Rapport sur les concours de l’année 1888

Le 15 novembre 1888

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 15 NOVEMBRE 1888.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1888.

 

 

MESSIEURS,

« On vit trop longtemps, et l’on meurt trop tard, » disait souvent un de nos bons confrères qui, frappé au cœur, portait le deuil de tous ses bonheurs perdus, en regrettant de leur survivre.

S’il ne faut pas mourir trop tard, il faut aussi prendre garde de mourir trop tôt. Parfois alors, passée pour les uns, l’heure de la justice n’est pas encore venue pour les autres.

Voilà, Messieurs, comment Balzac s’est arrêté sur le seuil de l’Académie, dont la porte, déjà entr’ouverte, ne demandait plus qu’à s’ouvrir tout à fait devant l’illustre auteur de la Comédie humaine. J’aime à répéter ainsi ce que je disais, il y a deux ans, à cette place, en vous annonçant que le sujet proposé pour le prochain concours d’éloquence était : Une étude sur l’œuvre d’Honoré de Balzac.

Ce concours a été heureux, en fin de compte ; le prix ayant pu être très justement décerné ; il faut avouer pourtant que le nombre des concurrents a dépassé de beaucoup la valeur des Études présentées par eux au jugement de l’Académie.

Trois manuscrits à peine ont été, à divers titres, l’objet d’une attention particulière.

L’un, portant le n° 9, s’est franchement placé à un point de vue personnel, tout autre que celui de notre programme. En demandant une étude sur les œuvres de Balzac, l’Académie provoquait implicitement l’éloge du grand écrivain qu’elle se proposait d’honorer. Par une sorte de parti pris, au contraire, par la sévérité de certains jugements, par la partialité de certaines attaques, le n° 9, bien qu’il ne fût pas sans mérite, s’est volontairement exclu du concours.

Le n° 11 est arrivé au même résultat par des défauts d’un autre ordre. Ce n’est pas un discours ; ce n’est pas une étude littéraire, dans l’exacte acception du mot ; c’est un livre, un livre énorme, d’une longueur démesurée, qui toutefois, renfermant des parties, intéressantes, et quelques souvenirs personnels assez curieux, a paru mériter que, devant vous, il en fût fait mention avec estime.

Restait le n° 2 qui, plus mesuré que les deux autres, dans le fond comme dans la forme, avait à la fois l’élégante brièveté qui est l’un des caractères du discours, et les qualités solides d’une étude sérieuse qui doit se distinguer avant tout par la hauteur des vues, par la finesse des observations et par l’honnête impartialité des jugements.

Peut-être a-t-on reproché à ce n° 2 un peu de prétention dans le style, un peu d’admiration préconçue et persistante pour l’auteur et pour les œuvres. Est-ce là un reproche, Messieurs ? J’y veux voir encore un éloge. L’Académie a fait de même ; car, après quelques réserves, c’est à l’unanimité qu’elle a décerné le prix d’éloquence, de la somme de quatre mille francs, à l’étude inscrite sous le n° 2 et qui porte pour épigraphe ces mots empruntés à Balzac lui-même : La volonté peut et doit être un sujet d’orgueil bien plus que le talent.

En ouvrant le pli cacheté qui, joint au manuscrit, devait nous faire connaître l’auteur de ce travail aimable et distingué, nous avons été heureux d’y trouver un nom cher à l’Institut, le nom d’un jeune magistrat, M. Augustin Cabat, fils de notre excellent confrère de l’Académie des beaux-arts.

On vous lira tout à l’heure, Messieurs, un fragment de l’étude de M. Augustin Cabat et le but de l’Académie sera atteint quand, répondant à son appel, vos applaudissements s’associeront à l’hommage qu’elle a voulu rendre chez elle à l’un de ces écrivains dont la gloire appartient à la France entière.

 

Moins dédaigneux que Boileau, qui laissait volontiers les contes aux nourrices et aux nourrissons, La Fontaine a dit quelque part :

Si Peau d’Âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.

Peau d’Âne alors était le conte par excellence, et Molière, avant La Fontaine, en faisait le type du genre, quand, dans le Malade imaginaire, la petite Louison disait au bonhomme Argan « Mon papa, je vous dirai, si vous voulez, le conte de Peau d’Âne qu’on m’a appris depuis peu. »

Vingt et un ans après Molière, seize ans après La Fontaine, sans y chercher malice, sans presque rien changer à la tradition populaire, et acceptant telles quelles les légendes qui sortaient de toutes les bouches, Charles Perrault publiait ingénument, tantôt en vers, tantôt en prose, ces contes à jamais célèbres, ce petit livre de si peu de poids, qui fit plus pour la gloire de son auteur que les quatre volumes de Parallèles des anciens et des modernes, et que la grande querelle qui divisa trop longtemps les plus illustres ancêtres dont notre Académie s’honore.

« Il n’en est pas de même des contes que nos aïeux ont inventés pour leurs enfants », dit Perrault dans sa préface, après un coup d’œil jeté sur les féeries de l’antiquité : « ils ne les ont pas contés avec l’élégance et les agréments dont les Grecs et les Romains ont orné leurs fables ; mais ils ont toujours eu un très grand soin que leurs contes renfermassent une morale louable et instructive. Partout la vertu y est récompensée et partout le vice est puni. »

Le vice puni et la vertu récompensée, voilà un mérite dont les conteurs d’aujourd’hui se soucient médiocrement ; mais auquel l’Académie a le courage encore d’applaudir. L’heure lui a paru bonne, non pour courir aux armes et pour recommencer la vieille guerre des anciens et des modernes ; mais pour provoquer un examen nouveau, une nouvelle étude de ces contes éternels auxquels tout le monde a travaillé, sans que personne puisse en réclamer la paternité légitime ; Charles Perrault lui-même s’étant vanté de n’avoir fait que les écrire devant le berceau de son fils, sous la dictée de sa nourrice.

Les Contes de Perrault, tel est le sujet que l’Académie propose pour le concours d’éloquence qui sera jugé en 1890.

