Réponse au discours de réception d’Albert Sorel

Le 7 février 1895

Albert de BROGLIE

Réponse de M. le duc Albert de Broglie
au discours de M. Albert Sorel

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 février 1895

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

Vous venez de nous faire comprendre, par un tableau bien tracé, comment notre illustre confrère que vous remplacez, avait, dès son entrée dans la vie, conçu un ensemble de notions systématiques, rigoureusement enchaînées l’une à l’autre, dont il avait ensuite tenté d’étendre l’application à tous les ordres de faits et d’idées, passant, pour tout faire rentrer dans le même cadre, de la philosophie à la littérature puis à l’histoire et enfin à la politique.

Vous avez eu d’autant plus de mérite à nous décrire si bien la voie que s’était frayée ce puissant esprit, que rien ne ressemble moins à celle que vous avez dû suivre vous-même pour assurer à vos travaux la juste autorité qu’ils ont acquise et qui vous amène naturellement parmi nous. Nul rapport entre les débuts de la carrière de M. Taine et de la vôtre. Le développement de deux intelligences aussi rares ne pouvait s’opérer dans des conditions plus différentes. La profession dans laquelle vous avez passé votre jeunesse est de toutes, peut-être, celle qui se prête le moins à l’application de doctrines absolues, et qui craindrait le plus d’être régie par des spéculations abstraites. La diplomatie est par excellence le domaine de la pratique et de l’expérience : nul terrain n’est plus rebelle à la théorie. C’est un art bien plus qu’une science : on y recherche moins la déduction logique des idées que la justesse du coup d’œil ou les ressources variées d’une intelligence souple et pénétrante.

Si vous en avez quitté de bonne heure le service actif, ce n’est pas que vous n’eussiez déjà acquis le droit de prétendre aux postes supérieurs qui d’un commun aveu vous étaient réservés. Les lettres et l’éloquence vous réclamaient. Vous étiez pressé (personne de nous ne s’en plaindra) de vous faire entendre là où vous pouviez élever la voix sans manquer à aucun secret professionnel. Seulement on ne sort jamais sans regret et sans jeter un regard en arrière de la voie où on était entré avec l’ardeur de la jeunesse. La diplomatie vous est toujours chère. Écrivain ou orateur, je dirais que vous êtes resté diplomate, si ce mot n’avait reçu dans l’usage vulgaire plus d’une acception qui ne répondrait nullement à ma pensée. Mais ce sont presque toujours (la liste de vos écrits en fait foi) les importants intérêts que la diplomatie représente et les questions délicates que les relations internationales soulèvent dont vous faites choix pour leur consacrer l’emploi favori de votre talent. Vous les traitez en homme du métier, avec une touche large, exempte d’esprit de système ou de parti, qui convient à la nature du sujet. On a bien vu d’ailleurs quels services vous croyez pouvoir rendre encore à la diplomatie quand l’École des Sciences politiques a eu l’heureuse pensée de vous appeler à occuper une de ses chaires. Vous avez préféré celle qui vous permettait de préparer pour la France des représentants dignes des rangs élevés auxquels vous n’aspiriez plus pour vous-même. Plusieurs de vos auditeurs se sont plu à me dépeindre le charme et l’intérêt de vos leçons. Mais ils ont tous ajouté que vous ne leur professez pas le droit des gens seulement en juriste, ni l’histoire en érudit. Vous ne manquez jamais de leur faire comprendre quel usage pratique un bon diplomate doit faire des enseignements que vous leur donnez. Quelques-uns même ont poussé l’indiscrétion jusqu’à me raconter que vous quittiez parfois le rôle de maître pour vous mêler à leurs entretiens familiers. Vous tâchez alors de leur inspirer des qualités plus nécessaires que bien des connaissances sur la scène où on les attend : celles qui s’apprennent par l’exemple plus que par l’étude, et dont aucun brevet ni aucun diplôme ne donne une preuve suffisante, je veux dire le tact, l’esprit de conduite et d’observation, et jusqu’à cet usage du monde qu’on appelait autrefois le savoir vivre, expression qui parait aujourd’hui surannée, peut-être parce que l’occasion d’en faire l’application devient de plus en plus rare.

Tels sont les témoignages d’un souvenir reconnaissant que vous donnez chaque jour à la carrière qui vous regrette. Vous étiez d’ailleurs trop bon soldat pour sortir des rangs à l’heure du péril : vous avez attendu la fin de cette terrible année où personne n’avait le droit de songer à soi-même, et où des devoirs différents que la France imposait à ses serviteurs, ceux qu’elle demandait à sa diplomatie furent peut-être de tous les plus ingrats. Vous aviez tenu à honneur d’en prendre votre part, et l’épreuve terminée, vous avez mis du prix à faire connaître, avec quel zèle et aussi à travers quelles peines ils avaient été remplis. Votre Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, le premier de vos grands ouvrages, a été inspiré par cette pensée : c’est le récit des faits qui venaient de passer sous vos yeux. Vous aviez été attaché en qualité de secrétaire d’ambassade à la délégation ministérielle envoyée hors de Paris assiégé par le gouvernement de la Défense nationale. Un chef éclairé la dirigeait : vous aviez été témoin de ses efforts pour plaider, auprès de l’Europe étonnée de nos désastres, la cause du droit et du malheur. Avec lui, vous suiviez d’un regard inquiet et sans espérance le pèlerinage accompli par M. Thiers auprès des cours qui nous regardaient périr : généreuse entreprise qui dut être d’une ineffable douleur. Quelle amertume n’était-ce pas pour un Français qui avait laissé sa patrie dans le deuil que d’aller chercher au loin cette sympathie froide, un peu dédaigneuse que les États accordent aux maux dont ils ont su se préserver, et qui ne les détourne pas de suivre au milieu et souvent à la faveur du trouble général les visées particulières de leur politique ? Ce fut assurément bien le cas de dire, suivant l’énergique expression de Dante exilé, qu’il est dur de monter l’escalier d’autrui.

