Réponse au discours de réception de Joseph Autran

Le 8 avril 1869

Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY

Monsieur,

Au moment où je m’apprête à relever dans vos ouvrages les mérites distingués qui ont appelé sur vous depuis longtemps l’attention, puis les suffrages de l’Académie française, et où je ne voudrais que vous adresser des félicitations, une pensée m’arrête. Vous deviez être reçu au milieu de nous par le Directeur en exercice à l’époque où la mort de M. Ponsard a fait le vide que vous venez remplir. Poëte, et poëte dramatique, vous aviez droit aux éloges publics d’un écrivain que le théâtre et la poésie ont également illustré ; et après avoir été si finement apprécié dans le discours que nous venons d’entendre, l’auteur d’Agnès de Méranie devait être une dernière fois jugé par le tragique éminent qui a rendu Marie Stuart à la France. Au lieu du poëte, que son âge a rendu trop défiant de ses forces, vous trouvez un critique ; mais ici, Monsieur, ce n’est pas l’opinion d’un seul qui vous juge ; c’est le sentiment de tous qui vous accueille.

Je vous l’ai dit, Monsieur, vous avez été précédé de loin, parmi nous, par la sympathique estime qu’inspire à vos lecteurs le sérieux et attrayant mérite de vos ouvrages. Les uns remontent à quelques années seulement ; les autres sont très-anciens. Je doute pourtant qu’il y ait ici, en ce moment, un autre témoin que moi de votre premier succès. C’était en 1841. Vous étiez jeune. Un régiment revenait d’Afrique, ramené par son colonel, plus jeune que vous. Ils défilèrent sur le port, musique en tête, les fronts bronzés par le soleil africain, les corps amaigris par les souffrances d’une longue campagne, la contenance ferme, l’allure rapide, entourant leur drapeau déchiré et vainqueur, au milieu des cris de la foule. L’hospitalité marseillaise les retint cinq jours dans la joie et dans les fêtes. Un soir, au théâtre rempli jusqu’aux combles, et entre deux actes, une pièce de vers fut lue sur la scène, à l’honneur des hôtes héroïques de la grande ville, et le public applaudit avec une faveur marquée un de ces vers où le poëte avait ingénieusement rapproché :

Le jeune colonel et le vieux régiment !

Vous vous en souvenez peut-être, Monsieur ; ce poëte, c’était vous.

J’avais toutes sortes de raisons, quant à moi, de garder souvenir de cette scène patriotique. Le mérite de votre poésie n’était ni la seule ni la principale. Vos vers avaient été le travail d’une nuit. Vous aviez alors, vous avez quelque temps gardé cette faculté d’improvisation qui, à Naples comme à Marseille, caractérise les héritiers du génie grec. Vous êtes des Phocéens, dit-on. Le Parnasse était dans la Phocide. Vous auriez voulu y mettre aussi le Lubéron, votre montagne favorite, aux flancs pittoresques, couverts, de forêts et ruisselant de poésie facile. Comment résister, en effet, à cet entraînement d’un heureux naturel, quand on était né, comme vous, sur ces fortunés rivages, sous ce beau ciel bleu, tout près de cette mer qui jetait son écume, c’est vous qui le dites, jusque sur votre berceau, dans ce pays de la parole vive, instantanée, prompte à l’affirmation et à la réplique, où il semble que les rayons du soleil fassent éclore les fleurs du langage plus nombreuses que celles des jardins, et où la brise qui vient du large vous apporte des vers tout faits ? Comment résister ? Vous aviez tout ce qui favorise le généreux essor de l’esprit, étant un des rares exemples d’un poëte devenu tel sans avoir été contrarié par son père et raillé par sa famille. Votre père, homme de grand sens, chrétien sérieux, moitié commerçant, moitié marin, avait voyagé comme Ulysse ; son expérience vous avait profité. Votre mère était Grecque, vous l’étiez ainsi doublement vous-même. Vos amis, et dans le nombre un capitaine au long cours qui vous récitait « des centaines de vers de l’Énéide » entre deux voyages, complétaient cette influence de la vie intime où votre poétique vocation s’affermissait.

Poëte, vous l’étiez déjà dans ces premières ébauches où s’essayait votre facile esprit et dont votre goût sévère a fait trop inexorablement justice. Écrire envers n’est pas toujours une preuve qu’on est poëte. Ne jamais écrire en prose, même quand on écrit beaucoup, est tout au moins une présomption de métromanie qui peut mener loin, en bien ou en mal, pour peu qu’on s’y obstine. Vous avez eu la bonne chance, Monsieur ; votre opiniâtreté était de la constance. Votre facilité annonçait une vocation. Ne parlons donc pas de cette Semaine sainte à Rome que vous avez soigneusement dérobée à nos recherches, ni de quelques préfaces inévitables. Nous aurions pu croire que vous étiez tout à fait brouillé avec la prose, si la réconciliation ne s’était faite aujourd’hui même, et avec éclat, sous nos yeux.

Quant à la poésie, elle vous possédait depuis votre plus tendre jeunesse. Le sujet de votre premier ouvrage, vous n’aviez pas eu à le chercher ; il était venu à vous. Séduction irrésistible ! une voisine, une arasante ; humeur charmante et fantasque ; douces caresses suivies de brusques et soudains retours.... Vous étiez jeune, vous lui passiez tout. Revenant à elle, après une absence de quelques semaines : « Le cœur me bat, écriviez-vous, comme à un amant qui revoit sa bien-aimée. » La bien-aimée, c’était la mer, la belle et poétique Méditerranée, celle dont vous disiez, en comparant le bruit de ses vagues au murmure des vastes forêts :

Leur voix n’a que des sons, la tienne a des accents !

Celle dont vous demandiez, pendant ce rapide voyage :

… Que fait-elle à cette heure ?...
… Ah ! sa vague en pleurant appelle mon retour ;
Car pour qui maintenant se ferait-elle entendre ?
Quelqu’un sur son rivage est-il pour la comprendre ?
Qui pourrait, après moi, l’aimer de tant d’amour ?

Voilà les vers que vous faisiez, Monsieur, quand vous n’en faisiez encore que de médiocres. Je les cite pour le sentiment qui les inspirait, pour l’originale et innocente émotion qui en relevait la candeur.

