Discours sur les prix de vertu 1866

Le 20 décembre 1866

Jules-Armand DUFAURE

DISCOURS

DE M. DUFAURE
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le 20 décembre 1866.

 

MESSIEURS,

L’homme de bien dont le souvenir tient une si grande place dans les séances annuelles de l’Académie française, M. de Montyon, réunissait en sa personne les deux genres de mérite auxquels aujourd’hui nous rendons hommage. Il avait le goût de son époque pour la culture des lettres. L’Académie l’a compté au nombre de ses lauréats, et il a laissé des ouvrages estimés. Comme beaucoup d’écrivains de son temps, il s’est occupé des améliorations que réclamait l’état social de la France ; mais il a porté dans cette étude des connaissances et une sagesse pratique qui manquaient à la plupart d’entre eux. Avant d’être appelé au conseil du roi, il avait eu l’intendance de trois de nos anciennes provinces. Administrateur à la manière de Turgot, plus attentif aux besoins des populations qui lui étaient confiées qu’aux in­trigues de cour dont sa fortune pouvait dépendre, ses écrits sont animés du même esprit que ses actes.

Aux bienfaits d’une sage administration, il ajoutait les charités abondantes que sa fortune privée lui permettait de faire. À Paris, il continua ses libéralités avec le plaisir nouveau pour lui de pouvoir en cacher l’auteur. Entraîné plus tard dans l’émigration par des amitiés et non par des passions politiques, il y conserva sa fortune à peu près intacte ; il y eut ces deux grandes consolations de l’exil : le goût des nobles études, et la satisfaction de soulager l’infortune. Il secourait avec une égale ardeur ceux qui avaient laissé la France par crainte ou par haine de la république, et les soldats de la république que le sort des armes jetait prisonniers en Angleterre. Ses anciens administrés de France recevaient même, de temps en temps, des marques d’un bienfaisant intérêt que le temps ni l’éloignement n’avaient pu affaiblir.

Lorsqu’on le voit. quelques années avant la révolution, caché sous le voile de l’anonyme, par contraste avec les générosités fastueuses de son temps, fonder des prix pour l’encouragement des sciences, des arts, des études médicales, des œuvres littéraires utiles à la société, enfin de la plus douce des vertus, la bienfaisance ; lorsqu’on le retrouve, trente-cinq ans plus tard, après son retour de l’émigration, confirmant et développant ces libéralités par ses dispositions testamentaires, qui ne sent et n’admire l’unité de cette grande existence vouée au culte du beau et du bien, et se perpétuant par les encouragements qu’il leur a laissés ? L’Académie française tient à honneur d’avoir été choisie pour réaliser de si généreuses résolutions. Elle se pénètre des intentions de M. de Montyon pour distribuer ses bienfaits. La vertu qu’il a voulu honorer est la charité sous toutes ses formes, le dévouement actif et désintéressé de l’homme à son semblable. Il n’a mis qu’une limite à notre choix : son prix annuel est fondé en faveur du Français pauvre qui aura fait l’action la plus vertueuse.

Que l’on ne voie pas dans cette désignation, comme on l’a fait quelquefois, un souvenir de la guerre que le dix-huitième siècle avait déclarée aux inégalités sociales. Ce serait mal interpréter une pensée délicate et juste. On lit, en tête du testament de M. de Montyon, ces paroles touchantes : « Je demande pardon à Dieu de n’avoir pas rempli exactement mes devoirs religieux ; je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas fait tout le bien que je pouvais, et par conséquent que je devais leur faire. »

Vous entendez : le devoir pour cet homme de bien était la conséquence naturelle du pouvoir. À ses yeux, fortune oblige. Il ne pouvait, vous le comprenez, demander des honneurs publics pour ceux qui rempliraient cette obligation si douce et si simple même quand ils sauraient éviter les reproches que lui adressait à lui-même son exigeante charité. Dès 1783, M. de Montyon avait soumis à cette condition la libéralité anonyme qu’il mettait à la disposition de l’Académie, et, deux ans plus tard, un lauréat choisi par l’Académie se conformait de lui-même avec la plus humble abnégation aux intentions de son bienfaiteur inconnu.