L’an dernier, Messieurs, l’Académie décernait le grand prix Gobert aux deux premiers volumes publiés par M. Albert Sorel sur lEurope et la Révolution française. S’il n’est pas encore achevé, ce savant travail historique reste toujours au premier rang où l’ont placé les rares qualités qui le distinguent : l’ampleur des vues, la sûreté des recherches, l’exacte et fine appréciation des situations et des caractères. Fidèle à sa tradition et se conformant en cela aux intentions du donateur, l’Académie décerne de nouveau le grand prix Gobert au beau livre de M. Sorel, comme une juste récompense qu’aucune œuvre d’un mérite égal n’est venue lui disputer.

Le second prix Gobert est attribué à un grand beau volume intitulé : Expédition de Charles VIII en Italie. Je me reprocherais de ne pas reproduire ici le texte même du rapport fait à son sujet, avec une rare compétence, par l’un de nos plus illustres confrères.

« C’est, dit-il, une œuvre très estimable, qui représente un travail sérieux et qui ouvre des aperçus nouveaux sur cet épisode brillant de notre histoire. L’auteur a recherché avec soin, en remontant même assez haut, tous les rapports de la royauté française avec les divers gouvernements de la Péninsule, et l’expédition du fils de Louis XI, rattachée ainsi à des précédents nombreux et à une tradition de politique non interrompue, perd un peu le caractère d’un coup de tête aventureux qu’on est trop accoutumé à y voir. Parfois obscur dans son exposé, au milieu des fils compliqués de la politique et de la diplomatie italiennes pendant le XVe siècle, le récit devient tout à fait intéressant, quand il se simplifie, en se concentrant tout entier sur la personne et sur les faits et gestes du roi de France lui-même. »

Quand l’Académie décernait le prix d’éloquence à l’étude sur Balzac de M. Augustin Cabat, le nom de son auteur était encore pour elle un secret. Pour ce dernier livre, au contraire, aucun doute n’était possible. Né comme l’autre à nos côtés, dans la maison même de l’Institut, il affichait sur son frontispice un nom respecté de tous, que porte dignement à son tour M. François Delaborde, fils de notre cher confrère, collègue et ami, le secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts.

Je m’empresse d’ajouter, Messieurs, que si l’ouvrage de M. François Delaborde a obtenu le second prix Gobert, il ne le doit qu’à la justice.

Sur la somme de quatre mille francs, montant de la fondation Thérouanne, l’Académie décerne deux prix, de quinze cents francs chacun : l’un, à une intéressante étude sur Jean-Joseph Mounier, par M. de Lanzac de Laborie ; l’autre, à un important travail historique : Paris et la Ligue sous Henri III, par M. Paul Robiquet, avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation.

Un autre prix, de mille francs, est accordé à M. Félix Faure, pour un livre intitulé : les Assemblées de Vizille et de Romans en 1788.

De ces trois ouvrages, il en est deux, le premier et le dernier, qui, visiblement, pourraient n’en faire qu’un, tant ils rappellent les mêmes souvenirs, étant inspirés par la même pensée et ayant la même origine, sinon la même conclusion. Si l’excellent travail de M. Félix Faure nous fait assister à ces réunions spontanées et illégales qui, dans le Dauphiné, il y a aujourd’hui cent ans, donnaient le premier exemple et fournissaient le premier programme de la Révolution, le héros de M. de Lanzac de Laborie, Jean-Joseph Mounier, nous apparaît tout d’abord, aux mêmes lieux, sur le même théâtre, comme l’un des plus zélés propagateurs des idées libérales, jusqu’au jour où, reculant devant les menaces de l’esprit révolutionnaire, on vit le grand citoyen opposer à l’envahissement du péril une résistance courageuse qui, loin de le mettre en désaccord avec ses propres sentiments, témoigne au contraire de l’élévation, de l’intégrité et de la fermeté de son caractère.

M. de Lanzac de Laborie a dignement apprécié, et mis en lumière avec art, les phases successives de la vie d’un homme qui, mêlé aux grands événements de la fin du dernier siècle, a su se faire estimer de tous les partis, à travers les situations les plus diverses et quelquefois les plus contraires.

Ce livre est plein d’intérêt ; le style est élégant, le récit est vif et rapide, souvent chaleureux ; l’auteur s’y montre tout à la fois animé d’une passion généreuse pour la liberté et d’une haine non moins respectable pour les excès qui la compromettent.

À trois siècles de distance, les événements que M. Paul Robiquet nous raconte dans son ouvrage sur Paris et la Ligue sous Henri III, ne laissent pas que de se rapprocher quelque peu de ceux qui nous intéressent au plus haut degré dans les livres de M. Félix Faure et de M. de Lanzac de Laborie. Une introduction savante, résumant l’histoire du corps de ville de Paris, depuis le milieu du XIIIe siècle jusqu’à l’avènement de Henri III, nous montre déjà, dans leur germe, les mêmes ardeurs, les mêmes convoitises, les mêmes prétentions, troublant les esprits et les cœurs. Les registres manuscrits de la ville de Paris ont révélé à l’auteur tout ce qu’une administration municipale, impatiente de franchir les limites de ses attributions légitimes, a pu faire de mal à Paris, à la France et à elle-même. « L’Hôtel de Ville, dit-il, a servi d’instrument aux Guises pour faire les barricades et, plus tard, pour organiser la guerre ; il essaya même d’établir une fédération municipale avec les villes de Province. Du moins, prit-il le projet sous son patronage. »

Nous voilà bien près des assemblées de Romans et de Vizille ; mais la voix de Mounier ne se fait pas encore entendre.

Jamais le Dauphiné n’avait été chez nous si à la mode que cette année ; un troisième ouvrage intitulé : Chroniques Dauphinoises, le Dauphiné pendant la Révolution, dont M. Champollion-Figeac est l’auteur, se recommandait par des qualités sérieuses que l’Académie n’a pas méconnues. Je dois mentionner, en outre, une savante étude publiée par M. Édouard Simon, sur l’Empereur Guillaume et son règne ; un livre très agréable sur Paris et ses environs, par M. F. Bournon, et une intéressante histoire de Napoléon Ier et son temps, par M. Roger Peyre, professeur au collège Stanislas.

