Discours de réception d’Alfred de Musset

Le 27 mai 1852

Alfred de MUSSET

Réception de M. Alfred de Musset

 

M. Alfred de Musset, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Dupaty, y est venu prendre séance le 27 mai 1852, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

     J’ai à parler devant vous d’un homme qui fut aimé de tout le monde ; devoir sans doute bien doux à remplir, et bien facile en apparence, puisque, pour rappeler à votre mémoire ce que l’esprit a de plus aimable et le cœur de plus délicat, je n’aurais presque qu’un mot à dire, et que, pour faire ici son éloge, il suffit de nommer M. Dupaty.

     Mais c’est par cette raison même que je ne saurais toucher un pareil sujet sans une bien grande hésitation ; non que je recule devant la tâche précieuse que vos suffrages m’ont imposée. Ceux qui honorent de tels suffrages doit avoir autant de courage que vous avez eu d’indulgence, et, si peu digne qu’il se puisse croire de cette bienveillance qui l’accueille, s’efforcer du moins d’y répondre. Non, ce qui m’arrête en ce moment, ce n’est pas la crainte, Messieurs, c’est le respect. Comment pourrai-je en effet, moi qui ai à peine entrevu M. Dupaty, vous entretenir dignement de cette vie si bien remplie, dont le souvenir vous est présent, de ces qualités brillantes que vous avez aimées, de ces vertus qui vivent dans votre estime ?

     Comment vous en parler, Messieurs, quand votre mémoire est encore toute pleine des simples et touchantes paroles prononcées au bord d’une tombe par l’un des maîtres de l’éloquence française, admirable et pieux tribut que le talent payait à l’amitié ?

     Il faut pourtant, Messieurs, vous obéir ; et veuillez me permettre ici un souvenir qui m’est personnel. Lorsque j’exprime le regret d’avoir trop peu connu M. Dupaty, je ne puis me détendre d’une réflexion pénible. Mon aïeul maternel, M. Guyot-Desherbiers, avait l’honneur d’être au nombre des amis de M. le président Dupaty ; mon père connaissait celui que vous regrettez ; à quoi tient-il que je ne l’aie connu aussi (j’entends d’une façon régulière et suivie) ? À la différence d’âge sans doute, à la mort de mon père, qui fut prématurée ; mais n’est-ce pas aussi un peu à l’étrangeté du temps où nous sommes ? Si nous eussions vécu depuis soixante ans dans des circonstances ordinaires, sous quelqu’un de ces grands règnes dont hier encore on trouvait plaisant de médire, aurions-nous vu les rapports sociaux se rompre, quelquefois si vite, qu’on ne saurait dire pourquoi ? Assurément ces secousses terribles, ces déchirements et ces déchaînements qu’on appelle des révolutions, ne brisent ni les liens de famille ni les robustes amitiés ; mais que font-elles de ces autres liens moins sérieux et si charmants, précisément parce qu’ils sont fragiles ? que font-elles des relations du monde, de cet aimable commerce des esprits, qui, s’il ne remplit pas la vie, sait l’embellir et la faire mieux aimer ?

     Je viens de nommer le président Dupaty ; ce serait, en effet, montrer bien peu de respect envers mon honorables prédécesseur, que de ne pas commencer par rendre un juste hommage au nom de son vertueux père, de ce courageux magistrat, qui est l’une des gloires du parlement de Bordeaux. Courageux, il le fut sans doute, lorsque, l’un des premiers en France, il osa, devant les supplices, faire parler l’humanité, attaquer hautement des coutumes cruelles, et forcer la justice même à revenir sur ses arrêts. N’ayant pu préserver d’une mort ignominieuse trois malheureux qu’il ne jugeait point coupables, il ne prit point de repos qu’il n’eût effacé ce triste et sanglant souvenir : il fit réhabiliter leur mémoire.

     Venez, s’écrie à ce sujet M. Emmanuel Dupaty dans son poëme des Délateurs, venez, défenseurs des Calas ! et toi surtout, mon père ;

     J’ai prononcé ton nom : que l’innocence espère !

     Puis il ajoute ce vers, qui est si bien de lui :

     Un beau trait nous honore encor plus qu’un beau livre.

     Quelques années plus tard, Benjamin Constant devait suivre ce noble exemple, et prêter à Wilfrid, menacé à son tour, l’appui de son éloquence passionnée. Toujours est-il que l’initiative prise par le président du parlement de Bordeaux ne fut point perdue pour Louis XVI, et contribua puissamment à l’abolition de la torture.

     Vous le savez, Messieurs, quand la mort l’a frappé, M. Emmanuel Dupaty se disposait à aller à Bordeaux pour l’inauguration de la statue de son père, et il avait sollicité à cette occasion le titre de directeur de l’Académie, non par un sentiment d’orgueil qui eût été d’ailleurs bien légitime, mais pour apporter un hommage plus grand à une mémoire vénérée. Là, s’il lui eût été donné de réaliser son dernier rêve, une émotion bien douce l’attendait, dont l’homme jouit bien rarement : c’eût été de trouver l’honneur de sa vieillesse près des souvenirs de son enfance. En effet, c’est dans cette ville, qui fut plus d’une fois la patrie du talent, que M. Dupaty est né, le 31 juillet 1775. C’est là que s’écoulèrent ses premières années, au sein d’une de ces familles privilégiées, qui sont comme des sanctuaires où ne pénètrent que les nobles pensées. D’autres ont fourni à l’État des savants et des capitaines, celle-ci devait lui donner des magistrats et des artistes. Cependant, tandis que les deux frères aînés, Charles et Emmanuel l’un dans la statuaire et l’autre dans les lettres, allaient prendre leur place au rang le plus distingué, pendant qu’Adrien, le plus jeune, s’apprêtait, par l’étude des lois, à succéder dignement à son père, l’une des trois sœurs, recevant par son mariage le nom déjà célèbre d’Élie de Beaumont, devenait en outre la belle-sœur de la fille de Cabanis. Le nom de Condorcet, celui de Grouchy, venaient se joindre à ces alliances. Cette modeste et illustre famille touchait ainsi à toutes nos gloires.

