Rapport sur les concours de l’année 1880

Le 5 août 1880

Camille DOUCET

ACADÉMIE FRANÇAISE.

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 5 AOUT 1880.

RAPPORT

DE

M. CAMILLE DOUCET

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1880.

 

 

Messieurs,

Il y a aujourd’hui deux ans, l’Académie était conviée à l’inauguration d’une statue que la ville de Mâcon élevait à la gloire de Lamartine ; occasion favorable, qui fut saisie avec d’autant plus d’empressement que, jusqu’alors, par suite de circonstances regrettées, l’éloge d’un de ceux qui méritaient le plus qu’on les louât n’avait pu être prononcé dans aucune de nos réunions publiques.

Cette fois pourtant, Messieurs, cette fois encore, par une sorte de fatalité persistante, l’expression de notre hommage ne put se faire entendre dans une cérémonie à laquelle l’Académie avait le droit, le devoir et la volonté de prendre part.

Un de nos meilleurs confrères, un poète digne d’en célébrer un autre, un grand ami de Lamartine, avait accepté, revendiqué même pour lui, l’honneur d’être, à cette fête, l’interprète de la Compagnie.

Au dernier moment, et quand il touchait aux portes de Mâcon, retenu par la maladie, vaincu par la souffrance, M. de Laprade ne put aller jusqu’au bout, et, de nouveau, l’Académie, à son chagrin, presque à sa honte, fut privée de saluer, au pied de la statue du poète, une mémoire chère, glorieuse et respectée.

On nous l’a reproché peut-être ; nous le regrettions trop nous-mêmes pour que ce reproche fut mérité.

Si l’Académie est en retard avec M. de Lamartine, elle est plus en avance avec une autre mémoire qui, pour lui moins appartenir, ne laissait pas que d’avoir des droits sur elle. À deux reprises déjà, elle a honoré celui que Corneille appela un jour son père et qui, au contraire, dans Corneille, et avec raison, reconnut toujours son maître.

Mise au concours en 1811, la Mort de Rotrou inspira de charmants vers à l’aimable auteur du Poète mourant et de la Chute des feuilles ; à ce jeune Millevoye qui, bientôt après, allait mourir aussi dans sa fleur.

Cinquante ans plus tard, deux voix éloquentes s’élevaient, au nom de l’Académie, devant le monument nouveau que, dans sa reconnaissance, la ville de Dreux consacrait à l’illustre auteur de Venceslas  t de Saint-Genest, au magistrat courageux qui mourut chez elle et pour elle.

Rotrou était à Paris quand éclata dans sa ville natale cette épidémie devenue célèbre. Il part, il reprend son poste à la tête de ses concitoyens décimés, et, aux Parisiens qui le rappellent, aux amis qui s’efforcent de l’arracher au danger, il se contente de répondre : « Qui de vous peut me promettre une plus belle occasion de mourir ? » Le lendemain, il était mort !

Pour honorer deux grands poètes qui furent tous deux de grands citoyens, pour achever de s’acquitter envers l’un, pour commencer à payer à l’autre un arriéré d’hommage et d’admiration, l’Académie propose l’Éloge de Rotrou, comme sujet du prix d’éloquence qui sera décerné en 1882.

Comme sujet du prix de poésie, qui sera décerné en 1881, elle a choisi Lamartine.

Ce nom, à lui seul, est tout un programme. Jamais les concurrents n’auront une occasion meilleure de faire, sous une invocation si haute, l’éloge de la poésie et l’apologie du poète.

En attendant, Messieurs, ce n’est ni à un grand poète ni à un grand tragique, c’est à l’aimable auteur de deux romans qui ont eu leur gloire et de plusieurs comédies charmantes qui enrichissent encore le répertoire de notre première scène française, c’est à Marivaux enfin que devaient, cette année, s’adresser les éloges des candidats au prix d’éloquence.

Trente manuscrits nous ont été présentés.

En les lisant, notre pensée se reportait avec tristesse vers un excellent confrère qui, récemment, publiait, sur la vie et les œuvres de Marivaux, une savante notice pleine de documents curieux, inédits jusqu’alors. M. Édouard Fournier n’avait pas pris part à notre dernier concours. Souvent couronné par l’Académie, il pouvait désormais avoir une ambition plus haute ; mais son travail n’aura pas été inutile aux concurrents et leur reconnaissance peut s’ajouter au regret que nous a causé la mort prématurée de ce galant homme.

Après un long et sérieux examen des trente discours qui se disputaient ses suffrages, l’Académie en a d’abord retenu quatre qui, par des mérites divers, semblaient plus ou moins dignes de fixer son attention : ils portaient les numéros 4, 19, 29 et 30.

Très supérieur aux trois premiers, se séparant d’eux et s’en distinguant par de grandes qualités de composition, d’ordonnance et de forme, rentrant mieux enfin, et à tous égards, dans les conditions du programme, c’est le discours inscrit sous le numéro 30 qui l’a emporté, c’est lui que l’Académie couronne.

M. de Lescure en est l’auteur.

Au lieu de se borner à faire un éloge de Marivaux, comme il le devait peut-être, l’auteur du numéro 19 a composé une longue étude, une œuvre complète, un gros volume qu’il pourrait publier sous ce titre : Marivaux, sa vie et son temps. On y remarquerait avec plaisir une série d’analyses bien faites, et leur développement excessif n’aurait plus alors aucun inconvénient.

Presque tous les autres manuscrits méritaient le même reproche.

Les concurrents étaient bien prévenus cependant, et, pour ma part, depuis quatre ans, je n’avais cessé de leur dire : « Ce n’est pas un livre, c’est un discours qu’on vous demande. » Pas du tout ! avertissements, injonctions, prières, rien n’a été entendu.

Aujourd’hui, Messieurs, la voix de l’Académie sera plus puissante et plus écoutée que la mienne.