Et pendant que cette mission se terminait avec plus d’honneur que de succès, en France les événements se précipitaient sur une pente fatale. Nos armées, après avoir vaillamment disputé le terrain, étaient contraintes de le céder, entraînant avec elles un pouvoir improvisé qui n’était jamais sûr d’être obéi. Qu’aurait pu faire la diplomatie quand sa voix était couverte par le fracas des batailles ? Son rôle dût s’effacer et ne reparaître que lorsque, tout étant consommé, il n’y eut plus qu’à discuter dans un long et épineux débat les conditions d’une paix que le vainqueur pouvait régler à son gré et dont toute la courageuse habileté du vaincu ne réussit que bien faiblement à atténuer les rigueurs. Ce sont ces alternatives que vous avez racontées dans un récit très intéressant, qui n’a qu’un tort pour ceux qui ont vécu dans ces tristes jours, c’est de leur rappeler trop fidèlement ce qu’ils ont souffert. Ce n’en est pas moins une composition excellente où des faits relevés avec intelligence sont présentés avec beaucoup d’art. Vos frères d’armes diplomatiques doivent vous savoir d’autant plus de gré de leur avoir consacré ces pages qui sont tout à leur honneur qu’il a dû souvent vous en coûter de les écrire. Pour vous, je suis sûr que leur mérite principal est d’avoir servi d’utile préparation à votre œuvre capitale : L’Europe et la Révolution.

L’un des sujets, en effet, conduisait naturellement à l’autre : pendant cette lamentable année que nous venions de traverser, le souvenir de 1792 et de la lutte si heureusement soutenue à cette date fameuse pour l’indépendance nationale, n’avait pas cessé d’être présent à tous les esprits : on l’invoquait à toute heure pour relever les courages et raviver les espérances. Il y avait là toute une légende héroïque, le sol de la patrie se soulevant en quelque sorte de lui-même sous les pas de l’envahisseur. C’était un prodige : nos pères qui l’avaient vu en avaient entretenu notre enfance. Jusqu’à la dernière heure, dans le plus extrême péril et à défaut de tout secours humain nous levions les yeux vers le ciel, dans l’attente que quelque signe nous en promettrait le retour ? Pourquoi non ? n’était-ce pas la même cause à défendre, souvent contre le même adversaire ? Si c’était une illusion, elle fut salutaire, car elle fortifia bien des âmes et plus d’un mort glorieux en a emporté la consolation dans la tombe. Mais quand le nombre et la force eurent définitivement prévalu et qu’il fallut cesser d’espérer contre l’espérance, il fut naturel de se demander pourquoi à des circonstances en apparence semblables avait répondu une issue si différente. Comparer à ce point de vue ces deux époques, était une idée qui devait nous venir à tous et surtout à un esprit réfléchi comme le vôtre.

Était-ce en France ou hors de France qu’il fallait chercher la cause du contraste qui nous affligeait ? En France, pourquoi ? Personne n’a pu le supposer un seul instant. Quel sujet y aurait-il eu de prétendre que la France de 1870 fût restée, en fait d’énergie patriotique, au-dessous de sa devancière ? Que lui avait-il manqué ? Ce n’était pas le courage, jamais il ne fut prodigué avec plus d’éclat : et la durée même de l’adversité a fait voir que la force égalait l’élan. Était-ce l’esprit militaire chez le soldat ? Nos mobiles avaient bien valu les volontaires d’autrefois. Étaient-ce l’expérience et le talent des chefs ? Les plus renommés à la vérité étaient captifs, mais d’autres s’étaient levés qui ont assez honoré le malheur pour montrer qu’ils eussent été dignes d’être favorisés par la victoire. La France que nous avons connue a même eu cet avantage sur celle qui lui avait légué sa gloire, qu’elle a gardé l’unanimité dans la résistance. Les haines politiques, sociales et religieuses qui avaient si profondément troublé la première épreuve (et qui n’ont que trop reparu depuis la défaite) ont fait silence devant l’ennemi. Pendant six mois de lutte, il n’y a eu ni défection ni guerre civile : nul n’a déserté le drapeau parce qu’il n’était pas celui de ses préférences. Des flots de sang français qui ont coulé pas une goutte n’a été versée par une main française. Personne, pour donner cours à des ressentiments de classe ou de parti, n’a prétexté la nécessité prétendue de terrifier les âmes pour les enflammer. Non, la génération qui va bientôt disparaître tiendra sa place dans l’histoire à côté de celle qui l’a précédée. Et si l’orateur grec a pu jurer, par la mémoire des combattants de Platée et de Marathon, qu’Athènes n’avait pas failli à Chéronée, nous aussi nous pouvons dire que les morts de Jemmapes et de Fleurus ont reconnu leurs héritiers dans les héros tombés à Loigny et à Champigny.

Du moment où on ne pouvait imputer à aucun affaiblissement des vertus civiques de la France la différence de sa fortune aux deux époques, il était naturel d’en rechercher l’origine dans les conditions extérieures de la lutte qu’elle avait eu à soutenir et de l’agression qu’elle avait dû repousser. Est-ce là ce qui vous a suggéré le dessein de vous rendre à vous-même un compte exact et de nous présenter un exposé complet des relations que notre patrie avait entretenues pendant les années à jamais mémorables de notre grande révolution, soit pour traiter, soit pour combattre, avec toutes les puissances européennes ? Je ne sais, mais c’est assurément ce qui a fait en grande partie l’intérêt que le titre seul de votre beau travail a tout de suite excité, même chez les esprits les moins curieux du passé. Ici, en effet, la même difficulté se représentait sous un autre aspect. L’ennemi contre qui nous venions de faire un effort désespéré, c’était une seule puissance commandant une seule armée tenue en main par un seul homme. En 1792, l’ennemi c’était l’Europe tout entière, trois ou quatre grands États traînant après eux une suite d’États secondaires. N’était-ce pas péril bien plus redoutable, et une telle inégalité de forces, loin de faciliter la résistance, n’aurait-elle pas dû ou la décourager ou la balayer d’un seul coup ? Ce sera votre mérite, Monsieur, d’avoir fait comprendre ce que l’on soupçonnait déjà (car il n’y a pas de découverte complète en histoire), mais ce qui n’avait pas été démontré avant vous avec un si heureux choix d’informations nouvelles, et une si rare finesse d’observation, c’est que ce fut précisément la masse de la coalition qui fit sa faiblesse, en divisant son action et en multipliant les points vulnérables dont l’audace et le génie français surent glorieusement tirer parti. C’est là ce que votre ouvrage entier met en lumière, et ce que vous faites habilement pressentir dès les premières pages par une analyse de l’état de la société européenne, au moment où la révolution éclata : vaste tableau dont l’ensemble aussi bien que les détails attestent un talent vraiment supérieur.