Au mois d’août 1785, le prix fut accordé au sieur Poultier, huissier priseur à Paris. Il l’avait mérité en refusant le bénéfice d’un testament qui lui attribuait une succession opulente. Il écrivit au secrétaire perpétuel qu’il était trop récompensé de ce qu’il avait fait par l’approbation éclatante que lui avait donnée l’Académie : mais il demandait la permission d’attribuer l’importance pécuniaire de son prix à mi pauvre concierge de sa connaissance, qui, dans une situation moins aisée et avec un désintéressement beaucoup plus méritoire, venait de tenir une conduite exactement semblable.

Ce genre de désintéressement est, à ce qu’il paraît, moins fréquent aujourd’hui qu’il ne l’était autrefois ; mais là vertu trouve à se signaler par d’autres sacrifices qui supposent la même abnégation et un sentiment plus vif encore de la fraternité humaine ; les demandes adressées à l’Académie nous en fournissent de nombreux exemples.

Que ces exemples sont touchants, et que les vertus dit pauvre semblent bien mériter cette distinction que leur accorde le généreux donateur ! Pour lui la vie présente est dure et l’avenir est incertain ; la maladie, le chômage, peuvent survenir ; on serait excusable de ne songer qu’à soi, d’épargner pour ses vieux jours, pour assurer du pain à ses enfants ; et cependant on donne, on prodigue son temps, ses ressources, sans souci du lendemain. Que ce pain a été difficile à gagner ! que ce travail de tout un jour qui doit recommencer demain a été rude ! que le sommeil serait doux qui nous apporterait en même temps le repos et l’oubli de notre misère ! Et cependant on lutte contre le sommeil, on prolonge son travail dans la nuit, on partage le pain que l’on a gagné pour secourir un plus malheureux que soi ! Si M. de Montyon a voulu surtout frapper et instruire la société en mettant sous ses yeux de grands et sublimes exemples, convenons qu’il ne pouvait être mieux inspiré.

Ainsi nous ne cherchons pas les belles actions, les excellentes vertus que nous allons faire connaître dans ces familles opulentes et respectées, providence de nos campagnes lorsqu’elles y résident, et qui ne souffrent pas autour d’elles un nouveau-né sans langes ni berceau, un enfant sans instruction, un bras valide sans travail, un malade sans secours, un mourant sans consolation ni prières. Nous ne vous citons même pas, vous qui, d’une vertu plus rare parce qu’elle demande plus d’efforts, vous consacrez dans nos grandes villes au soulagement des plus lamentables misères. Nous vous connaissons bien en dépit des soins que vous prenez pour vous dérober à tous les regards ; on vous voit errer dans les rues les plus isolées, aborder les logements les plus infects, distribuer les secours de toute nature que réclament un père de famille épuisé par le travail, sa femme en couches, ses enfants nus et sans pain prodiguer les plus délicates consolations, les conseils et les encouragements. Nous savons enfin dans quelles associations multiples, malgré de folles méfiances, vous cherchez un remède à l’insuffisance de vos sacrifices personnels. Mais nous savons aussi que, si l’on voulait louer votre zèle charitable, vous diriez comme M. de Montyon : Ai-je fait tout ce que je puis, et, par conséquent, tout ce que je dois ?

C’est donc ailleurs, dans les chaumières mêmes des campagnes ou dans les ménages les plus modestes des villes, que l’Académie cherche et distingue les vertus qu’elle est heureuse de proclamer.

Nous offrons, cette année, des médailles de cinq cents francs à quinze personnes dont les noms et les demeures figureront dans le livret spécial que l’Académie fait distribuer. Ce sont d’humbles ouvrières vivant de leur travail, des domestiques réduites à leurs gages et trouvant le secret d’être généreuses ; des infirmes soignant des infirmes, et, s’il s’en trouve une ou deux à qui la fortune ait souri un jour, leur aisance n’a été que temporaire ; à force de bonnes œuvres, elles sont devenues pauvres elles-mêmes, et leur charité ne s’est pas lassée.

