Réponse au discours de Émile Ollivier non prononcé en séance publique

Le 5 mars 1874

Émile AUGIER

Réponse de M. Émile Augier
au discours de M. Émile Ollivier

Discours non prononcé en séance publique

 

Monsieur,

Par quelle fantaisie le hasard pour vous répondre a-t-il désigné, dans une compagnie où l’on compte tant d’hommes d’État éminents, un des rares Français qui n’aiment pas la politique ? C’est sans doute une infirmité de mon esprit ; mais plus j’avance en âge, plus je suis tenté de la mettre au nombre des sciences inexactes, entre l’alchimie et l’astrologie judiciaire. Les événements ont tant de fois déjoué ses calculs les plus spécieux, ils ont si brutalement convaincu d’erreur ses principes les plus opposés, qu’on n’en est plus à se demander où est la vérité, mais s’il ya une vérité.

On raconte qu’une Minerve antique fut retrouvée pièce à pièce par des fouilles successives sur un espace de terrain considérable. Chacun des heureux inventeurs fit achever par un statuaire de son pays chaque tronçon découvert, en sorte qu’on eut dix statues médiocres, enchâssant chacune un morceau du chef-d’œuvre ainsi condamné à la dispersion définitive.

Ne serait-ce pas un peu l’histoire de la vérité ? Chaque parti en possède un morceau autour duquel il a modelé tout un système ; chaque parti adore son œuvre et déteste celle du voisin ; on se hait, on se méprise, on se bat pour ou contre un fragment de vérité, quand il serait si simple de rassembler les membres épars de la déesse et de la reconstituer sur son piédestal !
Mais cela ne se pourrait faire sans briser les idoles, plus chères à l’homme que les dieux ; il faudrait qu’un miracle rétablît en ce monde le désintéressement et surtout la sincérité.
La sincérité ! Je trouve que les moralistes ne lui assignent pas son rang légitime parmi les vertus : elle devrait être la première, car elle est la condition essentielle de toutes les autres. Aussi l’estime publique ne va-t-elle jamais à ceux chez qui elle ne la voit pas, et ne se retire-t-elle jamais de ceux chez qui elle la voit.

Vous êtes sincère, Monsieur. Vous l’êtes à ce point que vos ennemis eux-mêmes le reconnaissent. Ils se dédommagent en vous traitant de naïf : belle injure dont vous ne vous fâchez pas. Vous vous êtes peint vous-même dans un livre où la bonne foi éclate à chaque mot, où l’élévation du style, des idées et des sentiments, vous défend mieux contre la calomnie que toutes les démonstrations sur faits et articles. Cette apologie est un de ces portraits si vivants que la ressemblance frappe même ceux qui ne connaissent pas le modèle. Est-ce le portrait d’un homme d’État ? Je ne m’entends guère à ces matières : mais, à coup sûr, c’est le portrait d’un homme de bien. Vous n’avez rien de commun avec ces entrepreneurs de politique qui ne sont pas les serviteurs de leur cause, qui en sont les propriétaires ; qui n’acceptent pas pour elle les services de leurs adversaires de peur de se voir dépossédés ; qui combattent les concessions d’un gouvernement plus aigrement que ses résistances, parce que celles-ci grandissent leur rôle et que celles-là le diminuent ; en un mot, vous n’avez pas été un homme de parti. Les événements ont pu vous donner des démentis, vous ne vous en êtes jamais donné à vous-même ; vos variations apparentes ont toujours poursuivi le même but, comme les fleuves dont les sinuosités, plus logiques que la ligne droite, cherchent toutes la pente qui conduit à la mer.