Si l’Académie persiste à renfermer les concurrents dans certaines limites, ce n’est pas, croyez-le bien, par routine, par entêtement et encore bien moins, à coup sûr, par une taquinerie mesquine qui serait indigne d’elle. L’Académie se doit à elle-même de respecter et de faire que l’on respecte un genre qui lui est propre ; dans lequel, depuis deux cents ans, et de nos jours encore, se sont illustrés tant de maîtres en l’art d’écrire.

Nous avons appris d’eux qu’en conservant le caractère oratoire et en dédaignant de s’engager dans les menus détails de la biographie et de la bibliographie, l’éloge académique se distingue surtout par une certaine mesure et une certaine réserve, par le scrupuleux souci de se contenir au lieu de se répandre ; par le goût enfin et par la méthode ; en suivant fidèlement un ordre qui détermine le choix, l’emplacement et la liaison des parties. Ces derniers mots sont de Voltaire.

« Jeune homme, disait à ce propos notre illustre confrère Sainte-Beuve, en feignant de s’adresser, au nom de l’Académie, à un concurrent imaginaire, débitez-nous Un discours élégant, agréable, justement mesuré, où tout soit en cadence et qui fasse un tout ; où la pensée et l’expression s’accordent, s’enchaînent ; dont les membres aient du liant, de la souplesse, du nombre ; un discours animé d’un seul et même souffle. »

Avant lui, M. Villemain, qui donnait toujours l’exemple, avait aussi donné le précepte, en présentant comme le modèle du genre « une œuvre d’esprit et de goût qui plaît dans sa juste mesure de savoir littéraire bien choisi et d’élégante brièveté ».

L’élégante brièveté, Messieurs, nous l’avons trouvée dans le discours de M. de Lescure plus qu’ailleurs ; nous voudrions la trouver partout.

N’ayant pas le pouvoir de décréter l’élégance, l’Académie, du moins, use de son droit en décrétant aujourd’hui la brièveté.

De même que pour le prix de poésie, une limite de trois cents vers est imposée aux concurrents, une limite, plus difficile à préciser et à définir, demandait à leur être assignée désormais pour le concours du prix d’éloquence.

Lu devant vous, le discours de M. de Lescure ne dépasserait guère une heure ; c’est la durée normale de ceux que chaque élu vient prononcer ici pour sa réception et, dans le format officiel des documents de l’Institut, il en est peu qui, à l’impression, doivent remplir plus de trente pages.

L’Académie n’en demande pas plus, et, dorénavant, tout le monde étant bien et dûment averti, elle n’en acceptera pas davantage.

À quel portrait ne suffira pas un pareil cadre ; à quel mérite un éloge de cette longueur pourrait-il ne pas suffire ?

Tous ces éloges, faits ou à faire, nous amènent naturellement au principal objet de notre réunion ; je n’ai pas dit au plus attrayant ; il aura son tour. Quand j’aurai rempli ma tâche et proclamé le résultat de nos concours littéraires, vous entendrez, Messieurs, vous aurez le plaisir d’entendre quelques fragments du discours que l’Académie a couronné. Notre jeune président[1] vous parlera ensuite de la vertu, en homme à qui rien d’humain n’est étranger, aurait dit Térence ; — avec son esprit et son cœur.

Trois de nos prix, trois de ceux qui, par leur importance morale et matérielle, se placent d’eux-mêmes au premier rang, le prix Gobert, le prix Thiers et le prix Thérouanne, ont été attribués à des travaux historiques d’un mérite réel et d’une rare distinction.

L’Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV n’est pas encore terminée ; le quatrième et dernier volume paraîtra bientôt et les trois premiers, qui comprennent la période de 1643 à 1650, suffisent pour faire apprécier la grande valeur de cet ouvrage, dont j’aime à nommer ici l’éminent et respectable auteur, M. Chéruel. C’est à lui, c’est à son excellent travail que l’Académie décerne le grand prix Gobert, dont le montant s’élève à près de dix mille francs.

En traitant le même sujet, en étudiant la même époque, presque tous les historiens ont négligé les lettres et les carnets de Mazarin, qui leur eussent fourni des indications utiles. M. V. Cousin avait connu les carnets et s’en était servi ; mais seulement pour la première année de la régence d’Anne d’Autriche et les intrigues de la cabale des Importants ; alors que ces documents, conservés à la Bibliothèque nationale, s’étendent jusqu’en 1651. De leur côté, les lettres qui embrassent tout le ministère du cardinal avaient été consultées par M. Chantelauze, mais seulement pour une question restreinte, se rattachant au chapeau et aux négociations du cardinal de Retz.

M. Chéruel a fait plus : dans les lettres et dans les carnets, il a puisé des deux mains et, sur toute la période de la minorité de Louis XIV, il a trouvé des renseignements précieux restés dans l’ombre jusqu’à ce jour, inédits, presque inconnus, qu’avec sa grande compétence il a su mettre en lumière et qui, grâce à lui, éclaireront désormais des points obscurs de la grande politique française de Mazarin en Italie et de sa politique italienne dans les coulisses de la cour de France.

Le second prix Gobert, disais-je ici l’an dernier, est attribué à un très bon livre de M. l’abbé Mathieu, professeur au séminaire de Pont-à-Mousson : l’Ancien Régime dans les provinces de Lorraine et Barrois, un de ces rares ouvrages qui, sous un titre modeste, ont le grand mérite de tenir plus qu’ils ne promettent.

À ce très bon livre de M. l’abbé Mathieu, qui a le grand mérite de tenir plus qu’il ne promet, l’Académie, cette année encore, ainsi qu’elle peut le faire aux termes de la fondation, décerne le second prix Gobert.