L’antique mythologie faisait sortir Vénus, palpitant emblème de la beauté, du sein des flots soulevés par une brise féconde. De la beauté à la poésie il n’y a pas loin ; mais, pour que la poésie soit vraiment belle, l’éclosion soudaine et jaillissante ne suffit pas. Le travail y peut beaucoup plus. « Le génie est fait de patience, » a dit un grand homme, qui s’y connaissait. Vos poétiques marines, dont la première édition remontait à 1835, quand vous aviez vingt-trois ans, furent refaites et réimprimées deux fois, avec des additions et des retouches qui attestent à quel point vous étiez devenu, en restant poëte, un sévère juge de la forme et de vous-même.

Vous aviez, du reste, parfaitement compris qu’à ne vouloir peindre que la mer, vous entrepreniez une œuvre impossible. La mer vous semblait, s’il est permis de le dire, bornée par son immensité même. Elle inspirait et elle défiait votre pinceau. Saint Augustin parle d’un enfant qui essayait de mettre l’Océan à sec en le puisant goutte à goutte dans une coquille ramassée parmi les sables. Une pareille tâche ne vous attirait pas. Vous le saviez bien : le vrai poëme de la mer, c’est le cœur de l’homme quand il en reflète, dans une intime sensation, la mystérieuse et imposante mobilité. Tous les grands hommes ont aimé la mer, mais du rivage, moins pour la peindre, si ce n’est d’un trait rapide, que pour s’en inspirer profondément. Homère lui demandait la poésie, Démosthène l’éloquence, Platon l’essor philosophique du haut de Sanium, Byron l’héroïque dévouement, Bonaparte les lointaines aventures, préludes de sa grande destinée, Lamartine la leçon que l’infini donne au néant :

Ainsi tout change, ainsi tout passe,
Ainsi nous-mêmes nous passons,
Hélas ! sans laisser plus de trace
Que cette barque où nous glissons
Sur cette mer où tout s’efface…

J’ai nommé Lamartine, que vous venez de louer si dignement ; je le nommerai plus d’une fois encore dans la suite de ce discours. Son nom, plus que jamais gravé dans notre mémoire par un triste et récent souvenir, ne brillait plus, depuis quelques années parmi nous que par son absence. Il est devenu plus éclatant que jamais par sa mort. Partant pour l’Orient, Lamartine vous vit à Marseille en 1832 ; il vous remarqua. Votre nom figure dans la poétique introduction de son grand voyage. Les dix années qui s’écoulent ensuite jusqu’à votre pathétique poëme de Milianah (1842), passons-les. Vous le voulez. Je ne fais pas la minutieuse analyse de vos ouvrages, j’en recherche l’inspiration et l’esprit ; j’en voudrais tirer quelques lueurs qui serviraient à nous faire mieux connaître votre personne. Je sais, par vos meilleurs amis, que, lorsqu’on vous connaît, il n’est pas difficile de vous aimer ; je voudrais communiquer cette impression à tout le monde. Vous n’avez jamais aspiré à l’originalité bruyante, quoique de récentes satires des mœurs du jour, publiées par vous dans un recueil périodique, aient montré la malice de votre plume égale à sa fermeté. Indépendant par le cœur, modeste envers tous, sévère à vous seul, vos aimables qualités vous ont préservé partout des haines littéraires, même chez les jaloux, et des inimitiés politiques, même chez les violents. Votre vie s’écoulait ainsi, paisible et retirée, tandis que votre nom faisait tout seul, dès les premiers temps, le tour de la Provence. On parlait à peine de vous à Paris, avant 1848, que déjà vos écrits étaient partout célèbres, à Marseille, à Aix, à Grenoble, à Lyon, et plus loin encore, dans toute la région du milieu de la France. Un des deux éminents confrères que je vois assis près de vous, poëte comme vous et parmi les meilleurs, l’auteur de Psyché et de Pernette, m’a souvent dit que vos œuvres étaient fort répandues, au sud de la Loire, entre la Méditerranée et les Alpes, et qu’elles y étaient plus recherchées qu’on ne le croyait à Paris. « On vous savait gré, ajoutait cet excellent juge, de ce que vous pouviez être lu en famille. » La province est si arriérée ! Vous auriez pu, tout comme un de vos jeunes compatriotes que cette tentative a récemment illustré, emprunter vos inspirations à la vieille langue provençale. Vous avez mieux aimé parler le français de tout le monde. Montaigne, Fénelon, Massillon, Montesquieu, tous enfants du Midi, avaient fait comme vous et s’en étaient bien trouvés. Français par le langage, vous étiez un disciple d’Athènes et de Rome par la passion de l’antique, discrètement approprié au goût moderne.

C’est Athènes qui vous a inspiré, si ce n’est la principale de vos œuvres poétiques, celle du moins qui a répandu le plus de populaire rayonnement autour de votre nom. La Fille d’Eschyle fut votre premier succès à Paris. C’était une œuvre très-bien conçue, que vous appeliez modestement une « Étude antique », et qui était en réalité une tragédie très-achevée et faite pour durer. Vous aviez atteint du premier coup à la plus grande difficulté de l’art dramatique, la délicatesse dans la force. Votre Méganire est touchante. Votre Eschyle, parmi ces angoisses vraiment tragiques de son génie méconnu, est un type de vigueur morale. Quand vint le jour de représenter votre pièce au théâtre de l’Odéon, qui l’avait reçue quelques mois auparavant, la tragédie était dans la rue ; c’était le 9 mars 1848. Un trône venait de tomber, entraînant dans sa chute le plus sage des rois. Le peuple était en armes. Un immense désordre régnait dans les esprits. Le malheur d’un vieux poëte, jaloux d’un jeune rival, la piété de sa fille, plus forte que son amour, l’indignité d’un prêtre de Jupiter, associé à la poursuite amoureuse de son fils, audacieux séducteur et lâche soldat, certes, c’était une main habile qui avait rapproché ces incidents, puissamment lié tous ces nœuds et fait sortir de cet ensemble une action si vive et si émouvante. Malgré tout, quand la toile se leva sur cette paisible maison d’Eschyle, qu’entourait un bois sacré, qui n’eût tremblé pour votre œuvre ? Les spectateurs n’avaient pu arriver qu’en passant par-dessus les barricades. Le bruit de la place couvrait par instants la voix des acteurs. Votre succès, tout le monde s’en souvient, n’en fut pas moins très-grand. Je crois, Monsieur, que vous étiez comme beaucoup d’entre nous : vous n’aviez pas prévu la Révolution de Février. Mais quand on vit, dans votre drame, Sophocle, un poëte, s’adresser au peuple d’Athènes mutiné, le rallier au bon sens et à la justice, le faire passer, par la puissance de sa parole, de la colère à la pitié et à l’enthousiasme, ces coïncidences, nullement cherchées, vivement senties, ne furent pas étrangères au succès de votre talent, qui obtint ce jour-là un de ses plus beaux triomphes. La foule voulut vous voir, elle vous rappela sur la scène, et peu s’en fallut que vous n’eussiez le sort du héros même de votre tragédie que vous nous représentez subissant, après sa victoire, l’accolade des marchands de l’Agora et des matelots du Pirée.