Votre apprentissage de la vie publique avait été rude. En 1848 (vous aviez alors vingt-deux ans), nommé commissaire de la République dans les Bouches-du-Rhône, vous vous êtes trouvé aux prises avec les journées de juin à Marseille. Votre jeune énergie s’est montrée à la hauteur de la crise. Vous avez même courageusement payé de votre personne : surpris par une bande d’insurgés, seul contre leurs fureurs bestiales, résolu à la mort plutôt qu’à de lâches concessions, vous ne dûtes la vie, comme Androclès, qu’à l’intervention d’un de ces fauves, à qui vous aviez jadis retiré une épine du pied.

Comme vous n’aviez pas tremblé sous les couteaux, vous n’avez pas éprouvé après la victoire le besoin des représailles de la peur ; vous vous êtes opposé aux violences de la réaction comme vous aviez fait à celles de l’émeute. Mais cette attitude, vous le dites vous-même, « ne vous réconcilia pas avec les vaincus et elle vous aliéna les vainqueurs. Tel a toujours été le sort de ceux qui restent modérés au milieu des discordes civiles. » Vous l’apprîtes alors ; la leçon ne vous a pas profité, et je vous en félicite. Membre de l’opposition, c’est toujours dans la modération que vous avez cherché votre force, je ne veux pas dire votre originalité. Tous les hommes d’État dignes de ce nom ont dédaigné la popularité, sachant trop bien par quels défauts souvent on gagne ses faveurs et par quels mérites on les perd. Mais ce dédain est ordinairement un fruit de l’âge mûr : vous, Monsieur, vous avez eu la rare fortune à votre début de pouvoir juger la courtisane à sa juste valeur, et vous avez pris la résolution « de ne jamais rien lui sacrifier de votre conscience ». Cette résolution, vous l’avez tenue, non sans un soupir parfois, « car enfin, moi aussi, vous écriez-vous quelque part, moi aussi, j’aime à être aimé ! » Mais vous étiez soutenu par une ambition plus noble et, tranchons le mot, plus orgueilleuse. Ne vous défendez pas du péché d’orgueil ; Monsieur ! c’est la vertu des ambitieux. C’est lui qui les sauve des mesquineries de la vanité ou des basses convoitises ; c’est lui qui les hausse jusqu’au désintéressement, et leur inspire des desseins dont l’élévation amnistie même l’insuccès.

Votre dessein, à vous, était la solution du grand problème qui travaille la France depuis quatre-vingts ans : la conciliation de l’ordre et de la liberté.

Je me suis souvent demandé d’où pouvait provenir le furieux antagonisme de ces deux mots, qui m’ont toujours paru désigner les deux mains de la statue. Elles ne peuvent rien l’une sans l’autre : pourquoi donc la droite passe-t-elle son temps à menacer la gauche, et la gauche à menacer la droite ? À écouter la querelle, il semble que les deux partis parlent deux langues différentes, que leur interminable dispute sort toute chaude de la tour de Babel, et qu’il suffirait d’un dictionnaire pour y mettre fin. Car, au fond, l’ordre étant la part de souveraineté que la nation délègue au chef de l’État, et la liberté la part qu’elle s’en réserve à elle-même, il n’y a là qu’une question de mesure et non de principes, qui ne devrait prêter ni aux déclamations ni aux fureurs, et qui, dans le seul pays ou elle soit comprise, se traite de gré à gré, sur un sac de laine.

Chez nous, par malheur, ces deux mots mal définis sont insensiblement devenus synonymes de deux formes de gouvernement inconciliables, ce qui a achevé d’embrouiller la question ; en sorte que l’ordre semble aussi incompatible avec la forme républicaine que la liberté avec la forme monarchique.

Honneur aux hommes de bonne volonté qui ont tenté de prouver le contraire, — sous une forme ou sous l’autre, peu importe, car au fond la tentative est la même. Vous, Monsieur, vous l’avez essayé sous les deux espèces, en 48 et en 63 ; et c’est là ce qui constitue l’unité de votre vie publique. Mais le rôle de médiateur est celui qui demande le plus de courage et d’abnégation, car il nous expose aux coups des deux côtés. Si votre expérience de Marseille vous avait laissé le moindre doute sur ce point, celle de Paris l’aurait dissipé. Vous fûtes en butte aux accusations les plus envenimées ; peu s’en fallut qu’on ne criât la grande trahison d’Ollivier, comme on avait crié jadis la grande trahison de Mirabeau. Aussi bien c’était sa politique que vous repreniez ; s’il avait vécu, l’isolement se serait produit autour de lui comme il se produisit autour de vous.