Dans un ouvrage de courte étendue, mais d’importance considérable, M. Charveriat a exposé avec clarté, avec autorité, et sans que rien d’essentiel y manque, les causes, les détails et les résultats de la guerre de Trente ans. Au récit des faits joignant le portrait des hommes qui, avec l’épée ou avec la plume, ont lutté dans ce long tournoi, souverains, ministres, négociateurs, généraux, il les fait tous revivre à nos yeux : Gustave-Adolphe et Oxenstiern, le cardinal de Richelieu et le baron de Tilly ; Walslein et Bernard de Weimar, Guébriant et Condé, Turenne enfin Turenne au début, à l’aurore de sa glorieuse carrière !

Intéressant comme un drame, dont il a le mouvement et le charme, ce livre atteste dans son auteur une solide érudition.

L’Académie décerne le prix Thiers à M. Charveriat.

Le prix Thérouanne est partagé inégalement entre deux ouvrages qui ont particulièrement attiré l’attention de l’Académie.

Deux mille cinq cents francs sont attribués à M. Ernest Lavisse pour ses Études sur l’histoire de Prusse ; le surplus (1,500 fr.) étant accordé à l’Histoire de la monarchie de Juillet, par M. du Bled.

À un point de vue dont l’originalité n’exclut pas l’exactitude, M. Ernest Lavisse explique bien et fait bien comprendre la formation et les accroissements successifs d’une puissance redoutable dont nous ne connaissons que trop la force. Rien, dans son livre, n’est de nature à blesser notre patriotisme : il l’émeut pourtant ; mais il nous instruit et nous éclaire. C’est l’œuvre sérieuse, savante et utile d’un bon historien et d’un bon Français.

En couronnant les Études de M. Lavisse sur l’histoire de Prusse, l’Académie a imité l’impartialité de leur auteur.

Quoiqu’ils soient d’hier, les événements que raconte son Histoire de la monarchie de Juillet, M. du Bled n’a pu les voir, et je l’en félicite. Il connaît bien les faits : ses récits sont exacts, vivants, rapides, animés, pleins d’intérêt. Connaît-il aussi bien les hommes, les grands hommes qui s’illustrèrent alors par leur talent et leur courage, par la hauteur et l’éclat de ces débats parlementaires dont l’équitable histoire honorera le souvenir ?

Au-dessous, et presque à côté des excellents livres de M. Lavisse et de M. du Bled, l’Académie avait remarqué un curieux volume intitulé : Étude historique sur le maréchal Fabert, dont M. Bourelly est l’auteur.

Un seul volume, en effet, a paru jusqu’à ce jour et le mérite de l’ensemble ne peut encore être apprécié complètement ; mais déjà, dans le récit touchant de la vie de son héros, l’auteur nous apprend ce qu’il fallait alors de valeur, de travail, de persévérance, de génie, à un homme sorti des rangs inférieurs de la société, pour parvenir aux honneurs suprêmes de la carrière militaire. Né en Lorraine dans les derniers jours du XVIe siècle, Fabert est le premier roturier qui soit devenu maréchal de France. La France garde sa gloire ; sa statue est restée à Metz.

L’Académie accorde une mention honorable à M. Bourelly pour cette intéressante étude, qui mérite d’être achevée.

Le luxe est-il un bien ou un mal ? s’est-on demandé de tout temps ; est-ce une action salutaire ou une action malfaisante qu’il exerce sur les sociétés et sur les individus ? Est-il un vrai besoin de l’âme humaine ? a-t-il contribué à l’élever ou à la corrompre ?

Si les premiers prédicateurs chrétiens l’avaient combattu, si, après eux, de sages moralistes avaient voulu le proscrire, des voies éloquentes et libérales s’élevèrent souvent pour sa défense ; Voltaire, il est vrai, fut quelque peu conspué lorsque, dans son célèbre conte, le Mondain prit fait et cause pour le luxe, pour le superflu, chose si nécessaire !

La question semblant insoluble, notre confrère M. Baudrillart, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, s’est d’autant plus attaché à la résoudre. Pour la première fois, en 1866, avec l’autorité d’un érudit et d’un philosophe, d’un économiste et d’un historien, il abordait le sujet dans sa chaire du Collège de France ; il achève aujourd’hui de le traiter en publiant le quatrième et dernier des volumes qu’il a consacrés à cette savante et curieuse étude.

Loin de le condamner d’avance et de parti pris, comme les rigoristes ; loin de ne voir dans le luxe qu’une superfluité malsaine, M. Baudrillart, estimant en principe que tout dépend de l’usage qu’on en fait, repousse d’abord comme dangereux ce luxe abusif qui, avec la corruption du goût amène celle des mœurs ; mais, en revanche, quand le luxe est un des éléments du bien-être qu’il importe de généraliser le plus possible, il n’hésite plus ; il en reconnaît, il en proclame l’utilité. « Moralement, dit-il, on ne doit accepter que le luxe relatif et permis qui suscite réellement le travail et tend à créer plus de capital qu’il n’en produit. »

Le mauvais luxe est le mauvais usage du superflu, a dit un moraliste contemporain ; M. Baudrillart le répète à son tour, et le consacre. C’est la saine conclusion du beau et bon livre qu’il a mis courageusement quatorze années de sa vie à écrire et dont la lecture instructive est pleine d’intérêt et de charme.

L’Académie décerne, sans partage, la totalité du prix Bordin à M. Baudrillart, c’est-à-dire à l’Histoire du luxe public et privé, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours.

Le prix Marcelin Guérin était disputé cette fois par des concurrents si sérieux, par des œuvres d’un mérite si distingué, qu’il a fallu le partager entre les trois plus dignes, sans que, pour chacun des lauréats, l’honneur en fût diminué.

Deux prix, de deux mille francs chacun, sont attribués à la Mythologie de la Grèce antique, par M. Decharmes, et au travail de M. Paul Stapfer sur Shakspeare et l’antiquité ; le troisième prix étant décerné à M. Ernest Bertin pour un piquant volume intitulé : les Mariages dans l’ancienne société française.