Les ouvrages présentés au concours Bordin et au concours Marcelin Guérin étaient, cette année, plus nombreux encore que d’habitude. Confiants dans un bon accueil qui ne leur a pas fait défaut, les concurrents nous sont venus de partout à la fois ; de chez nous et d’ailleurs ; du dedans et du dehors, et même un peu de l’autre monde !

Ne voyons que des Français, Messieurs, dans tous ceux qui honorent doublement la France, en écrivant comme elle et pour elle.

Comment serait-il un étranger pour l’Académie ce fier et vaillant soldat qui, né loin de nous, sur les marches d’un trône, se crut lui-même assez Français pour aller jadis partager nos périls, dans une expédition célèbre, dont il vient aujourd’hui de se faire l’historien ; « aimant, dit-il, à nous parler encore de gloire, après tous nos jours de malheur. »

C’est l’histoire de la première expédition du Mexique, de celle qui, jusqu’à Puebla, fut si brillamment conduite par le général de Lorencez, que le prince Georges Bibesco raconte dans son beau livre intitulé : Combats et retraite des Six mille. Il était là, comme lieutenant d’état-major, et parlant de ce qu’il a vu, sans dire assez ce qu’il a fait, il nous émeut et il nous trouble, en nous montrant nos jeunes soldats que se disputent la peste et la guerre, héroïques toujours devant les deux ennemis qu’ils ont tour à tour à combattre. Rien de plus intéressant que ce livre, écrit avec une rare élégance, dans un style chaud et coloré.

« C’est vrai, j’aime la France, a dit naguère le prince Georges Bibesco, dans un de ses derniers ouvrages ; je l’aime et du fond du cœur ; elle a abrité mon enfance et ma jeunesse ; elle m’a accueilli comme un fils sous son drapeau et, en me laissant prendre part à ses guerres, elle m’a permis de devenir un homme. Voilà pourquoi j’aime la France. »

Voilà aussi pourquoi l’Académie a été heureuse de couronner un livre qui le méritait à tant de titres.

Sans avoir combattu pour la France, mais l’aimant aussi tous les deux, et quittant pour elle, l’un le Canada, l’autre la Belgique, M. l’abbé Casgrain et M. le vicomte de Spoëlberg de Lovenjoul nous ont présenté des ouvrages qui ne pensaient guère, quand ils naissaient à quinze cents lieues de distance, à Montréal et à Bruxelles, qu’un jour pût jamais venir où, devant vous, ils se trouveraient étroitement unis dans une seule et même récompense.

Ce jour est venu !

Ayant à statuer à la fois sur les ouvrages envoyés au concours Bordin et au concours Marcelin Guérin, l’Académie l’a fait de la manière suivante :

Le prix Bordin est partagé, par portions égales, de mille francs chacune, entre trois ouvrages, intitulés :

Au Mexique, 1862. Combats et retraite des Six mille, par le prince Georges Bibesco ;

La France provinciale, par M. René Millet ;

La Côte d’azur, par M. Stéphen Liégeard.

Sur la somme de cinq mille francs, montant de la fondation Marcelin Guérin, l’Académie décerne :

1° Un prix de quinze cents francs à une Étude historique sur la condition privée des affranchis aux trois premiers siècles de l’Empire romain, par M. Henry Lemonnier, ancien élève de l’École des Chartes ;

2° Deux prix, de mille francs chacun, à la Vie littéraire dans une ville de province, sous Louis XIV, par M. A. Jacquet, professeur agrégé de l’Université ;

Et au Paradoxe de l’Égalité, par M. Paul Laffitte ;

3° Un prix de quinze cents francs attribué, par moitié, à M. l’abbé Casgrain, professeur titulaire à l’université Laval, de Québec, pour un ouvrage intitulé : Un Pèlerinage au pays d’Évangeline ;

Et à M. le vicomte de Spoëlberg de Lovenjoul, pour ses deux Histoires des Œuvres de Théophile Gautier et des Œuvres de Balzac.

M. le vicomte de Spoëlberg est presque un Français et tout à fait un Parisien. Bibliophile et bibliographe, il con­sacre ses loisirs à rechercher et sa fortune à acquérir les documents de toute nature : travaux complets, ébauches inédites, éditions épuisées, articles dispersés çà et là, billets autographes et notices biographiques, tout ce qui peut enfin contribuer à faire connaître, en l’éclairant, ce qu’il appelle l’Histoire des Œuvres des littérateurs français contemporains. Possédant ainsi de véritables trésors, il en fait avec bonne grâce les honneurs à tous les curieux qui, traversant Bruxelles, s’empressent de l’y visiter. Pour donner aux autres, à qui ce plaisir est refusé, un spécimen de ses richesses littéraires, il a publié, dans les quatre volumes que l’Académie récompense, tout ce que, seul, il était capable de réunir sur deux brillants écrivains qu’il s’attache à faire admirer ; mais que, sans le vouloir, il découvre parfois peut-être, en nous les montrant sous toutes leurs faces, dans le secret effort d’une lutte constante avec le travail et la vie. C’est là le danger de l’érudition : c’est aussi sa tâche et sa gloire.

Plusieurs fois déjà, surtout le jour où l’Académie couronnait un jeune poète canadien, M. Louis Fréchette, j’ai rappelé ici les liens affectueux qui, après tant d’années, unissent encore, de plus en plus, le Canada et la France. M. l’abbé Casgrain s’en est souvenu de son côté, en écrivant le curieux et très intéressant volume qu’il a intitulé : Un Pèlerinage au pays d’Évangeline.

Évangeline est le titre d’un roman, d’un poème de Longfellow, et le drame qu’il développe se passe dans l’Acadie, dans cette Nouvelle-Écosse que, par le traité d’Utrecht, la France eut le regret de céder un jour à l’Angleterre. Quoiqu’une clause spéciale garantît aux Acadiens le libre exercice du culte catholique, les Anglo-Américains, devenus bientôt les plus forts, cherchèrent dans la religion un prétexte pour chasser des voisins dont ils convoitaient surtout la richesse. De là, toutes les conséquences d’une implacable persécution civile et religieuse : spoliations, emprisonne­ments, déportations, véritables dragonnades, dit l’abbé Casgrain, qui durèrent près de trente ans et qui ne cessèrent que le jour où le dernier des Acadiens eut abandonné l’Acadie.