Vous Pavez supporté vaillamment. « Ne soyez jamais que du parti de votre propre pensée, vous avait dit un jour Lamartine ; laissez crier : vous êtes à l’endroit du chemin par où il faut que tout le monde passe ; on vous rejoindra. »

Cette période d’isolement fût la plus brillante de votre carrière oratoire. Le solis ne s’applique pas aux chercheurs de vérité ; je crois même que la fière déesse ne se montre qu’aux solitaires. Jamais votre éloquence, débarrassée des entraves de parti, n’eut un essor plus libre, une plus large envergure. Vous disiez la vérité à la France et leurs vérités aux sectaires, avec une hauteur de vues, une chaleur de bon sens, une énergie de franchise qu’on ne trouve pas chez tous les maîtres. Vous venez de nous faire entendre une curieuse étude des phénomènes de l’improvisation ; personne [n’était plus en état que vous de les décrire, car personne n’est plus improvisateur que vous, dans le meilleur sens du mot : plus vous êtes pris à l’improviste, plus vous obtenez de vos facultés. Vous avez même l’excès de cette organisation spéciale ; de votre propre aveu, « vous êtes sujet à des ivresses oratoires qui, en augmentant la lucidité de votre esprit, lui enlèvent toute possibilité de retenir ses pensées », témoin le remarquable discours déchirant, prématurément et malgré vous, les voiles qui enveloppaient encore votre conception politique, vous découvriez, dès 1860, la voie où vous deviez entrer résolûment et persévérer jusqu’au bout.

Plus heureux que Mirabeau, vous avez rencontré chez le souverain un esprit assez libre et assez libéral pour essayer avec vous cette généreuse tentative.

Vous venez de nous présenter un noble et véridique portrait de Napoléon III. Le dernier trait résume cette figure mystérieuse et lui restitue sa physionomie particulière : tous ceux, en effet, qui ont eu l’honneur d’approcher l’empereur, l’ont aimé et restent fidèles à sa mémoire. Mais ceci ne touche qu’à l’homme privé ; la qualité maîtresse de l’homme d’État était une sage lenteur qui ressemblait parfois à de l’immobilité. Vous l’avez dit dans un de vos plus beaux discours : « Les nouveautés ne doivent pas être facilement accueillies ; il faut les obliger à un stage. Quand une opinion ne sait pas attendre, elle ne mérite pas d’être prise en considération. Le souverain qui cède trop tôt a tort, parce qu’il accorde à une agitation superficielle ce qui ne doit être concédé qu’à un mouvement profond. »

Ce mouvement profond existait lorsque l’empereur vous appela au ministère. Les craintifs rassurés et peut-être lassés par dix-sept années d’un ordre sans mélange, les sages croyant le sol assez battu pour soutenir les piétinements de la liberté, tous souhaitaient une modification du système impérial. Aussi votre avènement fut-il salué par un immense espoir ; les anciens partis désarmèrent, et l’Académie elle-même, qui s’était jusque-là tenue dans une froide réserve envers le régime autoritaire, qui avait gardé le culte des libertés, sinon de la liberté (encore un mot qui n’a pas le même sens au singulier qu’au pluriel), l’Académie voulut s’associer au mouvement de l’opinion publique, et les suffrages qu’elle vous donna furent son applaudissement au souverain.