     Le goût des lettres ne fut pas la première vocation du jeune Emmanuel. Élevé dans un port jusqu’à l’âge de onze ans, doué d’un esprit libre et hardi, n’ayant jamais été ni au collége ni dans aucune école publique, il annonça dès son enfance un penchant décidé pour l’état de marin. Le voisinage de l’Atlantique avait facilement parlé à cette vive imagination ; il s’entretenait sans cesse avec ses frères et sœurs de voyages périlleux, d’expéditions lointaines ; il dessinait de petites marines avec beaucoup de finesse et d’habileté, talent aimable, comme celui de la miniature, qu’il a toujours gardé et cultivé ; mais en même temps il voulait être soldat. Ce n’était pas assez pour lui de l’inconstant hasard des mers, il y voulait encore l’attrait des combats : tous les dangers plaisaient à son courage.

     Je ne sais si, dans cette voie qui effrayait la tendresse maternelle, il fut approuvé ou retenu par un homme plein de science et de sagesse dont je ne dois point passer le nom sous silence, puisque M. Dupaty ne l’a jamais oublié ; car l’un des traits les plus saillants de ce généreux caractère, ce n’était pas seulement d’être sincère et dévoué dans ses amitiés, c’était surtout d’y être fidèle. Comme il avait la religion du devoir, il avait le culte de la reconnaissance. Dès ses premières années, ayant perdu son père, il avait reçu les leçons et les conseils de M. Desaunets, ancien professeur au collége de Montaigu ; trente ans plus tard, au milieu des succès qui marquaient chacun de ses pas, il dédie à son ancien maître l’un de ses plus importants ouvrages ; il lui rappelle les soins, les avis salutaires qui l’ont guidé pendant sa jeunesse ; il lui fait hommage de tout son mérite, et il écrit sur sa première page :

     Même étant fait par moi, cet ouvrage est le tien.

     Ce n’est pas là le compliment puéril de l’écolier qu’étourdit sa couronne, ni le souvenir tardif du vieillard qui aime à se pencher du côté de son berceau ; c’est le langage cordial de l’honnête homme qui, sûr désormais de sa route, serre la main qui l’a d’abord conduit.

     Emmanuel Dupaty passa à Paris les années qui précédèrent la révolution, et celle où elle se déclara. Il reçut, comme on peut penser, toutes les impressions de cette époque. Plein d’énergie et de vrai patriotisme, il saluait avec transport les premières lueurs de ce foyer terrible qui, après avoir tant éclairé, allait tant consumer et tant détruire. En ce moment, l’illusion féconde, pour me servir du mot d’André Chénier, et cette confiance presque naïve qui accompagne souvent la loyauté, lui faisaient croire, comme à bien d’autres, qu’il s’agissait de supprimer les abus, non pas de renverser les choses. Il n’imaginait point que, pour élaguer les branches mortes d’un arbre séculaire, on dût porter la hache dans ses racines. Il avait vu la noblesse et le clergé renoncer à leurs privilèges, et il croyait à l’égalité ; il avait assisté aux fêtes du Champ de Mars, et il croyait à la fraternité ; enfin, il avait vu tomber la Bastille, et il croyait à la liberté. Il avait alors quatorze ans. Qu’aurait-il fait s’il eût vu le reste ? Il était 1’ami intime du comte Desèze, du digne fils de l’un des défenseurs du roi. Qui sait où l’auraient pu mener quelques mots trop vite sortis du cœur, lorsque l’honnêteté passait pour imprudence ? Son heureuse destinée lui ôta ce péril, et ne voulut pas qu’il entendit les dernières paroles de ce martyr qui disait en partant : Je recommande mes enfants à ma femme ; je recommande à Dieu ma femme et mes enfants.

     Appelé, en 1792, par la première réquisition, M. Dupaty entra dans la flotte qui était en rade de Brest. C’était le but de ses plus chers désirs, et il se fit remarquer tout d’abord par son esprit et par son adresse. Je ne sais laquelle de ces deux facultés il préférait à l’autre en ce temps-là ; elles plaisaient en lui toutes deux. Aussi prompt à faire un couplet qu’à monter aux hunes d’un navire, espiègle ou intrépide, selon l’occasion, avec autant de gaieté que d’audace, qui n’eût aimé ce jeune soldat plus instruit que ses lieutenants, et dont la bonté était aussi franche que sa malice était légère ? Loin de s’offenser de ses railleries, on le respectait et on le protégeait, et, quoi qu’il fit, on le laissait faire ; témoin ce jour où, pour se divertir, en même temps que pour se venger (je demande pardon de citer un trait d’enfant, mais ceux-là aussi peignent l’homme), poussé à bout par un maître d’équipage qui le traitait un peu trop en nouveau venu, il lui prit son chapeau, et l’alla planter sur la girouette du grand mât. Ce tour d’adresse, où il jouait sa vie, fut applaudi de la flotte entière. Le hardi matelot fut appelé et fêté sur tous les vaisseaux.