Mais, hélas ! Monsieur, le désordre général des affaires avait été fatal à l’administration du théâtre qui vous avait adopté. L’orage emporta l’Odéon. Vous gardiez votre pièce. Pendant cette tempête, déchaînée par les passions politiques, vous étiez comme ce poète portugais que la légende nous représente, au moment d’un naufrage, tenant d’une main son chef-d’œuvre, et nageant de l’autre. Votre œuvre, ainsi préservée, attira bientôt après les regards d’une grande actrice qui voulait la faire monter avec elle sur la scène, toujours glorieuse, du Théâtre-Français. Rachel mourut. La Fille d’Eschyle semblait abandonnée ; l’Académie française la recueillit et la couronna.

Le prix décennal qu’avait obtenu, en 1850 un jeune poëte, déjà célèbre, l’auteur de la Ciguë et de Gabrielle, honneur que vous partagiez avec lui, semblait vous associer à la vogue croissante de son talent, et vous appeler dans la carrière qui l’a illustré. Mais, excepté une belle imitation d’Euripide, qui est presque votre dernier ouvrage, le Cyclope, je ne vois pas que vous vous soyez essayé de nouveau, dans un genre où votre premier effort avait révélé un maître. Faut-il croire que ce grand éclat d’un succès dramatique avait dérouté votre tranquille esprit ? ou que la vie de Paris, dans le tumulte de ses ambitions et de ses joies, vous attirait moins que cette douce existence qui vous était désormais assurée, dans une retraite doublement aimée, près de Marseille ? En vous se retrouvait ce type du poëte, solitaire et indépendant, qu’a voulu peindre, d’un pinceau si charmant, le plus implacable des satiriques de la décadence romaine ; — le poëte qu’une bonne conscience, une modestie sereine, l’amour de la campagne prédestinent à ces faveurs de la Muse, toujours jeune, qui ouvre à ses vrais amis les sources du beau éternel :

… Cupidus silvarum aplusque bibendis
Fontibus Aonidum…

Vous l’avez bien montré, dans la suite de vos écrits, entre 1848 et l’heure actuelle, période de votre vie littéraire très-remplie d’œuvres excellentes, soit celles que vous soumettiez à une refonte radicale, soit celles qu’un souffle nouveau vous inspirait. Parmi ces dernières, comment oublier un livre qui fut loué, dans cette enceinte, par l’illustre rapporteur de nos concours annuels et qui vous valut une nouvelle couronne académique ? C’était la Fie rurale, qui,rapprochée d’une publication précédente, Laboureurs et Soldats, et de deux autres recueils qui suivirent dans l’intervalle de quelques années, les Épîtres rustiques et le Poëme des beaux jours, forment, suivant moi, comme les chants divers et successifs d’une épopée agricole. Laboureurs et Soldats, ces deux mots en effet ne résumeraient pas avec une exactitude suffisante l’inspiration de ces différents ouvrages. Les soldats, vous les aviez, par l’imagination, vus combattre, souffrir, mourir dans les redoutes de Milianah, où le général Changarnier, trompant l’ennemi par une héroïque surprise, vint sauver et recueillir leurs débris. Mais le combat vous attriste, la destruction vous désole, la guerre vous décourage. Les camps vous attirent moins que les champs. Aux moissons sanglantes que fauchent les escadrons vainqueurs, emportés dans la plaine, vous préférez, pour les peindre, celles que jaunit, dans l’heureuse vallée, le soleil bienfaisant sous un ciel d’azur. À la dureté de l’homme, meurtrier civilisé et enrégimenté, vous opposez là clémente douceur de la nature, qui a des caresses pour toutes les conditions, des sourires pour tous les âges :

Qu’un vieillard au jardin, pensif, marche ou s’arrête,
La fleur le voit venir sans détourner la tête :
Le rayon du soleil, qu’il cherche pas à pas,
En se posant sur lui ne se refroidit pas ;
Et l’oiseau, quand parait cette tête chenue,
S’il chantait sa chanson d’amour, la continue ( )...

Non que vous apparteniez, Monsieur, à l’école descriptive proprement dite, cette école tant raillée du premier empire, que d’ingénieux novateurs ont exagérée de nos jours, en s’en moquant. S’il y a une boîte à couleurs dans votre atelier de poëte, il y a une âme dans votre poésie. Rien de plus moral que ce penchant qui vous porte à appliquer le plus noble des arts, la poésie, au perfectionnement des classes agricoles, à les rattacher au sol qui les a vues naître, à les faire aimer, en les rendant de jour en jour plus dignes d’estime. Homine nihil miserius aut superbius, disait Pline. Rien de plus misérable ou de plus orgueilleux que l’homme. Aimez-le pour sa misère, honorez-le pour sa fierté. S’aimer les uns les autres, si cela ne veut pas dire qu’il faut aimer les faibles, les pauvres, les inférieurs, — paysans, soldats, artisans, ouvriers, — saint Paul n’aurait rien dit. Il est trop facile aux riches et aux heureux du monde de s’aimer entre eux, quoiqu’ils n’en abusent pas. Ce sont les humbles qu’il faut relever. « Ah ! ne méprisez pas le genre humain, écrivait le Père Lacordaire ; le mépris est stérile ! » Et un de ses plus illustres amis, rendant compte un jour à cette place où je suis de quelques actes de vertu populaire que sa noble main couronnait : « Chez les nations chrétiennes, disait-il, les petites vertus préservent des grandes décadences ( ) ! »