En parcourant aujourd’hui ce beau pays, dans ce qu’il appelle son Pèlerinage, M. l’abbé Casgrain retrouve à chaque pas, avec attendrissement, le souvenir de tant de violences héroïquement supportées. Son récit émouvant est rapide, simple et clair, écrit en bon style, et d’un sentiment tout français.

Compatriote de M. Fréchette, M. l’abbé Casgrain est venu comme lui en France pour soumettre son livre au jugement de l’Académie. L’ouvrage et l’auteur méritaient à tous égards que l’Académie leur donnât, à tous deux, un témoignage d’estime et de sympathie.

Les cinq autres ouvrages, à chacun desquels une part est attribuée dans les prix Bordin et Marcelin Guérin, sont dus à de bons Français qui ne m’en voudront pas, j’espère, d’avoir placé, non au-dessus d’eux, mais avant eux, leurs trois rivaux, venus de plus loin.

Ministre de France en Serbie, M. René Millet nous remettait, en partant pour rejoindre son poste, un livre dont le titre nous a surpris tout d’abord, et dont bientôt la lecture nous a rassurés et charmés. Si chaque arbre porte ses fruits, que semble-t-il, en principe, qu’on doive attendre d’un diplomate ? Une description élégante des pays qu’il a visités ? un portrait plus ou moins flatté des hauts personnages qui l’ont plus ou moins bien accueilli ? quelques considérations politiques sur les intérêts supérieurs qui unissent les peuples ou qui les divisent ? ou, pour le moins, une étude philosophique sur quelqu’une des grandes capitales de l’univers ? Pas du tout ! le livre de M. René Millet est modestement intitulé : la France provinciale. Comme tout le monde, il commence par déclarer que Paris est le cerveau de la France ; puis, tournant le dos aux livres pour étudier les hommes, c’est son expression, il part,’ et le voilà qui, de ville en ville, un peu partout et sans que rien lui échappe, interrogeant les hauts et les bas fonctionnaires, les grands bourgeois et les petits ; visitant au passage les châtelains dans leurs châteaux, les paysans dans leurs chaumières et les ouvriers dans leurs cabarets, il voit tout, sait tout, juge tout, nous fait tout connaître, et, j’hésite à le dire, sa conclusion me semblant assez peu flatteuse, il en arrive à nous prévenir qu’au besoin, si nous perdions un peu trop la tête, le grand bon sens de la province serait là pour sauver la France. — Paris, j’espère, n’en laissera l’honneur à personne !

Intéressant et original, ce livre renferme des tableaux de mœurs très piquants et une sérieuse étude de la vie sociale. La forme en est agréable ; le style en est clair, simple et d’une élégante correction.

J’offenserais M. Stéphen Liégeard si je lui adressais un pareil compliment. Ce n’est pas le même genre de mérite que l’Académie a voulu récompenser en décernant un prix d’égale valeur à la France provinciale et à la Côte d’azur. M. René Millet est un observateur, M. Stéphen Liégeard est un poète, et la verve ardente de celui-ci n’a aucun rapport avec la sage raison de celui-là. Le livre de M. Stéphen Liégeard aurait pu, lui aussi, s’appeler : la France provinciale et surtout la France provençale. La Côte d’azur répond plus et mieux à la pensée et au goût de son auteur. Ce que M. René Millet eût regardé de près et froidement soumis à un rigoureux examen, M. Stéphen Liégeard l’a contemplé, non de loin, mais de haut, avec tout l’enthousiasme d’un croyant.

La Côte d’azur, c’est cette Corniche merveilleuse qui s’étend de Marseille à Gênes. M. Stéphen Liégeard l’habite au milieu des fleurs ; il l’aime et la fait aimer ; il ne la décrit pas, il la chante ; sa prose est la sœur des vers ; son style est coloré comme les beaux lieux dont il peint l’azur ; ce qui n’empêche pas ses portraits d’être très ressemblants et ses récits très exacts. Ce livre aimable est l’œuvre d’un poète et d’un historien qui, se complétant l’un l’autre, font ensemble très bon ménage.

Le prix Bordin étant ainsi partagé entre les trois ouvrages du prince Georges Bibesco, de M. René Millet et de M. Stéphen Liégeard, je reviens à la fondation Marcelin Guérin sur laquelle j’ai déjà dit que deux prix étaient attribués l’un à M. l’abbé Casgrain, l’autre à M. le vicomte de Spoëlberg de Lovenjoul, trois autres étant décernés à MM. Henry Lemonnier, A. Jacquet et Paul Laffitte.

Le Paradoxe de l’Égalité ! voilà un titre piquant qui, suivant les goûts, peut faire espérer ou faire craindre un pamphlet auquel l’à-propos ne manquerait pas. En réalité, ce livre de M. Paul Laffitte est une œuvre sérieuse de philosophie sociale, grave, libérale et sage.

Que l’égalité ait été un instrument de progrès légitime entre les mains de ceux qui travaillaient à détruire les privilèges et les monopoles, M. P. Laffitte est loin de le méconnaître. Le danger serait de la prendre aujourd’hui pour base unique de l’organisation sociale. Dans l’école, égalité d’instruction ; dans l’atelier, égalité de salaire ; dans la caserne, égalité de service. Tels sont les principaux articles que l’école égalitaire place en tête de son redoutable évangile.

M. Paul Laffitte discute en détail, avec vigueur et précision, chacune de ces utopies malfaisantes, et finit par démontrer que, si l’idéal de la justice démocratique peut être de n’admettre d’autre distinction que celle du mérite, à ses degrés divers et sous toutes ses formes, là s’arrête l’égalité, la vraie, la bonne, la seule qui soit féconde pour les individus comme pour les nations.

S’il a fallu quelque courage pour aborder un sujet aussi délicat, il fallait phis de talent, encore pour le traiter, comme l’a fait M. Paul Laffitte, avec une fermeté judicieuse, avec l’accent convaincu d’un sage moraliste, ami de tous les progrès, adversaire de toutes les utopies, ennemi de tous les paradoxes.