Chez toutes (car nous devons l’avouer modestement, ces quinze médailles ont été méritées par des femmes), chez toutes vous remarquez une vertu simple, sans prétentions, sans effort apparent, persévérant malgré des obstacles nombreux et quelquefois des ingratitudes désolantes. Les unes sont entraînées par la passion du bien dégagée de toute autre excitation ; chez d’autres, au goût du bien vient se joindre la tendresse des sentiments de famille ; enfin la vertu du plus grand nombre est une reconnaissance profonde et dévouée pour des maîtres qu’elles ont servis et que le malheur a frappés. Il ne faut donc pas être injuste envers notre temps ; lorsqu’on veut parler d’un serviteur fidèle on l’appelle communément un serviteur d’autrefois ; et l’on y paraît autorisé par tant de traits d’un dévouement courageux qui ont éclaté au milieu de nos calamités publiques. Cependant l’Académie ne peut oublier que dans ses concours annuels, depuis quarante-sept ans, la vertu le plus souvent couronnée a été la fidélité des domestiques pour leurs maîtres. Ne serait-ce pas que cette vertu tient à des causes intimes et profondes qui sont de tous les temps, et qu’ainsi les changements survenus dans nos relations sociales ont pu altérer le prestige dont était entourée la supériorité du maître et relever la condition du serviteur sans nuire aux sentiments généreux ou fidèles qui peuvent attacher l’un à l’autre ?

L’Académie n’admet pas sans peine des distinctions entre des mérites dont la source est la même et qui ont peut-être demandé un effort égal. Cependant les circonstances au milieu desquelles ils ont paru peuvent quelquefois leur attirer une estime particulière ; c’est le motif qui nous fait accorder trois médailles de 1,000 fr. à Pauline-Marie Benezai, domestique à La Rochelle ; à Joseph-François-Jacques Boudène, capitaine en retraite, demeurant à Fayet (Aveyron), et Pierre Maneville, sous-officier au 47e de ligne.

Pauline Benezai est entrée, il y a maintenant cinquante ans, au service d’une dame Jagueneau dont le mari était marchand de bois à La Rochelle. Ce M. Jagueneau était un homme plus hardi que prudent en affaires, entreprenant sans mesure, et qui soumit sa famille à toutes les souffrances d’une gêne qu’il cherchait à dissimuler, pour arriver plus tard à une ruine complète. Pauline eut de bonne heure les confidences de sa maîtresse ; elle renonça à tous ses gages ; elle a servi quarante-huit ans sans en recevoir. Son service n’en fut que plus actif et plus opiniâtre. Après la ruine de son maître et sa mort qui suivit de près, tout ce qu’il possédait fut vendu au profit des créanciers, et la veuve resta seule, sans ressources, sans famille, sans asile, et bientôt accablée d’infirmités. Pauline l’a placée dans une petite chambre où elle la nourrit, la soigne, la console, aidée sans doute par le vif intérêt que portent à la maîtresse et à la domestique les premières autorités et les plus honorables habitants de La Rochelle, qui se sont réunis pour nous faire connaître cette belle association de souffrances et de dévouement qui s’est fondée sous leurs yeux.