     J’ai hâte d’ajouter que, deux ans après, ce même matelot, fort de nouvelles études, nommé, après ses examens, aspirant de troisième classe, faisait preuve de la même adresse, du même sang-froid et du même courage, dans une circonstance tout autre, au formidable combat naval du 13 prairial. Le commissaire de la Convention, Jean-Bon Saint-André, l’avait appelé près de lui, et le nouvel aspirant fut quelquefois assez heureux pour adoucir les rigueurs du conventionnel. Il était à bord du vaisseau le Patriote, et vers la fin de la bataille ce vaisseau presque désemparé, et serré de près par trois navires anglais, se voyait forcé de se rendre. L’aspirant Dupaty supplia le capitaine d’attendre encore quelques instants ; il descendit dans la batterie, où cinq à six pièces seulement se trouvaient en état de tirer, et il en pointa une avec tant de précision, qu’il abattit le grand mât du bâtiment ennemi le plus redoutable en ce moment. Le vaisseau français fut alors dégagé, et les Anglais, repoussés du Patriote, se portèrent sur le Vengeur, dont on connaît la fin sublime. Quand l’ennemi se fut retiré, le capitaine proclama l’aspirant comme ayant sauvé trois fois le navire durant le cours de la bataille, et le nomma de seconde classe.

     Cependant cette courte mais rude campagne avait épuisé les forces du jeune marin ; et quand la flotte revint à Brest, une maladie cruelle le retint plusieurs mois à l’hôpital de cette ville. Là, sans ressource et sans consolation, perclus de tous ses membres et presque privé de l’usage de la parole, déjà pleuré par sa mère et ses sœurs, et ne pouvant même leur écrire pour leur envoyer un dernier adieu, il vit en effet s’approcher l’heure fatale où ses espérances n’eussent laissé que des regrets. Mais ce fut alors que cet esprit léger, quelque peu enclin aux maximes des philosophes de l’autre siècle, connut pour la première fois une chose plus immortelle que les grands hommes qui l’ont insultée, je veux dire la pensée chrétienne, et les dévouements qu’elle inspire ; car ce qu’on nomme l’immortalité n’est que le souvenir des mortels, et l’éternité est celui de Dieu. Il fut soigné par les religieuses, et, fidèle en cette circonstance aux habitudes de son cœur, il se plaisait encore, dans sa vieillesse, à raconter les soins qui l’avaient sauvé.

     Rendu à sa famille par ces soins précieux, après avoir passé quelque temps à Morlaix, dans la maison d’un examinateur de la marine qui lui était devenu, comme tous, un ami, il reprit bientôt ses travaux. D’abord ingénieur hydrographe, envoyé en cette qualité pour lever le plan de Saint-Jean de Luz, celui du Passage, en Espagne, et d’une partie des côtes adjacentes, il revint ensuite à Paris vers l’année 1797. Il fit ce voyage, la plupart du temps, poétiquement à pied, comme on disait alors, libre et heureux, toujours poursuivi par le refrain de quelque chanson qui se mêlait à ses calculs ; car la Muse impatiente qui l’accompagnait n’attendait qu’un instant propice pour s’emparer de sa vie entière.

     Cette occasion allait se présenter. Il venait de passer, à son retour, dans les cadres du génie militaire ; mais il avait, en fait, quitté le service. La révolte de Saint-Domingue, inaugurée par Toussaint-Louverture et couronnée par l’incendie et les massacres de 93, avait apporté un dommage sensible dans la fortune de la famille Dupaty. Vainement Auguste, l’un des quatre frères, s’était condamné à un long exil pour tenter de recueillir les restes de cette fortune ; son courage patient, pour toute récompense le devait trouver que les coups de poignard de quelques monstres désenchaînés. Il y mourut. Emmanuel, alors âgé de vingt-deux ans, insouciant de l’avenir, à demi dégoûté du sang des batailles par celui qui avait coulé sur les échafauds, presque indifférent, s’il avait pu l’être, et se voyant appauvri sans chagrin, prenait sa part de ce vaste repos où s’endormait la France fatiguée, au bruit lointain des victoires du consul. Il eût été de ces victoires, et il eût passé le pont d’Arcole à côté du héros, comme Belliard et Vignola, ou devant lui, comme Lannes et Muiron, s’il n’était entré par hasard, ne sachant que faire un soir, à l’Opéra-Comique.

     Je demande la permission de dire que je n’invente rien ; car la vérité est souvent étrange. Il entra donc dans ce théâtre, où tout était nouveau pour lui. Quelle était la pièce qu’on représentait, j’ai essayé en vain de le savoir; mais que ce fût le vieux Grétry chantant alors avec Marmontel, Méhul avec Hoffman, ou le tendre Monsigny avec l’inimitable Sedaine, l’impression profonde n’en fut pas moins reçue. Après le premier étonnement, au bruit de l’orchestre, aux clartés du lustre, aux feux de la rampe, à cet assemblage de l’esprit et de l’harmonie, entouré de tout ce qu’il y avait d’hommes distingués et de jolies femmes, car le consul allait à Feydeau, le matelot déjà poëte vit qu’il était dans son pays. Qu’ai-je à faire autre chose, se dit-il tout bas, que de confier ma pensée à ces gens qui parlent et chantent si bien, qui savent si bien faire rire ou pleurer ? Aussitôt s’effacèrent les rêves lointains, la curiosité de suivre la Pérouse : le murmure de l’Océan, qui troublait encore cette tête ardente, se confondit dans la musique, et un coup d’archet l’emporta.

