Discours de réception de Jules-Armand Dufaure

Le 7 avril 1864

Jules-Armand DUFAURE

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE

DISCOURS PRONONCÉ

POUR LA RÉCEPTION DE M. DUFAURE

Le 7 avril 1864

 

M. Dufaure, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le duc Pasquier, y est venu prendre séance le jeudi 7 avril 1864, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Lorsque votre attention se porte sur l’origine de votre illustre compagnie, vous trouvez à côté de son berceau une institution déjà ancienne, réunissant dans son sein des hommes voués aux études savantes, et qui avaient pris une grande part au mouvement intellectuel du seizième siècle ; vous voyez ensuite cette institution traverser comme vous les derniers règnes de la monarchie sans humilier sa fierté devant aucun des capricieux pouvoirs de l’époque ; supprimée, comme l’Académie, pendant nos orages révolutionnaires, reparaissant lorsque les temps sont devenus plus calmes, avec ses règles sévères et ses vieilles traditions, et regardant toujours comme son devoir le plus glorieux et le plus cher de défendre, quand les circonstances le demandent et contre tout adversaire, une liberté sans laquelle l’Académie, comme le barreau, n’existeraient plus, la liberté de penser, de parler et d’écrire.

Le barreau a été représenté de très-bonne heure au sein de l’Académie, et s’il arrive encore que l’un de ses membres soit appelé à exercer sur le théâtre plus élevé de la politique les facultés que le ciel peut lui avoir départies, vous ne refusez pas l’occasion qu’il vous offre de continuer cette ancienne alliance. Vous lui comptez, comme des titres, les relations qu’il a entretenues avec les premières intelligences du pays, et vous consentez à lui tendre une main fraternelle. De l’honneur que vous m’avez fait en m’admettant parmi vous, une bonne part revient donc à ceux qui ont été, dans des carrières diverses, les compagnons de ma vie, et, me présentant aujourd’hui seul devant vous, je n’en sens que mieux et le prix de la distinction que j’ai obtenue et les difficultés de la tâche que votre choix m’a imposée, en me confiant le soin de vous entretenir de mon illustre prédécesseur.

Parmi les hommes remarquables qui sont venus tour à tour, depuis plus de deux siècles, prendre place sur ces bancs, les uns, et ce ne sont pas les moins grands, se sont consacrés tout entiers au culte pur et désintéressé des lettres, soit qu’ils aient vécu dans le passé à la recherche des faits, des mœurs, des idées, des institutions encore mal connus ou mal appréciés ; soit qu’ils aient pris l’homme même, dans sa double nature passagère et immortelle, pour sujet de leurs profondes études et de leurs éloquentes révélations ; soit qu’ils aient considéré surtout dans la nature humaine, ses .affections, ses passions, sa grandeur ou ses bassesses, sa noblesse ou ses travers, et qu’ils aient exprimé dans la langue des poëtes leur enthousiasme, leur colère ou leur ironie : pour leur rendre un hommage digne d’eux, celui que vous admettez à les remplacer, s’engage, après eux, dans les sentiers qu’ils ont parcourus, se pénètre des œuvres qu’ils ont laissées, des vérités qu’ils ont défendues, des sentiments qu’ils ont exprimés ; s’élève et vous élève dans les régions intellectuelles, où ils ont doucement et glorieusement renfermé leur vie : toute leur histoire s’y trouve.

D’autres, au contraire, comme M. Pasquier, ont marqué principalement, par leurs actes, leur passage dans ce monde ; ce ne serait pas les faire connaître que de vous parler seulement de ce qu’ils ont dit et écrit, il faut vous rappeler ce qu’ils ont fait, et là se présente un écueil ! Peut-on séparer leur histoire de celle du temps où ils ont vécu ? Quelle tâche redoutable, s’il faut joindre au récit de leur vie celui des événements qui lui servent de cadre, et peindre à côté d’eux les personnages considérables dont ils étaient entourés !

Il m’a semblé, Messieurs, que vous ne me demanderiez pas de refaire le tableau de nos quatre-vingts dernières années, qui a été tant de fois et si bien fait, mais qu’il me suffirait de signaler, au milieu des événements qui les ont remplies, la part du noble confrère que vous avez perdu. L’œuvre est encore assez vaste. Le temps qu’il m’est permis d’y consacrer m’oblige à la resserrer au lieu de l’étendre. L’intérêt sérieux que je trouverais à vous raconter comment, pendant près de quarante années, M. Pasquier s’est préparé à la vie publique, ne doit pas me faire oublier que j’aurai plus tard à vous dire comment il en a rempli les devoirs, et enfin à vous rappeler les années de souvenirs et de méditations pendant lesquelles il a pu regarder le chemin qu’il avait parcouru, et se rendre compte des changements que le monde avait éprouvés depuis le jour où il y était entré.

M. Étienne-Denis Pasquier est né à Paris, le 22 avril 1767. Son grand-père et son père étaient alors conseillers au parlement de Paris ; il devait l’être comme eux, il naissait pour être magistrat ; mais il ne faudrait pas croire que, même dans une grande famille de magistrature, un enfant fût alors préparé aux devoirs qui l’attendaient, avec le même soin que l’on y mettrait de nos jours. Un homme dont la vie a souvent touché à celle de M. Pasquier, que sa naissance et son nom destinaient aussi au parlement de Paris, M. le comte Molé vous disait dans son discours de réception : « Je regrette les maîtres, la règle, le joug qui ont manqué à ma jeunesse. » M. Pasquier, quoique son adolescence se soit passée dans des temps moins agités, a souvent exprimé les mêmes regrets. Il reçut jusqu’à quatorze ans, sous la direction affectueuse des oratoriens de Juilly, une éducation hâtive et incomplète. Il fit négligemment à Paris une seconde rhétorique et sa philosophie ; ses trois années de droit ne furent pas plus laborieuses, et la faute en doit être imputée à l’organisation et aux habitudes des écoles de ce temps plutôt qu’à l’insouciance des élèves.

Comment pourrons-nous voir sortir de ces premières épreuves un esprit cultivé, un vrai magistrat ?

Un jeune homme appartenant à une famille parlementaire puisait dans ses relations intérieures et dans le respect du nom qu’il portait un certain goût de société sérieuse, de conversation délicate qui remplaçait pour lui les travaux réguliers et solides que les écoles ne lui offraient pas.

Autour du grand-père de M. Pasquier, doyen du parlement, magistrat imposant et vénéré ; après la mort de celui-ci, autour de son père, l’un des rapporteurs les plus laborieux de la grand’chambre, se réunissaient très-souvent leurs collègues, continuant en sa présence les débats politiques ou judiciaires qui leur fournissaient alors une occupation si passionnée.

L’austérité parlementaire ne l’empêchait pas de suivre avec une assiduité journalière les grandes représentations du Théâtre-Français, guidé dans les jouissances littéraires qu’il y cherchait par le goût excellent d’un de ses professeurs à l’École de droit, dont il écoutait le soir les conseils avec autant de soin qu’il en mettait le matin à fuir ses leçons de jurisprudence.

Enfin les cours du Lycée venaient de s’ouvrir ; toute la société de Paris se pressait pour y entendre Garat, Fourcroy et surtout Laharpe. L’ancien élève de Juilly était un des auditeurs les plus empressés de ses spirituelles et éloquentes dissertations littéraires.

Nous avons vu, Messieurs, dans notre jeunesse, le cours de Laharpe repris à la Sorbonne, avec tout ce que pouvait y ajouter un goût plus sûr, un souvenir toujours présent des plus exquises beautés des littératures anciennes ou étrangères, l’alliance continuelle de la littérature et de l’histoire, si féconde pour l’une et pour l’autre ; enfin un éclat d’improvisation que la tribune politique ne surpassait pas ; nous avons pu apprendre que, si des entretiens si élevés ne donnent pas le talent, ils inspirent du moins pour les lettres un goût passionné que les années n’effacent point.