MM. Boudène et Maneville, auxquels nous attribuons des médailles de même valeur, sont, le premier un ancien militaire retiré du service depuis une vingtaine d’années, le second un jeune homme qui s’est engagé il y a six ans comme remplaçant par voie administrative. M. Boudène, soldat dès 1813, a fait les campagnes de France, d’Espagne, de Belgique, a terminé sa carrière militaire en Algérie en 1847. Il est revenu habiter la petite commune de Fayet, où il était né. Parti sans instruction et sans aucune ressource, il est revenu l’esprit formé par trente-quatre ans de services et avec une retraite laborieusement acquise de 1,360 fr. Son premier soin a été de payer les dettes que son père et son frère lui avaient laissées pour tout héritage. Ce devoir d’honneur rempli, il a songé aux parents éloignés et nombreux qu’il retrouvait dans l’Aveyron, tous aussi gênés qu’il l’avait été lui-même autrefois. Il leur donne de l’argent, il leur fait des pensions. Il en reçoit régulièrement quelques-uns à sa table ; il babille les uns ; il offre un logement aux autres. Il n’est pas de forme d’assistance qu’il n’invente pour eux. Au lieu de se lasser en s’exerçant, sa charité s’anime et s’étend. Il avait laissé à Constantine un arrière-petit-neveu avec quatre enfants en bas âge ; l’un d’eux tombe malade, le climat d’Afrique lui est dangereux ; M. Boudène le fait revenir en France à ses frais, consulte les meilleurs médecins, le conduit deux ans aux bains de mer et lui rend, la santé. Mais le père lui-même meurt laissant une veuve, cinq enfants, point de ressources. Ils partent, ils arrivent à Fayet. Les voilà installés chez le grand-oncle comme chez eux ; pour lui, il jouit de cette bonne fortune, de cette famille inattendue que la Providence lui amène ; il habille les enfants, les envoie à l’école, remplit envers eux les devoirs du père le plus dévoué.

Tout cela ne peut se faire sans de grands sacrifices ; il conserve l’équilibre de son modeste budget par un moyen rarement employé. Malgré son âge avancé, il réduit à leur plus sévère limite ses dépenses personnelles. Il se prive de toutes choses ; il lit un peu moins le journal, et même ses concitoyens nous affirment qu’il vient de sacrifier sa pipe, depuis trente ans sa compagne fidèle.

Maneyille est trop jeune pour avoir été sous les ordres et à l’école du capitaine Boudène ; mais il se signale déjà par les mêmes vertus. Après une jeunesse exemplaire que nous raconte le maire de la commune de Saint-Martin-la-Lande (Aude), où il est né, il s’engagea en 1860 pour payer les dettes sous le poids desquelles succombaient ses parents ; une partie de sa prime de remplacement reçut cette honnête destination. Le surplus fut mis à la caisse d’épargne pour fournir, en son absence, aux besoins de ses parents, et bientôt, hélas ! de sa mère seule, car la mort de son père suivit de près son départ. Nous ne parlons pas de sa conduite militaire ; son colonel atteste que Maneville a été cité comme modèle dans toutes les compagnies où il a servi. Mais il ajoute avec une légitime fierté qu’il a, grâce au ciel sous ce rapport beaucoup d’imitateurs dans l’arme française. Ce qui nous regarde, ce sont les sentiments du fils qui continuent à vivre sous l’habit du soldat. En entrant au service, il y a six ans, il s’est imposé la loi de faire sur sa modeste solde toutes les économies qui lui seraient possibles pour en faire profiter sa mère. Il lui envoyait d’abord régulièrement 1 fr. par mois ; devenu caporal, il a porté son envoi mensuel à 2 fr.50 c. ; nommé sergent, il l’a élevé à 4 fr. Ainsi de temps en temps sa bonne conduite reçoit à la fois deux récompenses : il est honoré d’une distinction de ses chefs et sa vieille mère voit augmenter son aisance. C’est probablement de la même manière qu’elle apprendra l’hommage que l’Académie rend aujourd’hui à son enfant.

La fidélité infatigable d’une domestique pour sa vieille maîtresse, le généreux dévouement d’un vieux militaire pour sa nombreuse famille, d’un jeune sergent pour sa mère, nobles vertus que l’Académie devait saluer de ses suffrages ! et cependant nous allons donner de, plus hautes récompenses à des actes inspirés seulement par le goût irrésistible de bien faire et par une sorte de passion pour voler au secours de toute créature souffrante.