Tandis que, depuis Benjamin Constant, qui en donna l’exemple, mais qui plus tard se reprocha de l’avoir fait, tant d’écrivains, en France et à l’étranger, ont aujourd’hui des systèmes fixes et préconçus, les uns sur l’histoire, les autres sur l’origine des religions et sur les religions elles-mêmes ; le livre, l’excellent livre de M. Decharmes, la Mythologie de la Grèce antique, se distingue précisément par l’absence de parti pris et de prévention systématique. Équitable avant tout, cet ouvrage, qui nous manquait en France, est, à la fois, sérieux et charmant. À la solidité de ses jugements il joint le rare mérite d’une forme pure, correcte et très élégamment littéraire.

Le savant ouvrage de M. Stapfer, dans sa première partie surtout qu’il consacre à l’analyse des pièces que l’antiquité grecque et l’antiquité latine ont inspirées au grand poète tragique de l’Angleterre, contient des vues d’art supérieures, de sages critiques, de fines analyses et des jugements définitifs. L’état actuel de la polémique sur Shakspeare y est exposé en détail, avec une lucidité remarquable ; mais le dernier mot n’est pas dit pour cela ; engagée depuis longtemps, la lutte des opinions contradictoires durera longtemps encore et la critique se perdra toujours à rechercher inutilement si Shakspeare avait ou non la tradition d’Aristote ; si, l’ayant connue, il s’en écartait à dessein ; s’il savait l’histoire, et pourquoi, la sachant, tant d’anachronismes, tant d’inexactitudes de temps et de lieu, tant de manquements à la vérité locale faisaient douter qu’il l’eût apprise. Shakspeare avait l’instruction moyenne de son temps, a dit un de nos confrères ; mais, ce qu’il avait appris, il l’animait du souffle de son génie. Tout est là : c’est à l’étude de ce génie que M. Stapfer s’est attaché, et nous lui devons un livre d’un intérêt puissant, d’une grande érudition et d’un charme plus grand encore.

Un livre sur les Mariages dans l’ancienne société française devait naturellement contenir des détails assez piquants pour qu’on pût le trouver trop satirique, l’accuser même de manquer de bienveillance et d’impartialité. L’auteur s’en défend, et j’aime aussi à l’en défendre. Ce n’est pas dans les mémoires secrets, dans les chroniques scandaleuses, encore moins dans les commérages d’une société corrompue, qui ne s’en privait pas du reste, que M. Ernest Berlin a puisé ses informations. En recherchant les motifs qui décidèrent longtemps des mariages dans les familles nobles, il a étudié sous cet aspect nouveau la constitution et l’esprit de l’ancienne société française, et, par la force des choses, il a été amené à décrire les manèges, les intrigues, les incidents et les péripéties de la comédie matrimoniale, ainsi que la physionomie et les sentiments des personnages qui y jouaient leur rôle. S’il arrive alors parfois que la comédie dégénère et qu’elle aille jusqu’à la satire, la faute en est aux mœurs, et non à leur historien.

C’est à Saint-Simon surtout et à madame, de Sévigné que M. Bertin a demandé des confidences, en ayant soin toujours de les soumettre au contrôle de l’honnête Dangeau, dont l’esprit exact et l’humeur débonnaire corrigeaient d’avance ce qu’il pouvait y avoir d’excessif dans la verve endiablée du fier duc et dans la malicieuse finesse de l’inimitable marquise.

Jusqu’ici, Messieurs, l’Académie n’avait qu’un prix de traduction, le prix Langlois, à décerner tous les ans. Tous les trois ans, et à partir d’aujourd’hui, elle y ajoutera désormais un prix de trois mille francs dont Mme Jules Janin a doté les lettres, en souvenir de l’aimable et spirituel écrivain dont elle portait le nom et dont elle a voulu perpétuer la mémoire en l’honorant par un bienfait.

Destiné à la meilleure traduction d’un auteur latin, ce prix a été convoité par de nombreux candidats. Jules Janin, vous le savez, était l’intime ami d’Horace, qu’il avait même traduit à sa manière, avec beaucoup de grâce et d’esprit. Provoquées par son appel posthume, les traductions d’Horace ont abondé dans ce concours ; l’Académie en a distingué plusieurs, deux notamment, d’une correction élégante et agréable que je commence par mentionner ici en son nom : l’œuvre entière d’Horace traduite en vers par M. Charles Chautard, et les satires, également traduites en vers par M. Gustave Asse, conseiller honoraire à la cour d’appel de Rouen.

Ayant commencé, lui aussi, par traduire Horace, traducteur aujourd’hui des satires de Perse et de Juvénal, M. Cass-Robine reçoit de l’Académie un prix de deux mille francs sur la fondation Janin, dont le surplus est attribué à la traduction en vers des poésies de Catulle par un jeune écrivain renommé à Marseille et que Paris commence à connaître : M. Eugène Rostand.

On a beaucoup loué et blâmé un peu M. Rostand d’avoir pris la peine de traduire Catulle, vers pour vers : c’est un grand effort dont, en principe, l’utilité peut être contestable, mais qui souvent a permis à M. E. Rostand d’atteindre avec bonheur à cette précision poétique qui est l’idéal de la traduction.

Dans l’accomplissement de son œuvre, M. Rostand a été très utilement secondé par le concours et les conseils, consilio manuque, dirait le barbier de Beaumarchais, d’un savant modeste, M. E. Benoist, professeur de poésie latine à la Faculté des lettres de Paris, où il a l’honneur de remplacer celui qui fut son maître et le nôtre, M. Patin. Après avoir mis au service de son collaborateur un texte nouveau du poète latin, revu d’après les travaux récents de la philologie, M. Benoist y a joint un commentaire critique et explicatif d’une érudition profonde et d’un puissant intérêt.