Situation morale et matérielle des diverses cours d’Europe à cet instant suprême, proportion relative de leurs forces, nature de leurs relations, esprit des institutions qui les régissent, caractère des hommes qui les gouvernent, vous passez tout en revue avec un crayon rapide et sûr, et ce qui ressort de ce dessin dont tous les contours sont nets et tous les traits saillants, c’est qu’aucun des pouvoirs qu’un si grand choc allait ébranler n’en avait un pressentiment qui, lorsque la secousse arriva, pût leur en faire deviner le caractère. Les premières agitations de la France durent leur paraître inexplicables. L’élan jusque-là sans exemple qui poussait tout un peuple à la conquête de l’égalité sociale par la recherche de droits abstraits et de libertés idéales, n’avait aucun sens appréciable, ni pour l’Angleterre satisfaite et fière de ses vieilles franchises, ni pour l’Autriche endormie sous un régime paternel, ni pour la Prusse tenue sous les armes par le despotisme éclairé de Frédéric. Nul ne comprenant, nul ne voulut prendre au sérieux ce qu’il ne comprenait pas. Étonnée, ennuyée, la vieille société ne consentit à s’effrayer que le plus tard et le moins possible. Quand elle se décida un instant à faire trêve à ses rivalités traditionnelles, pour venir en aide à la royauté française en péril, ce fut moins encore par un vague sentiment de solidarité monarchique que pour mettre fin plus vite à un bruit qui l’incommodait, et laisser ensuite chacun plus libre de retourner à l’aise à ses visées personnelles. Avec ces arrière-pensées persistantes et cet aveuglement intéressé, aucun effort commun ne put être sérieux, parce qu’aucune union ne fut sincère. Action politique et militaire, congrès, conférences, sièges et combats, tout ce que tentèrent les coalisés ne fut qu’incohérence et contradiction. La défaite elle-même n’apporta aucune instruction. Quand on croyait à la victoire, on s’était querellé sur le partage des fruits à recueillir. Quand l’échec fut certain, on se querella encore pour savoir à qui serait imputée la faute et qui en devait porter le châtiment. Compétitions, altercations, récriminations, c’est là le drame intérieur de la coalition, parfois mêlé d’incidents comiques, que vous nous avez raconté. Quoi d’étonnant qu’il ait suffi à une nation blessée de se relever fièrement pour briser des liens dont les nœuds étaient si mal joints ? Ce fut comme un courant de feu qui traversa et mit en fusion une masse flottante d’éléments dissemblables à peine coagulés.

C’est ainsi, Monsieur, que vous expliquez l’étonnante fortune de nos pères sans rien enlever à la grandeur de l’œuvre qu’ils ont accomplie. Mais ce n’était pas assez de nous avoir rendu plus naturelles les causes d’une victoire qui n’en reste pas moins un de nos plus beaux souvenirs, il vous restait à apprécier comment les vainqueurs étonnés et bientôt enivrés de leurs succès se sont mis en devoir d’en profiter en passant eux-mêmes de la défensive d’abord à l’agression, puis à la conquête. Cette seconde partie de votre tâche, aussi importante que l’autre, était peut-être plus délicate, car vous aviez ici à éclairer le jugement publie sur plus d’un point important. Vous n’ignorez pas en effet quelle définition de l’action victorieuse de la révolution a été donnée, surtout dans ces derniers temps, par une école historique qui a reçu à certains jours une consécration officielle. On a célébré comme un des mérites principaux de la république de 92 le fait d’avoir rompu, en politique extérieure comme en toute autre, avec les traditions du régime qui l’avait précédée. Dédaigneux des expédients d’une politique surannée, le gouvernement issu de la révolution n’a plus voulu compter, nous a-t-on dit, pour établir l’autorité de la France en Europe que sur la propagation de ses principes. Dès lors, il n’y avait plus de leçons à emprunter ni aux souvenirs de la royauté dont le souci principal était d’assurer un intérêt dynastique, ni aux exemples d’un passé où le sentiment national ne pouvait exister, puisque l’idée et même le mot de patrie sont (a-t-on répété avec insistance) de date récente et d’origine révolutionnaire. C’est ainsi que des manuels destinés à l’instruction populaire apprenaient l’histoire aux générations nouvelles.

Si vous ne faites aucune allusion aux assertions de cette nature qui ont dû pourtant choquer vos oreilles comme les nôtres, c’est assurément que vous avez cru qu’on leur ferait trop d’honneur en les discutant. L’idée qu’une nation, après avoir jeté quelque éclat dans le monde, aurait pu, à un jour donné, faire divorce avec tout son passé, et ouvrir un compte nouveau à tous ses droits comme à tous ses intérêts – la prétention plus étrange encore qu’il n’y avait eu en France, avant 1789, ni souci de la grandeur nationale, ni patriotisme – et qu’ainsi de Bouvines à Fontenoy les Français avaient versé leur sang sans savoir pourquoi, vous ont paru des puérilités déclamatoires dont le bon sens et même un peu de bon goût suffisaient pour faire justice. Je souhaite que vous ayez raison et que ces travestissements de l’histoire ne viennent plus attiser nos rivalités sociales. En tout cas, sans les nommer, vous y avez opposé la meilleure des réfutations en rappelant dans un brillant résumé par quels développements s’était formée, bien avant 92 ou même 89, une grande tradition politique, qui prenant la France à la sortie du moyen âge à l’état d’une principauté restreinte et de toutes parts cernée d’ennemis, a accru son patrimoine de siècle en siècle et de règne en règne, fortifiant le centre par une puissante unité pendant que la circonférence s’épanouissait par un rayonnement continu : œuvre de sagesse et de génie dont l’honneur n’était rapporté à une famille que parce que, appelée à bon droit la maison de France, c’était la France elle-même qui se reconnaissait en elle. Si réellement la république recevant des mains de la royauté les derniers anneaux de cette chaîne glorieuse n’avait rien su faire de mieux que de la briser, si elle avait répudié la succession d’Henri IV, de Louis XIV, de Richelieu et de Mazarin, il n’y aurait pas de condamnation assez sévère à porter contre un pareil mélange de grossière ignorance et d’impiété filiale.