Ainsi préparé, le jeune Pasquier entre au parlement de Paris, à l’âge de vingt ans, c’était son droit comme fils de maître, mais à condition de n’avoir que cinq ans plus tard voix délibérative. De ce moment commencent les graves et fortes études du magistrat : un des présidents à mortier appelle chaque jour auprès de lui ses plus jeunes collègues et les fait conférer ensemble sur les devoirs de leur charge et sur les connaissances variées qu’elle exige. Ils assistent avec la même régularité aux audiences judiciaires du Parlement, rendues si solennelles par les grands procès qui ont marqué cette époque et par l’éloquence des gens du roi et du barreau, de Séguier et de Gerbier.

Mais, il faut bien le dire, d’autres délibérations du parlement excitaient plus vivement l’attention de M. Pasquier. Si vous vouliez, Messieurs, préparer un jeune homme à la vie publique, trouveriez-vous une meilleure école que celle qui s’offrit tout à coup à lui ?

Au moment où il entre au parlement, dans les premiers jours de 1787, la lutte se poursuit avec une vivacité extrême entre ce grand corps et la royauté. M. de Calonne, et, après lui, M. de Brienne, redoublent d’efforts pour l’abattre. Le parlement de Paris ne recule pas ; toute la magistrature française fait cause commune avec lui ; et ainsi les deux plus anciennes, les plus imposantes institutions du pays, la royauté et la magistrature, sous les regards attentifs d’une nation spirituelle, agitée, fatiguée du passé, avide de nouveautés, se jettent dans une lutte qui ne durera pas longtemps, où elles se seront blessées l’une l’autre et où toutes deux succomberont.

Le parlement, au lieu de suspendre le cours de la justice, comme il l’avait fait à d’autres époques, redouble de zèle pour cette partie de ses devoirs. En même temps les délibérations politiques de ses chambres assemblées sont plus fréquentes que jamais. Elles ne roulent pas seulement sur les édits que le ministre lui présente ; aucune des idées d’amélioration sociale que rêve l’opinion publique ne lui est étrangère. Pour se défendre il invoque les règles éternelles de la justice, dont il est l’organe naturel, les droits de la nation, qui sont, dit-il, confiés à sa garde. Il adresse au roi les remontrances les plus respectueuses, mais les plus fermes. Il finit par émettre un vœu, exprimé déjà par Fénelon au commencement du siècle, par le parlement lui-même dans des luttes précédentes, par Malesherbes au nom de la cour des aides, enfin par l’assemblée des notables : il demande la convocation des états généraux en déclarant qu’il n’a jamais pu donner aux édits d’emprunt qu’un enregistrement provisoire.

Le jeune conseiller suit avec ardeur ces délibérations passionnées, se croit revenu aux beaux jours du sénat romain, s’enivre de la parole brûlante de d’Éprémesnil et ne prête qu’une oreille fort distraite à ce vieux magistrat qui, passant près de lui après une discussion très-animée, lui jette ces mots : « Jeune homme, l’idée des états généraux a été souvent mise en avant du temps de votre grand-père ; voici ce qu’il nous a toujours dit : Messieurs, ceci n’est pas un jeu d’enfant ; la première fois que la France verra des états généraux, elle verra aussi une terrible révolution. »

Pendant son court passage dans la magistrature, notre jeune parlementaire devait recevoir une autre leçon politique. Les états généraux étaient convoqués : la nation entière avait été provoquée par le pouvoir lui-même à s’occuper de leur composition et de la forme dans laquelle ils devraient se réunir et délibérer. Le parlement s’effraye de toutes les nouveautés que suggère cette grande enquête ; il n’a jamais demandé que des états généraux formés sur le modèle des derniers que l’on ait vus en France, en 1614. Il se trouve de deux siècles en arrière de son temps. Il rend un arrêt solennel pour déclarer et faire prévaloir son opinion. Toute sa popularité s’évanouit ; la nation prend parti contre lui, et bientôt les décrets de l’assemblée constituante suppriment l’ancienne organisation judiciaire et abolissent les parlements.

M. Pasquier, après ces premières et vives émotions de la vie publique, à peine âgé de vingt-deux ans, se trouve réduit à l’inaction ; mais le spectacle qui va l’entourer et les événements auxquels il sera involontairement mêlé occuperont assez l’ardente curiosité de son âme.

Quoique frappé dans son avenir et dans ses affections par la suppression de la compagnie à laquelle il appartenait, il abordait sans préventions hostiles cette révolution qu’il n’avait pas prévue. Tout en rendant justice à quelques grandes choses que le règne de Louis XVI avait vu s’accomplir, il savait distinguer les abus singuliers et sans nombre que la France ne pouvait tolérer plus longtemps. Si une partie de la population jouissait d’un bien-être réel, il sentait que ce repos était précaire, et il éprouvait une vive sympathie pour le désir généralement manifesté de voir reconnaître et garantir tous les droits de sécurité personnelle et tontes les libertés compatibles avec l’ordre public ; en un mot, il l’a dit lui-même, il partageait l’enthousiasme généreux qui avait saisi tant d’âmes élevées.

Cette société si animée l’intéresse ; vainement on le presse d’émigrer comme plusieurs compagnons de sa jeunesse ; il se refuse à l’idée de laisser Paris ; il sait d’ailleurs que lorsque l’on devient volontairement étranger à son pays, on s’expose au malheur d’en être bientôt l’ennemi. Il reste pour être le témoin de toutes les journées célèbres de la révolution. Il assiste aux grandes séances de l’Assemblée constituante et voit avec douleur les amis aveugles de la royauté pousser aux résolutions les plus désorganisatrices dans l’espoir que le bien sortira de l’excès du mal. Sous ses yeux se commettent les premiers crimes dont la liberté fut l’innocent prétexte et ils restent impunis ; pendant que l’Assemblée nationale proclame les immortels principes qui sont la vie de notre société moderne, il voit s’éteindre le principe d’autorité pratique sans lequel il n’y a plus ni lois, ni ordre, ni liberté ; les Français sont bien dans cet état que Tacite peint en quelques mots : Incerti solutique et magis sine domino quam in libertate. Le peuple, sans guide, aspire chaque jour à des expériences nouvelles ; les plus hautes intelligences du temps s’égarent dans toutes leurs prévisions ; les passionnés d’aujourd’hui seront les modérés de demain et poussent à des commotions dont ils seront les premières victimes. D’une fenêtre du Palais-Royal, M. Pasquier voit l’orateur éloquent du parlement de Paris traîné dans le jardin par une bande furieuse, arraché de leurs mains à demi mort ; d’Éprémesnil reçoit la visite de Pétion sur son lit de douleurs et lui adresse ces prophétiques paroles : « Et moi aussi, Monsieur, j’ai été porté en triomphe. » – Après d’Éprémesnil, Barnave ; après Barnave, Vergniaud. Si la France reste unie, grande, héroïque à la frontière, contre l’étranger, à l’intérieur tout change : l’enthousiasme des premiers jours de la révolution se convertit en haine et en colère ; l’égalité n’est plus qu’un mot puisque des classes entières sont proscrites pour crime de naissance, de fortune ou d’opinion. La liberté s’est changée en un despotisme à mille têtes pour lequel tout peut être coupable, un service rendu à un ami, un acte de piété filiale, un mot, un geste, un regard.

Après la loi des suspects et la formation des comités de salut public et de sûreté générale, M. Pasquier crut que le séjour de Paris était dangereux pour lui. Il se retira dans le village de Champigny-sur-Marne. C’est là qu’il épousa sa parente Mlle de Saint-Roman, devenue veuve du comte de Rochefort, et dont le sort était aussi précaire, aussi menacé que le sien. Un ancien conseiller clerc au parlement de Paris, l’abbé Salomon, muni des pouvoirs secrets du pape, leur donna la bénédiction nuptiale dans la petite chambre qu’ils habitaient.