Au milieu des montagnes de la Côte-d’Or, dans la petite commune de Val-de-Suzon, demeure Mlle Anne Démorey ; née le 25 septembre 1835, elle vient d’achever sa trente-et-unième année. Je m’empresse de vous dire son âge, car, en entendant raconter ce qu’elle a fait, vous croiriez qu’elle a atteint la vieillesse la plus avancée.

Sa famille avait tenu dans le pays un rang honorable ; mais elle avait été frappée par de grands revers de fortune, et l’on ne conservait plus dans cette maison que le souvenir amer de l’aisance qui avait disparu. Mlle Démorey était morte deux mois après avoir donné le jour à sa fille. Abattu par son double malheur, M. Démorey avait perdu courage et était devenu incapable de lutter contre la détresse, ni de préparer l’avenir de l’enfant dont il restait le seul soutien.

La jeune fille fut placée au couvent de la Visitation à Dijon ; elle y fut élevée avec soin et amour.

Ses sentiments de piété l’auraient portée à prendre le voile ; mais une piété plus haute, et, nous en sommes assuré, les conseils des bonnes sœurs qui la guidaient, l’engagèrent à rejoindre son père et à faire ses efforts pour le retirer de l’affaissement moral où il était tombé.

Elle rentre donc à quinze ans dans la maison paternelle. En la revoyant près de lui avec toutes les grâces de la jeunesse et toutes les ressources d’une intelligence déjà remarquable, son père comprend qu’il a encore quelques raisons de se rattacher à la vie. Il ramasse les modestes débris de son ancienne opulence ; il paye ses dettes ; il administre ses biens ; il trouve de l’attrait au travail et il redevient un homme ; niais il tombe malade. Malgré les soins de sa fille, après une longue et douloureuse maladie, il succombe en la bénissant d’avoir réveillé en lui le sentiment du devoir et de l’avoir réconcilié avec lui-même.

Toutes les vertus sont sœurs, Messieurs ; la piété filiale la plus active n’a pas nui chez Mlle Démorey au développement de la charité la plus expansive.

La Providence l’a placée dans une petite commune dont la population est composée en grande partie de bicherons qui vivent, au jour le jour, d’un travail très-peu productif Vienne un accident, une infirmité, la vieillesse, des secours étrangers sont indispensables, et la commune est trop pauvre pour en offrir. Mlle Démorey s’est donné la mission de ne laisser personne autour delle succomber à la misère ou au chagrin. Elle connaît les besoins de chaque famille. Elle a une sorte d’approvisionnement de tout ce qui peut leur être nécessaire, ses secours arrivent toujours avant le dénûment absolu qui les menace ; elle n’est pas riche elle-même, mais elle se prive pour pouvoir donner. Elle vit plus pauvrement que les plus pauvres ; elle voyage à pied, et l’économie qu’elle fait sur une voiture est au profit des indigents qu’elle va voir. Elle met de côté une part de son repas, et la meilleure, pour quelque protégée que le hasard lui amène. On l’a vue même se dépouiller de quelques-uns de ses vêtements et s’exposer au froid le plus rigoureux pour en garantir une malheureuse couverte de haillons.

Son temps, ses conseils, ses soins personnels, sont encore le plus précieux trésor dont sa charité puisse disposer, et elle les prodigue sans réserve, même, dit-on, sans prudence, car sa santé en est fort altérée. Apprend-elle qu’une personne de son voisinage est tombée malade, elle est an chevet de son lit. Le médecin vient à sa demande, c’est elle qui exécute les ordonnances, qui fait les remèdes, qui panse les plaies. — Mais, dans cette chaumière désolée, tout est en grand désordre ; -oh ! attendez ; il y a de la ressource avec cette infirmière. Elle met tout en ordre ; elle prépare le repas pour le mari qui va revenir du travail ; elle prend soin même du bétail ; il n’y a pas une manière de rendre service qui soit au-dessus de ses forces ou de son courage.