Estimant, de son côté, que l’intérêt du traducteur est parfois en désaccord avec celui de l’original et que ce qui sert à l’un peut trop souvent nuire à l’autre, M. Cass-Robine, en traduisant tour à tour Horace, Perse et Juvénal, s’est étudié à calquer pour ainsi dire le texte latin, à le suivre pas à pas, mot par mot, en respectant même ses inversions et en les reproduisant avec une rigoureuse exactitude. Ainsi faisaient Montaigne et Rabelais, deux grands modèles. Je dois ajouter que le système contraire a été pratiqué, de nos jours, avec bonheur aussi et avec éclat, par des maîtres qui ont fait école, par M. Villemain surtout et M. Cousin, comme par MM. Burnouf et de Rémusat.

Selon M. Cass-Robine, le rôle d’un traducteur n’est pas de montrer ce qu’un poète comme Juvénal aurait dit en français, mais de constater ce qu’il a dit en latin. Voilà donc ce qu’il a voulu faire et ce qu’il a fait. « Sa phrase, écrivait un savant critique[2], est si parfaitement ajustée sur le vers latin, que, derrière chaque mot, on sent reparaître le mot du texte. Au tour serré de la période, on reconnaît le tour de l’original, qu’elle dessine en le modelant, et un homme qui aurait su son Horace par cœur pourrait, avec la seule traduction de M. Cass-Robine, le retrouver au fond de sa mémoire. »

Ayant ainsi fait une large part aux poètes latins et à leurs traducteurs, l’Académie s’est trouvée plus libre pour le concours Langlois. Elle en partage le prix entre deux ouvrages qui eussent mérité l’un et l’autre qu’on le leur donnât tout entier.

Le premier est une traduction de la Géographie de Strabon par le savant bibliothécaire de l’Institut, M. Amédée Tardieu, œuvre considérable, en trois volumes compacts, qui a demandé à son auteur plus de quinze années de travail. Depuis un demi-siècle, la critique s’est beaucoup occupée de Strabon ; elle en a éclairci le sens et renouvelé le texte. M. Tardieu s’est tenu au courant de tous ces travaux, il les a étudiés avec conscience et il nous en fait profiter. Sa traduction n’a pas seulement le mérite d’être exacte, elle est précise, nette, élégante. On la consultera avec fruit, on la lira avec plaisir.

L’autre ouvrage est la Véridique histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne, de Bernal Diaz, traduite par un jeune poète espagnol, qui est un poète français, M. José-Maria de Hérédia.

Dans les dernières années de sa vie, un vieux soldat de Fernand Cortès s’avisa d’écrire, pour son usage et pour son plaisir, le récit de la conquête du Mexique à laquelle il avait pris part. Il le fit sans aucune prétention littéraire, disant tout bonnement les choses comme il les avait vues, et rapportant toutes ses impressions comme il les avait éprouvées. Beaucoup ressemblaient alors à Bernai Diaz ; ce n’est donc pas seulement un homme, c’est un temps, c’est une époque que son histoire nous fait connaître. Pour mieux rendre une langue qui a quelque peu vieilli, M. de Hérédia a eu la bonne pensée de vieillir aussi son style, à la façon dont on écrivait en France dans le XVIe siècle. Cette imitation, qui ne constitue pas un pastiche, est discrètement faite, avec beaucoup d’à-propos, d’habileté et de charme. Le vieux soldat de Cortès revit là tout entier ; c’est l’original lui-même que nous croyons voir et que nous aimons à entendre.

Consacré par l’Académie à récompenser des travaux d’érudition et de philologie française, le prix de quatre mille francs dû à la générosité de M. Archon-Despérouses est partagé entre deux ouvrages d’un rare et incontestable mérite.

C’est d’abord une édition nouvelle des Remarques de Vaugelas sur la langue française, publiée par M. Chassang, inspecteur général de l’Université et déjà lauréat de l’Académie. Non seulement les remarques de Vaugelas nous font bien connaître l’état de notre langue au commencement du XVIIe siècle, mais elles ont été le point de départ d’un grand travail grammatical dont la langue française a particulièrement profité. M. Chassang a revu le texte sur l’édition que Vaugelas publiait trois ans avant de mourir ; il y a joint les remarques de Thomas Corneille, celles de Patru et les observations de l’Académie française. Il a été assez heureux pour découvrir dans un manuscrit de l’Arsenal quelques remarques inédites qu’il a recueillies ; il a éclairci les obscurités de l’auteur par quelques notes discrètes et savantes ; il a trouvé enfin dans les papiers de Conrart, où l’on trouve tant de choses, une clef manuscrite faite sous ses yeux et qui, en nous apprenant le nom des personnages dont Vaugelas veut parler, donne plus de piquant à ses citations. Fort intéressante en elle-même, la publication de M. Chassang l’est surtout pour l’Académie, à qui elle restitue dans sa pureté un monument domestique : « C’est, dit M. Chassang, une véritable enquête sur la langue française qui a rempli tout le XVIIe siècle et qui, commencée dans la petite chambre de Malherbe et dans le salon bleu de l’hôtel Rambouillet, a été close par les décisions collectives de l’Académie. »

L’autre ouvrage, également récompensé, est le Livre des Métiers, qu’Étienne Boileau composa au XIIIe siècle, par ordre de saint Louis. Il fait partie des publications que la ville de Paris a entreprises pour éclairer son histoire. Le texte a été revu, avec beaucoup de soin, sur les meilleurs manuscrits, par MM. René de Lespinasse et François Bonnardot, anciens élèves de l’École des Chartes, qui s’en sont partagé le travail : M. de Lespinasse, dans une longue et savante introduction, a fait un curieux tableau des corporations qui remplissaient Paris au XIIIe siècle ; M. Bonnardot a joint au texte un excellent glossaire qui non seulement nous fait mieux connaître les termes spéciaux dont se servaient les diverses industries, mais qui souvent ajoute encore à la connaissance de la langue générale. Chacun a fait sa part avec un égal mérite.