Ce n’est pas à dire, Monsieur, que votre élection n’ait été qu’une manifestation de circonstance. L’éloquence politique a toujours occupé à l’Académie autant de place que dans le pays ; ses représentants les plus illustres ont siégé ou siègent encore dans cette enceinte ; et à ce titre vous nous apparteniez de droit.

Vous avez énuméré ailleurs ce que vous appelez les qualités classiques de l’orateur homme d’État : « C’est, dites-vous, l’étendue des connaissances générales, le sentiment littéraire, la richesse de l’imagination, l’urbanité élégante et délicate que donne une sérieuse culture intérieure, et enfin l’élévation qui naît d’une conviction forte. »

J’en suis bien fâché pour votre modestie ; mais il semble que vous avez tracé ce portrait devant votre miroir. Je n’y ajouterai qu’un trait : c’est le goût des arts qui n’est pas pour gâter rien, et que vous partagez avez l’un de vos plus illustres maîtres. Vous avez écrit sur Michel-Ange et Raphaël un livre dont je regrette de ne pouvoir parler ici : il est postérieur à votre élection, et ma tâche finit au moment où l’Académie vous a ouvert ses portes. À partir de ce jour-là, je n’ai plus droit sur vous, et mon éloge s’arrête.

Mais j’en ai assez dit pour que personne ne soit tenté de vous prendre au mot quand vous affirmez que la place de votre immortel prédécesseur reste vide dans nos rangs. Il y a même une haute raison de convenance dans le choix que l’Académie a fait de vous pour lui succéder. Elle ne pouvait songer à remplacer le poète par un de ses pairs, le seul poète qui l’ait égalé parmi les vivants nous appartenant déjà depuis longtemps : elle a voulu du moins remplacer l’orateur par un orateur de la même famille, et le discours que nous venons d’entendre prouve qu’elle ne s’est pas trompée. Vous avez parlé de Lamartine avec une admiration émue, avec une piété qui suffiraient à révéler la parenté de vos esprits. Je ne fais qu’un reproche à ce magnifique éloge, c’est qu’il ne me laisse rien à dire. J’en suis à moitié consolé par le plaisir que j’ai eu d’entendre mes propres sentiments si éloquemment exprimés.

Vous aviez pour lui la ferveur d’un ami, la vénération d’un disciple ; vous vous l’étiez proposé pour exemple, moins par un choix volontaire que par une affinité naturelle. Vous étiez comme lui, il était comme vous, de ceux pour qui « l’avenir est aux magnanimes et non aux violents, aux miséricordieux et non aux impitoyables, à ceux qui ayant souffert ne feront pas souffrir, à ceux qui ayant été rejetés ne rejetteront pas les autres ».

Ces belles paroles sont de vous ; elles pourraient être de lui. Il estimait comme vous que sa place était en dehors et au-dessus des partis. Un de ses amis lui demandant lors de sa première élection de quel côté il siégerait à la chambre : « Au plafond, » répondit-il. C’est là en effet que ses collègues le reléguèrent. Ils se refusaient à voir en lui autre chose qu’une lyre sonore ; ils écoutaient avec une complaisance dédaigneuse cette fière éloquence qui ne se prêtait qu’aux questions éternelles et leur abandonnait les détails de la pratique quotidienne. Ils ne se doutaient pas que cette voix d’en haut retentissait dans le pays tout entier, que le poète devenait de jour en jour l’orateur de l’avenir, et qu’à l’heure du péril ce serait entre ses bras que la France éperdue se réfugierait, ne connaissant plus que lui.