Peu de jours après, M. Pasquier père est arrêté : on avait découvert une protestation que la chambre des vacations du parlement de Paris avait rédigée en 1790 avant de se séparer. Il n’en faut pas plus pour que tous les anciens parlementaires soient inscrits sur les tables de proscription. Les signataires de la protestation sont condamnés ; leurs collègues sont recherchés. M. Pasquier se retire pendant quelque temps dans un village voisin de Juilly ; il n’y est plus en sûreté et cherche à gagner la frontière ; mais après avoir erré pendant un mois dans les départements du Nord, de ferme en ferme et d’auberge en auberge, Mme Pasquier et lui sont arrêtés, ramenés à Paris et jetés le 8 thermidor dans la prison de Saint-Lazare. Ils trouvent dans cette salle d’attente de l’échafaud deux frères de Mme Pasquier et un frère de M. Pasquier, à peine sorti de l’enfance.

Le lendemain le bruit de la mort de Robespierre pénètre dans leur prison, et, avec ce bruit, quelque espérance de salut. Après des alternatives de sécurité et de crainte ils furent mis en liberté au bout de six semaines.

À la suite des journées qu’il venait de passer, partagées entre de poignantes douleurs et d’inexprimables angoisses, le premier usage que M. Pasquier fit de sa liberté fut de chercher la solitude. Toute la fortune de son père, toute celle qui devait revenir à Mme Pasquier étaient confisquées. Ils trouvèrent un asile modeste dans le petit village de Croissy, près Saint-Germain, et y passèrent trois années, les plus calmes de leur vie. Ils s’étaient rapprochés de quelques amis avec lesquels ils pouvaient échanger leurs souvenirs, les enseignements que tant d’épreuves leur avaient apportés, et leurs réflexions sur la marche des événements. M. Pasquier y rencontra même un abbé Désessart, qu’il avait eu pour professeur à Juilly, et qui, charmé de retrouver un de ses anciens élèves, le remit sur la voie des bonnes et fortes études.

On s’attendrait à le trouver profondément aigri par tant de malheurs. Mais, dans l’impartialité de son âme, il ne peut se dispenser de faire la part du bien dans tout ce qu’il a vu. Il n’oublie pas les actes de dévouement dont il a été personnellement l’objet. Dans les courses secrètes qu’il faisait à Paris pour voir son père, dans sa fuite au travers des départements du Nord, il recevait un asile, des secours qu’on ne pouvait lui offrir sans s’exposer aux plus grands dangers. Pendant son séjour à Croissy il vit un de ces traits d’intrépide générosité qui l’auraient, au besoin, réconcilié avec la nature humaine. La récolte avait été mauvaise ; la circulation des grains était interrompue ; les environs de Paris, qui n’en produisent qu’une faible quantité, étaient réduits à une extrême détresse. Un soir, à la nuit close, une charrette chargée de grains entre dans sa cour. Deux jeunes gens de la campagne déchargent les sacs de blé, les déposent dans l’endroit le plus reculé de la maison. Les fermiers du domaine de Coulans, devenus, par la confiscation, fermiers de l’État, avaient appris que le fils de leurs anciens maîtres vivait à Croissy dans une sorte de dénûment ; ils avaient voulu lui donner ce précieux témoignage de leur reconnaissant souvenir ; deux de leurs enfants s’étaient dévoués à cette périlleuse entreprise ; ils en étaient venus à bout et repartaient heureux d’une noble action faite avec tant de simplicité et de courage.

Cependant, au fond de sa retraite, M. Pasquier voyait le gouvernement du Directoire s’affaisser de jour en jour sous le poids de ses fautes, de ses corruptions et de ses coups d’État répétés ; et près de lui grandir un homme singulier, enveloppé de mystère, déjà célèbre par ses victoires et qui allait le remplacer.

Mon prédécesseur n’a pris aucune part au 18 brumaire, ainsi je n’ai pas à vous en dire mon opinion. Je m’en félicite ; je ne trouverais peut-être pas en moi l’impartialité nécessaire pour en parler. Je me borne à dire qu’après le coup d’État et le premier étonnement qu’il causa, la France sembla reprendre des allures régulières. M. Pasquier rentra dans Paris. Il s’occupa d’obtenir, pour lui et les siens, la restitution de leurs propriétés confisquées et non vendues. Pendant quatre années il partagea son temps entre la terre de Coulans, où il retrouvait tous les souvenirs de sa famille, et Paris, où s’étaient reformées des sociétés d’élite dont la fréquentation a toujours eu tant de charmes pour lui. Dans quelques-unes des dernières pages qu’il ait dictées, il attribue une influence puissante sur la culture et les progrès de son esprit aux réunions qui avaient lieu tous les soirs chez une fille de M. de Montmorin, Mme de Beaumont, dont le nom est inscrit en caractères si élevés et si touchants dans les Mémoires de M. de Chateaubriand et dans les lettres de M. Joubert. La littérature n’y faisait pas tous les frais de la conversation. Quoique l’on eût du penchant pour les opinions royalistes, on ne se laissait aller à aucune illusion. On ne trouvait pas chez le premier consul les traits de Monck ; on le voyait disposé à garder le pouvoir dont il s’était emparé avec audace, mais qu’il exerçait avec sagesse. On ne voulait pas se condamner à une oisiveté sans terme. M. de Fontanes s’était rallié le premier et avait été nommé président du nouveau corps législatif. M. de Chateaubriand avait accepté les fonctions de secrétaire d’ambassade à Rome. M. Molé aspirait au conseil d’État ; M. Pasquier, désigné dans le département de la Sarthe comme candidat au corps législatif, comptait, pour être choisi par le sénat, sur la bienveillance de quelques-uns de ses membres les plus influents qui l’avaient connu au parlement de Paris.

Mais, avant le jour fixé pour l’élection, il change tout à coup de résolution. Il met plus d’empressement à retirer sa candidature qu’il n’en avait mis à la produire. Il faut bien en dire le motif : c’est qu’il eut à se demander, le 21 mars 1804, si ces temps allaient revenir où le droit des gens n’était plus qu’un vain mot, les formes de la justice une sanglante comédie et où la vie humaine était sacrifiée aux plus détestables prétextes.

Deux années s’écoulent. Le premier consul devient empereur ; un éclat jusqu’alors inconnu se répand sur son trône. Le chef auguste de la religion catholique traverse les Alpes et vient le sacrer dans la cathédrale de Paris. L’empereur obtient par la victoire d’Austerlitz une autre consécration de son pouvoir nouveau. La France est fière et ravie. La contagion de l’enthousiasme et l’impatience d’être oisif, sans faire oublier la mort du duc d’Enghien, ramènent M. Pasquier à ses premières résolutions. Il cède aux insistances de Cambacérès, qui cherche à recruter les anciens noms parlementaires. Il est compris, en 1806, dans la première nomination des maîtres des requêtes au conseil d’État.

Vous voyez dans quelle situation il y arrive : il commence sa quarantième année. Il a été, très-jeune, livré à des épreuves fort au-dessus de son âge ; mais depuis seize ans il n’a eu le maniement d’aucune affaire politique ; il a traversé la société en observateur intelligent et attentif. Il a vu l’homme dans ses conditions les plus opposées, d’égoïsme et de dévouement, de frayeur et de courage, de déception et d’enthousiasme, d’abjection et de grandeur. Il l’a observé du sein de l’exil, des cachots, de la détresse ; et néanmoins il aborde d’un esprit libre et avec un cœur serein la carrière nouvelle qui s’ouvre devant lui.

Je n’ai pas à raconter, Messieurs, les travaux multipliés auxquels il se livra dans ses fonctions de maître des requêtes. L’empereur sut les apprécier par lui-même et le fit conseiller d’État au mois de février 1810. Quelques mois plus tard, il le nommait préfet de police à Paris.