Sans que j’ose dire qu’il touche à son terme, mon rapport avance assez, Messieurs, pour que je n’aie plus à solliciter de vous que quelques moments de patience et d’indulgente attention. Je finirai bientôt, en proclamant le résultat du concours Montyon et les récompenses décernées aux ouvrages utiles aux mœurs.

Voici d’abord trois prix d’un ordre particulier, qui, à des degrés différents, ont pour objet de soulager ceux qui souffrent, d’encourager ceux qui travaillent, et d’honorer les parvenus que leurs succès et leur mérite ont signalé à la faveur du public comme aux suffrages de l’Académie.

En 1874, le prix d’éloquence était décerné, pour un remarquable Éloge de Bourdaloue, à M. Anatole Feugère, qui, depuis, professeur suppléant au Collège de France, se distingua, à son tour, dans la chaire de notre excellent et regretté confrère M. de Loménie. Le titulaire et le suppléant furent enlevés bientôt à peu de distance l’un de l’autre, et, le jour même où la mort frappait le plus jeune, en plein bonheur et en plein talent, Mme Feugère mettait au monde un fils à qui son père n’a pu léguer qu’un nom cher aux lettres et un souvenir honoré de tous.

Le prix Lambert, dont l’importance morale augmente la valeur, est attribué par l’Académie à la veuve si intéressante de M. Anatole Feugère.

Le prix d’encouragement fondé par M. le comte Maillé de Latour-Landry est alloué à un écrivain que, depuis plusieurs années, une maladie cruelle retient sur son lit de douleur, à M. Henry de la Madelène, auteur de plusieurs romans dont l’un, la Fin du marquisat d’Aurel, avait été, en 1879, distingué par l’Académie.

Le prix Vitet enfin, un gros prix qui, cette année, ne s’élève pas à moins de 6,400 fr., et qui compte encore plus qu’il ne pèse, son illustre fondateur ayant demandé qu’il fût employé dans l’intérêt des lettres, est décerné par l’Académie à deux lettrés, bien connus d’elle, qui se sont distingués à la fois, l’un et l’autre, comme poètes, comme auteurs dramatiques et comme romanciers : MM. André Theuriet et Albert Delpit.

Comme d’habitude, cent ouvrages, plus ou moins utiles aux mœurs, étaient présentés, cette année, au concours Montyon.

L’Académie en couronne dix. Elle en avait d’abord distingué vingt autres dont je voudrais au moins citer les titres.

Mes Pensées, par Mme Calmon, forment un charmant recueil, dont la lecture, qui fait songer, est à la fois douce, saine et agréable.

Le voyage, de M. Lucien Bonnemère, à travers les Gaules, est un livre instructif, fort intéressant. L’inconsolée, par M. Barbé, est une histoire d’hier, triste et touchante, qui fera couler bien des larmes.

Voici enfin quatre volumes qu’on eût voulu pouvoir couronner : les Amis de Dieu au XIVe siècle, par M. A. Jundt ; Eustache Deschamps, par M. Sarradin ; Patrons et Ouvriers de Paris, par M. A. Fougerousse ; Lettres aux mères de famille sur l’éducation, par feu M. L. Liebrich, dont ses amis ont honoré la mémoire en publiant, après sa mort, cet intéressant recueil, plein de bons et utiles conseils.

 

Tout à l’heure, en finissant, je vous parlerai, avec quelque détail, du poète inconnu que l’Académie a couronné. En attendant, Messieurs, deux tout petits recueils de vers méritent ici une mention particulière : les Premiers Chants, par Mlle Céline Renard et surtout les Poésies posthumes de M. Henri-Charles Read.

Mort à dix-neuf ans, le jeune homme qui a écrit ces vers promettait d’être un vrai poète ; il l’était déjà ; il en avait le cœur et l’instinct ; il en avait l’art et la science. En réunissant les premières poésies de cet aimable enfant, notre ami François Coppée les a présentées au public avec autant de goût que d’émotion et de grâce, dans quelques vers exquis dont voici du moins la première strophe qui vous fera désirer les autres :

Celui qui fit ces vers est mort à dix-neuf ans !
— Tel l’amandier précoce, au début du printemps,
Meurt, pour une neige qui tombe.
Il ne reste de lui que ce bouquet glané,
Et d’une main pieuse, ainsi qu’un frère aîné
Je viens le poser sur sa tombe.

Les pièces de théâtre ne sont guère du domaine de nos concours. C’est au public réuni qu’il appartient surtout de les juger. Cette année pourtant, on en a présenté deux au concours des ouvrages utiles aux mœurs : Madame Daroles, ou le Secret de l’amiral, drame en quatre actes, par M. de Valbezen ; le Châtiment, drame en cinq actes, par M. G. Rivet.

Joué plus de cent fois de suite sur une scène modeste, mais qui, étant utile, aurait le droit d’être fière, sur le théâtre de Cluny, le Châtiment a déjà reçu sa récompense.

Le drame de M. de Valbezen, au contraire, n’a été représenté qu’une fois ; mais il a eu l’honneur de contribuer grandement à une belle et bonne action ; son aimable et spirituel auteur, que l’Académie connaît bien, l’ayant fait monter lui-même, à ses frais, pour être joué, le 3 avril 1875, sur l’ex-théâtre Ventadour, au profit de la Société des Alsaciens-Lorrains.

Le succès en fut très grand et très fructueux ; plus fructueux et plus grand pour les bénéficiaires que pour le généreux auteur, qui n’a oublié que lui, en pensant aux autres.

Dans le concours Montyon de cette année, une part considérable a été faite à la science. Nous ne le regrettons pas.