Lamartine avait involontairement contribué à cette révolution par son Histoire des Girondins ; illa caractérisa d’un mot cruel et injuste. Non, ce ne fut pas la révolution du mépris ! Le pays ne la demandait pas, il n’y songeait pas, il y songeait si peu... qu’elle a réussi. Ce fut la révolution de la sécurité. Pour être énergique, le grand parti de l’ordre a besoin d’avoir peur : dès qu’il se croit en sûreté, il s’abandonne, il se débande, il se mêle à l’ennemi, qui par désœuvrement, qui par humeur frondeuse, qui pour faire le bon compagnon ; il s’amuse des charivaris que les autres donnent au gouvernement de son choix ; il y prend part au besoin ; quel danger est-ce là ? Les trompettes n’ont rien renversé depuis Jéricho ! Il est esprit fort, il ne croit plus aux revenants, le spectre rouge le fait bien rire ; s’il faut une leçon au pouvoir, il la lui donnera ; il ira même jusqu’à la petite guerre... et c’est alors que les autres glissent des balles dans leurs fusils ! Je me rappelle encore la stupéfaction de la garde nationale en 48 quand, après avoir désorganisé la défense aux cris de : Vive la réforme ! elle entendit tout à coup crier derrière elle : Vive la République ! Elle ressemblait fort au bûcheron qui a coupé par mégarde la branche sur laquelle il était à cheval, et qui tombe avec elle, aussi étonné que meurtri de sa chute.

Ces bonnes gens étaientpourtant des hommes pratiques ; ils envoyaient des hommes pratiques à la chambre, et quand Lamartine se mêlait de politique, ils lui auraient volontiers crié : A ta lyre, poète ! — Ils changèrent d’avis le jour où ils le virent sur les marches de l’hôtel de ville en face du drapeau rouge, opposant sa poitrine aux baïonnettes, et disant à l’élément déchaîné : Tu n’iras pas plus loin. — Ce ne fut qu’un jour ; mais combien y a-t-il d’existences, je dis des plus illustres, qui comptent une pareille journée ? Ni le génie ne suffit à la donner, ni l’intrépidité, ni la grandeur d’âme ; il y faut encore le destin ; il y faut, comme Lamartine l’a dit à la place même où vous êtes, il y faut « une de ces rares époques où la société dissoute n’est plus rien, où l’homme est tout : époques funestes au monde, glorieuses à l’individu, temps d’orages qui fortifient le caractère s’il n’en est pas brisé ; tempêtes civiles qui élèvent l’homme si elles ne l’engloutissent pas ! »

Quand un homme a eu comme Lamartine l’honneur d’être un jour l’âme de son pays, il peut mourir : son nom est inscrit en lettres d’or dans l’histoire ; et souhaitons-lui de mourir sans attendre le lendemain, car le lendemain c’est l’ingratitude et l’oubli. Les nations sont trop souvent ingrates envers leurs bienfaiteurs..., elles le sont toujours. C’est la règle, c’est peut-être la loi. Peut-être les peuples sont-ils ingrats par la même raison que les enfants, ces divins égoïstes qui ne sont reconnaissants de rien parce que tout leur est dû. La reconnaissance est une vertu de l’âge qui n’a plus droit à la protection, n’en ayant plus besoin ; mais les peuples n’arrivent jamais à cet âge-là. Aussi ne faut-il ni s’étonner ni se plaindre si leur amour ne survit pas au bienfait et passe tout entier du sauveur de la veille à celui du lendemain.

Je ne sais si Lamartine s’en étonna ; du moins il ne s’en plaignit guère. La résignation lui était d’ailleurs plus facile qu’à un autre ; pour se consoler de l’ingratitude des hommes, n’avait-il pas à son foyer le pieux dévouement d’une Antigone ? Pour se consoler de sa popularité perdue, n’avait-t­-il pas sa gloire impérissable ?

Si les nations n’ont pas de mémoire pour l’homme d’État, elles en ont pour le poète, parce que son œuvre est un bienfait permanent ; et quel bienfait ! Dans cette lutte de l’âme et de la bête, qui en somme est toute la vie humaine, tandis que la bête est servie par mille appétits voraces, à toute heure sollicités et satisfaits, tandis que tout en ce bas monde conspire à la développer outre mesure, à l’épaissir autour de l’âme sa prisonnière, le poète seul éveille et réchauffe celle-ci dans sa prison de chair ; il la retrempe incessamment aux sources vives de la tendresse et de l’enthousiasme ; il la maintient à l’état de révolte contre son geôlier stupide, et fortifie ses ailes pour le jour de l’évasion.