Les personnes de tous rangs et de toutes professions qui nous ont fait connaître Mlle Démorey ne se bornent pas à ces traits généraux de son caractère ; on nous cite des faits sans nombre qui la peindraient encore mieux si nous avions le temps de les raconter. Rien ne l’arrête, ni les épidémies les plus meurtrières, ni les maladies les plus rebutantes, ni la résistance opiniâtre que rencontrent ses conseils, ni l’ingratitude ou les emportements des pauvres créatures auxquelles elle s’attache. « La vertu, dit Fénelon, quand elle est douce, simple, ingénue et modeste, surmonte tout. »

Nous venons d’honorer, en Mlle Démorey, la femme par excellence, délicate nature, âme tendre, modèle achevé de douceur, de patience, de persévérance ; je dois vous parler maintenant d’un homme intrépide, en lutte permanente avec de terribles périls, et sacrifiant avec une simplicité héroïque le soin naturel de sa conservation à l’ardente passion de secourir ses semblables.

S’il vous arrive de parcourir nos côtes, sur la Manche et sur l’Océan, dans la vaste étendue qui sépare Dunkerque de Bayonne, vous trouvez, soit à l’embouchure des fleuves, soit aux points où la mer a brisé les falaises, est entrée dans les terres et s’est ainsi rendue accessible à l’homme, un cer­tain nombre de petits ports dont la population presque entière est composée de marins. Il faut avoir vécu parmi eux pour se faire une idée des exemples d’abnégation, de courage, de dévouement fraternel que l’on peut y rencontrer. À peine ces belles et nombreuses familles conservent-elles quelques relations avec le monde qui les environne ; leurs pensées sont tournées d’un autre côté. Une voile qui paraît, un nuage qui se forme à l’horizon, le vent qui se lève, la lame qui gronde : voilà ce qui les occupe ; là sont leurs craintes ou leurs espérances. Ce sont des maris, des enfants, des amis, dont on attend avec anxiété le retour. Leur âme naïve s’incline pieusement devant la puissance irrésistible qui doit combler ou tromper leurs vœux. Nulle part vous ne trouverez au même degré l’admirable union d’une intrépidité énergique contre le danger et d’une sou­mission absolue à la volonté supérieure qui rend, quand il lui plaît, toute cette intrépidité inutile.

C’est à l’un de ces hommes d’élite que l’Académie décerne cette année la première de ses récompenses.

Au surplus, par une rencontre assez singulière, son nom ne vous est pas inconnu. Il y a vingt-cinq ans, un de nos éminents confrères de l’Académie des sciences, poussé par le désir de faire des découvertes parmi les variétés les moins connues du règne animal, allait visiter sur le littoral normand les petites îles qui portent le nom d’archipel Chausey. Sa frêle embarcation se glissait, au milieu des chenaux les plus étroits, entre des récifs qui n’étaient pas sans danger, et, aussitôt que la mer se retirait, il s’élançait sur le sable ou sur les rochers pour y saisir les insectes qu’elle y avait laissés. « Mais, dit le spirituel voyageur, j’aurais été fort embarrassé pour explorer les points extrêmes de l’archipel, si je n’avais trouvé parmi les marins de Blainville un patron qui se chargea d’être mon gondolier. C’était un bien digne homme que maitre Hyacinthe Forcel. Avec lui je pouvais parcourir sans crainte les lagunes de ma Venise de rochers. D’une haute taille et d’une force athlétique, il joignait à ces avantages, si précieux dans sa profession, une intelligence rare et un courage à toute épreuve ; toujours prêt à exposer sa vie pour sauver celle des autres, il avait arraché à une mort certaine une vingtaine de personnes, sans jamais réclamer les récompenses que l’État accorde en pareil cas ; mais enfin, un de ces actes s’étant passé sous les yeux du commissaire de la marine, ce brave marin reçut la médaille qu’il méritait à tant de titres. »