Vous aviez pris à tâche, Monsieur, d’exprimer dans le meilleur langage et de propager ces idées vraiment évangéliques. Ne faut-il donc parler aux classes laborieuses que dans des livres faits pour elles, en humiliant la langue par la vulgarité familière ou brutale ? Le peuple des travailleurs ne peut pas payer les beaux livres, mais il les aime. Allez le voir un jour de représentation gratuite, quand on joue pour lui Britannicus ou Tartufe ! Allez à ces matinées dramatiques dont le but excellent est de faire connaître, sur une scène de mélodrame, notre immortel théâtre du dix-septième siècle à nos artisans et à nos ouvriers. Allez à ces grandes conférences du dimanche, où trois mille auditeurs, dont les trois quarts appartiennent aux classes ouvrières, accourent à la voix de quelques-uns de nos éloquents confrères de l’Institut ! Les idées ne montent pas, elles descendent. Elles viennent d’en haut. Si restreint que soit d’abord le public qui les accueille, elles se répandent. Tout écrivain digne de ce nom a charge d’âmes. La poésie, qui, au dire des anciens, avait civilisé le monde, n’est pas dispensée, pour sa part, de l’instruire aujourd’hui. Personne ne l’a mieux compris que vous, Monsieur ; et, si je n’étais trop averti par l’heure qui s’avance du peu de temps qui me reste, j’aimerais à marquer, par l’idée morale qui l’a particulièrement inspiré, chacun des ouvrages compris dans cette seconde période de votre vie littéraire que nous étudions. Laboureurs et Soldats, c’est la vie réelle, celle de la ferme, celle du bivouac, relevée par le sentiment du devoir, l’instinct de l’honneur, l’amère jouissance du sacrifice. La Vie rurale, c’est le développement, toujours opportun, d’un beau vers de Virgile qui est encore vrai, en dépit de tant de moqueries, après dix-huit siècles :

Heureux l’homme des champs, s’il connaît son bonheur ( ) !

Ce bonheur, il ne le connaît que lorsque, attiré dans nos villes, la cherté, l’inexorable cherté, lui enlève le surcroît de salaire que l’avide entrepreneur lui paye aux dépens de tous. C’est alors qu’il apprend à sentir la misère sous sa forme la plus hideuse, la misère en face du luxe, au milieu des folles joies d’une grande ville. Dans les Épîtres rustiques, c’est le même sujet qui vous inspire, avec une sorte d’amer regret d’avoir été mal compris. Nous sommes en 1861 ; la désertion des campagnes continue. Sur la ferme abandonnée vous hissez le pavillon de détresse. Bientôt une noble indignation vous saisit ; votre idylle impuissante se fait satire. Ah ! n’exagérons pas. Votre vers n’emprunte rien à la véhémence d’Archiloque ou à l’hyperbole de Juvénal. Votre critique se couronne volontiers de fleurs, comme pour un banquet dans le triclinium ; elle a le rire sérieux, mais bienveillant ; du stylet satirique, elle montre plus volontiers la ciselure élégante que la pointe vengeresse ; on a pu dire parfois de vos Églogues, ce que Chamfort disait des bergeries de Florian : « J’y voudrais mettre quelques loups ! » On en trouve dans vos satires. Ils ne sont pas trop méchants ; il vaut mieux corriger les gens que les manger ; et vous êtes fait pour convertir ceux même de vos lecteurs que vous avez le plus charmés. Et puis, quand vous vous êtes un peu plus fâché que de raison, comme dans l’épître intitulée : Hélas ! hélas ! l’ennui vous prend de ce Paris qui a excité votre bile, vous courez à la gare, vous voilà aux champs ! À peine arrivé, vous écrivez à un ami : « Pendant que tu te consumes dans la triste contemplation de tant de misères,

… Sais-tu ce que je vois ?
Belle autant que jamais je vois fleurir la terre ;
Je vois briller aux cieux l’azur que rien n’altère ;
Ainsi qu’aux plus beaux jours, de tendresse enivré,
L’oiseau chante, et les lis n’ont pas dégénéré... »

On dirait que vous avez emprunté à ces vers le titre de votre dernier recueil, le Poëme des beaux jours. Ce qui le caractérise, c’est un accent lyrique plus prononcé que dans aucun de vos précédents ouvrages. Vous élevez jusqu’à son expression la plus idéale la poésie des champs. Vous épurez, dans une sorte d’extase, les joies viriles de l’agriculteur, ses grossières vertus, ses sensations égoïstes et monotones. Disciple des immortelles Géorgiques par la précision du trait, la description fidèle, la sympathie agricole, et d’aussi près qu’un rare talent peut approcher d’un génie unique, vous affectez davantage, dans votre dernier livre, les allures plus modernes de la poésie contemplative, et vous en avez les qualités, si voisines de ses défauts. Il y a là, malgré tout, un progrès dans votre style et comme une aspiration nouvelle de votre esprit. Vous aimez à quitter terre sans perdre des yeux les objets sensibles ; l’idéal n’est pour vous qu’une sorte de seconde vue de la réalité palpable, et vous laissez dans les nuages ceux qui ont intérêt à s’y cacher.