Quel poète jamais fut plus fidèle que Lamartine à cette mission presque religieuse ? Quel autre a eu plus d’empire sur les âmes ? Son vers a les puissances mystérieuses de la musique ; comme elle, il ravit l’auditeur à lui-même et le transporte subitement dans les régions pures de l’idéal. La poésie chez lui n’était pas un art ; elle était son essence même :

Jamais aucune main sur la corde sonore
Ne guida dans ses jeux ma main novice encore ;
L’homme n’enseigne pas ce qu’inspire le ciel :
Le ruisseau n’apprend pas à couler sur sa pente,
L’aigle à fendre les airs d’une aile indépendante,
L’abeille à composer son miel.

Cette belle strophe définit le poète tout entier sous le triple aspect de son génie. Écoutez plutôt ces vers murmurés au rivage d’Ischia :

Doux comme le soupir d’un enfant qui sommeille,
Un son vague et plaintif se répand dans les airs ;
Est-ce un écho du ciel qui charme notre oreille ?
Est-ce un soupir d’amour de la terre et des mers ?

Il s’élève, il retombe, il renaît, il expire,
Comme un cœur oppressé d’un poids de volupté ;
Il semble qu’en ces nuits la nature respire
Et se plaint comme nous de sa félicité.

Quelle langueur amoureuse ! quelle limpidité ! Jamais ruisseau endormi sur ses pentes exhala-t-il une plainte aussi mélodieuse ? — Et ces vers qu’on dirait tirés de l’Anthologie grecque :

Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus au pied de l’oranger,
Il est, près du sentier, sous la haie odorante,
Une pierre petite, étroite, indifférente
Aux pas distraits de l’étranger.

La giroflée y cache un seul nom sous ses gerbes,
Un nom que nul écho n’a jamais répété !
Quelquefois seulement le passant arrêté,
Lisant l’âge et la date en écartant les herbes,
Et sentant dans ses yeux quelques larmes courir,
Dit : Elle avait seize ans ! c’est bien tôt pour mourir !
N’est-ce pas là un pur rayon de miel de l’Hymette ? En lisant ces vers adorables, on se rappelle involontairement cette épitaphe de Méléagre pour une jeune fille :
« O terre, sois-lui légère : elle a si peu pesé sur toi ! »

Après ce vol d’abeille, voulez-vous les grands coups d’aile ?

Bossuet — un aigle aussi celui-là ! a dit dans l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre :
« Elle a aimé en mourant le Sauveur Jésus ; les bras lui ont manqué plus tôt que l’ardeur d’embrasser la croix ; j’ai vu sa main défaillante chercher encore en tombant de nouvelles forces pour appliquer sur ses lèvres le bienheureux signe de notre rédemption. »

C’est beau ! mais Lamartine s’est élevé plus haut encore dans sa pièce du crucifix :

Toi que j’ai recueilli sur sa bouche expirante
Avec son dernier souffle et son dernier adieu,
Symbole deux fois saint, don d’une main mourante,
Image de mon Dieu !
……………………….
Au nom de cette mort, que ma faiblesse obtienne
De rendre sur ton sein ce douloureux soupir ;
Quand mon heure viendra, souviens-toi de la tienne,
O toi qui sais mourir !

Ah ! puisse, puisse alors sur ma funèbre couche,
Triste et calme à la fois comme un ange éploré,
Une figure en deuil recueillir sur ma bouche
L’héritage sacré !

Soutiens ses derniers pas, charme sa dernière heure,
Et, gage consacré d’espérance et d’amour,
De celui qui s’éloigne à celui qui demeure
Passe ainsi tour à tour !

