Les limites : le droit international en suspens

Le 21 octobre 2025

Maurizio SERRA

Les limites : le droit international en suspens

par

M. Maurizio Serra
délégué de l’Académie française

Séance de rentrée des cinq Académies

le mardi 21 octobre 2025

 

Madame la Présidente de l’Institut de France,
Monsieur le Chancelier,
Chères Consœurs, chers Confrères,
Mesdames et Messieurs,
 

En l’an 378 de notre ère, l’empereur romain Flavius Julius Valens s’apprête à affronter les Goths à Andrinople, aujourd’hui Edirne, à l’extrémité occidentale de la Turquie actuelle. Un vieil homme hagard, en guenilles, surgit alors sur le chemin de l’empereur, lequel, frappé par cette misérable apparition, voulut l’interroger. Le vieillard se taisait obstinément et seul son regard semblait trahir qu’il était encore en vie. Enfin, l’empereur se lassa mais ceux qui étaient auprès de lui dirent qu’il s’agissait d’un funeste présage : bientôt l’État dans toute sa force et sa splendeur serait tombé en ruine comme cet homme agonisant. Le lendemain, le 9 août, la bataille fut livrée et, en quelques heures à peine d’une lutte acharnée, les unités romaines furent écrasées et l’empereur exécuté peu après, dans des circonstances encore inconnues.

Cette page puissante, que nous devons à l’historien Zosime de Panopolis, ne cesse de nous hanter. L’image du vieillard muet revient dans la petite fille au visage ravagé d’Hiroshima ou l’autre petite fille, qui s’enfuit, nue et désespérée, au cours d’un des bombardements au napalm dans la guerre du Vietnam. Nous la retrouvons dans mille autres cas, avant ou après. C’est l’éternel visage, aurait dit Albert Camus, de celles et ceux qui subissent l’histoire, au lieu de la faire.

C’est également la représentation de l’instrument le plus bafoué des temps actuels, et qui devrait pourtant constituer le pilier d’un ordre mondial civilisé : le droit international, et non seulement celui qu’il est désormais courant de qualifier d’« humanitaire ». Il n’est pas surprenant qu’un politologue américain ait affirmé dernièrement, je ne sais si avec complaisance ou résignation, que « le droit international est une fiction quand l’intérêt fondamental des États est en jeu ». Formule qui a, au moins, l’avantage de la clarté.

Si le droit public est né pour distinguer les compétences de l’État des libertés de l’individu – sur la base de la tripartition, chère aux Grecs, entre oikos, l’enceinte familiale, agora, le lieu du débat entre citoyens, et temenos, l’espace consacré à la divinité –, le droit international a progressé au cours des siècles à partir d’un concept simple et fondamental, et j’arrive ainsi au cœur de notre sujet : tracer les limites à l’usage de la force par les États et définir ce qui est consenti, ou ne l’est pas, dans les relations entre États. C’est le résultat qu’un grand juriste français encore présent dans cette salle, Prosper Weil, qualifiait de « miracle », nous invitant à « ne pas désespérer du droit international ».

Deux limites essentielles semblent aujourd’hui outragées. D’abord, le sort fait aux civils qu’un arsenal technologique de haute précision pourrait – et devrait – épargner des frappes les plus meurtrières. Or, il n’en est rien, dans la conviction que cela suscitera chez les victimes la panique, le désarroi, voire la révolte contre leurs dirigeants. Le droit à la vie et le respect de la personne humaine, en premier lieu des non-combattants, déjà établis par les conventions sur le jus in bello de La Haye de 1899 et de 1907, ont été repris dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies, et spécifiquement dans les quatre conventions de Genève de 1949, ratifiées par les 196 États présents, qui ont donc valeur universelle. Le recours aux représailles y est interdit et les « contremesures » admises, strictement soumises aux principes de proportionnalité et de nécessité, ne peuvent avoir en aucun cas pour destinataires les catégories vulnérables et protégées. Les protocoles additionnels de 1977 proscrivent de façon absolue la famine comme méthode de pression ou d’intimidation contre la population civile, sous forme de siège, blocus ou embargo. Quant au fait qu’un hôpital, une école ou un lieu de culte puissent abriter des activités militaires clandestines, il s’agit d’un abus moralement hideux et juridiquement condamnable, qui a d’ailleurs une longue et sanglante chronique dans les conflits coloniaux. Néanmoins, la jurisprudence démontre que si la première destination du site est de caractère humanitaire reconnu et visible, elle doit être respectée comme telle.