Ai-je bien résumé votre œuvre ? Ah ! je le voudrais, Monsieur ; j’ai su l’apprécier en la relisant tout entière, et il me semble que, pensant tant de bien de vos vers, j’en ai trop peu parlé. Vous donnez un bon exemple, celui de vous corriger sans cesse et de marquer par un progrès sensible chacun de vos pas. Vous diriez presque comme notre vieux Montaigne : « Mes ouvrages, il s’en fault tant qu’ils me rient, qu’autant de fois que je les retaste, autant de fois je m’en despite... » Vous n’êtes pas de ceux qui, ayant obtenu un grand succès littéraire, l’escomptent (c’est un mot du temps) sans se gêner avec le public contemporain, et avec la postérité encore moins. Me permettrez-vous de le dire ? Je n’avais à vous relever d’aucun oubli, puisque vous êtes à cette place tant désirée où l’Académie, quoi qu’on en dise, aime à rencontrer, précédant les élus de son choix, le suffrage du vrai juge, qui est le public. Pourtant j’étais un peu las de vous entendre appeler, depuis 1848, l’auteur de la Fille d’Eschyle, comme si depuis vingt ans vous n’eussiez rien fait. Nous avons tous ainsi, dans la série de nos travaux littéraires, un de nos ouvrages qui fait plus ou moins oublier les autres, à moins, hélas ! qu’on ne les oublie tous. L’éclat d’un succès public et populaire éteint cette douce lumière qui brille modestement, au foyer de quelques-uns, sur une œuvre estimable. Les livres ont leur destin. « Ah ! disait un poëte du dernier siècle, qui avait beaucoup écrit, trop écrit, l’auteur de la Métromanie, ne me parlez pas de cette misérable ! c’est un monstre qui a dévoré tous mes autres enfants. » Les vôtres ont vécu, Monsieur. Ils vivront, et le public, fort rassuré sur leur existence, pourrait me reprocher, si j’insistais davantage, d’avoir voulu leur donner un certificat de vie dont votre talent n’avait pas besoin.

L’éminent écrivain auquel vous succédez avait plus d’un point de rapport avec vous. Il était un poëte, il n’avait jamais écrit qu’en vers. Comme pour vous, Monsieur, tout son bagage de prose était à peu près compris dans son discours de réception à l’Académie, qui fut jugé excellent, même après la brillante et forte réponse qui lui succéda. M. Ponsard n’avait jamais été qu’un poëte, invariablement fidèle à sa passion des beaux vers, comme vous l’avez été toute votre vie.

Comment n’est-on qu’un poëte dans un temps qui est, dit-on, si peu favorable à la poésie ? Il y faut sans doute ce que Voltaire appelait « le diable au corps ». Ne vous y trompez pas, il y faut autre chose, un peu d’écho tout autour de soi.

On nous dit tous les jours : « Il n’y a plus de poésie en F rance. » On nous dirait presque : « Il n’y a plus de poëtes, » le jour même où, dans cette enceinte, c’est l’auteur de la Fille d’Eschyle qui remplace l’auteur de Charlotte Corday. Ah ! nous manquons à la poésie plus qu’elle ne nous manque. Que de gens se croient très-spirituels en se vantant de ne pas aimer les vers, même les bons ! C’est se vanter d’une infirmité. Quant à la poésie, elle fait son œuvre. Remontez seulement au début de ce siècle. À quelle inspiration sérieuse a-t-elle fait défaut ? Après que la Terreur avait abattu les autels, chassé et persécuté les prêtres, exilé Dieu lui-même, — pour restaurer les idées religieuses il fallait un grand docteur chrétien, un Bossuet peut-être. Un poëte parut. Le Génie du Christianisme, les Martyrs étaient des poëmes. Quand l’Empire succomba sous le poids de ses fautes, entraînant la France dans sa chute, qui relevait et consolait la patrie ? Un poëte, celui qui nous disait :

J’ai des chants pour toutes ses gloires,
Des larmes pour tous ses malheurs !

Des larmes, il en fallait beaucoup... Quand la France monarchique, frappée au cœur par le poignard de Louvel, renaissait à l’espoir quelques mois plus tard :

Versez du sang ! frappez encore !
Plus vous retranchez ses rameaux,
Plus le tronc sacré voit éclore
Ses rejetons toujours nouveaux !

Ainsi parlait Lamartine. Quand Napoléon s’éteignait dans le long martyre de Sainte-Hélène, qui le vengeait de son geôlier ? Des poëtes encore, quelques-uns sortis des rangs royalistes, qui, sans pitié pour son ambition, revendiquaient pourtant, au nom du pays, son immortelle gloire qui était la nôtre. Pendant trente ans après sa mort, de 1821 à 1851, et jusqu’à l’heure où l’admiration, au lieu de rester une libre croyance, parut imposée comme un dogme politique, le poëme du premier Empire ne fut pas interrompu, même dans l’histoire, éloquente et vraie, de nos grandes guerres.

Non, la poésie en France n’a jamais manqué, depuis soixante ans, à aucun sentiment, à aucun besoin de notre pays. Le patriotisme a eu sa poésie comme l’industrie, la révolution comme le royalisme, la cabane comme le château, le salon comme l’atelier. Les « enfants du siècle » ont eu leur poëte, « le vieux sergent » de la grande armée a eu le sien. Ceux qui ont fait la chasse aux rois, comme ceux qui ont couru à la « curée » des places, ont trouvé un poëte pour les entraîner ou les flétrir. A. de Vigny a chanté, dans une confession posthume, la perte de ses illusions ; Lamartine, les radieuses extases du cœur humain ; M. Victor Hugo, son « crépuscule » assombri. Et non-seulement tous les sentiments de l’époque ont eu leurs organes dans cette phalange si mêlée des fils de la Muse, « le plaisant pays de France », comme l’appelait Marie Stuart au moment de le quitter, a en ses poëtes, passionnés à décrire sa beauté physique, aussi bien les sommets sourcilleux de ses montagnes que ses champs fertiles et ses prairies émaillées de fleurs, les grèves étincelantes de cette mer de Provence, votre première inspiration, comme les plages de l’orageuse Armorique où se plaisait Brizeux. Ainsi le passé a eu sa part de poésie largement faite. Qui voudrait dire que le présent n’a pas la sienne, quand vous êtes là, Monsieur, entouré de tant d’amis qui vous estiment, noblement envié, hors de cette enceinte, par tant d’émules qui vous honorent ? Et si nous devions regarder aussi à l’avenir, à cette Europe si mal faite ou si mal défaite, s’il fallait prévoir les mauvaises chances qui, du dehors, peuvent menacer la paix si chère à la liberté, Alfred de Musset y pensait avant nous. Tout le monde alu ce défi railleur et hardi qu’il adressait au Rhin allemand ; je crois même que tout le monde pourrait le chanter : la musique, dit-on, en est déjà faite...