Maître Hyacinthe, c’est ainsi que M. de Quatrefages le nomme dans la suite de son récit, trahi d’abord par ce commissaire de marine qui lui fait donner la médaille, ensuite par M. de Quatrefages qui l’associe à la gloire de ses travaux, a été dénoncé à l’Académie française par la reconnaissance de ses concitoyens ; depuis, en effet, cette généreuse activité ne s’est pas un instant démentie ; les témoins les plus irrécusables du petit port de Blainville et de la ville de Coutances nous racontent les luttes heureuses qu’il a engagées contre la mer pour lui disputer ses victimes. C’est un pauvre enfant que Forcel retire des flots ; l’enfant a perdu connaissance ; Forcel le frictionne, le roule sur le sable, le couvre de son corps, le réchauffe et lui rend la vie. En 1852, un patron de barque et ses deux matelots sont jetés sur les brisants au nord de Blainville ; pour les sauver il faut s’exposer au même péril sans grande chance de réussir ; Forcel n’hésite pas cependant, et il a le bonheur de les ramener au rivage. En 1857, sept hommes, venus de loin pour récolter des varechs sur les roches de Chausey, en ont fait un immense radeau qu’ils dirigent vers la côte ; une bourrasque survient, le frêle radeau est poussé à trois milles au large, la mort de ceux qui le montent est certaine ; Forcel le voit, s’élance sur sa bonne barque avec deux de ses camarades, et sauve les sept malheureux qui ne comptaient plus sur aucun secours humain.

Ce courageux marin, vous n’en serez pas étonné, Mes­sieurs, est en même temps le meilleur des hommes. Il s’est marié un peu tard avec une femme qui avait un garçon d’un premier mariage. Maître Hyacinthe est devenu pour cet enfant le père le plus tendre, et n’a cru pouvoir faire mieux que de le préparer au rude et noble état dans lequel il a lui-même passé sa vie ; mais à quelles épreuves il le soumet ! En 1863, son fils ayant treize ans, ils revenaient du phare de Sénequet ; la brume était si épaisse qu’on se voyait à peine de l’avant à l’arrière du bateau. Forcel se dirige, un peu au hasard, vers rentrée de la baie, et a le bonheur de franchir la passe ; tout à coup, au milieu du bruit des vagues qui déferlaient sur les brisants, on entend des cris de désespoir ; une barque, on le devine, vient de se perdre. Malgré les efforts tentés pour le retenir, Forcel repart avec son fils. Il se dirige, à force de rames et de voiles, à travers les rochers, vers les voix qu’il entend. Il approche de la barque qui a sombré. Deux hommes et une femme, battus par des vagues furieuses, les bras passés autour de leur mât, y attendaient la mort. Mes appelle ; mais aucun d’eux n’ose lâcher le mât auquel il s’est attaché, pour aller jusqu’à lui, de peur d’être, dans le passage, emporté par une lame ou broyé entre les deux barques. Le vieux marin s’irrite de cet obstacle nouveau. Il saute à bord du bateau qui va s’engloutir ; il prend et rapporte dans le sien un des malheureux ; il fait trois fois, avec le même succès, ce court et périlleux trajet, et rentre à Blainville, épuisé, mais heureux de sa victoire.

Cette fois, un cri d’admiration parti des côtes de la Manche le trahit encore, et le gouvernement y répondit en envoyant à Forcel une médaille de première classe.

Quel homme il eût fait de cet enfant ! Combien eût été forte une âme exercée par de telles épreuves ! Mais les espérances que Forcel fondait sur lui devaient être cruellement déçues. Le 6 août de l’année dernière, pendant que son fils se baignait dans le havre de Blainville, Forcel entend tout à coup des cris de détresse. Il regarde et ne le voit plus. Il jette son habit et plonge trois fois ; il ne trouve pas son enfant. Il suppose qu’une vague l’a emporté. Il s’éloigne du bord avec sa barque ; il replonge et le trouve ; mais la mer, cette fois, a pris sa revanche ; le vieux marin ne ramène plus qu’un cadavre. Une sympathie profonde pour son malheur vint se joindre à l’admiration qu’il inspirait depuis longtemps. Ces deux sentiments respirent dans le mémoire que l’Académie a reçu ; elle les a partagés, et elle accorde à Hyacinthe Forcel un prix de 3,000 fr.