Elle ne l’a pas fait, vous l’en avez justifiée. Ce ne sera pas la moindre originalité de votre livre. Pièces en mains, vous avez fait voir que les plans suivis et même un instant réalisés pour donner au territoire français son complément naturel étaient ceux-là mêmes que la monarchie s’était proposés et dont elle poursuivait l’accomplissement par un progrès régulier. Le tort de la république fut d’en hâter l’accomplissement par une précipitation qui en a compromis le succès final en devançant l’action du temps, et en y mêlant une propagande anarchique dont le trouble rendait impossible d’asseoir une domination durable. La royauté ayant foi dans son avenir, n’avait pas fait un pas sans assurer et affermir le terrain. C’était une marée qui montait lentement, mais ne connut point de reflux. Ses successeurs, ne comptant pas sur le lendemain, étaient pressés de dominer et de jouir de leur puissance. Leurs conquêtes, dont rien ne nous est resté, ont passé comme un torrent dont le flot devait tarir quand l’orage serait apaisé.

Plusieurs des hommes portés au pouvoir par la Révolution sentirent eux-mêmes le danger et voulurent s’arrêter sur cette pente. Dans le nombre, vous en citez un dont le nom surprendra : c’est Danton, en sa qualité assez oubliée de président du comité diplomatique de la Convention. Vous n’hésitez pas à nous le montrer traversé par quelques lueurs de sens politique, aux heures trop rares où la vapeur du sang qu’il avait versé n’obscurcissait pas ses regards. Vous nous le faites voir renonçant à faire appel à l’insurrection universelle, et, pour rentrer en relation avec la société européenne, s’adressant à ceux des serviteurs de la monarchie qui par exception n’étaient ni condamnés, ni massacrés, ni proscrits. C’est cette modération si peu connue de ses vues diplomatiques, qui vous fait mêler quelque indulgence à un portrait vigoureux dont vous avez voulu que la ressemblance fût complète. Ce n’est peut-être pas le genre d’appréciation qu’auraient préféré ceux qui aiment à voir, dans le ministre de la justice du 4 septembre, surtout la personnification et la glorification de l’audace et je ne veux pas garantir qu’ils vous en sauront gré. Mais le seul fait qu’un homme de trempe révolutionnaire aussi peu douteuse reprenait instinctivement les chemins suivis par l’ancienne royauté justifie bien cette remarque que je trouve dans un de vos premiers écrits : « Au dedans comme au dehors la révolution était fille de l’ancien régime, et lorsqu’elle croyait en répudier l’héritage, elle en subissait sans le savoir l’influence et la tradition. »

Ainsi une secrète unité a toujours rattaché, même dans les plus mauvais jours, à la France d’autrefois, celle qui est sortie de la révolution, où nous vivons aujourd’hui. Rien n’est plus vain que la tentative de décrier l’une en exaltant l’autre : ou plutôt, il n’y a qu’une France dont le présent et le passé sont solidaires et ont concouru à titres égaux à former son rang dans le monde. C’est ce que vous avez dû constater avec une satisfaction patriotique. Je plaindrais ceux qui ne la partageraient pas, c’est à eux qu’il faudrait apprendre ce que sont le sentiment, l’amour et même l’idée de la patrie.

Cette ressemblance, véritable air de famille que vous vous plaisez à signaler entre l’ancien régime et la révolution, ce n’est pas seulement dans la politique étrangère que vous la faites remarquer et vous ne la trouvez pas uniquement dans les bons exemples que la monarchie avait pu laisser à la république. L’imitation, vous en convenez, a été souvent beaucoup moins bien placée, et vous n’avez pas de peine à établir que beaucoup des torts reprochés aux gouvernements révolutionnaires n’avaient fait que reproduire de tristes précédents du même genre. Vous tenez à être équitable et à partager entre les deux régimes le bien comme le mal : il n’y a le plus souvent rien à dire à cette justice distributive. Ainsi, il faut bien tomber d’accord avec vous que plusieurs des mesures spoliatrices dont les royalistes émigrés furent victimes étaient la reproduction à peu près exacte des décrets portés par les intendants de Louis XIV contre les protestants à qui la révocation de l’édit de Nantes rendait le séjour de la France intolérable, et vous avez toute raison aussi de remarquer que les armées républicaines ne laissèrent pas sur leur passage de traces plus funestes que les ravages commandés par Louvois dans le Palatinat. Mais vos assimilations sont-elles toujours aussi heureuses ? et dans ces notes aussi intéressantes que le texte, où vous déployez au bas de chaque page une érudition si variée, ne prenez-vous pas parfois plaisir à causer quelque surprise par des rapprochements inattendus ? Est-il bien juste, par exemple, de comparer, sans tenir compte de la différence des temps et des mœurs, les massacres de l’Abbaye aux violences du même genre exercées par les Armagnacs en 1418 ? Le meurtre juridique de Louis XVI a-t-il un rapport bien apparent avec la commission établie par Richelieu pour juger Montmorency ? À propos de la loi des suspects et des rigueurs qu’y ajouta la dictature de Robespierre, vous remontez dans le passé jusqu’aux souvenirs de l’ancienne Rome. Il ne saurait vous échapper cependant que si, pendant les dix-huit mois qu’a duré la Terreur, la malheureuse France a dû subir tous les genres d’attentats que d’autres gouvernements ont mis des siècles à commettre, le temps ferait bien ici quelque chose à l’affaire, et cette accumulation suffirait pour justifier l’horreur exceptionnelle qui s’attache au souvenir de ces jours néfastes.