Le Jardin de mademoiselle Jeanne, par M. Desbeaux, est un charmant petit livre ; j’en rapproche à dessein un agréable ouvrage de M. Félix Hément, intitulé : De l’instinct et de l’intelligence. Par leur sujet, et par le but qu’ils se sont proposé, les deux auteurs s’étaient eux-mêmes rapprochés d’avance.

Intéressants et instructifs, ces deux livres sont bons à mettre entre les mains de la jeunesse. Tous deux contiennent des renseignements curieux et d’utiles notions sur l’histoire naturelle ; tous deux sont au courant de la science moderne et se recommandent par une grande exactitude dans les détails. Si le Jardin de mademoiselle Jeanne, a particulièrement le charme d’une fable touchante, qui donne un attrait de plus à ses leçons, le livre de M. F. Hément a le mérite de mettre très fidèlement en lumière les différences qui séparent l’intelligence de l’instinct ; repoussant avec courage, comme impossible et injurieux, tout rapprochement entre l’instinct immuable de la bête et l’intelligence de l’homme, éternellement perfectible.

À côté de ces deux volumes, l’Académie en a placé un troisième qui, avec plus de profondeur et d’autorité, traite à peu près les mêmes questions : les Métamorphoses des insectes, par M. Maurice Girard. C’est l’œuvre d’un philosophe et d’un observateur, nous disait un de nos plus savants… le plus savant de nos confrères. Quand les économistes n’ont que trop besoin d’étudier les moyens de combattre les insectes nuisibles, cette science spéciale a d’autant plus besoin d’être vulgarisée, et l’utilité du livre de M. Maurice Girard se fait d’autant plus sentir.

De pareils ouvrages ont en outre le mérite de développer l’esprit d’observation. Entre voir et observer, la différence est considérable. Que de choses nous croyons bien connaître, quand nous les avons à peine entrevues ! que de détails nous échappent tous les jours sur ce qui nous touche le plus, sans que nous en soupçonnions même l’existence ! Une fois acquise, l’habitude d’observer persiste toujours et s’applique à tout, nous dit M. Maurice Girard, et cette habitude, il nous la donne, en nous en donnant le conseil et le goût.

Tandis que M. Desbeaux, M. Félix Hément et M. Maurice Girard se penchent avec nous vers la terre, dans le Jardin de mademoiselle Jeanne, pour nous montrer de près les moindres êtres de la création subissant, comme l’homme, les lois de la vie, ayant en petit les mêmes besoins, les mêmes passions, les mêmes misères, M. Camille Flammarion, opposant aux petitesses d’en bas les grandeurs d’en haut, nous emporte dans le ciel qu’il connaît et qu’il nous apprend à connaître.

Dans son livre sur l’Astronomie populaire, en rendant la science accessible à toutes les intelligences, M. Flammarion a voulu exposer, en un seul volume, l’ensemble des révélations de l’astronomie moderne ; donner une idée exacte de l’organisation de l’univers, des forces qui en soutiennent la marche immuable et des lois qui en régissent la constitution ; faire apparaître enfin à tous les yeux la grandeur et la beauté de la création ; la puissance aussi du créateur, qui en est inséparable.

La valeur scientifique de cet ouvrage avait comme garants auprès de nous plusieurs de nos confrères de l’Académie des sciences. Ce n’est pas pour eux cependant que travaille aujourd’hui M. Flammarion, c’est aux ignorants qu’il s’adresse ; je lui en sais gré, pour ma part ; il les instruit et les intéresse ; j’ose presque dire qu’il les amuse ; écrit dans une langue claire et qui ne manque pas d’élégance, son livre a, par cela même, un titre de plus à nos yeux.

Sous ce titre : la Suisse, études et voyages à travers les vingt-deux cantons, M. Jules Gourdault a publié, dans un majestueux format, un livre d’art qui, par son étendue et sa magnificence, dépasse tout ce qui, jusqu’à ce jour, s’était fait de mieux sur le même sujet.

Non content de nous guider jusqu’aux plus hauts sommets du monde alpestre, mêlant le drame humain aux tableaux magiques de cette nature sans pareille, il nous invite tour à tour, pour nous reposer sur la route, à visiter chaque canton, à étudier ses annales privées et ses archives familières et, sans nous perdre trop longtemps dans le dédale des vieilles chroniques, il nous apprend à la suite de quels événements les divers groupes helvétiques sont parvenus à former ce puissant faisceau qui, par leur union, fait leur force.

C’est à un autre voyage, sous d’autres cieux ayant aussi leur poésie et leur charme, que nous convie M. Charles Edmond, dans un livre plein d’intérêt qui est plus qu’un roman, un tableau de mœurs, presque une histoire, et qu’il a publié sous ce titre : Zéphyrin Cazavan en Égypte.

M. Charles Edmond n’a pas seulement visité l’Égypte, il l’a longtemps habitée ; il en connaît les hommes et les choses ; il a pénétré dans le secret des maisons et dans le secret des âmes ; laissant à des savants, qui en abusent, le soin de nous montrer une fois de plus les pyramides, il nous ouvre des portes fermées à d’autres et nous entrons avec lui chez ceux qu’il a vus et qu’il nous fait voir : « Il sait montrer et il sait conter, a dit de lui un des maîtres de la critique[3], il a le ton de familiarité spirituelle qui lie le lecteur avec l’écrivain ; on sort instruit et amusé de son livre ; l’esprit plein de vues justes et de notions neuves ; l’imagination colorée par ces tableaux brillants et bizarres qu’il fait passer sous les yeux. »

En voulant y ajouter, je diminuerais cet éloge.

Deux hommes d’esprit, MM. Edmond Texier et Lesenne se sont associés pour publier sous ce titre : les Mémoires de Cendrillon, un livre aimable et singulier, écrit avec deux plumes choisies, mais inégales, dans le vague azur de la poésie.

Le drame qui se développe dans ce petit volume est peu compliqué ; mais, dès le début, il vous saisit le cœur et ne le lâche pas ; c’est un récit charmant, plein d’heureux détails, d’honnêtes sentiments et d’observations délicates.