M. Ponsard mérite de figurer au premier rang des poëtes qui ont le mieux traduit les idées de notre temps, sans les outrer, sans s’y asservir. Ce fut une erreur de croire, quand sonna son heure, qu’un chef d’école était venu. Mais on le crut, et comme nous sommes un pays qui aime, quoi qu’on en dise, à être mené, on applaudit à ce jeune maître qui semblait avoir caché une férule sous le manteau de Melpomène et qui débutait traîtreusement dans le drame par une imitation de Tite-Live. M. Ponsard eut cet honneur étrange, n’étant qu’un artiste ingénu qui avait obéi à son instinct, de passer pour un magistrat de l’art qui venait faire la police dans la République des lettres et rétablir l’ordre au Parnasse. Vous avez très-bien marqué la mesure de cette prétendue réaction. L’auteur de Lucrèce était surtout un libre esprit, sans prétention et sans pédantisme. Volontiers solitaire, ayant trouvé vers la fin de sa trop courte existence, dans la plus charmante union, ce légitime bonheur à deux où la jeunesse s’épure et, où l’âme s’affermit, il avait voulu écrire suivant son goût et penser librement, non régner. Il n’a pas été sans quelque influence sur les procédés d’art de son temps. Son temps ne l’avait ni appelé ni formé.

Vous avez, à propos de ses débuts, beaucoup parlé des classiques et des romantiques, et moi qui ai vécu au milieu de ces querelles, j’ai souri. Elles sont si loin de nous ! Elles étaient, au fond, si innocentes dans leur vivacité ! Elles se rattachaient, par un lien si naturel, au mouvement libéral qui emporta les esprits après la chute de l’Empire ! Le romantisme était-il une école ? J’oserais presque dire aujourd’hui que c’était plus que cela, et qu’il faudrait le ranger parmi « les anciens partis » ; c’était le parti de la liberté dans l’art et la littérature, comme le libéralisme l’était dans la presse et le parlement. On en usait, on en abusait. Hernani était un noble fils de la Charte. M. Alexandre Dumas, un des combattants de Juillet, n’avait peut-être pas pris le Louvre ; il avait pris les trois unités de la vieille tragédie, et les avait mises, sous bonne garde, dans un de ces châteaux du Rhin qu’il a si bien décrits. En sortiront-elles jamais ?

Notre temps, même dans cette guerre apparente des œuvres et des systèmes, a été marqué d’une singulière insouciance dans l’ordre des choses littéraires ; non qu’il ne les aime, mais il aime tout :

Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.

Le siècle est plein de Philintes ; facile au vice sans être vicieux, sceptique dans ses idées et dans ses goûts, allant à ce qui l’amuse sans regarder à l’enseigne ; — courant de Marion de Lorme réhabilitée à Camille rajeunie, de Dorval à Rachel, de Roscius à Tabarin ; — flatté, il y a trente ans, dans sa sensibilité patriotique et bourgeoise par la comédie moyenne, telle que l’écrivait un charmant esprit ; gourmandé aujourd’hui par la comédie satirique, qui semble avoir mis par moments le fouet de Némésis dans la main de Thalie. N’importe, ainsi battue, la société est comme la femme de Sganarelle, elle est contente.

Ceux qui chercheront un jour l’histoire de notre temps dans certaines comédies modernes croiront que cette société était en effet un ramassis de filles perdues, de pères prodigues, d’intrigants subalternes et de coquins enrichis. Mais soyons de bon compte, est-ce vraiment le fond de la société qu’on a voulu peindre ? N’est-ce pas le tapage des mauvaises mœurs qui attire ces spirituels inventeurs plus que la profondeur du mal lui-même, sérieusement étudié, qui les provoque ? Le vice a plutôt triomphé de ces peintures, dont la répétition uniforme semble le laisser maître du terrain. Vous l’avez dit, Monsieur, en très-bons vers, quand vous avez été réduit à signaler cette inexplicable faiblesse de l’honnête femme, si attentive aux mœurs, aux toilettes, aux prodigalités insolentes de celles qui ne le sont plus ou qui ne l’ont jamais été :

À ces tableaux impurs voile-t-elle ses yeux ?

Fait-elle tout son soin de la sagesse ? Non,
Il n’a qu’un souci : voir de près la Ninon.
Quelle est de ses amants la plus récente liste ?
Où loge son coiffeur, lequel vaut un artiste ?
De ces menus détails, scabreux à raconter,
Qu’un auteur fasse un livre, elle court l’acheter ;
Qu’en drame pathétique il arrange la chose,
Elle y court la première et de larmes l’arrose.
Que dis-je ? autre scandale à tes yeux familiers,
Que Ninon à l’encan mette son mobilier,
Qu’on annonce à grand bruit cette vente, l’épouse
Y court encor, fiévreuse et de tout voir jalouse ;
Et la plus vile aiguière, instrument de mépris,
À ses yeux se transforme en relique sans prix...

Tout cela est-il vrai, Monsieur ? je le crois, puisque vous le dites. Quel contraste ! une société, non pas vertueuse, mais honnête, polie, intelligente, et à côté ce monde d’exception que nous montre le théâtre. Serait-ce que la tâche la plus difficile pour le poëte comique est de trouver l’intérêt et l’émotion où ils sont vraiment (quelques-uns de nos contemporains le prouvent encore chaque jour), dans la forte et naturelle vérité de la vie réelle, éclairée par ce maître supérieur de tous les arts, l’idéal ?

M. Ponsard, docile par le cœur et facilement dominé par ses affections, avait de plus une qualité qui m’a toujours attiré vers ses œuvres et fait aimer sa personne. Vous ne l’avez peut-être pas assez relevée en lui, Monsieur, cette vertu de votre éminent devancier, qui est une des vôtres, et qui est de plus, dans un écrivain, un mérite tout à fait littéraire, la sincérité. La sincérité ! que j’aime ce mot, et quel sujet de dissertation, si on avait le temps ! Marivaux rapporte que, rencontrant un jour un jeune mendiant de bonne mine et fort bien portant : « N’avez-vous pas honte, lui dit-il, de mendier à votre âge ? Pourquoi ne travaillez-vous pas ? —Ah ! Monsieur, répondit le pauvre du ton le plus naturel, je suis si paresseux ! » Marivaux lui donna un louis. Si la sincérité vaut de l’or, même chez un vicieux, à quel prix l’estimerez-vous dans une âme honnête ? Ponsard, avec toute sorte de raisonnables réserves, était essentiellement l’homme de son inspiration et de sa fantaisie ; partout très-vrai, obstiné à son œuvre tant qu’elle dure, esclave de son sujet, mais ne creusant pas éternellement le même sillon, sachant changer de ciel et d’époque, alterner la tragédie et la comédie sans les confondre, sans en faire un mélange trop répugnant ou un plat trop indigeste.