Certes, le droit naturel de légitime défense, individuelle et collective, est prévu à l’article 51 de la Charte des Nations unies, qui indique toutefois la procédure légale à respecter. Cela vaut également lorsqu’il s’agit de crimes internationaux imputables à des acteurs non étatiques, en bref des actes de terrorisme, qui doivent être poursuivis en neutralisant leurs auteurs sans provoquer d’autres victimes innocentes. Ces termes ont été repris notamment dans les deux résolutions, 1368 et 1373, du Conseil de sécurité de septembre 2001, après l’attaque contre les tours jumelles du World Trade Center de New York.

Il serait plus aisé de cerner cette nouvelle forme de guerre asymétrique – notion qui divise encore les juristes – si nous disposions d’une définition établie et acceptée de terrorisme. Or, elle n’existe pas et ne pourra pas exister tant que les terroristes pour les uns seront assimilés aux partisans, maquisards ou combattants pour la liberté chez d’autres. Le système onusien a produit un nombre considérable de conventions spécifiques, portant sur les méthodes, le financement, la répression et ainsi de suite des activités terroristes ; mais il a escamoté une définition sur laquelle il s’avère impossible de parvenir à un accord au sein de l’Assemblée générale et même, vraisemblablement, du Conseil de sécurité. Plusieurs États et des associations d’États, comme l’Union européenne, ont publié des listes d’organisations et d’individus terroristes, mises à jour périodiquement, mais elles ne font pas l’unanimité de la communauté internationale.

L’autre limite incontournable est l’interdiction du recours à la menace et à l’usage de la force (art. 2/4), c’est-à-dire la guerre d’agression, quel que soit son camouflage, par exemple « opération militaire ou de police hors des frontières ». Malheureusement, on peut se demander si les articles 39-40-41 de la Charte, en évitant de donner une définition juridique des menaces contre la paix et de l’agression internationale, n’ont pas fini par aggraver la confusion avec le droit de légitime défense. contrairement à l’article 10 du Pacte de la Société des Nations, qui avait permis, en 1935, la condamnation de l’agression de l’Italie fasciste contre l’Éthiopie. D’où la prolifération, après 1945 et encore de nos jours, du phénomène de la guerre préventive et non déclarée, assortie, selon les cas, de frappes militaires, de conquêtes territoriales et d’expulsion, intentionnelle ou provoquée, de populations natives.

Un mot enfin sur cette notion de génocide qui enflamme les esprits. La définition en est formulée à l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, approuvée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations unies en 1948, entrée en vigueur en 1951 et ratifiée à ce jour par 153 États. Il a fallu néanmoins plus de cinquante ans pour arriver, avec le statut de Rome de 1998, entré en vigueur en 2002, à l’établissement d’un organisme permanent, la Cour pénale internationale (CPI), compétente en matière de génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre et crime d’agression, pour procéder exclusivement contre les individus accusés, alors que les conflits entre États demeurent de compétence de la Cour internationale de justice (CIJ), organe des Nations unies ex-article 92 de la Charte. Mis à part cette limitation ratione personae, la Cour pénale ne peut en principe exercer sa compétence que si l’accusé est ressortissant d’un État membre, ou si le crime imputé a été commis sur le territoire d’un État membre. Or, à ce jour, 125 États ont ratifié le statut de Rome mais il manque à l’appel des acteurs importants de la communauté internationale.

En conclusion, l’admonestation d’un grand humaniste européen, Salvador de Madariaga, qui fut dans les années 1920 directeur du désarmement de la SDN, semble encore, hélas, actuelle : « Ce n’est pas la Société des Nations qui a fait faillite mais les nations de la société. » L’espoir est qu’elle puisse malgré tout avoir tort, aujourd’hui et demain.