Je ne puis passer sous silence un bruit que ses ennemis répandirent à cette occasion et auquel il a toujours opposé une dénégation absolue. On racontait que l’empereur, avant de le nommer, avait eu avec lui une conversation particulière afin d’éprouver son dévouement. Si un prince de la maison de Bourbon était découvert à Paris, quelle conduite tiendrait-il ? Le ferait-il arrêter ? Membre d’une commission, le condamnerait-il ? M. Pasquier aurait répondu : Sire, je ferais mon devoir. Voici ce qu’il raconte dans un récit qui est empreint de tous les caractères d’une parfaite sincérité : « Napoléon était seul quand je fus introduit dans son cabinet, et notre conversation s’est passée jusqu’à la fin sans témoins. Non-seulement il ne me fit subir aucune épreuve, mais il évita au contraire de me rien dire qui pût susciter en moi une pensée de cette nature. Il alla au-devant de tout ce qui pouvait m’effaroucher. Je lui représentai que, étranger aux hommes et aux intrigues de la révolution, j’étais fort peu propre à des fonctions qui devaient supposer une connaissance approfondie de ces antécédents ; il me dit que cela regardait le duc de Rovigo, ministre de la police ; que ce qu’il me demandait, et ce qu’il attendait de moi, c’était de rétablir la préfecture de police sur le pied d’une magistrature telle qu’elle existait du temps des Sartine et des Lenoir. Vous avez été magistrat, ajouta-t-il, et c’est comme tel que je vous ai choisi. J’ai pleine confiance en vous ; et je suis sûr que vous mériterez cette confiance. Il était difficile de résister à de telles paroles dites par un tel homme, et une heure après j’avais prêté mon serment. Napoléon tenait du reste beaucoup à ce qu’on sût que c’était comme magistrat qu’il m’avait choisi et qu’il entendait que la préfecture de police redevînt une véritable magistrature, car il le dit dans la journée à plusieurs personnes, entre autres à M. Mollien et à M. Daru, qui me l’ont répété plus d’une fois. »

M. Pasquier s’est renfermé avec joie dans la mission qui lui était donnée.

Les travaux considérables qu’il entreprit pour donner satisfaction aux intérêts si variés de la capitale, feraient le sujet d’une étude du plus haut intérêt. Jamais, il faut l’espérer, la question des approvisionnements ne causera autant d’anxiété qu’en l’année 1812, et jamais elle ne sera plus attentivement examinée qu’elle le fut alors, l’empereur et le préfet de police ayant, à ce sujet, deux opinions radicalement opposées et les soutenant avec une égale ténacité.

Dans les rapports qu’il avait avec M. Pasquier l’empereur était froid, mais digne, sans aucune des brusqueries ou des familiarités qu’il se permettait avec des serviteurs même d’un rang plus élevé. Pendant toute la durée de son administration il ne lui adressa qu’un reproche. – Le lendemain de la scène violente et injuste qu’il avait faite à M. Portalis en plein conseil d’État, et dans laquelle M. Pasquier avait seul osé intervenir pour défendre son collègue, Napoléon lui dit à son grand lever : « Je crains, Monsieur le préfet, que vous n’ayez pas une juste idée des devoirs d’un conseiller d’État. – En cela comme en toutes choses, Sire, je crois qu’on ne risque guère de se tromper quand on n’écoute que sa conscience. » L’empereur ne répondit pas et n’en reparla jamais.

Je ne veux pas laisser cette partie de la carrière de M. Pasquier sans vous dire que, pendant sa durée et au milieu d’immenses travaux, il sut se ménager deux précieuses distractions qui ne lui ont jamais manqué : il resta fidèle aux élégantes et spirituelles réunions qu’il aimait tant et où il était si bien placé, et il porta le plus vif intérêt aux publications qui honorèrent la littérature à cette époque. Voici la lettre que lui écrivait M. de Beausset en lui envoyant un exemplaire de sa belle histoire de Bossuet :

« Voilà Monsieur, cette histoire de Bossuet, qui est autant votre ouvrage que le mien. Si vous prenez la peine de la relire, il vous sera facile de remarquer combien j’ai profité de vos bonnes et utiles observations, et tous les droits que vous avez à ma juste reconnaissance. Croyez aussi que j’en suis pénétré jusqu’au fond du cœur, et qu’il m’est bien doux d’avoir dû mes premiers rapports avec vous aux sages et utiles conseils que j’ai reçus de votre intérêt et de votre bonté pour moi. »

Nous touchons, Messieurs, à l’un de ces moments d’épreuves qui font le tourment de tout homme public, qu’il soit agité par le sentiment de l’intérêt ou par le sentiment du devoir. Cette dernière et noble inquiétude était la seule, ai-je besoin de le dire ? qui pût s’emparer de M. Pasquier. Quelle conduite tenir lorsqu’un chef que l’on a loyalement servi est arrivé, de faute en faute, à la nécessité de déposer lui-même le pouvoir qu’il aurait pu conserver si glorieux ? On ne peut s’empêcher de louer ceux qui, rapprochés de l’empereur par de longues et intimes relations, lui restèrent attachés dans l’adversité. Je ne connais rien de plus beau, de plus touchant que les efforts persévérants, les démarches obstinées, suivies quelquefois d’humiliantes déceptions, de M. le duc de Vicence à tous les moments de cette crise qui fit descendre l’empereur du premier trône du monde à l’exil ; mais il eût été bien sévère d’exiger un dévouement aussi absolu de tous ceux qui avaient occupé des fonctions publiques sous l’empire, et un grand nombre d’hommes éminents par leurs vertus et leur haute capacité ont montré par leur conduite, qu’ils comprenaient autrement leur devoir. À moins d’être retenu par des affections personnelles, qui aurait pu, après ces épreuves successives de la liberté déréglée et du pouvoir absolu même confié aux mains les plus habiles, refuser de concourir à l’essai de la liberté réglée par les institutions, et du pouvoir limité par les lois ?

M. Pasquier regarda comme un commencement d’abdication le départ, au 29 et 30 mars, de la famille impériale laissant Paris avec les hauts dignitaires de l’empire, les ministres, le conseil d’État, pour aller chercher à Blois plus de sécurité. Ce départ était une fuite ; ainsi le comprirent à Paris les classes populaires ; ainsi le préfet de police, qui s’y opposa autant qu’il le put. Le ministre de la police lui dit : « Je pars avec tous les ministres. Vous restez ici, et êtes ainsi le maître de faire ce que bon vous semblera. » Les maréchaux qui, la veille encore, résistaient à l’ennemi avec une poignée de soldats et de jeunes gens des écoles, avaient reçu du frère aîné de l’empereur l’autorisation, c’est-à-dire l’ordre de capituler. La capitulation fut faite. Un gouvernement provisoire s’empara du pouvoir politique, et prononça la déchéance. Le préfet de police, convaincu qu’elle était devenue une nécessité, et ne voulant pas laisser son poste dans l’état où se trouvait la capitale, en instruisit l’Empereur par un billet qu’il écrivit au duc de Bassano, et par une conversation qu’il eut avec le duc de Vicence, conversation que ce dernier raconte dans ses Mémoires. Il consacra ensuite tous ses efforts, dans les détails journaliers et étendus de son administration, à éviter toute cause de méfiance et de troubles entre les amis des Bourbons revenus de l’exil avec M. le comte d’Artois et la population parisienne. Obtenir des souverains étrangers que leur autorité s’effaçât autant que possible, calmer les mécontentements qui éclataient dans une population fatiguée par les rigueurs d’un long hiver sans travail, et humiliée par nos défaites ; enfin modérer, quelquefois combattre les prétentions blessantes d’un parti français qui se considérait comme vainqueur, telles furent ses constantes préoccupations pendant le terrible mois d’avril 1814. Il déplut fort par la manière dont il accomplit cette dernière partie de sa tâche. À l’arrivée du roi, il fut remplacé à la police et nommé directeur général des ponts et chaussées.

Il aurait béni ce changement, s’il ne se fût trouvé en présence de travaux considérables à faire, ne fût-ce que pour réparer les maux que l’état de guerre avait produits, et sans ressources pour les mettre à exécution. Il dut se borner pendant un an à des relations personnelles avec les hommes distingués dont il était devenu le chef.