La loi de salut public invoquée par la Convention n’était souvent, dites-vous encore, qu’un synonyme de cette raison d’État qui a servi aux politiques de tous les temps pour motiver les actes qu’ils auraient eu peine à justifier. C’est bien possible. Il faut convenir pourtant qu’il y a tels actes d’une cruauté inutile, tel sacrifice des têtes les plus nobles et les plus innocentes jetées pêle-mêle au bourreau, qu’on ne peut rapporter à aucune raison, pas plus raison d’État qu’aucune autre, mais qui ne sont que le délire d’une ivresse sanguinaire. Prenons garde de ne pas trop expliquer, pour ne pas fournir des arguments à ceux qui veulent tout excuser.

Vous êtes encore loin, Monsieur, d’avoir terminé votre grande œuvre puisque le cycle révolutionnaire que vous avez entrepris de décrire doit vous mener jusqu’à la fin du premier empire. Que de faits glorieux vous avez encore à nous raconter ! Pourtant, quand vous nous aurez mené de Valmy à Waterloo, tout votre talent n’empêchera pas que le sens des événements ne reste obscur et l’impression qu’ils laissent assez mélangée. Une réflexion naîtra surtout dans l’esprit qu’on aura peine à bannir. Il était rare autrefois quand on étudiait quelqu’une des grandes époques de notre histoire, qu’on n’eût pas la joie de la voir se terminer par quelque extension de territoire et d’influence acquise par nos armes et absorbée dans notre unité ! Il fallait même que ce fût une règle sans exception, puisque c’était à l’un des derniers et des moins dignes de nos souverains que nous devions la Lorraine. En est-il de même dans cette période séculaire dont vous nous racontez les débuts et dont nous voyons la fin ? Pourquoi faut-il que nous soyons obligés de convenir par un triste aveu que c’est précisément le contraire ? Pourquoi d’abord ce long temps d’arrêt, pendant que d’autres grandissaient à nos côtés ? Et sous nos yeux, pourquoi, ce qui ne s’était jamais vu, un pas rétrograde ? Le sol de la France était-il donc appauvri, et avait-il perdu quelque chose de sa fécondité intellectuelle et morale ? Jamais au contraire n’a été recueillie une plus abondante moisson de talents et de gloire de tous les genres. Nous n’avons pas eu non plus à nous plaindre de la fortune ; à combien d’épreuves n’avons-nous pas dû la mettre avant qu’elle se soit lassée de nous combler de ses faveurs ? Une autre explication ne serait-elle pas plus naturelle ? Ne serait-ce pas qu’une nation ne peut ni maintenir ni étendre son action au dehors de ses frontières quand son état intérieur est livré à une constante mobilité ? Pour qu’une tradition politique se transmette et se perpétue, ne faut-il pas que la garde en soit confiée à une institution dont la permanence soit le caractère, une de ces institutions qui survivent aux bons comme aux mauvais jours, et qui, placées au-dessus de la nation, deviennent, suivant une très belle expression que je vous emprunte, le lieu où les enfants d’un même pays concentrent leur gloire, leurs douleurs et leurs espérances ? Ne doutez pas que la question vous sera posée. Il ne m’appartient pas de devancer et moins encore de dicter votre réponse.

De tels problèmes d’ailleurs, et les débats qui en peuvent naître, s’élèvent nécessairement toutes les fois qu’un écrivain, dont la parole a acquis le droit d’être écoutée, aborde les faits qui ont rapport à notre grande révolution. Il ne peut manquer de toucher à bien des points restés sensibles malgré un siècle déjà écoulé, et sur lesquels l’opinion générale n’est pas encore parvenue à l’état d’impartialité et de calme qui accepte sans contestation les jugements de l’histoire. Votre éminent prédécesseur en avait fait l’épreuve. Il était déjà arrivé à plus de la moitié de sa carrière et rien ne paraissait pouvoir être ajouté à l’éclat de sa réputation, quand il donna au public la première partie de ses vues sur les Origines de la France contemporaine. Il avait traité les sujets les plus divers avec une supériorité égale et marqué partout son passage par une abondance de vues originales qui, aussi admirées par les uns que contestées par d’autres, donnait à tout ce qui était sorti de sa plume un grand retentissement. Mais aucun de ses écrits n’a jamais causé autant d’émoi ni provoqué l’échange d’autant de contradictions passionnées que le livre mémorable dont, malgré la sévérité de la forme, le succès est devenu si rapidement populaire. Le seul fait d’être sorti des considérations philosophiques ou littéraires pour entretenir la France de son passé récent et de son avenir incertain a suffi, malgré tout le soin qu’il avait mis à se tenir à l’écart de la politique courante, pour jeter à l’instant son nom dans la mêlée de la presse et dans l’arène des partis.

À la vérité, ce qui rendit la sensation encore plus profonde, c’est qu’un peu de surprise y fut mêlée. On crut remarquer entre cette production nouvelle et celles qui avaient déjà illustré son auteur, sinon une contradiction directe, au moins quelque divergence de sentiments et de tendances. On l’avait vu attaquer sans ménagement bien des croyances traditionnelles que la révolution avait eu suivant les uns le tort, suivant les autres le mérite d’ébranler. On ne s’attendait pas à lui voir retourner sa sévérité contre la révolution elle-même. On crut à un changement survenu dans ses convictions. Vous nous dites que cette impression de la première heure était erronée, et que rien n’était changé chez M. Taine : il avait procédé, dans cette étude comme dans les précédentes, par la même méthode, l’application des mêmes principes, le jeu des mêmes formules ; la matière seule sur laquelle il avait opéré était différente : rien de plus. Je veux vous croire et j’en crois aussi M. Taine qui était la sincérité même, et qui est resté convaincu qu’il n’avait en rien altéré sa manière ni de penser ni d’écrire. Et puis, je sais que lorsqu’on essaye (ce qui fut, je crois, l’erreur de ce noble esprit) d’appliquer la logique aux faits qui ne la comportent pas, on est souvent conduit, pour ne pas trop s’écarter de la réalité, à élargir les principes d’une manière qui éloigne sensiblement le point d’arrivée d’un raisonnement de son point de départ. Mais le public n’entre pas dans ces finesses, il juge sans réflexion d’après ce qui frappe ses regards : il ne vit qu’une chose, c’est que dans le passage de ses premiers écrits au plus récent, M. Taine avait causé aux disciples qui l’avaient suivis jusque-là quelque déception et à ses contradicteurs une satisfaction sur laquelle ils ne comptaient pas. Il en conclut tout simplement qu’à l’exemple de beaucoup de maîtres en tout genre (à qui on n’en fait pas un reproche) il s’était éclairé ou modifié par l’expérience ; en un mot, qu’il y avait deux Taine, comme il y a eu deux Raphaël. Je fais comme le public, Monsieur, et on trouvera naturel que, des deux manières de ce grand artiste, ce soit la seconde que je préfère à la première.