En écrivant ces stances admirables, Lamartine se souvenait-il de Bossuet ? Pas plus que de Tibulle, dont il semble avoir paraphrasé deux vers délicieux :

Te spectem, suprema mihi cum venerit hora ;
Te teneam, moriens, deficiente manu.

Je me hâte de rentrer par cette citation latine dans la tradition académique dont je me suis un peu bien écarté, je crois, en m’abandonnant au plaisir de rappeler tant de beaux vers, sans le moindre artifice oratoire. C’est votre faute, Monsieur. Le panégyrique si complet que nous venons d’entendre ne me laissait qu’une façon de vous surpasser : c’était d’évoquer l’œuvre même du poète ; car de tous les cantiques celui qui raconte le mieux la gloire du Très-Haut, c’est encore le firmament.

D’ailleurs, après avoir si longuement parlé politique sous ce dôme étonné, j’éprouvais le besoin de donner de l’air et du soleil. Voulez-vous que nous ouvrions encore une fenêtre ? la dernière ! Je ne résiste pas au désir de montrer de quel pied frémissant cette muse ailée se posait sur le sol quand on l’obligeait à y descendre.

C’était au commencement de sa carrière politique. Un poète qui avait une conviction, dont il se défit plus tard avantageusement, trouva mauvais que Lamartine se permît d’en avoir une aussi, et lança contre lui une satire venimeuse. Il s’attira la réplique foudroyante que toute notre génération a sue par cœur etqu’il est bon d’apprendre à la génération nouvelle si elle ne la sait pas :

Non ! sous quelque drapeau que le barde se range,
Sa muse sert sa gloire et non ses passions !
Non ! je n’ai pas coupé les ailes de cet ange
Pour l’atteler hurlant au char des factions !
Non, je n’ai pas couvert du masque populaire
Son front resplendissant des feux du saint parvis,
Ni, pour fouetter et mordre irritant sa colère,
Changé ma muse en Némésis !

La liberté ! ce mot dans ma bouche t’outrage !
Tu crois qu’un sang d’ilote est assez pur pour moi,
Et que Dieu de ses dons fit un digne partage,
L’esclavage pour nous, la liberté pour toi ?
Tu crois que de Séjan le dédaigneux sourire
Est un prix assez noble aux cœurs tels que le mien,
Que le ciel m’a jeté la bassesse et la lyre,
À toi l’âme du citoyen ?

Détrompe-toi, poète, et permets-nous d’être hommes !
Nos mères nous ont faits tous du même limon.
La terre qui te porte est la terre où nous sommes,
Les fibres de nos cœurs vibrent au même son.
Patrie et liberté, gloire, vertu, courage,
Quel pacte de ces biens m’a donc déshérité ?
Quel jour ai-je vendu ma part de l’héritage,
Ésaü de la liberté ?

Va ! n’attends pas de moi que je la sacrifie
Ni devant vos dédains ni devant le trépas ;
Ton Dieu n’est pas le mien et je m’en glorifie !
J’en adore un plus grand, qui ne te maudit pas.
La liberté que j’aime est née avec notre âme
Le jour où le plus juste a bravé le plus fort ;
Le jour où Jehova dit au fils de la femme
Choisis des fers ou de la mort.

Que ces tyrans divers dont la vertu se joue
Selon l’heure et les lieux s’appellent peuple ou roi,
Déshonorent la pourpre ou salissent la boue,
La honte qui les flatte est la même pour moi.
Qu’importe sous quel pied se courbe un front d’esclave ?
Le joug, d’or ou de fer, n’en est pas moins honteux ;
Des rois, tu l’affrontas ; des tribuns, je le brave ;
Qui fut moins libre de nous deux ?

N’ajoutons rien après ces strophes superbes ; emportons-en l’émotion tout entière, et que le poète se couche dans sa gloire.

Par suite de circonstances particulières ce discours n’a pas été prononcé en séance publique le 5 mars 1874.