Il se retira au retour de Napoléon, fut exilé à quarante lieues de Paris par un ordre dont on le releva au bout de huit jours, et, lorsque Louis XVIII remonta sur le trône, il fut appelé, sous la présidence de M. de Talleyrand, aux deux ministères réunis de la justice et de l’intérieur. Il les garda jusqu’au mois de novembre, et se retira avec ses collègues devant les dispositions menaçantes des députés que les colléges électoraux venaient de nommer. Pendant cette courte et laborieuse administration, il eut à soutenir contre les royalistes passionnés la même lutte qu’en 1814 ; mais il l’engagea peu de temps après sur un théâtre plus élevé et devant un jury dont la sentence ne pouvait être douteuse l’opinion publique.

La ville de Paris, reconnaissante des services que lui avait rendus son ancien préfet de police, le comprit au nombre de ses députés.

Il apportait dans cette Chambre nouvelle deux mérites qui, à cette époque, n’étaient pas communs :

Il avait l’habitude des grandes affaires administratives. On ne pouvait être rapproché de Napoléon par des fonctions importantes, qui obligeaient à travailler personnellement avec lui, sans acquérir bientôt une aptitude singulière à les remplir. Sa conversation était chose redoutable. Son puissant esprit pénétrait jusqu’au fond des matières qui lui étaient le moins connues ; l’interlocuteur le mieux instruit avait peine à satisfaire son implacable curiosité. Il n’enseignait rien, mais il obligeait ses administrateurs au travail le plus instructif et le plus fortifiant.

Ajoutons que M. Pasquier, formé à cette école, allait apporter une grande expérience des affaires au milieu de collègues qui en étaient dépourvus plus que nous ne saurions aujourd’hui le comprendre ; vous en voyez la cause, Messieurs si l’action personnelle de l’empereur élevait autour de lui, près de lui, des intelligences fortes et exercées, le système politique de l’empire produisait sur le reste du pays un effet tout contraire. Personne ne disait un mot à la France de ses intérêts les plus sérieux, ni le Sénat, ni le Corps législatif, ni les rares organes de la presse. Aussi, même chez les députés qui composèrent la Chambre de 1815, l’ignorance à cet égard était complète. Lorsque le gouvernement présenta son premier budget, il dut choisir, soit dans la Chambre, soit même au dehors, des commissaires pour en donner l’explication aux bureaux qui l’examinaient ; on raconte que le duc de Gaëte, dans le bureau dont il faisait partie, tint une véritable classe où, pendant plusieurs mois, il enseigna à ses collègues l’administration française et la langue même des finances. Les députés qui se groupaient chaque jour autour de lui furent très-reconnaissants de ces leçons données simplement, facilement, et de la manière la plus intelligible.

M. Pasquier avait un autre avantage. Il avait, dès sa première jeunesse, été sensible aux effets de l’improvisation, et avait remarqué sa puissance sur une assemblée nombreuse. Il avait admiré d’Éprémesnil au Parlement, l’abbé Maury, Barnave et Cazalès à l’Assemblée constituante ; les beaux discours de Mirabeau, selon lui, ont été écrits avant d’être prononcés. Lorsqu’il parla pour la première fois dans une assemblée générale du conseil d’État, ce fut sur l’injonction formelle de Cambacérès qui présidait, et il avait préparé une opinion écrite. Un membre influent du Conseil, écrivain élégant et improvisateur très-habile, M. Regnaud de Saint-Jean d’Angely, lui dit : « Quoi ! vous avez écrit et vous allez lire ! S’il en est ainsi, vous vous condamnez à ne jouer jamais aucun rôle dans le conseil. Croyez-moi, jetez votre papier au feu ; parlez d’abondance, vous parlerez mal la première fois, plusieurs autres encore peut-être ; mais vous finirez par en prendre l’habitude, et, pour peu que vous ayez quelques moyens, vous vous ferez une place dans les affaires. » Je suivis son conseil, dit M. Pasquier, en racontant cette conversation, et j’ai acquis ainsi le peu de talent qui a créé et assuré mon existence politique.

Je ne veux pas me laisser entraîner à vous dire par quels côtés importants l’éloquence de la tribune diffère de celle de la chaire et du barreau. Ne suffit-il pas de remarquer que l’orateur de la tribune, au lieu de l’auditoire pieusement muet, qui recueille comme d’indiscutables vérités les paroles qui tombent de la chaire ; au lieu des magistrats bienveillants qui prêtent une oreille attentive au procès qu’ils vont juger, voit en face de lui un auditoire en partie hostile, sur lequel il prétend exercer une puissance que tant de passions ou d’intérêts sont disposés à lui contester ; qu’il ne peut pas toujours choisir ni le moment où il parle, ni le terrain où il se place qu’il est obligé parfois de concevoir l’ensemble de son discours, et d’en ordonner les détails avec la même promptitude qu’un général conçoit son plan de bataille ; qu’il doit attaquer ses adversaires sans risquer d’en faire, pour son opinion, des ennemis irréconciliables ; chercher le doute dans l’âme de ceux qui hésitent afin de le dissiper ; donner aux pensées de ses amis une forme telle qu’ils se glorifient de suivre son drapeau ; dans la discussion même la plus vive, être clair, être rapide, et éviter qu’un mot mal choisi ou mal compris ne compromette les principes qu’il défend ; c’est là, Messieurs, un grand acte de l’esprit humain. M. Pasquier est un de ceux qui en ont donné l’exemple et avec le plus de succès dans la Chambre de 1815.

Il déploya de nouveau son rare talent de discussion, joint à une activité prodigieuse, lorsqu’il fut appelé successivement, sous la présidence du duc de Richelieu, aux ministères de la justice et des affaires étrangères. Jamais ministre n’accepta plus largement la responsabilité de ses propres actes et la solidarité des actes de ses collègues. Son expérience consommée lui permit d’intervenir utilement dans les questions les plus variées de justice ou de finances, de guerre ou de politique générale. Le recueil de ses discours était déjà imprimé lorsqu’il est entré parmi vous. Je ne pourrais rien ajouter à l’appréciation si sûre et si juste de l’écrivain éminent qui le recevait, et qui a bien voulu s’asseoir auprès de moi comme pour lui rendre un nouvel hommage. Sans doute, l’improvisation politique a fait des progrès depuis l’époque où ces discours ont été prononcés. Ne soyons pourtant pas ingrats envers nos devanciers. Permettez à ceux mêmes qui ont assisté depuis à des délibérations plus éclatantes, de ne pas se rappeler sans émotion ces premiers jours du gouvernement parlementaire où ils voyaient se succéder à la même tribune MM. de Serre et Lainé, Royer-Collard et Camille Jordan, Manuel et Pasquier.

On ne rendrait pas complète justice à ce dernier si l’on ne voyait que des mérites oratoires dans ses travaux de cette époque.

Député, il se trouva en présence d’une majorité ardente, animée d’un profond mépris pour toutes les nouveautés qu’une révolution de vingt-cinq ans avait créées parmi nous, d’une vive colère contre tous les hommes qui y avaient figuré, sauf une exception singulière, M. Fouché, qui, selon l’expression du grand écrivain de ce parti, était passé par le repentir, de la classe des coupables dans celle des infortunés. M. Pasquier, réuni à quelques bons citoyens dont un glorieux survivant se trouve encore parmi vous (M. de Barante), combattit avec énergie ces passions aveugles qui s’attaquaient à tous les intérêts nouveaux de la France, qui blessaient les susceptibilités les plus légitimes, inquiétaient la magistrature, insultaient les débris de l’armée, et cherchaient partout des coupables excepté dans les désordres sanglants dont nos départements du Midi étaient le théâtre. Si ses alliés et lui ne gagnèrent pas souvent la majorité, ils obtinrent du moins le résultat inévitable d’un régime de libre discussion : ils éclairèrent l’opinion publique et la préparèrent à couvrir d’applaudissements l’ordonnance de dissolution du 5 septembre 1816.