Marchant un peu sur les traces de M. René Millet qui, nous venons de le voir, s’éloignait volontiers de Paris pour aller étudier partout ce qu’il appelait la France provinciale, M. A. Jacquet a eu la curiosité de savoir où en était, il y a deux siècles, la vie littéraire dans une ville de province sous Louis XIV, et de rechercher là quelle idée un public sensible aux choses de l’esprit pouvait se faire des grandes œuvres que consacrait avec éclat l’admiration de la capitale.

Voltaire a dit qu’à Dijon « le mérite de l’esprit semblait être un des caractères des citoyens ».

À ce titre, et à beaucoup d’autres encore, la ville de Dijon était donc désignée d’avance pour l’honneur que M. Jacquet a voulu lui faire en lui donnant la préférence ; Dijon, que Bayle appelait : « la véritable capitale de la République des Lettres.

Hélas ! quelle déconvenue ! mais comment s’en plaindre, quand c’est là précisément le plus piquant attrait du livre ?

Dans cette ville, célèbre par son établissement de Jésuites, Pascal est à peine connu, les Provinciales n’existent guère et, tandis qu’on admire Santeul brillant de gloire, Rabelais n’est qu’un érudit, Montaigne un écrivain distingue Descartes et Saumaise sont placés sur la même ligne ; la querelle du Cid n’intéresse personne ; on se trouve quitte envers Corneille en lui donnant place dans un triolet, à côté de Brébeuf, Saint-Amant, Chapelain et Gombaud ; ce qu’on attend de Racine, ce n’est ni Phèdre ni Athalie ; c’est l’histoire du Roi-Soleil : sera-t-elle écrite en prose ou en vers ? Là est la question. Ce qu’on goûte le plus dans La Bruyère, c’est sa traduction des Caractères de Théophraste ; et Bossuet... Bossuet, l’enfant de Dijon ! Bossuet qui a prêché dans l’église de Sainte-Bénigne le 7 mai 1756, jour de l’entrée solennelle du duc, d’Épernon ; treize ans plus tard, en 1669, quand cette ville devrait être pleine de sa gloire, on l’y connaît à peine ; assez peu pour croire qu’on lui rendra justice en le traitant de digne personnage, et savant.

Voilà où en était, il y a deux cents ans, la plus lettrée de toutes nos villes de province, la moins provinciale de toutes nos villes de France.

Plein de renseignements curieux, le livre de M. Jacquet est l’œuvre agréable d’un érudit sobre et discret ; d’un homme de goût dont le jugement est sûr et l’esprit vif et délicat.

Je finis par où j’aurais dû commencer : l’Académie ayant placé au premier rang, en tête des ouvrages couronnés par elle au concours Marcelin Guérin, la très intéressante Étude historique, de M. Henry Lemonnier, sur la condition privée des affranchis aux trois premiers siècles de l’Empire romain.

Comment s’opérait l’affranchissement ? quels étaient les rapports entre le patron et l’affranchi ? quels droits l’ancien esclave acquérait-il ? et à quelles incapacités restait-il soumis ? En un mot, les deux termes de la condition sociale étant la servitude et l’ingénuité, comment l’affranchi sortait-il de la première, et jusqu’à quel point pouvait-il se rapprocher de la seconde ?

Tel est le grave et intéressant problème que M. Lemonnier s’est posé, en prenant pour point de départ de son étude le règne d’Auguste jusqu’au Bas-Empire. Ancien élève de l’École des Chartes, agrégé de l’Université, docteur en Droit et docteur ès Lettres, M. Lemonnier était ainsi préparé, d’avance pour un grand travail qui exigeait les connaissances les plus variées. S’il examine les textes en juriste, il les contrôle en historien et les élabore en philosophe. Non content d’étudier pour lui la condition des affranchis au point de vue du Droit, M. Lemonnier, développant sa thèse et l’élargissant pour nous, s’attache à nous montrer l’état légal en face de l’état social. C’est là un des plus grands intérêts de son livre qui nous permet ainsi de suivre facilement la marche des idées, et les progrès accomplis pendant cette grande période de trois siècles.

Par l’étendue des recherches, par la sagacité de la critique, par la nouveauté des vues et le talent de l’exposition, ce livre a été jugé digne d’une première récompense que l’Académie lui décerne.

Lorsque, il y a huit ans, elle attribuait la moitié du prix. Langlois à la traduction, faite par M. José-Maria de Hérédia, d’un très curieux récit de la conquête du Mexique, écrit par un vieux soldat de Fernand Cortès et publié sous ce titre : Véridique Histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne, par le capitaine Bernai Diaz de Castillo, l’Académie avait regretté de, ne pouvoir lui décerner la totalité du prix. Ce regret, j’avais été chargé de l’exprimer ici publiquement. Ce qui a été différé n’a pas été perdu. M. de Hérédia a complété son travail avec le même talent, la même habileté et le même charme. Aimant aussi à compléter son œuvre, l’Académie décerne aujourd’hui à la seconde partie de la Véridique Histoire une récompense égale au prix qu’a déjà reçue la première.

L’autre moitié du prix Langlois est attribuée à une très bonne et très estimable traduction faite par M. Bonet-Maury, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, d’un livre qui se recommandait singulièrement à l’attention de l’Académie par le nom de son auteur et par l’étrangeté de son sujet. Ce livre est intitulé : L’Empereur Akbar. — Un chapitre de l’histoire de l’Inde au XVIe siècle par le comte A. de Noer.

Sous ce nom de Noer s’était réfugié en France le dernier des Augustenbourg, dépouillé de sa principauté du Holstein par le malheur des révolutions et par le droit cruel de la force. Si l’auteur est intéressant, le livre l’est peut-être encore davantage. Par un phénomène étrange, l’Inde musulmane eut, au XVIe siècle, trois empereurs philosophes, trois Marc-Aurèle, qui, par leurs vertus, se distinguaient comme une exception éclatante dans l’histoire de l’islamisme et de sa démoralisation.

La vie de pareils hommes était bien faite pour tenter un prince généreux, qui se plut à leur rendre justice. Ami des lettres, le travail était son soutien. Jusqu’à sa dernière heure, trop tôt venue, l’étude l’aida parmi nous à supporter la plus insupportable des douleurs : celle de l’exil ; dont les grandes âmes ne veulent pas qu’on les console.