     Alors parurent, presque sans intervalle, ces pièces gracieuses à demi écrites, à demi chantées, qui ont égayé le moment le plus sévère et peut-être le plus grand de notre histoire. Il ne faut pas croire qu’il fût facile d’avoir, dans ce temps-là, tout bonnement de l’esprit. On s’adressait à un public distrait, le lendemain de Marengo ; et, de même que Molière disait que c’est une entreprise considérable de faire rire les honnêtes gens, ce n’était pas non plus une chose fort aisée de savoir plaire au maître du monde. M. Dupaty eut à la fois et ce bonheur et ce talent : se laissant aller sans réserve à son inspiration naturelle, se souciant à peine du succès qui ne lui a jamais manqué, toujours interprété par les meilleurs artistes, toujours heureux et toujours aimé, sa carrière théâtrale a duré environ quinze ans. Elle l’a presque exclusivement occupé de vingt-deux à trente-sept ans, et le consul, devenu empereur, allait écouter entre deux victoires ces opéras où chantaient Berton, Boyeldieu et Dalayrac.

     Ici se présente, pour moi, une difficulté. On ne veut pas qu’ayant appartenu à ce qu’on appelait l’école romantique, j’aie le droit d’aimer ce qui est aimable, et l’on m’en fait un école opposée, décidant, par mes premiers pas, d’une route que je n’ai point suivie. Ce n’est pas que je veuille faire une inutile palinodie, ni renier mes anciens maîtres, qui sont encore mes amis ; car je ne me suis jamais brouillé qu’avec moi-même. Mais je proteste de toutes mes forces contre ces condamnations inexorables, contre ces jugements formulés d’avance, qui font expier à l’homme les fautes de l’enfant ; qui vous défendent, au nom du passé, d’avoir jamais le sens commun, et qui profitent des torts que vous n’avez plus pour vous punir de ceux que vous n’avez pas.

     Ce n’est point ici, Messieurs, ce n’est point dans cette enceinte que je puis redouter ces cruels préjugés ; et la meilleure preuve que j’en puisse avoir, c’est que je parle devant vous. Mais je prie en grâce qu’on veuille me croire sincère, lorsque je loue, non pas outre mesure, ces faciles compositions. Il est bien vrai que le travail, le nom du style y manquent parfois, ou sont peut-être perdus pour nous. Mais, sans qu’un détail vous arrête, sans qu’un mot soit jamais douteux, quand on lit les ouvrages de M. Dupaty, il est impossible de les quitter. On ne reste pas sur une phrase ; les littérateurs ne faisaient pas tant de fracas alors qu’aujourd’hui. Mais lorsqu’on a fermé le livre, sans savoir et sans pouvoir dire précisément de quoi l’on est charmé, l’honnêteté, la grâce et le bon sens vous restent dans la tête comme le parfum d’une fleur. Heureusement celles-là ne se fanent pas. Casimir Delavigne, fils du même temps, et avec qui M. Dupaty a plus d’un rapport, quand ce ne serait que l’amour de la beauté, de la gloire et de la patrie, laisse à peu près dans l’âme le même sentiment, et, doué de plus de force et d’autant de grâce, il savait que l’estime vaut mieux que le bruit.

     L’une des premières pièces du jeune auteur, intitulée l’Opéra-Comique, et représentée en l’an VI, fut composée en société avec M. de Ségur, oncle de l’honorable général, de l’écrivain brillant qui siége aujourd’hui parmi vous. M. Dupaty écrivit quelques autres ouvrages, par la suite, avec M. Bouilly, dont il resta constamment l’ami. Une affection non moins tendre le lia également, vers ce temps-là, avec M. de Jouy ; et cette affection se montra particulièrement lorsque, bien des années plus tard, M. de Jouy, devenu infirme, se retira à Saint-Germain, chez sa fille. Un souvenir précieux de l’auteur de Sylla a consacré ces derniers soins.

     Vous n’attendez sûrement pas de moi, Messieurs, que je vous rende compte bien en détail de ces pièces légères et amusantes ; par leur légèreté et leur finesse même, elles échappent à l’analyse. Il y a cependant parmi ces opéras, dont quelques-uns sont des comédies, certains titres trop connus de tout le monde pour ne pas devoir être rappelés : qui n’a pas entendu parler du Chapitre Second, de la Leçon de Botanique, de l’Intrigue aux Fenêtres, ou des Voitures versées ? Qui ne connaît cette jolie bluette de Ninon chez madame de Sévigné ? L’une de ces pièces, « d’Auberge en Auberge », a été transportée sur le théâtre anglais. Elle est excessivement plaisante par des changements de décorations qui arrivent si à propos, que les personnages s’imaginent sans cesse qu’ils ont voyagé sans changer de place. Dans le Poëte et le Musicien, il y a des vers qui sont restés célèbres. Ceux, par exemple, où le poëte, défendant contre l’orgueil du Grand-Opéra les prétentions plus humbles de l’Opéra-Comique, plaide cette cause si aisément gagnée :

J’aime auprès d’un palais une simple cabane ;
En quittant Raphaël, je souris à l’Albane.
De pampre couronné, l’aimable Anacréon
Sur l’airain, près d’Homère, a consacré son nom.
Sans être au premier rang, on peut prétendre à plaire.