Les pasteurs du désert du XVIIIe siècle ont été depuis longtemps l’objet de travaux considérables ; ceux du XVIIe siècle, au contraire, semblaient presque entièrement oubliés ; c’était une lacune dans l’histoire du protestantisme français ; elle est comblée maintenant par l’ouvrage que M. O. Douen a publié sous ce titre : les Premiers Pasteurs du Désert (1685 à 1700).

S’il met en lumière les luttes douloureuses qui ont affligé la fin du XVIIsiècle après la révocation de l’Édit de Nantes, on aurait tort de croire que ce livre veut attaquer la foi catholique ; loin d’exciter aux passions religieuses, il éteint le feu plus qu’il ne l’allume ; ayant l’impartialité d’une étude calme et grave qui ne recherche ni l’à-propos ni les allusions. L’histoire ne l’avait pas attendu pour condamner des rigueurs inhumaines et inutiles dont le souvenir pèse encore sur la mémoire du grand roi.

À chacun de ces huit ouvrages, l’Académie décerne un prix de quinze cents francs.

Deux prix plus considérables, de deux mille cinq cents francs chacun, les deux derniers que j’aie à proclamer devant vous, sont décernés, l’un à un charmant volume de poésies, l’autre à une savante étude de mœurs, de philosophie sociale et d’économie politique.

En écrivant un livre sur le Mariage et les Mœurs en France, M. Louis Legrand, député du Nord, docteur en droit et docteur ès lettres, a voulu faire, a fait une œuvre de haute morale, et, en la couronnant la premières l’Académie des sciences morales et politiques a reconnu ses intentions, approuvé ses vues et récompensé son mérite.

L’Académie française a hésité d’abord à en faire autant ; le mérite, les vues et les intentions du livre de M. Louis Legrand ne lui avaient pas échappé ; mais, quand il s’agit d’un prix Montyon, presque d’un prix de vertu, l’hésitation s’explique et tout scrupule est légitime.

Par la nature même de son sujet, M. Louis Legrand ne pouvait manquer d’aborder des questions d’une extrême délicatesse ; il l’a fait bravement, en homme sérieux qui ne plaisante pas avec les choses, et ne marchande pas avec les mots.

Une voix éloquente avait loué dans ce livre l’élévation des idées, la solidité du fond et la correction élégante du style ; trouvant, à son tour, qu’il réunissait les conditions supérieures d’un ouvrage utile aux mœurs, l’Académie le couronne, en lui donnant une place à part, une place d’honneur.

« Le nom de Louis Fréchette, poète canadien, est-il parvenu jusqu’à vous ? » m’écrivait, le 14 avril 1879, un poète français que l’Académie avait couronné à son dernier concours, M. Prosper Blanchemain. M. Blanchemain vient de mourir. Je donne un regret à sa mémoire, en le remerciant d’avoir présenté à l’Académie M. Louis Fréchette, dont, je l’avoue à ma honte, jamais alors le nom n’était parvenu jusqu’à moi.

Peu d’entre vous, Messieurs, connaissent les œuvres de ce poète, de ce Canadien, de ce sauvage, comme il l’écrivait lui-même récemment. Jeune encore, M. Louis Fréchette, tour à tour avocat et journaliste, eut en dernier lieu, pendant cinq ans, l’honneur de représenter le comté et la ville de Lévis au parlement fédéral. Il n’appartient plus aujourd’hui qu’à la littérature, et, pendant que ses vers nous apprenaient à le connaître, un grand drame de sa composition obtenait, il y a aujourd’hui deux mois, un succès retentissant sur le théâtre français de Montréal. C’est en français, Messieurs, qu’on écrit, qu’on parle et qu’on pense dans ce pays jadis français, que nous aimons et qui nous aime.

Un jour, à Montréal, vers la fin du mois de décembre 1870, à l’inauguration d’un cercle d’ouvriers, un des orateurs indigènes s’écriait au milieu des acclamations de la foule émue : « … Et si quelqu’un veut savoir maintenant jusqu’à quel point nous sommes Français, je lui dirai : « Allez dans les villes, dans les campagnes ; adressez-vous au plus humble d’entre nous et racontez-lui les péripéties de cette lutte gigantesque qui fixe l’attention du monde ; annoncez-lui que la France a été vaincue ! Puis, mettez la main sur sa poitrine et dites-moi ce qui peut faire battre son cœur aussi fort, si ce n’est l’amour de la patrie ! »

Voilà pourquoi, Messieurs, quand il est de règle que les Français seuls puissent concourir pour les prix Montyon, le jour où, de si loin, M. Fréchette vint timidement frapper à la porte de notre concours, l’Académie s’empressa de l’ouvrir à ce Français du nouveau monde.

La fraternité suffisait pour que les Poésies canadiennes fussent admises à concourir, mais non pour qu’elles fussent couronnées ; elles l’ont été, Messieurs ; elles le sont en première ligne, ayant mérité de l’être, et sans que la faveur soit pour rien dans cette juste récompense. M. Fréchette n’aura pris ici la place ni les lauriers de personne.

Chez nous, dit-il, dans un de ses plus charmants sonnets,

Chez nous, un sentiment qui ne saurait périr,
C’est l’amour du vieux sol qu’à bénir on s’obstine,
Du vieux sol poétique où chanta Lamartine,
Sol maternel, pour qui nous voudrions mourir.

Ainsi, répondant d’avance à l’appel de l’Académie, M. Louis Fréchette sera le premier poète qui ait fait retentir ici le nom de Lamartine, en l’associant à ce cher nom de la France, que gardent, dans leur cœur fidèle, tous les enfants qu’elle a perdus.

 

[1] M. Victorien Sardou.

[2] M. Édouard Thierry.

[3] M. Paul de Saint-Victor.