Il faut que ma préférence vienne de motifs que me tiennent fort au cœur, pour que je ne me laisse pas séduire par le récit que vous avez fait de ce que j’appelle la première phase de la vie de M. Taine : car rien n’est piquant comme de voir ce jeune écrivain, inconnu et maltraité la veille, emporter d’assaut pour ses premières armes un établissement philosophique qui disposait de toutes les situations officielles. De l’enthousiasme que cette brillante campagne causa à la jeune génération à qui le régime impérial ne laissait d’autre champ d’activité que le domaine des idées vous avez fait une peinture pleine d’éclat. Me permettez-vous de regretter que pour la réalité et l’exactitude, vous ne l’ayez pas mêlée d’un peu d’ombre ? C’est un point sur lequel, ni vous ni moi, nous ne sommes des juges pleinement compétents. Vous étiez trop jeune pour vous rendre bien compte de ce mouvement et moi je ne l’étais déjà plus assez pour y prendre part. J’userai du privilège de mon âge en rappelant que l’entraînement ne fut pas si général que vous le dites, et sur quel fondement s’appuyèrent les résistances très sérieuses qu’il rencontra et qui ne méritent pas d’être oubliées. Je le ferai avec la même liberté que si je m’adressais à M. Taine lui-même. C’était son mérite d’accepter la contradiction aussi simplement qu’il la bravait. Des hommages qui ne seraient pas rendus avec une pleine franchise offenseraient au lieu d’honorer sa mémoire.

L’école philosophique de M. Taine battit en brèche par un feu si bien nourri avait un grand tort, elle prévalait en France depuis un quart de siècle. Je ne crois pas qu’aucun système de philosophie puisse subir impunément cette épreuve. Comme il n’en est aucun qui n’ait ses points faibles, aucun qui puisse résoudre par la voie rationnelle (la seule dont la philosophie dispose) tous les problèmes qui pèsent sur la destinée de l’homme, – aucun auquel il ne faille rappeler avec Bossuet que la sagesse humaine est toujours courte par quelque endroit, – on s’aperçoit aisément, quand on a eu le temps de faire le tour de la place, que bien des postes sont laissés sans défense, et c’est par là que l’ennemi, quand il survient, pénètre toujours assez aisément. Il n’y a pas lieu d’être surpris si la philosophie que M. Taine trouvait au pouvoir, et dont il eut le droit de se plaindre, n’a pas échappé à cette condition commune. Elle y était même d’autant plus exposée qu’elle eut plus qu’aucune autre, je le crains, la prétention de paraître suffisante quand elle ne l’était pas, détournant ainsi les disciples qui la prenaient pour guide de chercher d’autres lumières et d’autres secours que ceux qu’elle leur promettait sans pouvoir leur tenir parole. C’est le péché de présomption que M. Taine lui fit durement expier. Mais il ne la dépouillait pas de ce qui fut son véritable mérite : c’est d’avoir relevé et rétabli dans leurs droits, après les superficielles négations du siècle précédent, les vérités qui ont fait de tout temps l’espoir et l’honneur de l’humanité : Dieu, sa providence, sa bonté, la sainteté du devoir, la distinction du bien et du mal, de l’esprit et de la matière. Je vous assure, Monsieur, que ce n’étaient là ni mots creux, ni ballons gonflés, ni philosophie de commande, c’était tout simplement le concert rétabli avec les belles âmes et les grands génies de tous les âges.

Et que nous offrait donc la doctrine nouvelle en échange de ce qu’elle nous demandait de quitter ? Vous l’avez dit : une piété sombre envers un Dieu si bien confondu avec l’univers qu’il ne se distinguait pas du néant, et un pessimisme systématique, n’ayant pour consolateur que Marc-Aurèle, qui ne prêche pas tellement la résignation qu’il ne conseille de sortir au besoin de la vie, si on la trouve trop pénible. On était excusable en vérité de ne pas renoncer facilement aux bonnes raisons qu’on croyait avoir pour ne pas le suivre dans des régions sans espoir, conduisant à des abîmes d’ombre et de silence.

Les générations d’ailleurs passent vite, et dans le cours moyen d’une longue existence on en voit plusieurs se succéder. Une nouvelle naît en ce moment à l’intelligence et au raisonnement pour qui M. Taine est déjà un ancêtre et qui le juge, lui et son œuvre, avec la liberté toujours grande dont la jeunesse aime à user avec ses devanciers. Se montre-t-elle bien reconnaissante envers ceux qui ont tenté de ne lui laisser d’autre culte qu’une contemplation mêlée de terreur devant « l’indifférente, immuable et éternelle nature » ? Je m’en rapporte aux plaintes et aux aveux que des voix éloquentes nullement suspectes ni hostiles à M. Taine font entendre chaque jour au nom de ces nouveaux venus.

Et quant aux portraits d’une si mordante ironie qu’il fit des chefs principaux de l’école qu’il combattait, j’ai bien peur d’en avoir souri comme d’autres et d’autant plus gaîment que, connaissant plusieurs des modèles, je n’ignorais pas leurs faiblesses. Et pourtant, réflexion faite, était-ce bien la peine de railler la gravité de Royer-Collard, la candeur de Jouffroy, l’éloquence de Cousin, pour aboutir à quoi ? c’est encore vous qui l’avez dit : à exhumer Condillac. Gagnait-on beaucoup au change ?