     N’est-ce pas là toute la grâce et, si l’on peut ainsi parler, toute la fierté modeste de M. Dupaty ?

     Lorsque j’ai dit que rien n’arrêtait dans son style ordinaire, je n’ai entendu parler que de ses ouvrages en prose ; car, sitôt qu’il s’exprime en vers, il en rencontre à tout moment qui semblent ne lui rien coûter, et qui, arrivant tout à coup. clairs, nets, précis, toujours élégants, étincellent çà et là comme des paillettes d’or. Celui qui termine la tirade dont je viens de citer un fragment est d’une gaieté franche qui a bien son prix lorsque, continuant à soutenir sa thèse, le poëte s’écrie :

C’est à tort, aujourd’hui, qu’une censure amère
N’accorde aux vers chantés qu une palme éphémère,
 
Et tout Paris encor se souvient de Babet !

     On en pourrait noter ainsi par centaines, de ce tour vif et de cette libre allure, où se retrouvent toujours une verve qui entraîne, et parfois même un peu de cet atticisme qui est le charme suprême des Épîtres de Boileau.

     Un des talents les plus remarquables de M. Emmanuel Dupaty, c’est de savoir très-habilement, comme on dit au théâtre, poser une scène, c’est-à-dire saisir l’à-propos, l’occasion, le moment précis où l’intérêt et la curiosité ayant été graduellement excités jusqu’à un certain point, l’action peut s’arrêter, et la passion, le sentiment pur, peuvent se montrer et se développer. Ces sortes de scènes où la pensée de l’auteur quitte pour ainsi dire son sujet, sûre de le retrouver tout à l’heure, et se jette hors de l’intrigue et de la pièce même dans l’élément purement humain ; ces sortes de scènes sont extrêmement difficiles c’est la part de la poésie. Car de même que nous avons nombre d’ouvrages au théâtre où le trop grand développement des sentiments et des caractères étouffe l’action, si bien que les personnages semblent des statues qui rêvent dans le vide ; de même nous voyons d’autres pièces dans lesquelles les événements ou, pour mieux dire, les accidents se multiplient de telle sorte qu’il ne reste plus la moindre place ni pour le cœur, ni pour l’esprit, ni presque pour l’intelligence ; et alors, au lieu de statues qui avaient du moins quelque beauté dans leur calme, nous voyons le théâtre sans cesse traversé par des marionnettes essoufflées qui ont à peine le temps de dire qui elles sont, ce qu’elles veulent, d’où elles viennent et où elles vont. Si vous avez une distraction, si vous perdez un mot de ces imbroglios qui se font le plus obscurs qu’ils peuvent, c’est fait de vous, le fil vous échappe, et le reste de l’énigme se déroule devant vous comme une page couverte d’hiéroglyphes auxquels vous ne comprenez plus rien.

     La juste mesure entre ces deux excès, je le répète, est très-difficile. Elle ne l’était point pour M. Dupaty, par ce motif qu’elle lui était naturelle ; et l’opéra-comique, ce genre qu’il aimait tant et qu’il avait tant de raisons d’aimer, est justement celui de tous les genres où se montre le plus distinctement ce temps d’arrêt, ce point de démarcation entre l’action et la poésie. En effet, tant que l’acteur parle, l’action marche, ou du moins peut marcher ; mais dès qu’il chante, il est clair qu’elle s’arrête. Que devient alors le personnage ? Est-ce un maître irrité qui gronde, est-ce un esclave qui supplie, est-ce un amant jaloux qui jure de se venger, est-ce une jeune fille qui s’aperçoit qu’elle aime ? Non, ce n’est plus rien de tout cela, et il ne s’agit plus de savoir de quelles circonstances naît la situation. C’est la colère, c’est la prière, c’est la jalousie, c’est l’amour que nous voyons et que nous entendons ; et que le personnage s’appelle comme il voudra, Agathe ou Élise, Dernance ou Valcour, la musique n’y a point affaire. La mélodie s’empare du sentiment, elle l’isole ; soit qu’elle le concentre, soit qu’elle l’épanche largement, elle en tire l’accent suprême : tantôt lui prêtant une vérité plus frappante que la parole, tantôt l’entourant d’un nuage aussi léger que la pensée, elle le précipite ou l’enlève, parfois même elle le détourne, puis le ramène au thème favori, comme pour forcer l’esprit à se souvenir jusqu’à ce que la muse s’envole, et rende à l’action passagère la place qu’elle a semée de fleurs.

     Me voici loin des Voitures versées, ainsi que d’une autre pièce que je ne dois pas oublier, et qui a pour titre la Prison militaire. C’est une comédie en cinq actes, extrêmement bien faite, d’un style vif et brillant, et dans laquelle, dit-on, l’auteur a pris plaisir à retracer quelques détails de sa propre captivité. Elle eut un succès qui dura longtemps, et qui, aujourd’hui, pourrait se recommencer; car pour l’arrangement, l’intrigue et le romanesque, elle serait tout à fait à la mode. Une autre comédie en vers, les Deux Mères, écrite en 1813, eut les honneurs des Tuileries ; elle fut représentée devant l’empereur. Le poëte, alors, était en grande faveur, et la reine de Naples en personne parut sur le théâtre impérial dans un quadrille allégorique qu’avait composé M. Dupaty. Je pourrais le suivre dans cette veine de cour, qui, du reste, lui allait à merveille, car sa muse a toujours un certain air de fête.