Pouvant, cette année, disposer d’une somme de dix-neuf mille francs sur la fondation Montyon, l’Académie l’a répartie de la manière suivante :

Deux prix, de deux mille francs chacun ; quatre prix de quinze cents francs ; et neuf prix de mille francs.

Les deux prix de deux mille francs sont décernés :

L’un à M. G. Lanson, ancien élève de l’École normale supérieure, pour une étude sur Nivelle de la Chaussée et la comédie larmoyante ;

L’autre, à M. le colonel baron de-Vatry, auteur d’un traité en trois volumes sur la Théorie de la grande guerre, d’après le grand ouvrage de M. le général de Clausewitz.

Après avoir bravement servi son pays pendant la dernière guerre, et rempli ensuite les fonctions d’attaché militaire à Vienne, M. le colonel de Vatry a voulu rendre un nouveau service à la France en lui faisant connaître le plus important, le plus savant ouvrage qui ait été publié sur l’art de la guerre. S’il n’a que trop profité à nos ennemis, ce livre qui, en Allemagne, a immortalisé le nom du général de Clausewitz, pourra sans doute aussi nous profiter à notre tour ; c’est de lui, c’est de son auteur, qu’un de nos meilleurs généraux a pu dire : « Sa critique de la campagne de 1814 est un chef-d’œuvre, et, si nos chefs l’eussent méditée avant 1870, ils n’auraient pas commis dans cette guerre des fautes stratégiques irréparables. Ainsi l’étude de Clausewitz s’impose à nous pour comprendre le passé et pour préparer l’avenir. »

En se mettant au travail, en commençant la tâche qu’il a si heureusement accomplie, le colonel de Vatry ne se proposait d’abord que de faire une traduction de l’œuvre originale ; il a fait plus et il a fait mieux. Publié seulement après sa mort, l’ouvrage inachevé et trop touffu du général Clausewitz avait grand besoin d’être remanié et refondu, diminué et complété tout à la fois. Dans les huit volumes qu’il remplit, M. de Vatry a fait de larges et indispensables coupures ; pour le reste, il l’a condensé avec une rare habileté, jetant partout la lumière sur les parties obscures, et se livrant, suivant l’expression d’un de nos savants confrères, à un travail de clarification dont les Allemands ont été les premiers à reconnaître le mérite.

Une traduction pareille est une œuvre, et une bonne œuvre ! C’est du concours Montyon qu’elle relevait à ce titre.

Le livre de M. Lanson sur Nivelle de la Chaussée n’a aucun rapport avec celui du colonel de Vatry ; mais, dans des genres différents, tous deux se distinguent assez par des qualités supérieures pour que, sans les comparer l’un à l’autre, l’Académie les rapproche un moment dans une même récompense.

La Chaussée n’est pas un grand homme, et M. Lanson ne l’a pas surfait. Aucun de ses ouvrages ne pourrait aujourd’hui supporter l’épreuve de la représentation ; mais s’il n’a pas créé seul, comme on l’a souvent prétendu, entre la tragédie et la comédie, un genre moyen qu’on appelle la comédie larmoyante, ou le drame bourgeois, il a pris à son développement une part telle que M. Lanson a pu, sans exagération, faire remonter jusqu’à lui l’origine de ces drames intimes, de ces pièces à thèses dont notre théâtre contemporain s’est emparé avec un rare bonheur, avec un talent et un éclat incomparables.

L’ouvrage de M. Lanson est écrit avec beaucoup de finesse et d’esprit ; il témoigne d’une connaissance profonde de notre littérature dramatique ; il contient une foule d’aperçus intéressants et parfois nouveaux, sur le mouvement littéraire du XVIIIe siècle, et des études morales qui sont de tous les temps, même du nôtre.

Les quatre prix de quinze cents francs sont décernés à quatre charmants ouvrages qu’il ut lire et qu’on gâterait en les racontant. À l’intérêt du fond joignant tous la grâce de la forme, ils plaisent et ils intéressent ; les aventures sont différentes, l’esprit est le même, le bon esprit ; et, dans chacun d’eux, le bon goût et le bon sens, les bons conseils et les bons exemples, tout s’y trouve.

Ces quatre ouvrages sont :

L’Expérience du Grand-Papa, par M. Élie Berthet ;

Capitaine, par Mme Pascalis de Nanteuil ;

Vaillante ; ce que femme veut, par Jacques Vincent ;

La Tâche du petit Pierre, par Mme Charles Bigot.

Les neuf prix de mille francs sont décernés à des ouvrages de tous genres, qui, se distinguant les uns des autres par la variété des sujets, ont paru se recommander par un mérite à peu près égal :

Deux récits de lointains voyages, pleins de curieux détails et de tableaux émouvants.

Les îles Hawaï, par M. Marcel. Monnier, et Cinquante mille milles dans l’océan Pacifique, par M. Albert Davin.

Deux livres d’une étrangeté piquante, où la science positive et la science imaginaire sont mêlées à l’anecdote sans qu’elles se nuisent réciproquement, au contraire :

Aventures d’un petit garçon préhistorique en France, par M. Ernest d’Hervilly, et la Mesure du mètre, par M. W. de Fonvielle.

Deux volumes de grande morale, bien faits pour rehausser tous les cœurs, en glorifiant la droiture des uns et l’héroïsme des autres :

Cœurs droits, par Mme Calmon, et les Cœurs héroïques, par M. Gustave Derennes.

Un roman champêtre, idylle touchante dans laquelle un rare modèle de piété fraternelle enseigne presque trop le dévouement et le sacrifice, et un recueil de nouvelles d’une invention originale dont il faut louer la grâce aimable et les sentiments délicats :

La Folle de Virmont, par Jean Barancy, et Liaudette, par M. Gabriel Marc.

Enfin, un livre d’éducation pratique qui, sous la plume honnête d’une femme distinguée, s’est rempli de sages conseils, de bons exemples et d’utiles renseignements :

La Vie d’une femme du monde, par Mme Jules Samson.