Enfin, vous le savez, il est un point particulier sur lequel vint se concentrer, avec une vivacité croissante d’intérêt et d’émotion toute la polémique suscitée par la doctrine philosophique de M. Taine. Ce fut l’assimilation qu’il se plaisait à faire en toutes choses entre le monde moral et le monde matériel, dont la conséquence extrême était de retirer à la personne humaine toute liberté, en la déchargeant par là de toute responsabilité. Ce fut le grand champ de bataille de la controverse. C’est là, c’est contre cette résurrection indirecte de la fatalité antique que s’élevèrent, des points les plus divers mais les plus élevés, des voix très graves, plus inquiètes encore que sévères. Par leur bouche n’était-ce pas la morale elle-même qui réclamait, menacée dans ses fondements, dès qu’en lui ôtant la puissance de se faire obéir on lui ôtait aussi le droit de se faire entendre ? Car, quoi qu’on fasse, morale et liberté seront toujours sœurs, puisque nul ne peut être coupable, s’il n’a pas la liberté de ne l’être pas. Où l’une périssait, l’autre ne pouvait pas longtemps survivre. On avait bien quelque sujet de ne pas se résigner à un système qui pouvait conduire, par un chemin assez direct, à priver l’homme de la plus noble de ses prérogatives, en l’affranchissant du frein de tous les devoirs.

Vous paraissez croire ici encore que ce jugement fut précipité, car vous convenez que M. Taine avait établi le déterminisme absolu dans la conception de l’univers, et vous faites ensuite remarquer que, par un contraste dont vous ne contestez pas la singularité, il a fini par conclure à la justice et à la liberté dans le gouvernement des choses humaines et par donner à ses concitoyens des conseils qui, pour être suivis, supposent qu’ils sont libres et responsables. Mais vous vous ne nous avez pas suffisamment, expliqué par quelle porte il avait pu faire entrer la liberté dans un monde où la fatalité règne. L’avez-vous trouvé, ce passage ? Je le cherche et ne puis le découvrir. D’ailleurs, M. Taine en répondant à ses censeurs ne prit nul soin de l’indiquer. L’identité des lois de l’ordre moral et de l’ordre matériel parut au contraire être le but constant auquel il tendait par la rigueur de son raisonnement aussi bien que par la hardiesse de ses métaphores. Il n’y a pas jusqu’à la théorie historique, que vous avez si bien exposée, qui ne fût, dans les termes où il la présentait, incompatible avec toute idée de liberté. Car ces trois conditions nécessaires, ces trois forces primordiales, qui président suivant lui au développement de tout être humain, – la race, le milieu et le moment, – il ne les considérait pas seulement comme de simples influences dont chacun de nous pourrait s’affranchir par l’exercice de la conscience ou de la raison. Réduite à ces termes, la proposition eût été incontestable, mais elle n’aurait pas eu le mérite de la découverte : non, il les regarde bien comme des facteurs mathématiques concourant à constituer la personne humaine, au même titre et suivant le même procédé que les atomes de diverses substances se combinent pour opérer, par la voie de l’affinité chimique, la composition d’un produit. C’est dans ce caractère que consistait en réalité toute l’originalité de son système.

Et puis cependant, vous avez raison; bien que M. Taine n’ait jamais laissé apercevoir sur ce point le plus vivement contesté de sa doctrine la moindre déviation de ses idées premières, il n’en est pas moins vrai que, soit inconséquence involontaire, soit détour logique dont il n’avait pas fait confidence à ses lecteurs, son grand et dernier ouvrage parut écrit sous une inspiration différente. Tout y est pénétré d’un souffle de liberté généreuse et d’un austère sentiment de la responsabilité morale. Venant de sa part, rien n’était moins attendu que ce désaveu implicite de ses doctrines. Pour la cause du droit et de la justice, dont celle du libre arbitre est inséparable, ni rétractation formelle ni réfutation en règle n’auraient produit un effet égal.

Pour comprendre combien on fut heureux de trouver ce qu’il n’était pas naturel de prévoir, il suffit de se représenter ce qu’aurait dû être l’œuvre historique qu’il avait entreprise si, conséquent jusqu’au bout avec lui-même, il eût écarté de son exposé toute intervention de la liberté humaine.

L’histoire étant régie, à ses yeux, par des lois non seulement pareilles mais identiques à celles de la nature, dont la constance est le caractère, afin de la faire ressembler au modèle, il aurait fallu commencer par l’enfermer dans un cadre d’une fixité rigide. L’ensemble des causes ainsi déterminé, on aurait vu les effets en découler, tombant en quelque sorte de leur propre poids, avec une vitesse calculée d’avance comme celle de la chute d’un corps que la gravitation attire. Tous les acteurs auraient paru se mouvoir sous l’empire et par le mécanisme d’une faculté dominante. Le récit, dès lors, devrait être froid, comme tout ce qui procède du raisonnement seul et du calcul. Les désordres mêmes que le narrateur avait à dépeindre n’auraient pu l’émouvoir parce qu’il aurait recherché et aurait cru découvrir la persistance de la règle, sous l’irrégularité apparente. L’orage n’a point de terreur mystérieuse pour le savant qui connaît de quel dégagement d’électricité la foudre est le produit. Les voiles que l’éclipse jette sur l’éclat du soleil n’étonnent pas l’astronome qui a calculé l’heure de son apparition. Mais ce qu’on devait le moins attendre d’un déterministe obstiné à ne pas se démentir, c’était, mis en face du crime, quel qu’en fût l’excès ou la nature, un jugement sévère et un accent d’indignation. À quel titre condamner ce qui n’est pas volontaire ? et à quoi bon s’irriter contre la nécessité ? Il fallait donc se préparer à voir tous les attentats qui ont souillé l’époque révolutionnaire, déjà souvent palliés par de vains prétextes, justifiés cette fois systématiquement et en principe, comme la résultante d’un état social et le produit d’une fatalité héréditaire.