     Mais je dois d’abord parler de sa disgrâce et de l’opéra de Picaros et Diégo, qui l’a fait exiler et a failli lui coûter cher. Cette pièce s’appelait d’abord les Valets, ou plutôt le Salon dans l’Antichambre ; car ce dernier titre ne fut point imprimé, et je n’ai pu le retrouver exactement. Cette petite pièce, donnée au théâtre Feydeau en 1802, fit beaucoup de bruit à Paris, et la représentation en fut défendue par la police. Il n’est pas possible aujourd’hui, même en lisant la pièce avec grande attention, de comprendre les causes fort douteuses qui ont amené la disgrâce de l’auteur. Il s’agit de deux aventuriers, dont l’un est un ancien garçon mercier et l’autre un barbier espagnol, qui s’introduisent dans une maison pour y tenter, à l’aide de faux noms, une tromperie bientôt démasquée. On crut, dans le temps, que quelques valets devenus grands seigneurs, et qui s’étaient reconnus dans la pièce, en avaient sollicité l’interdiction. Quoi qu’il en soit, un ordre de déportation fit bientôt conduire M. Dupaty à Brest, où il fut détenu pendant quelque temps, en rade, à bord de l’amiral, avec la perspective, fort pénible, d’être mené à Saint-Domingue, pour y rejoindre l’armée du général Leclerc.

     Ai-je besoin de dire qu’à peine arrivé, le prisonnier fut traité en ami par les officiers et par les soldats ? Il se retrouvait là au milieu de ses habitudes premières, de ses meilleurs et plus chers souvenirs. La menace même d’être transporté (bien que le climat de Saint-Domingue fût très-dangereux en ce moment) n’était pas faite pour l’effrayer. Il n’y avait que son cher théâtre qui lui causait de cruels regrets ; car il l’aimait avec passion, comme il arrive presque toujours aux imaginations un peu vives. Il existe, en effet, dans cette vie toute factice mais toute poétique, dans ces rochers et ces palais de carton qui viennent ou disparaissent comme d’un coup de baguette, dans ce langage même de la fiction, où le rire et les larmes se succèdent ou se mêlent, et sont quelquefois très-véritables ; il existe, dis-je, un attrait singulier auquel on résiste difficilement, pour peu qu’on soit sensible avec de l’esprit.

     Il n’y a pas de bon comédien qui n’ait point aimé son théâtre ; mais cet attrait pour l’auteur est bien plus grand encore : car l’un récite et l’autre invente. Il est vrai que le comédien, s’il est doué d’un vrai génie, peut aussi mériter le nom d’inventeur. Garrick a osé corriger, dans l’un des chefs-d’œuvre de Shakespeare, une scène admirable, qui, ainsi modifiée, a été applaudie par toute l’Europe. Talma, pour qui Napoléon avait une si haute estime qu’il a pensé à lui donner la croix de sa Légion d’honneur, Talma était précieux pour ses savants conseils ; et de telle pièce où il fut applaudi, on pourrait dire que, si elle n’est pas de lui, on ne sait trop de qui elle est. Mais avec quelle attention, avec quel plaisir, l’écrivain consciencieux et plein de sa pensée ne voit-il pas s’animer devant lui la forme vivante de son idéal, marcher, parler, agir les rêves de son cœur ! Et si l’amour de la vérité, de la beauté, le guide et l’éclaire, avec quel soin, ou parfois même avec quel emportement irrésistible ne se livre-t-il pas à ce travail, qui, bon ou mauvais, quel qu’en soit le résultat, n’en est pas moins, quoi que l’on en puisse dire, l’un des plus nobles exercices de l’esprit ! On sait comment le pratiquait Molière. Voltaire pleurait, et voulait qu’on pleurât, et se fâchait si l’on ne pleurait pas, lorsqu’il jouait, chez lui, ses propres tragédies ; et la tradition a pris soin de nous dire comment Racine récitait ses vers à mademoiselle Champmêlé. Il y a sans doute, pour 1’esprit, des routes plus grandes et plus sévères, il y en a d’incomparables, celles où Fénelon et Bossuet ont passé. Mais celle-ci n’en reste pas moins belle, et à coup sûr elle doit être honorée, quand elle est suivie par un honnête homme

     Ce mot me ramène à M. Dupaty.

     Il était donc à Brest, s’ennuyant un peu, mais se gardant de le laisser voir à des gens qui le traitaient si bien, improvisant toujours de ces vers charmants qui lui échappaient comme par mégarde, lorsqu’il apprit que les rigueurs du consul s’étaient tout à coup adoucies. Peut-être Napoléon s’était-il aperçu, avec ce regard qui ne se trompait guère, qu’on avait prononcé bien vite. Je ne sais s’il crut avoir un tort, mais il eut la pensée d’une réparation. Le prisonnier redevint libre, et reçut la permission, c’est-à-dire l’ordre, de revenir à Paris. Les offres les plus flatteuses et les plus brillantes furent alors faites à M. Dupaty, mais il refusa tout ; et depuis ce moment, pendant l’espace de sept ou huit ans, c’est-à-dire à peu près depuis 1803 jusqu’au mariage de l’empereur, il ne s’occupait que du théâtre.