Que de peine il nous a fallu, Messieurs, pour ne pas augmenter cette liste déjà si longue, quand tant d’autres ouvrages demandaient au moins qu’on les mentionnât avec estime : un troisième livre de voyages, intitulé Au Kurdistan, en Mésopotamie et en Perse, par M. Henri Binder ; un intéressant ouvrage, un peu trop personnel, consacré par M. G. de Salverte à l’histoire de l’honorable famille dont il porte si dignement le nom ; le Testament de Berthe, conte moral dont un ancien magistrat, M. Arthur Tailhand, est l’auteur ; Au Pays des Fées, par Mme Livet de Rochemont ; Fiancée, par Andrée Vaugenets, et une spirituelle étude sur Léon Gozlan, par M. Philibert Audebrand.

Depuis douze ans, le prix fondé par M. Archon-Despérouses s’est très honorablement adressé à des travaux de philologie et de linguistique ; avec non moins d’honneur, avec plus de raison même, il est appelé aujourd’hui à récompenser les poètes dont l’Académie française a naturellement à cœur de seconder les efforts et de consacrer les succès.

À peu près à la même époque, Mme Botta fondait un prix qui, dans sa pensée, devait d’abord encourager la publication d’ouvrages de morale et de philosophie sociale pour l’amélioration de la condition des femmes. Modifié une première fois, sans que le résultat répondît encore à l’attente de la donatrice, ce programme est désormais abandonné et, imitant l’exemple donné par M. Vitet, Mme Botta s’en est entièrement remise à l’Académie du soin d’employer, dans l’intérêt des lettres, le produit de sa donation.

Voulant, de son côté, rentrer autant que possible dans les intentions et dans les préférences de Mme Botta, l’Académie a décidé que, pour cette année du moins, l’arriéré disponible, qui s’élève à six mille francs, serait uniquement affecté à des ouvrages composés par des femmes.

Pour le prix Botta, comme pour le prix Archon-Despérouses, le résultat a pleinement justifié les décisions de l’Académie.

Cinquante-six poètes ont pris part au nouveau concours ouvert en leur faveur, et l’Académie, éprouvant l’embarras du choix, a eu quelque peine à se maintenir dans les limites que lui imposait le chiffre de la fondation.

Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, une longue analyse des œuvres couronnées. On n’explique pas les vers, on les lit ou on les écoute, et, s’ils sont bons, on les admire.

Sur les quatre mille francs dont elle pouvait disposer, l’Académie décerne trois prix :

Deux, de quinze cents francs chacun, à deux recueils qui se distinguent l’un de l’autre par des qualités presque contraires :

Rana, par M. le vicomte de Borrelli ;

Et la Lampe d’argile, par M. Frédéric Plessis.

La verve énergique et fière du commandant de Borrelli vous est déjà connue : à deux reprises j’ai eu l’occasion, qui m’est donnée encore aujourd’hui et que je saisis avec plaisir, d’honorer en lui le talent du poète et le courage du soldat.

Moins violent et plus tendre, M. Frédéric Plessis est un vrai poète dans la douce acception du mot, un poète délicat dont la muse, quelque peu grecque et latine, a aussi ses élans, sa force et son élégance. Ce vrai poète est en même temps un véritable érudit ; et si M. Frédéric Messis n’eût pas obtenu un prix Archon-Despérouses pour sa Lampe d’argile, il aurait pu y prétendre, à une autre époque, pour la savante étude qu’il a publiée sur Properce.

Un prix de mille francs est accordé à M. Émile Peyrefort, pour un volume de poésies qu’il a publié sous ce titre : Vision, charmant recueil d’une inspiration toujours élevée et dont on a pu dire que l’auteur était un poète paysagiste qui sait voir et faire voir.

Il a fallu s’arrêter là, en regrettant de pouvoir à peine citer, après ceux que l’Académie couronne, des poètes et des poésies qui semblaient dignes d’un meilleur sort.

En première ligne, je dois mentionner honorablement : les Soirs de défaites, par M. le marquis de Pimodan, dont le talent élevé n’est dépassé que par la grandeur de son patriotisme. Puis, la Légende d’un Peuple, poésies canadiennes, dont j’ai déjà nommé l’auteur : M. Louis Fréchette, ce jeune ami de la France et de l’Académie ; l’Âme nue, par M. E. Haraucourt ; les Villageoises, par Georges Gourdon ; Plein Air, par M. Antoine Bunand ; sans oublier le Rêve de l’Enfant, dont l’auteur, M. Lucien Empis, porte un nom qui d’avance appelait sur ses débuts l’intérêt et la bienveillance de l’Académie.

Le nouveau prix Botta ne pouvait être inauguré dans des conditions plus favorables, plusieurs ouvrages composés par des femmes s’étant fort à propos présentés à ce concours, comme si l’Académie les y eût spécialement conviés.

L’un d’eux... — celui-là mérite à coup sûr une attention particulière. Intitulé Pensées d’une Reine, il venait à nous sans bruit, comme tous les autres, signé d’un nom charmant mais modeste, qui voulait nous dissimuler sa véritable origine : Carmen Sylva ! Ce faux nom, déjà très célèbre, à Paris comme à Bucarest, aucun de nous ne l’ignorait.

Ces pensées étaient bien les Pensées d’une Reine ; d’une Reine amie des lettres et des arts, philosophe et poète ; femme avant tout, qui semble parler d’elle-même quand elle dit : « Il y a des femmes majestueusement pures comme le cygne : froissez-les : vous verrez leurs plumes se hérisser pendant une seconde, puis elles se détourneront silencieusement pour se réfugier au milieu des flots. »

Que Votre Majesté ne se détourne pas, Madame, et que vos plumes blanches ne craignent pas d’être froissées. Ce qu’elles ont écrit avec tant de grâce, ce que votre aimable esprit leur a dicté si délicatement, a reçu de l’Académie l’accueil que la Reine ne réclamait pas, mais que méritait l’auteur pour la noblesse de ses sentiments, comme pour la distinction de son style, d’une rare finesse et d’une élégance toute française.

Une médaille d’honneur, une grande médaille d’or est décernée par l’Académie aux Pensées d’une Reine.

Il n’y a plus de reines en France ; mais les femmes y règnent toujours. Elles y règnent à double titre, quand, à tout ce qui charme en elles, s’ajoute encore le talent.