 

FONDATION SOURIAU.

M. de Montyon a trouvé depuis longtemps des imitateurs qui ont voulu attacher leurs noms à quelques-unes des récompenses que l’institut décerne aux hommes de lettres et aux savants. Cette année, pour la première fois, l’Académie est chargée de distribuer un nouveau prix de vertu. L’homme respectable qui lui a donné cette mission s’appelait Jacques-Antoine Souriau. Il était le sixième enfant d’un cabaretier d’Étampes. Ses parents, dans un état de dénûment presque complet, n’avaient pu lui faire donner aucune instruction. Entré à l’âge de douze ans chez un horloger de sa ville natale, il y resta assez longtemps, d’une conduite irréprochable, mais d’une habileté médiocre. Néanmoins il chercha et obtint une place chez un horloger de Paris. Il y fit peu de progrès dans son art, mais s’attacha, avec une énergie singulière, à faire son éducation intellectuelle et morale. Un fonds d’horlogerie, à peu près sans valeur, étant devenu vacant, il l’acheta au moyen d’une somme de 6,000 fr., que lui fournirent un ami et deux de ses sœurs. Par sa bonne conduite, le choix intelligent de ses ouvriers et l’administration prudente et loyale de ses affaires, M. Souriau a trouvé la fortune dans ce commerce. Son horlogerie, établie maintenant rue de la Paix, est devenue l’une des premières de la capitale. Quant à lui, après l’avoir cédée, il s’est retiré à Versailles. Il a passé dans cette ville le reste de ses jours, membre d’un cercle oh se réunissaient bon nombre d’hommes éclairés qui venaient, comme lui, s’y reposer des fatigues de leurs anciennes professions et mettre en commun leur expérience de la vie. M. Souriau était surtout attentif au développement des institutions charitables qui, depuis les guerres du premier empire, ont été fondées parmi nous. Il était un admirateur déclaré de l’œuvre de M. Montyon, et lisait chaque année, avec le plus vif intérêt, vos rapports sur les prix de vertu. Aussi les neveux et nièces qu’il a institués ses légataires universels n’ont4ls été ni surpris ni affligés d’apprendre qu’il laissait à l’Académie, par son testament, une somme de 25,000 fr., dont la rente devrait être employée, chaque année, à donner un prix de vertu dans le genre, dit-il, des prix fondés par M. de Montyon.

L’Académie accepte avec empressement ce nouveau mandat. Elle dispose de la rente qu’a produite le legs de M. Souriau en faveur de Jeanne-Marguerite Hamel, institutrice de la petite commune de Sideville, département de la Manche, qui depuis trente-neuf ans a déployé les mêmes vertus que l’Académie honorait l’année dernière dans l’institutrice de la commune voisine de Beaumont-la-Hague, et dont la plume élégante et animée de M. Sainte-Beuve vous a fait un récit que vous n’avez point oublié. Rapprochement heureux pour l’arrondissement de Cherbourg, où se sont écoulées ces deux belles existences ! Témoignage éclatant de la contagion du bon exemple !

Nous comptons, Messieurs sur cette influence salutaire des bons exemples lorsque nous donnons la publicité la plus étendue aux simples récits de si grandes actions. Ils enseignent que dans toute position sociale, quelque humble qu’elle soit, on peut être un membre utile de la grande famille humaine ; qu’il n’y a pas de malheureux qui ne puisse, à un jour donné, avoir l’honneur et la consolation de secourir un plus malheureux que soi. Et pour ceux dont l’infortune consiste à avoir épuisé toutes les jouissances du monde et à se décourager de la vie, peut-être, en nous lisant, seront-ils tentés de s’élever à la hauteur morale de nos modestes héroïnes, mettant comme elles tout ce qui leur reste d’intelligence et de fortune au profit de la charité. J’ose leur promettre que le bien qu’ils feront sera plus salutaire encore pour le bienfaiteur que pour l’obligé.