     À l’occasion des spectacles de toute sorte qui suivirent ce mariage, il fut, comme je l’ai dit tout à l’heure, admis près de la reine de Naples ; il le fut aussi près d’une autre reine dont le nom suffit pour rappeler tout ce qui faisait la grâce et le charme de cette cour alors sans égale, je veux dire la reine Hortense. Il composa les paroles de quelques divertissements pour les fêtes données par ces deux princesses, et il conserva toujours religieusement les marques précieuses de leur bonté. L’empereur enfin, en 1812, lui donna la croix de la Réunion. En même temps, il lui fit proposer de nouveau une place élevée dans la magistrature ; l’offre lui en fit transmise par le grand juge, duc de Massa ; mais elle était subordonnée à quelques conditions que M. Dupaty ne voulut pas encore accepter. L’empereur annonça, plus tard, l’intention de l’attacher à l’éducation du roi de Rome.

     Un incident, léger en apparence, qui se passa vers ce temps-là, doit sembler digne d’attention, en ce qu’il atteste une fois de plus le respect ou plutôt le culte que professait M. Dupaty pour la mémoire de son père. Au mois de novembre 1812, M. de Féletz fit, dans le Journal de l’Empire, un article à propos des Lettres sur l’Italie, où il ne se bornait pas à critiquer l’ouvrage, mais où il attaquait assez fortement les opinions philosophiques de l’auteur. Les trois frères Dupaty allèrent ensemble demander raison de cet article ; M. Emmanuel surtout prit la chose très-vivement. Cette scène laissa chez M. de Féletz une impression profonde, qui, vingt-quatre ans après, lorsque M. Dupaty se présenta à l’Académie, devint entre eux un motif de rapprochement, et la source d’une amitié qui ne finit qu’à la mort de M. de Féletz.

     Cependant, s’il boudait de loin l’administration impériale, l’auteur de Picaros et Diégo ne boudait pas le vainqueur de Wagram, encore moins le vaincu de Leipsick. Cette croix qu’il avait reçue de la main de Napoléon, cette croix lui tenait au cœur, et l’obstination même de ses refus lui faisait attacher un plus grand prix à la seule chose qu’il eût acceptée d’un homme qui pouvait tant donner, et qui savait si bien offrir. Tant que le conquérant marcha dans ses victoires, il n’essaya pas de le suivre, ni de toucher à la lyre de Tyrtée. Napoléon, dans sa toute-puissance, effrayait le talent modeste ; ce n’était pas sa faute, le temps qui manquait. Au milieu de ses campagnes, lorsqu’il se plaisait (il le dit lui-même) au son des cloches et au bruit du canon, il aimait aussi la littérature mais il la rudoyait un peu. C’était alors qu’assistant un jour à une tragédie guerrière, il disait, en manière d’éloge : « Il nous faudrait beaucoup d’ouvrages comme celui-là ; c’est une vraie pièce de quartier général. On va mieux à l’ennemi, après l’avoir entendue. » Éloge bizarre, qui a sa grandeur, mais fort capable d’effaroucher Dernance, Florville, Agathe et Élise.

     M. Dupaty, pendant ce temps-là, faisait jaser et gazouiller ces personnages inoffensifs. Lorsque l’empereur revenait poudreux de sa grande poussière et las de ses ennemis vaincus, il lui improvisait des couplets pour ses fêtes. Il aimait de tout son cœur ce grand homme aux Tuileries, et il se sauvait à Feydeau dès qu’il le voyait toucher à son épée. Mais lorsqu’advinrent les grands désastres, lorsque, aux traces de l’incendie de Moscou, sur le chemin de la Bérésina, le maréchal Lefebvre, septuagénaire, marchant à pied derrière Napoléon, commença à dire tristement : « Il est bien malheureux, ce pauvre empereur que j’aime ! » lorsqu’on vit tomber lambeau par lambeau, harcelé pied à pied pendant deux années, ce drapeau qui avait traversé le monde ; lorsqu’enfin la France accablée vit se renouveler en vain dans son sein les prodiges de l’Italie, alors le faiseur de vaudevilles, l’improvisateur de romances, prit l’uniforme pour aller à Clichy, et à son tour il tira l’épée1.

     M. Dupaty, après cette journée, ne songea plus de longtemps à Feydeau. Il venait de faire une chanson bien connue sur l’impératrice et le roi de Rome :

     Gardons-le bien, c’est l’espoir de la France.

     Tous les soldats savaient ce refrain ; lui-même, une fois les armes prises, devint capitaine de la garde nationale comme il était devenu poëte. Mais il n’y avait jamais chez lui de résolution passagère.

     Il commanda le corps dont il était le chef jusqu’à la destruction des compagnies, au mois d’avril 1848.

     Dans tous les désordres qui se sont succédé pendant nos trente-quatre dernières années, il a constamment et obstinément exposé sa vie. Il a toujours partout recueilli des témoignages de sympathie, d’attachement et de respect. Après la réorganisation de 1848, exempté par son âge du service habituel, et n’ayant plus ses épaulettes, il réclama, comme simple soldat, sa part des fatigues et des dangers que voulaient braver sans lui ses anciens compagnons. Ce belliqueux instinct de ses jeunes années était une des passions de sa verte vieillesse, et il semblait assez étrange de trouver dans le cabinet d’un homme de lettres, entre le buste de Voltaire et celui de Rousseau, un fusil de munition.

     J’ai maintenant à parler de deux poëmes, dont 1’un à son apparition, produisit un très-grand effet, et dont l’autre est jusqu’à présent resté inédit. Le premier a pour titre les Délateurs ; le second Isabelle de Palestine.