Jamais, jusqu’à ce jour, pour aucune de ses nombreuses œuvres poétiques, Mme Anaïs Ségalas n’avait sollicité les suffrages de l’Académie ; pour la première fois aussi, Mme Arvède Barine venait nous demander la consécration des succès qui, depuis peu d’années, l’ont placée si haut dans l’estime du grand monde des Lettres.

Plus que de personne, on peut dire de Mme Arvède Barine qu’elle est tout à la fois un bon écrivain et un bon peintre. Dans un volume intitulé : Portraits de femmes, elle a déployé avec infiniment de grâce les qualités viriles d’un critique de premier ordre ; ces portraits de femmes écrits par une femme, se distinguant tous, depuis Mme Carlyle, jusqu’à sainte Thérèse, par l’étendue des connaissances, par la liberté et la largeur de l’esprit, par le bon sens et le bon goût, par la force et par l’élégance ; tandis que, dans un aimable recueil intitulé : Pensées pour tous, Mme Anaïs Ségalas nous offrait un des plus gracieux produits de son esprit toujours jeune, de son âme toujours tendre et fière.

À chacun.de ces ouvrages que Mme Botta aimerait à couronner elle-même, l’Académie décerne un prix égal de deux mille cinq cents francs.

 

Je n’ai plus, Messieurs, à vous entretenir que de trois prix d’un autre ordre qui, je l’ai dit souvent, doivent s’adresser non à des livres, mais à des écrivains, pour encourager leurs efforts, ou pour offrir à leur talent la plus grande des récompenses : le prix Vitet en première ligne ; et après lui, le prix Maillé-Latour-Landry, et le prix Lambert.

Le prix Lambert, de seize cents francs, est attribué, par moitiés égales, à un poète digne d’intérêt, M. Jules Ferrand, et à un honnête artiste, M. Léon Ricquier qui, en publiant de nombreuses méthodes d’enseignement, a mérité que l’Académie distinguât ses utiles travaux.

Le prix Maillé-Latour-Landry, de douze cents francs, est décerné sans partage «à M. Léon Séché qui, tout à la fois publiciste et poète, se recommandait particulièrement, comme MM. Jules Ferrand et Léon Ricquier, à l’attention de l’Académie et à ses encouragements.

Le prix Vitet enfin, si honorablement et si utilement fondé dans l’intérêt des Lettres !

Sur les six mille cinq cents francs qui se trouvaient cette année à sa disposition, l’Académie a commencé par en détacher quinze cents, pour récompenser un genre de travail dont le mérite, très réel, est surtout apprécié par les grands musiciens qui, étant les premiers à en profiter, sont ceux qui comprennent le mieux toute son importance.

Auteur d’un volume de vers qu’il a soumis à l’un de nos concours, M. Louis Gallet s’est distingué surtout comme compositeur de poèmes dramatiques, de livrets d’opéras, qui, tous, ont obtenu de légitimes succès, depuis la Coupe du Roi de Thulé, jusqu’à Patrie, son dernier ouvrage écrit sous la dictée d’un de nos meilleurs, d’un de nos plus brillants confrères.

En attribuant à M. Louis Gallet cette somme de quinze cents francs, l’Académie a voulu lui donner un témoignage d’encouragement et de sympathie.

Cela fait, et le prix Vitet restant fixé à la somme de cinq mille francs, l’Académie le décerne à un romancier.

Il y a trente ans à peine, quand le fondateur de ce prix, M. Vitet, recevait ici Jules Sandeau : « Le roman, lui disait- il, s’était bien introduit déjà dans nos rangs ; mais toujours à la suite d’autres œuvres, estimées moins légères, et de meilleure réputation. »

Après quelques paroles assez dures, et quelques jugements trop sévères peut-être, sur les œuvres et sur les hommes : « Par bonheur, ajoutait-il, l’Académie s’est aperçue, Monsieur, qu’en dehors de la foule quelques adeptes du roman échappaient à la contagion et osaient s’imposer encore certain frein et certain respect ; vous étiez dans leurs rangs, marchant comme à leur tête, les soutenant de votre exemple et consacrant votre talent à prévenir les naufrages, au lieu de pousser aux écueils. »

De ceux-là, Messieurs, plusieurs, choisis entre tous, sont entrés depuis lors dans la compagnie qui, très justement, en est fière.

Ce que disait M. Vitet en 1859, je pourrais le redire aujourd’hui à M. Ferdinand Fabre, quand l’Académie lui décerne une de ses plus grosses récompenses, récompense personnelle, doublement honorable pour son talent, et aussi pour son caractère.

Depuis son beau livre des Courbezon, que l’Académie couronnait en 1872, M. Ferdinand Fabre en a publié beaucoup d’autres, remarquables tous par l’intérêt de l’action dramatique, par l’élégance du langage et aussi par la modération, par la probité avec laquelle l’auteur, en s’attachant surtout à peindre des scènes de la vie cléricale, l’a fait sans violence et sans haine.

M. Ferdinand Fabre a vécu quelque temps parmi les prêtres, au petit séminaire de Saint-Pons, puis au grand séminaire de Montpellier. Ayant trouvé là de nombreux modèles, il s’en est servi pour faire, d’après nature, d’excellents portraits qui ont le rare mérite d’être ressemblants. Facilement, Messieurs, en grossissant outre mesure, en dénaturant à plaisir les traits de ceux qui, sans méfiance, l’avaient accueilli, aimé, protégé peut-être, M. Ferdinand Fabre fût arrivé, par le scandale, au plus lucratif des succès ; l’occasion lui en a été offerte ; il n’a pas voulu l’accepter ; non que, las d’être heureux, il trouvât, comme Sandeau vous le disait tout à l’heure, qu’on vît trop longtemps et qu’on meurt trop tard ; mais estimant, à son exemple, que l’argent coûte trop cher s’il faut qu’un honnête écrivain lui sacrifie jamais ce qu’on doit respecter toujours : le bon goût, la justice et la vérité.

M. Ferdinand Fabre avait raison de penser ainsi ; mais je découragerais nos lauréats si je ne me hâtais d’ajouter que, par l’honnête travail, on arrive aussi sûrement à la fortune et à la gloire.