Prokofiev, Lifar, Poulenc, Milhaud, Stravinski, tant d’autres : la liste donne le vertige.
Prix du maréchal Foch : M. Olivier SCHMITT, pour Préparer la guerre. Stratégie, innovation et puissance militaire à l’époque contemporaine
Cet ouvrage d’un des meilleurs spécialistes universitaires des questions politico-militaires analyse les dynamiques qui commandent l’évolution future des forces armées. Une lecture de référence pour ceux qui s’interrogent sur la montée des périls.
Prix Louis Castex : M. Martin de LA SOUDIÈRE, pour Le Cahier vert. Journal d’un ethnologue en Gévaudan (1973-1978)
Jamais relu ni réécrit, ce journal publié un demi-siècle après les faits est l’œuvre d’un ethnologue qui a passé six ans en Margeride – un mot gaulois pour une région encore très préservée dans le Massif central. Il y a beaucoup réfléchi à la vie paysanne comme au sens de la vie.
Premier Prix Monseigneur Marcel : M. François ROUGET, pour « Comme un potier fait son argille ». Douze études sur l’œuvre de Ronsard
Professeur de littérature française au Canada et auteur d’un Dictionnaire de Pierre Ronsard qui fait autorité, M. Rouget nous montre ici Ronsard au travail. Nous entrons dans l’atelier du poète, en somme celui d’un maître-artisan. Un livre élégant et agréable à lire malgré son érudition illimitée.
Deuxième Prix Monseigneur Marcel : MM. Rémi JIMENES, Régis RECH et Pierre AQUILON, pour Collectionner la Renaissance. Raymond Marcel bibliophile (1902-1972)
La bibliothèque de monseigneur Marcel renfermait des trésors : ce livre, fruit de plusieurs contributeurs, en dresse le catalogue. Manuscrits, incunables, éditions rares : il fallait des chercheurs hautement qualifiés pour rendre hommage au savant prélat, et prendre la mesure de sa passion de bibliophile – passion qui ne figure pas dans la liste des sept péchés capitaux.
Prix Diane Potier-Boès : M. Robert SOLÉ, pour Suez. Histoire d’un canal à la croisée des mondes
Depuis plus de trente ans, Robert Solé se penche avec ferveur sur le passé tumultueux de l’Égypte, et notamment sur ses rapports complexes avec la France, comme le rappelle notre Secrétaire perpétuel M. Amin Maalouf. Suez, Histoire d’un canal à la croisée des mondes est une pièce maîtresse de l’œuvre considérable qu’il a bâtie.
Prix François Millepierres : M. Richard GOULET, pour Études sur les philosophes antiques, leurs écoles, leurs bibliothèques, leurs combats
Œuvrant sur le sujet depuis quarante ans, M. Goulet met son impeccable érudition au service d’une compréhension globale des philosophes de l’Antiquité. Il éclaire en profondeur les relations difficiles entre le monde chrétien naissant et le monde païen finissant.
Prix Augustin Thierry : M. Jean-Pierre DEVROEY, pour De la grêle et du tonnerre. Histoire médiévale des imaginaires paysans
Avec son immense savoir et sa perspicacité qui l’est tout autant, M. Devroey donne à comprendre l’histoire de ces imaginaires paysans, tissés de superstition et de sagesse, qui ont modelé la culture des campagnes bien au-delà du Moyen Âge.
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PRIX DE SOUTIEN À LA CRÉATION LITTÉRAIRE
Prix Henri de Régnier : Mme Zineb MEKOUAR, après Souviens-toi des abeilles
Dans un village du Sud marocain se trouve le plus vieux rucher du monde. Un petit garçon, trop tôt confronté à un drame, reçoit de son grand-père un savoir ancestral. Ce roman sur la transmission, sur la féerie de la nature et sur l’amour meurtri nous a touchés et son écriture simple, subtile, impressionnés.
Prix Amic : Mme Monia ALJALIS, après L’Extase
Répondre au racisme et autres petites horreurs de la vie quotidienne en se jetant dans le plaisir : c’est le propos de Leyla, héroïne révoltée et pourtant si tendre d’un premier roman qui a séduit l’Académie, par un langage cru et poétique à la fois.
Prix Mottart : M. Ruben BARROUK, après Tout le bruit du Guéliz
Mêlant avec naturel le pittoresque au quotidien, l’amusant à l’attendrissant et l’héroïsme familial de chacun au ridicule de tous, ce roman souligne un talent d’écrire original et captivant. Le personnage de la grand-mère sourde, qui accepte sans se plaindre la solitude et aime son petit-fils au-delà de tout, est l’image si belle que nous retenons.
Et sur laquelle ce palmarès s’achève.
Les quarante-trois lauréats des prix de fondations sont désormais invités à se lever : nous allons pouvoir les applaudir tous ensemble.