     Les Délateurs parurent en 1816 ; ce poëme fut écrit sous une impression évidemment très-vive et même violente, au spectacle des représailles qui signalèrent ce triste moment principalement dans le midi de la France. M. Dupaty était alors au nombre des rédacteurs du Miroir et de l’Opinion ; c’était l’aurore des petits journaux ; de plus, il était membre de la Société des Enfants d’Apollon, et il s’occupait d’un petit ouvrage intitulé la Rhétorique des demoiselles, écrit sous la forme de Lettres à Isaure. Tout à coup arrive la nouvelle de la mort du maréchal Brune on parle d’assassinats, d’affreux soulèvements, de tous les crimes chers à la populace. M. Dupaty, au milieu de son travail, sent sa plume trembler dans sa main ; l’indignation lui dicte quelques vers qu’il jette au hasard sur le papier ; le lendemain il continue, et, sa verve s’animant ainsi, croyant écrire une page, il fait une satire.

     Ce fut l’opinion générale que, pour la pureté et l’énergie du style, comme pour l’élévation des sentiments, cette satire surpassait de beaucoup les autres productions de l’auteur. Je me range, pour ma part, à cette opinion ; et, s’il m’était permis d’exprimer toute ma pensée, j’oserais dire que ce petit poëme peut hardiment soutenir la comparaison avec tout autre ouvrage du même genre ; non pas avec Horace ou Boileau, ni surtout avec le grand Juvénal, mais avec Gilbert, par exemple, et même avec de plus forts que lui. Parmi vingt passages, écrits comme on parle, remplis de colère et d’esprit, il s’en trouve un qui fait frémir; c’est le tableau, malheureusement trop vrai, des exécutions hâtives dont le Rhône et l’Isère furent les témoins :

L’appareil du supplice est sorti des cités ;
Un échafaud mobile erre dans la campagne

     Le morceau qui commence ainsi est tout entier plein d’une vigueur sinistre. Le poëte nous montre le meurtre impuni, I’assassin raillant sa victime, le fils frappé dans les bras de sa mère, le moribond égorgé dans son lit ; puis il ajoute en terminant :

Les forfaits sont comblés par d’exécrables jeux ;
Et, reculant d’horreur à ce spectacle affreux,
Le fleuve qui, la veille, apportait à la ville
Les doux tributs des champs sur son onde tranquille,
Après l’assassinat d’un père ou d’un enfant,
Ramène dans Lyon l’échafaud triomphant.

     Isabelle de Palestine ne nous offre pas de telles images. Ce poëme dramatique, trop long, je crois, pour être représenté, respire d’un bout à l’autre les plus nobles sentiments, et cette grandeur héroïque, cette bravoure des croisades, si fière devant les hommes, si humble devant Dieu, cette poésie chevaleresque. dont le Tancrède de Voltaire reste le type inimitable. M. Dupaty l’imite pourtant, mais il ne l’imite que là où son guide est bon, vertueux, religieux même ; et, dans les mille routes ouvertes par cet insatiable et immense esprit, il ne voit que le droit chemin.

     Cette pièce était devenue la seule occupation de M. Dupaty. Chose singulière, cette tragédie était d’abord un opéra-comique, commencé en 1813. Peu à peu, à mesure qu’il pensait et qu’il écrivait, le sujet a pris sous la plume de l’auteur d’autres proportions. À moins d’avoir eu entre les mains ce manuscrit qu’on n’ouvre qu’avec respect, il est impossible d’imaginer combien de soin, de persévérance, quelle recherche de la vérité, quelle profonde étude de l’histoire, quelle religion tout à fait convaincue, sont là dans ce beau travail.

     Ce fut l’adieu de ce génie aimable, de cet excellent homme, et, en le lisant, on sent combien il était attentif, il était heureux de bien faire. Il passait des journées entières, sans le savoir, à travailler chez lui, chez ses amis, dans les salons et dans la rue ; et tandis qu’on le voyait partout enthousiaste de sa pensée, récitant ses vers au premier venu, il ne voulait pas que sa pièce fût imprimée et la retouchait sans cesse.

     C’est dans cette poésie, c’est dans cette clarté qu’a vécu et qu’est mort M. Dupaty. Il croyait en Dieu, et la vie lui semblait trop courte pour prendre garde aux mauvaises et tristes choses qu’on y rencontre. Comme son jardinier cueillant dans un parterre, il n’a voulu voir de ce monde que ce qui est pur sous les cieux. Il adorait la beauté, la gaieté, l’honnêteté, la vérité, et ne se souciait point du reste. Les souffrances cruelles qui l’ont tué lentement n’ont pas été plus fortes que son courage.

     « Ce n’est pas la mort, disait Montaigne, c’est le mourir qui m’inquiète. » M. Dupaty n’eut point cette inquiétude. Il se souvint, dans ses derniers jours, des sœurs de l’hôpital de Brest. Il attendit et vit venir à lui, presque avec joie, la plus belle mort, celle qui ne dément rien d’une belle vie, et il expira regretté de tous, plein de douceur et de fermeté, plein d’espérance et de résignation.

 

1. Chargé de surveiller un poste difficile, il s’avança dans la plaine de Saint-Denis, et reprit, sur les Russes, une batterie d’artillerie dont les premiers défenseurs avaient été dispersés. Il la ramena à la barrière, et, s’approchant du maréchal Moncey, il lui dit, pour toute harangue : « M. le maréchal, voici les pièces. »