Quatre mois plus tard, M. Pasquier, après avoir passé par la présidence de la Chambre des députés, acceptait le ministère de la justice sous M. le duc de Richelieu. Je ne crois pas qu’à aucune époque des ministres aient eu une plus belle mission à remplir. Cent cinquante mille soldats étrangers occupaient une portion de notre territoire, et y commandaient en maîtres. Cette occupation, oppressive pour nos populations, humiliante pour l’autorité royale, ruineuse pour nos finances, devait durer encore trois ans. Pour en rapprocher le terme, il fallait payer, à l’aide du crédit, tous les frais de la guerre et éteindre les réclamations particulières, qui s’élevaient à des chiffres fabuleux, mais que le duc de Richelieu fit réduire des quatre cinquièmes. Il fallait encore donner aux étrangers le spectacle d’un pays s’administrant lui-même, soumis aux lois, et satisfait des institutions qui le régissaient. – Ce grand résultat fut obtenu au mois d’octobre 1818. Plus on y réfléchit, plus on sent qu’il honore les ministres qui l’obtinrent et la royauté qui les soutint ; mais n’oublions pas ce qui fut leur principal moyen de succès : c’est par les débats publics et libres des deux Chambres qu’ils purent faire connaître la France à l’Europe, donner un démenti victorieux aux notes secrètes par lesquelles on inquiétait les souverains étrangers, inspirer confiance aux capitalistes européens, enfin faire accepter avec résignation à la France les conditions onéreuses de sa libération.

Je ne saurais accorder la même sympathie à la mission que reçut le duc de Richelieu rentrant au pouvoir après la mort de M. le duc de Berry, et gardant son ancien collègue comme ministre des affaires étrangères. Il fut bien avéré que ce crime était l’œuvre d’un fanatique obscur, qui n’avait eu aucun rapport avec les partis politiques même les plus avancés. Néanmoins on y trouva l’occasion de revenir, pour les supprimer ou les amoindrir, sur toutes les concessions libérales des dernières années, comme si la France entière avait été complice. Malgré les efforts de M. de Serre et de M. Pasquier à la tribune, on les voit peu à peu fléchir et tomber sous les attaques tour à tour habiles ou violentes de ceux qu’ils avaient combattus en 1815.

M. Pasquier avait été depuis plusieurs mois appelé à la Chambre des pairs Il a passé dans cette chambre le reste de sa vie publique, prenant une part active à ses délibérations et plus tard, sous un gouvernement nouveau, chargé de la présider.

Au moment où le duc de Richelieu prit la résolution de laisser le ministère, il dit à son collègue des affaires étrangères ces paroles remarquables : « Abandonnons ce pouvoir tout entier. Qu’il soit remis, puisqu’on le veut, aux mains qui brûlent de le saisir. Elles serviront mal, je le crois du moins cette autorité souveraine qu’elles se croient seules dignes de garder et de défendre ; mais, du moins, il ne sera pas en leur pouvoir de la compromettre immédiatement ; elles ont de la marge pour faire beaucoup de fautes, et si ces fautes deviennent trop graves, on aura encore, il faut espérer, assez de temps et de moyens pour en arrêter les funestes conséquences. »

Le duc de Richelieu, mort quelques mois plus tard, n’a pas vu réaliser ses prédictions. Son collègue, au contraire, vit se développer avec habileté et circonspection la réaction qui avait éclaté brusque et violente en 1815. Il employa pour la combattre toute l’influence que son caractère, son expérience et son talent lui donnèrent bientôt à la Chambre des pairs. Ses discussions de cette époque paraissent plus mûres et plus élevées. L’esprit libéral y domine toujours ; on y trouve tantôt un savoir profond et un remarquable bon sens pratique, comme dans son discours contre le droit d’aînesse ; tantôt les principes les plus purs de la tolérance religieuse et un profond sentiment de respect pour la vie humaine, comme dans le discours contre la loi du sacrilége. – Mais ses efforts et ceux de tant d’hommes distingués qui combattaient avec lui, ne purent empêcher que l’on ne commît les fautes prévues par M. le duc de Richelieu, et que, contre ses prévisions, le temps et les moyens ne manquassent pour en arrêter les conséquences.

M. Pasquier était demeuré étranger à la révolution de Juillet. Il n’avait eu aucun rapport avec M. le duc d’Orléans, devenu lieutenant général du royaume. Il éprouva donc quelque surprise lorsque ce prince lui fit offrir la présidence de la Chambre des pairs ; il hésita longtemps et finit par l’accepter.

Il comprit, avec son tact habituel, les devoirs que lui créait cette position qu’il n’avait pas recherchée. Cette révolution, sans descendre bien bas dans les profondeurs de la société, devait cependant faire prévaloir des tendances nouvelles ; un esprit plus démocratique allait pénétrer dans les conseils du gouvernement ; l’autorité de la Chambre des députés devait s’en accroître. Le président de la Chambre des pairs ne songea pas un instant à engager une lutte d’influences. Ce n’est pas qu’il ne pût trouver parmi ses collègues de grands politiques, des orateurs éloquents ; je n’aurais pas besoin de jeter les regards bien loin de moi pour m’en convaincre. Dans l’occasion, ils ne se sont fait faute d’exprimer leur pensée sur les plus hauts intérêts de leur pays. Néanmoins c’est ailleurs que venaient retentir les échos tout-puissants de l’opinion publique.

Mais lorsque les délibérations des chambres se portaient sur quelque importante loi d’intérêt social ou d’organisation administrative, la Chambre des pairs prenait sa revanche. Là se trouvaient en présence beaucoup d’hommes expérimentés, formés à différentes écoles, habitués à étudier la société sous ses faces diverses, accoutumés à la langue des grandes affaires. De cette réunion sont sortis les travaux les plus précieux. L’administrateur comme le jurisconsulte ne trouveront nulle part une explication plus sûre des lois de cette époque que dans les discussions de la Chambre des pairs et dans les rapports qui les ont préparées. Je crois n’être que juste en attribuant une part de l’honneur, qui en est revenu à cette chambre, au président dont la haute expérience était si bonne à consulter et si souvent consultée, et qui dirigeait les débats avec tant d’intelligence et de loyauté.

Il n’intervint personnellement dans ces débats que deux fois : une première fois sur un projet de loi de responsabilité ministérielle, et la seconde fois sur un article de la loi des finances de 1836 qui supprime les jeux publics pour l’avenir. Son intervention dans ce débat fut utile, et il faut lui en savoir gré. Les hommes d’affaires à courte vue voyaient dans cette suppression une innovation téméraire qui substituerait inévitablement des maisons de jeu clandestines à celles que l’administration autorisait et sur lesquelles elle exerçait une surveillance largement payée. L’orateur rappela qu’aucun établissement de cette nature n’existait avant 1789, et que le parlement savait discerner et punir avec rigueur les jeux clandestins ; que quelques établissements s’étaient ouverts à la faveur du désordre administratif des premières années de la Révolution ; que la ferme des jeux avait été instituée sous le Directoire, ou, comme il dit, sous le règne de Barras. En 1810 on comptait dix-huit maisons légalement établies dans Paris. Le préfet de police en fut révolté. Sur sa demande, l’empereur forma une commission, dans laquelle entrèrent les présidents des sections du conseil d’État pour examiner si cette source impure de revenus ne devait pas être fermée. La commission fut unanime pour le demander. Mais la guerre impose des nécessités auxquelles la morale est habituellement sacrifiée. On n’en fit rien. L’orateur peint avec une émotion sincère les effroyables désordres produits par ces tentations officielles adressées aux plus honteuses passions. « Félicitons-nous », dit-il en terminant, « de ce que l’heureuse idée est venue à la Chambre des députés de trancher cette question. Oui, Messieurs, félicitons-nous-en et très-hautement. Je ne suis pas de ceux qui pensent que ce qui a été fait cette année, on aurait pu le faire aussi ce bien l’année prochaine et avec une plus entière connaissance de cause. Non, non, je n’admets point ce délai, et je bénis le ciel, qui a permis que la question fût irrévocablement tranchée ; je dis irrévocablement, car, je ne crains pas de le répéter, une fois prise, on ne revient pas sur une telle mesure. »

En 1832, la pairie se vit enlever un homme qui sera une des gloires de notre siècle, M. Cuvier. M. Pasquier regarda comme un devoir du président de la chambre de rendre lui-même les honneurs dus à cette illustre mémoire. Il signala avec réserve, mais avec sagacité, les travaux qui avaient placé M. Cuvier à la tête des savants de l’Europe. Il s’attacha surtout à montrer le grand administrateur, dans l’instruction publique, au conseil d’État, au comité de l’intérieur, le brillant orateur à la tribune, lui donnant cet éloge qu’il avait été un des plus utiles entre les meilleurs citoyens, comme un des plus illustres entre les plus savants ; enfin c’est avec une vraie et pénétrante éloquence qu’il rappelle les derniers moments de cette belle vie et le deuil universel qui suivit cette mort.