Est-ce donc là le spectacle auquel, dans ses Origines de la France contemporaine, M. Taine nous a fait assister ? Non, vous l’avez dit par une expression qui répond complètement à ma pensée, quand vous avez remarqué que dans cette peinture de l’époque révolutionnaire, M. Taine, avait bon gré mal gré dépouillé le détachement superbe du savant. Effectivement à la place d’une sorte de théorème historique, marchant, avec une allure didactique, vers une démonstration préconçue, nous avons vu apparaître une suite de scènes qui, n’ayant pas même la continuité d’un récit, nous font passer par des secousses violentes et qui ne nous donnent pas le temps de réfléchir ni de respirer. Les personnages qui auraient dû être jetés dans le même moule, puisqu’ils sont tous les produits de la même race, venant au jour dans le même milieu, au même moment, sont au contraire dessinés d’après les types les plus divers, odieux, admirables ou grotesques. Partout l’animation et l’émotion débordent: nous entendons rugir la foule, les victimes gémir, les tribuns déclamer, et gronder tous les bouillonnements qui montent à la surface d’une société remuée dans ses profondeurs. Mais surtout nous avons vu se dresser devant nous toute l’horreur du crime dépeinte trop au naturel pour ne pas avoir été personnellement ressentie. On ne communique en ce genre que ce qu’on éprouve, et l’orateur ne fait passer le frisson dans la foule qui l’écoute que si le frémissement l’a traversé lui-même. Aussi l’impression fut celle qu’aurait produite la réalité même. Ce fut la Terreur qui reparut, dépouillée de tous les voiles qu’avaient essayé de jeter sur son effroyable vérité des apologies complaisantes. Les taches de sang, partout empreintes, dont le temps avait fait pâlir la teinte reprirent leur sombre éclat, comme si elles venaient de dégoutter de l’échafaud.

Pour expliquer cette transformation, oserai-je emprunter quelques-unes des expressions favorites de M. Taine et les appliquer à lui-même en disant que trois facteurs avaient concouru à constituer cette nature originale : la faculté d’analyse d’un philosophe, l’imagination d’un artiste et la conscience d’un homme de bien. Ce furent l’art et la conscience qui firent taire la philosophie. C’est le don propre de l’artiste quand il veut reproduire les faits passés et les hommes qui ne sont plus, de les évoquer devant ses yeux, tels qu’ils ont été ou agi, non tels qu’il pourrait les rêver pour complaire à sa fantaisie ou les faire rentrer dans son système. Les acteurs qu’il met en scène ne sont ni des mannequins qu’il habille, ni des modèles dont il étudie la structure : ce sont des êtres de chair et d’os qui passent devant ses yeux, portant dans leurs regards l’expression de leur âme ; ils sont là : ils vivent, et la vie c’est la liberté. Mais c’est le propre aussi d’une conscience honnête de ne pouvoir supporter le contact ni même le spectacle du mal, sans un tressaillement de révolte involontaire qu’aucun parti pris ne peut contenir. Jean-Jacques Rousseau, dans un passage fameux de la profession du Vicaire savoyard, rappelant que l’antiquité avait dressé des autels à des dieux adultères ou meurtriers, se demande comment on a pu encore compter parmi leurs adorateurs tant d’hommes vertueux et de femmes pures. C’est, dit-il avec éloquence, que la sainte voix de la conscience, plus forte que celle des dieux, reléguait dans le ciel le crime avec les coupables. Quelque chose de pareil arrive aux âmes droites, qui ont eu le malheur de mettre en doute la liberté dont elles savent si bien user. Devant le crime à commettre ou seulement à justifier, elles reculent, et la voix toujours sainte de la conscience relègue les subtilités qui les ont égarées dans le ciel nuageux de la métaphysique.

Vous avez, Monsieur, non seulement connu personnellement M. Taine, mais vécu dans son intimité. Il vous appartenait donc d’attester avec plus d’autorité que je ne puis le faire, que si dans ses derniers écrits il a dérogé à la rigueur de ses théories qui semblaient mettre en question la liberté et la responsabilité morales, toute sa vie leur a donné un démenti plus complet encore. Jamais esprit ne fut plus fermement conduit par la volonté au but qu’il se proposait d’atteindre; jamais âme ne fut plus maîtresse d’elle-même. M. Taine ne s’est pas contenté de la part si riche de dons qu’il tenait de la nature; il l’a constamment fécondée par une intensité de travail et un scrupule auxquels on peut attribuer le progrès, si remarquable dans tous ses écrits, de la justesse des idées et de l’élévation des sentiments. Le progrès en tout genre est la preuve et la récompense de l’effort.

Parmi les développements que cette intelligence d’élite a dus au noble et viril emploi de ses facultés, je n’hésite pas à compter le retour assez peu attendu que vous avez signalé, et qui le fit passer de ses préjugés de jeunesse et d’école à la sympathie et au respect pour la source pure et l’effet social des vertus et des vérités chrétiennes. Les dernières pages signées de sa main mourante donnent à ce sentiment, si nouveau pour lui, une expression touchante. Je ne veux rien exagérer, je sais que l’adhésion ne fut jamais complète, et resta tempérée par la réserve de ses convictions personnelles ; je n’oublie pas non plus qu’après avoir constaté que rien n’avait pu jusqu’ici remplacer la foi religieuse non seulement pour affermir les bases, mais pour élever le niveau moral d’une société, il n’en a pas moins continué à la croire peu compatible avec les exigences de la science, laissant ainsi le lecteur qui pose son livre dans une incertitude dont il ne l’a pas aidé à sortir. Mais si la question n’était pas tranchée, l’œuvre non plus n’était pas achevée, et la conclusion qu’il n’a pas donnée, personne n’a le droit de la faire en son nom. Il reste permis de croire qu’il n’était pas résigné à terminer par un doute suprême une vie de labeur toute consacrée à la recherche de la vérité. Quand, sur une tombe prête à s’ouvrir, l’ombre, au lieu de s’épaissir, s’éclaire d’une lumière encore flottante et indécise, ce n’est pas le crépuscule de la nuit qui tombe, c’est l’aube du jour qui se lève.