En réalité, son drame est bien à lui. Il ne s’est pas plus absorbé dans ses modèles, quoique leur marque y soit, que Corneille dans les siens. Corneille, il est vrai, les domine de plus haut. Qui ne sent, en le lisant, ce grand souffle qui vient de lui, non de Sénèque ou de Lucain, ses maîtres ? Il semble avoir inventé Auguste et Cinna, Sertorius et Nicomède. M. Ponsard, lui aussi, a donné à sa Lucrèce une grâce et une placidité qui semblent moins d’une fille de la louve, au temps de Brutus, que d’une sainte du temps de Dioclétien. Il ne vise pas au grand éclat de ses personnages ; il les colore d’une douce lumière. Il ne les fait pas médiocres ; il les fait vivre dans une sorte de milieu tempéré. C’est ainsi que dans le royal amant d’Agnès de Méranie il a diminué, peut-être à dessein, l’énergique adversaire d’Innocent III. C’est ainsi qu’il a pu mettre sur la scène les héros de la Terreur, et les rendre possibles pour le spectateur, en les diminuant. Les événements étaient grands, les hommes ne l’étaient pas. Pour les atteindre dans leur grandeur factice, il fallait les rapprocher des sentiments communs de l’humanité, de ses passions avouables. M. Ponsard l’a fait. Il a réduit, pour les adapter aux exigences de la scène, ces proportions non pas grandes, mais hyperboliques, auxquelles il faut les vastes horizons de l’histoire, ses diversions qui reposent, ses jugements qui vengent, ses contrastes qui consolent. M. Ponsard ne pouvait emprunter ses personnages à M. Michelet ou M. Louis Blanc, ni même aux deux illustres précurseurs, vos compatriotes, qui ont eu, les premiers, le mérite de rendre vraisemblables ces malfaiteurs stoïques et ces dictateurs bourreaux. Il les a refaits pour son drame. Robespierre y parle en philosophe et il invoque Socrate ; Danton y joue, tout aussitôt après le 31 mai, le rôle d’un modérateur inquiet et impatient. Et Marat ! « Dieu, disait un jour Louvet, après l’avoir nommé à la tribune, Dieu ! j’ai prononcé son nom ! ... » Épouvanté, il s’arrêtait. M. Ponsard fait plus que de nommer Marat ; il lui prête l’éloquence, il lui prodigue la poésie. C’était l’affaiblir. Ainsi dépouillé de l’affreux prestige de sa vulgarité sanguinaire, Marat disparaît. Tel qu’il était, qui eût osé exposer, sous le feu de la rampe, devant un public français, ce pamphlétaire assassin ?

M. Ponsard n’adoucit pas seulement l’histoire révolutionnaire, il l’attendrit. Le Lion amoureux est bien son œuvre. Quel charme et quel attrait ! Dans la scène du troisième acte entre Humbert et la marquise, quand c’est Corneille qu’il imite, comme il se souvient de Racine ! Combien de nuances délicates ! que de douceur dans l’énergie et de grâce dans la fierté ! Que nous sommes loin de la Terreur !

Dans la comédie de mœurs qui, entre 1850 et 1860, remplit toute la carrière dramatique de M. Ponsard, je veux relever encore ce trait caractéristique de son œuvre entière. Il a touché aux mœurs pour les peindre, non pour les outrer. Il n’est pas un vengeur, mais un moraliste, aussi étranger aux grands éclats de la passion qu’aux bruyantes explosions de la gaieté. Ses comédies n’en ont pas moins une très-grande valeur, une animation saine, la justesse, la bonne humeur, et, comme vous l’avez si justement remarqué, l’à-propos. Mais, vous le dirai-je, Monsieur ? vous m’avez fait peur quand, après avoir rendu une si complète justice à la meilleure comédie de Ponsard, l’Honneur et l’Argent, vous l’avez comparée à Timon d’Athènes. On peut traduire Shakespeare, non l’imiter. Son originalité l’isole, son génie étrange vous défie. Tout en lui semble confus ou confondu, et tout concourt à l’effet. Il brise en morceaux son drame ; il en réunit d’un coup d’aile les fragments épars. Dans ce grand désordre où il se plaît, c’est au cœur qu’il vise. « Il demande à l’homme (je cite quelques lignes d’un orateur illustre qui est parfois un profond critique), non pas : Qu’as-tu fait ? — mais : — Comment es-tu fait ? D’où est née la part que tu as prise dans les événements où je te rencontre ? Que cherchais-tu ? Que pouvais-tu ? Qui es-tu ? Que je te connaisse ; je saurai tout ce qui m’importe dans ton histoire ( )... » Tel est Shakespeare. On croit que c’était chez lui parti pris de brouiller les lieux, les temps, les unités, les dates. Son but était d’arriver par tous les chemins au cœur de l’homme, de le saisir vivant et palpitant, et de le peindre en dépit de tout.

M. Ponsard avait lu Timon d’Athènes. De ce personnage, à moitié chimérique, il n’avait rien pris que dans sa vraie mesure, avec ses tempéraments ordinaires : Rodolphe, le célibataire philosophe dans l’Honneur et l’Argent, c’est un Alceste adouci. George, le riche ruiné, est, avec simplicité et décision, un martyr de l’honneur paternel. Ah ! l’honneur, il faut bien le dire, M. Mercier l’entend autrement que Timon, et quand on vient lui dire que le fiancé de sa fille s’est ruiné par un trait de généreux désintéressement :

C’est avec ces traits-là que l’on meurt misérable !

s’écrie-t-il. Vivre et mourir pauvre, voilà la honte ! L’honnête M. Mercier a touché du doigt la plaie du siècle.