Mais la présidence de la Chambre des pairs lui imposait d’autres devoirs.

De la révolution même qui avait appelé le duc d’Orléans au trône, était sorti un grave procès que la cour des Pairs devait juger : l’accusation pour responsabilité politique contre les ministres qui avaient contresigné les ordonnances du 27 juillet. Ce fut le premier d’une longue série de procès qui, chaque année à peu près, obligèrent la chambre à se constituer en cour de justice ; car la Providence a voulu que les entreprises les plus subversives de tout ordre légal fussent tentées contre un gouvernement qui s’est attaché à ne jamais violer aucune loi ; que des attentats répétés fussent commis contre la vie d’un roi qui résistait autant qu’il était en lui à l’exécution des sentences capitales les mieux justifiées ; enfin qu’au sein d’une administration aussi remarquablement honnête qu’éclairée, il se soit trouvé un fonctionnaire accessible à la corruption, et que ce fonctionnaire ait été un des plus hauts personnages de l’État.

La cour des Pairs avait déjà été réunie sous la Restauration ; on avait cherché plusieurs fois à régler par une loi sa compétence et la forme de ses arrêts. On avait échoué devant la difficulté du sujet. Cette tâche ne fut pas reprise. La cour, à l’occasion de chacune des affaires qui lui étaient déférées, se constitua juge de ses propres pouvoirs, régla ses procédés d’instruction, d’examen, de délibération, les conditions de ses jugements et même les pénalités qu’elle appliquait et cette toute-puissance judiciaire qu’elle s’attribuait n’excita jamais aucune réclamation, parce qu’elle l’exerça toujours avec une haute sagesse et dans le sens le plus favorable aux accusés.

Une plume exercée a publié, sous le titre de Précédents de la cour des Pairs, les délibérations d’où sont sorties les règles volontaires que la cour s’imposait ; en rendant justice aux savants collaborateurs de son président, il est impossible de ne pas remarquer l’influence prépondérante qu’il a exercée sur ces délibérations.

Mais son action se faisait encore plus sentir dans la conduite même des procès que la cour avait à juger.

Si la vivacité de son esprit s’échappait quelquefois dans la direction des débats politiques, son caractère changeait aussitôt qu’il se sentait magistrat. Jamais homme ne comprit mieux les devoirs attachés à ce titre sacré et ne s’y soumit plus absolument. Il faut faire remonter cette disposition aux impressions de sa jeunesse. Toutes les idées d’humanité dans l’administration de la justice criminelle avaient fini par pénétrer dans le parlement de Paris ; Duport en a été le puissant interprète à l’Assemblée constituante ; le président de la Cour des pairs les a fidèlement pratiquées. Quelle attention infatigable et en même temps quelle rare sagacité pour arriver à la découverte de la vérité ! quelle puissance d’analyse pour décomposer et réduire les procès les plus compliqués ! quel respect pour cet accusé qui n’est que malheureux jusqu’à ce que la cour éclairée l’ait déclaré coupable !

Ceux qui l’ont aidé dans l’accomplissement de cette triste et noble mission vous diraient mieux que moi toutes les qualités qu’il y déploya ; je ne puis passer sous silence l’impression que j’ai recueillie parmi ceux qui avaient été ses justiciables. J’en ai vu un grand nombre dans les années qui ont suivi la révolution de Février. Ils croyaient avoir de graves sujets de reproche contre le gouvernement qui venait de tomber. Je n’en ai pas entendu un seul reprocher à la Chambre des pairs ou à son président les arrêts qui les avaient frappés. M. Pasquier passa à Tours une partie de l’année 1848. Il y rencontra comme commissaire du gouvernement provisoire et avec les pouvoirs redoutables qui étaient attachés à ce titre un des anciens condamnés d’avril. Il reçut de lui tous les témoignages d’un respect profond qui ne se démentit pas un moment.

En 1837, M. Pasquier fut nommé chancelier de France. « Cette dignité, disait M. le comte Molé, en présentant au roi l’ordonnance de nomination, sera noblement portée par celui qui s’est associé avec tant de dévouement et de gloire aux services rendus par le grand corps qu’il a présidé au milieu des épreuves les plus difficiles. »

En 1844 le Roi lui conféra le titre de duc. Entre ces deux époques, M. Pasquier eut l’insigne honneur d’être appelé par vos suffrages à remplacer M. l’évêque d’Hermopolis.

Lorsqu’on lit le discours qu’il vous adressa le jour où il vint prendre place parmi vous, on se persuade qu’il accomplissait avec bonheur la tâche que vous lui aviez imposée. Il faisait l’éloge d’un prélat qu’il avait appris à estimer et à respecter dans la vie publique ; en rappelant les succès que la parole de M. Frayssinous avait obtenus dans la chaire de Saint-Sulpice, il songeait peut-être à ceux qu’il avait obtenus lui-même dans des enceintes plus orageuses ; il semble surtout se complaire au souvenir du mouvement religieux qui, dans les premières années du siècle, rendit la société française au culte de ses pères, et contribua plus que toute autre chose à lui faire oublier à lui-même les désordres de la révolution, et à le rattacher au monde nouveau qu’elle avait enfanté.

Je viens de suivre, dans ses traits principaux, la vie publique de mon illustre prédécesseur. Il a écrit plusieurs volumes de Mémoires qui en racontent les époques les plus laborieuses. Ces Mémoires pourraient avoir pour épigraphe la pensée suivante de l’excellent écrivain que vous entendrez bientôt et qui me reçoit aujourd’hui parmi vous :« Quels récits pourraient jamais valoir ceux d’un témoin sincère et éclairé qui rapporte ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu, quelquefois ce qu’il a fait ? » La sincérité du narrateur éclate à chaque ligne : il est si réservé pour ce qui le concerne, si tolérant pour ses adversaires, si impartial pour ses amis, qu’il est difficile de ne pas accorder à ce qu’il raconte une entière confiance. Ai-je besoin d’ajouter que, pour les périodes remplies par sa préfecture de police et ses deux ministères, on ne trouverait nulle part un exposé plus instructif des événements qui les ont signalées et des causes secrètes de ces événements ?

M. Pasquier a eu un mérite rare et difficile pour le temps où il a vécu. Les commotions politiques dont il a été le témoin étaient autant de batailles civiles qui laissaient après elles des vainqueurs et des vaincus, et toutes les passions qu’engendrent l’orgueil de la victoire ou la honte de la défaite. Il s’est défendu de toutes ces passions : quand il a lutté, il l’a fait résolûment, mais courtoisement, et sans employer des armes qui pussent faire des blessures incurables. Vaincu, il s’est résigné ; vainqueur, il s’est principalement occupé d’adoucir le sort des vaincus. Depuis son entrée au conseil d’État, quelques ardentes inimitiés l’ont poursuivi sans relâche ; il l’a su, s’en est affligé, mais n’a jamais eu l’idée de se venger. On peut dire de lui ce que Bossuet disait d’un autre chancelier de France qui peut-être le méritait moins : sa modération l’a toujours mis au-dessus de sa fortune.

Il a servi deux gouvernements dont l’esprit et les tendances étaient absolument contraires. Il a gardé vis-à-vis de l’un et de l’autre ce degré d’indépendance sans lequel il n’y a pour l’homme public ni dignité ni autorité. Il les a servis loyalement mais sans fanatisme ; ils lui ont accordé leur estime, sans beaucoup d’affection. Si jamais on a le récit détaillé de sa vie, on verra que, sous l’empire, il ne s’est prêté à aucun des actes violents et illégaux dont on aurait voulu le rendre complice, et que, sous la Restauration, il a toujours résisté aux passions aveugles qui obsédaient le chef de l’État et ont fini par le dominer.

