Préface de l'ouvrage « N’ayons pas peur de parler français ! »

Le 12 septembre 2024

Dominique BONA

PRÉFACE

 

À l’évidence, l’Académie française ne peut se montrer indifférente à ce qui menace notre langue. C’est son rôle et sa mission de s’en soucier.

Ainsi, le risque que revêt le « franglais », néologisme popularisé par le professeur Étiemble[1] en 1964, et largement relayé aujourd’hui sous le terme « globish » dans le langage de la communication, ne pouvait être éludé.

La question préoccupe des écrivains, mais aussi l’opinion. Cet ensemble d’inquiétudes a légitimé la création d’une Commission et abouti au rapport publié aujourd’hui. Il répond à un état d’urgence et interpelle au premier chef les responsables des institutions.

Certes, le « langage maternel françois », selon la belle expression de l’ordonnance de Villers-Cotterêts[2], n’a jamais cessé d’évoluer. Animé d’un mouvement perpétuel depuis plus de dix siècles, perméable à d’autres langues comme à d’autres cultures, il compte dans son vocabulaire d’innombrables apports d’origine anglo-saxonne, germanique, italienne, arabe ou hispanique, notamment. Encore faudrait-il ajouter ceux des provinces d’outre-mer, d’Afrique et du Canada, ainsi que les vocables enfantés par le génie populaire, liés à son inépuisable inventivité et à sa richesse.

Le français est le fruit d’une longue histoire sans fin. Devenu langue d’adoption et d’accueil, il est aujourd’hui celle d’environ trois cents millions de locuteurs dans le monde. Il n’a jamais été figé.

Constitué de strates successives, il s’est construit lentement, progressivement au cours des siècles, par ajouts, par greffes. L’anglais, par vagues d’inégale importance, a influencé notre patrimoine linguistique et y a laissé des traces notoires. Mais aujourd’hui, principalement à cause du développement de l’internet, le français est confronté à la vitesse et à la violence d’un phénomène, que la loi Toubon[3] a courageusement commencé de contrecarrer il y a exactement trente ans. Il s’étend de manière vertigineuse : l’utilisation non seulement abusive, mais invasive des termes anglo-américains. Ce phénomène, brutal dans sa progression, n’est pas anecdotique, ni marginal, encore moins réductible à une mode passagère. Il atteint le français dans sa structure même.

Dans la publicité, le commerce et l’entreprise, domaines que le Conseil constitutionnel a curieusement exemptés de la loi Toubon, ces termes tendent même à devenir prépondérants. L’anglais est une langue synthétique, aux raccourcis efficaces qui peuvent justifier son usage puisqu’il est aujourd’hui la première langue parlée sur la planète : celle des échanges et de la communication. Ces mots anglo-américains, agglomérés dans un jargon à la limite du compréhensible (le « globish »), remplacent ou déforment l’idiome adéquat.

Il y a plus grave encore. Loin de se cantonner aux cercles des affaires, aux échanges commerciaux, ils entrent désormais – c’est là une nouveauté – dans le langage des responsables des institutions.

L’Académie s’interroge sur la nécessité de cette dérive et en déplore les conséquences. Ministères, organes du gouvernement, conseils régionaux ou départementaux, universités, grandes administrations : c’est le parler officiel que le rapport de l’Académie met en cause.

Au lieu de promouvoir la langue française, comme on pourrait s’y attendre, la plupart des institutions la négligent au nom du modernisme ou d’un snobisme dont parfois elles n’ont même pas conscience. Elles actent des expressions de type My Loire Valley, Lorraine Airport[4], Sarthe me up ou Of course le Mans !, aussi peu justifiées que la Pickup Station sur les guichets de la Poste.

Il faut saluer l’initiative d’Air France qui préfère désormais à France is in the air, qui a sévi durant sept ans, « Faire du ciel le plus bel endroit de la Terre » ; ou, dans le contexte des Jeux olympiques : « Fiers d’accueillir le monde entier », prouvant par là qu’une campagne publicitaire est parfaitement possible en français, sans nuire au dynamisme du message.

Il faut saluer aussi la SNCF, qui revient elle aussi à des slogans en français, tels « Le Train, un choix intelligent », « Vive le train » ou « Merci le train ».

Nombre de néologismes, proposés par la Commission d’enrichissement de la langue française[5] (CELF), tels « infox » pour remplacer fake news et « audio » pour podcast, peuvent aider à pallier les manques dans des domaines de pointe.

L’Académie dresse un constat à charge.

Elle livre ici, parvenue à une étape de son travail, une profusion d’exemples.

Ceux-là, d’une cruelle diversité, en disent plus long que bien des commentaires. Ils permettent une prise de conscience. Ils alertent sur l’ampleur et la gravité du phénomène.

Pourquoi doit-on s’inquiéter, après lecture de ce répertoire ?

Oui, s’inquiéter mais aussi s’indigner ! L’abus des anglicismes affecte le sens et la clarté du langage. Il porte atteinte non seulement au vocabulaire mais à la syntaxe.

À moins d’avoir reçu une bonne initiation à l’anglais, il rend ardue la compréhension des concepts les plus banals (comme le « crowdsourcing affluence voyageurs », sur le site de la RATP). Il complique en cela l’apprentissage de notre langue, alors que plus de deux millions et demi de Français sont en situation d’illettrisme, et que de trop nombreux jeunes connaissent des difficultés de lecture.

Pire, il crée des inégalités. Des inégalités au sein de la société, selon les niveaux d’études, de formation, d’éducation. Des inégalités sociales, qui aggravent une scission entre les générations – les plus âgés, pour la plupart, sont démunis face à ce déferlement. L’abus des anglicismes s’adresse essentiellement et injustement à une élite.

Or, le français a vocation à être compris par tous ceux et toutes celles qui le parlent et l’écrivent. Il doit être facteur d’intégration et non d’exclusion.

Il ne s’agit pas de punir. Mais de coordonner, de canaliser ces abus. C’est dans un souci d’équité, en dehors de tout esprit polémique, que l’Académie a souhaité alerter l’opinion publique. Que chacun, chacune réfléchisse à la place de la langue dans sa vie, son histoire, son métier, à la place qu’elle occupe aujourd’hui et occupera dans l’avenir, à travers les cinquante-quatre pays membres de la francophonie.

Mais il est certain que c’est aux plus hautes autorités de l’État de prendre conscience du phénomène et de donner l’exemple.

Les institutions et l’État lui-même devraient avoir à cœur de défendre et de promouvoir la langue française.


La Commission, présidée par Gabriel de Broglie,
était composée de cinq académiciens :

Amin Maalouf,
Florence Delay,
Danièle Sallenave,
Michael Edwards,
Dominique Bona.

 

N’ayons pas peur de parler français ! (Éditions Plon, 2024).
 

[1] René Etiemble, Parlez-vous franglais ?, Gallimard, 1964.

[2] L’ordonnance de Villers-Cotterêts, édictée par le roi François Ier en août 1539, officialise le français comme langue administrative.

[3] Loi du 4 août 1994.

[4] Une décision de justice du 14 décembre 2023 a exigé un retour à une appellation en français. « Lorraine Aéroport » a été retenu, à ce jour.

[5] Créée en 1996 et placée sous l’autorité du Premier ministre, la CELF est une assemblée interministérielle, dédiée à l’enrichissement de la langue. Elle est présidée par un membre de l’Académie française, depuis 2016, Frédéric Vitoux.