Est-ce donc que notre temps serait plus menacé qu’aucun autre ne l’a été jamais par ce fléau des nations vieillissantes, la recherche du bien-être à tout prix, l’idolâtrie du luxe sous toutes ses formes ? Le veau d’or est déjà dans la Bible. Plutus est le titre d’une des meilleures comédies d’Aristophane. L’Avare de Plaute n’est pas d’hier. Entendez-vous, à travers les siècles et au début même du christianisme, cette religion de la sainte pauvreté, entendez-vous ce cri jeté par un païen de bonne foi, un sensualiste indigné :

O cives, cives ! quærenda pecunia primum !
Virtus post nummos ! ...

De l’argent d’abord, puis de la vertu s’il en reste ! Non, nous n’avons pas inventé la passion de l’or. On remplirait cent volumes des plaintes qu’elle a arrachées aux moralistes de tous les temps, aux fidèles de Jupiter et à ceux du Christ, aux Césars et aux papes, aux croyants et aux philosophes. Mais savez-vous ? Défiez-vous du luxe ; quand un air libre, un contrôle vivifiant, la raison publique, n’animent pas et ne règlent pas cet essor de la prospérité générale ! En Sommes-nous là ? À Dieu ne plaise que je porte ici, dans cette calme enceinte, sur mon époque et sur mon pays, un jugement si sévère ! Nous sommes sortis des temps difficiles et des défilés périlleux. Une lueur de liberté saine sourit à nos travaux. L’opinion, une reine, dit-on, est en train de rajuster ma couronne sur son front longtemps dépouillé. Confiance donc, ici surtout, Monsieur, où l’étude nous apprend à ne désespérer de rien, et nous soutient quand il faut tout craindre.

Et tenez, quand un pays est bien occupé de ses grandes affaires, il est moins asservi aux petites. « L’argent, disait Mme de Lambert, est un bon serviteur et un mauvais maître. » Faites-le servir au bien sous tous ses formes. Ne lui livrez ni Socrate ni Jésus ! Ne laissons pas dire, dans le pays de l’honneur et de l’esprit, de toutes les noblesses naturelles et héréditaires, que tout est perdu hors l’argent. Ne laissons pas faire sur le marché la cote de nos vertus et de nos vices. Combien ce sourire et cette courbette ? combien ce dévouement ? Combien cette prose et cette poésie ?...

Des poëtes tels que vous, Monsieur, et tel que l’auteur de Galilée, sont bien au-dessus de pareils reproches. Ils en sont au besoin les nobles et courageux organes. Vous n’entrez pas à l’Académie pour rencontrer aucune opposition au sentiment qui a dicté quelques-unes de vos dernières et de vos meilleures épîtres, celles où le spectacle des folies prodigues de notre temps vous a si remarquablement inspiré. M. Ponsard non plus, quand il fut reçu dans cette compagnie, n’avait pas eu à retenir les paroles qu’il lui adressait d’un accent si élevé et si libre. Certes il ne comptait, lui, dans aucun des partis qui se disputent l’influence politique, en France, depuis cinquante ans. Naturellement libéral, il l’eût été sous Périclès ou sous Auguste, sous Léon X ou Louis XIV, de la même manière, avec une sorte d’ingénuité forte et incorruptible. Son dernier drame, Galilée, dont il est impossible de parler après vous, Monsieur, cette belle étude où la sève du libre esprit abonde, était dédiée à un prince. Rudement traité par la fortune, à laquelle il n’avait jamais vendu son art, tout le monde sait comment le généreux lutteur, héroïquement acharné à cette œuvre suprême, était venu mourir, et de quelle mort ! sous le toit hospitalier d’un admirable ami. Aussi, quand il réclamait il y a douze ans, pour l’Académie française, le droit de penser et de sentir, de recevoir et de propager, dans l’ordre des idées, les impressions extérieures et contemporaines, M. Ponsard n’était pas suspect. « Simple homme de lettres, disait-il, je n’ai à parler que d’un homme de lettres (il succédait à Baour-Lormian). Est-ce à dire que le seul rôle qui convienne à la littérature soit une discrète neutralité en présence des événements ? Est-ce à dire que, dépouillée de conviction, elle doive abdiquer toute influence sur l’esprit public et les affaires du pays ? Ce serait l’amoindrir singulièrement et lui ôter ses plus beaux titres de noblesse.

Dans une longue enfance on la ferait vieillir !

« On la réduirait à n’être plus qu’un amusement frivole, un art matériel comme ceux qu’on abandonnait, dans Rome, aux esclaves et aux affranchis !... »

J’aime à finir, Monsieur, par ces graves paroles du plus modéré des hommes et du plus sincère.

La tribune nous reprochait récemment, dans une assemblée de législateurs, d’être une « académie politique ». La tribune est une ingrate ! Oui, nous choisissons parfois des confrères parmi ses orateurs les plus illustres. Et elle s’en plaint ! On a fait de semblables choix sous tous les régimes. La chaire chrétienne nous reproche-t-elle de lui prendre tantôt un éloquent évêque, tantôt un prêtre de l’ordre de l’Oratoire ou de Saint-Dominique ? Un prédicateur qui a du génie, un docteur qui a écrit de beaux traités de morale évangélique, fils de l’Église, ne sont-ils plus membres de la grande famille littéraire de leur pays ? Est-ce qu’un grand orateur parlementaire n’est qu’un politique ? L’illustre Berryer n’était-il qu’une savante mécanique entre les mains d’un parti ; Lamartine, un grand orgue d’harmonie dont un pied étranger pressait les pédales retentissantes ? Défendons-nous, Monsieur, de la politique passionnée et de la polémique courante. Personne ne vous reprochera, à vous, d’y avoir jamais sacrifié. Laissons vibrer l’instrument sonore qu’anime un esprit libre et que remplit une âme généreuse. Vous avez reçu mission d’ajouter à son charme et à sa puissance. Vous n’avez ici qu’à continuer votre œuvre et à remplir votre destin.

Notes :

M. Guizot, Shakespeare et son temps, p. 99.

Le Poëme des beaux jours, p. 124.

Discours de M. le comte de Montalembert sur les prix de vertu (3 juillet 1862).

O fortunatos nimium sua si bona norint, Agricolas !...

M. Guizot, Shakespeare et son temps, p. 99.