On lui a reproché d’aimer le pouvoir, qu’il a su pourtant, quand il le fallait, quitter avec dignité. On ne citera pas une occasion où il l’ait accepté par des considérations vulgaires mais il aimait ce noble et laborieux emploi de ses facultés ; il se plaisait à l’idée d’exercer quelque action sur les destinées de son pays.

La passion des affaires, l’indépendance et la modération De ces trois qualités quelle est celle qui vous semblera inutile, si vous voulez avoir un homme d’État achevé ?

La révolution de Février ne fit que hâter de quelques jours le moment de la retraite à laquelle le Chancelier était déjà résolu.

Après le bienfait d’une longue existence employée non sans éclat au service de son pays, Dieu voulut lui accorder une autre faveur : il lui permit de vivre encore quinze ans pour revenir par la pensée sur toutes les phases de sa carrière, observateur impartial de lui-même, jouissant du bien qu’il a pu faire, et se rappelant, avec le trouble qui agite la conscience d’un homme de bien, les torts qui se sont nécessairement glissés dans une existence si active.

Il a conservé jusqu’au dernier jour une force intellectuelle dont la vieillesse jouit rarement ; sa mémoire lui représentait avec une merveilleuse exactitude les temps où il avait vécu, les hommes qu’il avait connus ; mais, ce qui est presque sans exemple, elle lui rendait avec la même fidélité les événements les plus récents. Son intérêt ne s’attachait pas seulement aux circonstances politiques dans lesquelles il avait été mêlé. Celles même qu’il apprenait chaque jour occupaient son esprit, et excitaient quelquefois en lui d’une vivacité de sentiments que la jeunesse même n’éprouve pas toujours. Presque entièrement privé de la vue, il se faisait lire les feuilles périodiques ou les écrits nouveaux sur lesquels se portait l’attention publique ; mais, pendant cette lecture, il n’écoute pas mollement, pour bercer son esprit de récits ou d’idées qu’il aura oubliés le lendemain. Il ne contemple pas d’un esprit distrait ce monde récent que les conversations ou les lectures font passer devant lui. Il le regarde et le comprend. Quelquefois il l’approuve, il est ému de ce qu’il entend. Il lui est arrivé de se faire lire cinq fois une brochure (Lettre sur l’histoire de France, 1861) remarquable qui l’avait vivement frappé ; d’autres fois il est blessé dans ses affections, ses souvenirs ; alors il a besoin de produire ses impressions. Ne pouvant écrire lui-même, il dicte.

Il vient d’entendre lire un écrit qui fait l’éloge du gouvernement du Directoire. Pour ce temps il n’a conservé que le plus absolu mépris. Il en pense ce qu’en a écrit M. de Tocqueville, illustre ami que j’ai la douleur de ne plus retrouver parmi vous, et dont le regard bienveillant me manque au moment où je vous parle : Ce régime était une anarchie tempérée par les violences. Il est prêt à lui préférer le règne de la Convention. Il faut qu’il le dise ; ce sont des protestations, des enseignements qu’il veut laisser à ceux qui viendront après lui.

On lui a fait connaître un article de journal sur un ouvrage relatif à l’ancienne magistrature ; il se fait lire l’ouvrage. Il dicte encore : « J’entre dans les derniers mois de ma quatre-vingt-douzième année ; je suis le seul membre encore vivant entre tous ceux dont se composait en 1789 la grande magistrature, qui fut emportée et détruite dans la tempête. Ce peu de mots donnent suffisamment à comprendre les dispositions dans lesquelles je me suis trouvé en avançant dans la lecture de l’article précité. Si je n’ai plus les forces suffisantes pour me jeter dans un tel débat, il m’en reste assez cependant pour articuler une sorte de protestation, où quelque peu de justice sera rendue aux mérites, aux vertus d’un passé par trop méconnu. »

Si l’ancien conseiller au Parlement de Paris est si zélé pour l’honneur de cette grande compagnie, ne croyez pas que le garde des sceaux de 1815 et de 1818 soit indifférent pour la magistrature actuelle. Je ne blesserai, ce me semble, aucune convenance si je rappelle son opinion sur un décret qui est aujourd’hui en vigueur et qui ne s’en exécutera pas moins. Lorsque parut le décret de 1852 qui fixe des limites à l’âge des magistrats, il exprima dans une vingtaine de pages la profonde douleur que cette mesure lui faisait ressentir ; mais ce n’est pas uniquement un cri de douleur, c’est une étude pleine d’intérêt ; il montre tout ce que l’âge apporte au magistrat d’expérience, d’autorité et d’indépendance ; il se demande si en le marquant ainsi pour la retraite à jour fixe, on ne porte pas atteinte à sa dignité et à son zèle. Il se rappelle les têtes blanchies qui ornaient au Parlement les bancs de la grand’chambre ; il lui semble que l’on veut rétroactivement les faire descendre de leurs sièges.

Un jour, le lendemain de Pâques, ses journaux lui manquent comme à tout le monde ; il emploie le temps qu’il leur consacre d’ordinaire à dicter des réflexions sur cette privation singulière dont si peu de personnes savent s’accommoder. Pour lui, il s’en félicite ; c’est un jour de congé qu’on lui accorde ; il se hâte de faire le procès à ces journaux dont le lendemain il reprendra avidement la lecture. Mais je dois avouer qu’il les blâme moins de ce qu’ils disent que de ce qu’ils taisent, et il ne leur impute pas trop vivement le silence qu’ils gardent sur tous les sujets qui, dit-il, intéresseraient le plus un homme politique et un bon citoyen comme lui.

Ses appréciations journalières comme ses souvenirs se répandaient en conversations, qui étaient un besoin pour lui et d’un agrément exquis pour ceux qui l’approchaient. Il aimait à s’entourer de ses anciens collègues de la Chambre des pairs et de vous, Messieurs, ses confrères, et vous pouvez dire avec quel empressement respectueux il était accepté par les uns pour leur président, par vous comme votre doyen vénéré. Une voix plus autorisée que la mienne vous rappellera bientôt les rapports si précieux que jusqu’au dernier moment il a entretenus avec vous.

L’intérêt qu’il prenait à toutes choses n’était pas une simple curiosité d’esprit ; au lieu de se refroidir avec l’âge, le cœur semblait prendre tous les jours chez lui une vivacité nouvelle. JI avait perdu en 1844 la compagne de sa vie errante, de sa captivité et de ses grandeurs ; elle ne lui avait pas donné d’enfants ; les amis de ses premiers jours, ceux dont la société avait embelli sa vie au temps de sa plus grande activité politique, étaient successivement descendus dans la tombe ; il s’était donné un fils par l’adoption ; dans sa famille, parmi ceux qui l’approchaient, il s’était créé des amis nouveaux. Il se faisait un impérieux besoin de les voir ; il se prêtait avec une sensibilité empressée à tout ce qui les touchait. Dans ses dernières années, lorsqu’il ne pouvait plus sortir, s’ils étaient eux-mêmes retenus loin de lui par quelque souffrance ou quelque chagrin, il leur écrivait. Il compensait par une inquiétude que rien ne calmait les services qu’il ne pouvait plus leur rendre, les consolations qu’il ne pouvait plus leur porter.

Ainsi s’est continuée, malgré les fatigues de l’âge, cette existence morale si active, si animée. Le Chancelier n’y voyait plus, il entendait difficilement, ses jambes affaiblies soutenaient à peine son corps amaigri ; son esprit et son cœur vivaient toujours. Le 5 juillet 1862, à neuf heures du soir, il sentit que ses forces physiques l’abandonnaient. Il fit demander un prêtre vénérable, reçut avec recueillement les derniers sacrements de l’Église, se tourna par un suprême effort vers son fils, sa famille et quelques amis réunis autour de lui, posa la tête sur son oreiller, et se retira pour toujours de ce monde où il avait tenu une si belle place et qui gardera de lui un grand et durable souvenir.