Notre confrère La Fontaine : quatre siècles de gloire

Le 2 décembre 2021

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Notre confrère La Fontaine : quatre siècles de gloire

DISCOURS PRONONCÉ PAR

Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE
Secrétaire perpétuel

le jeudi 2 décembre 2021

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Jean de La Fontaine est né le 8 juillet 1621 à Château-Thierry. C’était il y a quatre siècles. Depuis lors sa gloire, celle des Fables, n’a jamais connu d’éclipses. Les Fables n’ont cessé de nous parler de nous.

Écoutons La Fontaine :

« Un mal qui répand la terreur

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre

La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),

[…] Faisait aux animaux la guerre

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. »

Quatre siècles plus tard, ces vers des Animaux malades de la peste semblent raconter notre monde frappé, il y a deux ans, par un mal qui nous a remplis de terreur.

L’Académie, durant ces deux années, dut garder portes closes. Aujourd’hui elle peut tenir séance publique, comme il est de règle depuis 1673. C’est le moment de célébrer le quatrième centenaire de l’un de ses membres les plus illustres.

Reprenons notre récit. La Fontaine est né dans une famille de bourgeoisie récente, son père, Charles de La Fontaine, a acheté la charge de maître des Eaux et Forêts du duché de Château-Thierry, ce qui lui assurait prospérité, considération, et à terme l’anoblissement. Les ancêtres de sa mère sont évêques ou banquiers. De l’enfance de Jean, on ne sait presque rien, si ce n’est qu’il fréquenta l’école de Château-Thierry. Mais l’on doit à l’un de ses amis d’école, Lucien Maucroix, ce portrait : « La Fontaine, bon garçon, fort sage et fort modeste ». C’est peu…

En 1641, l’enfant sage a vingt ans. Il entre comme novice au couvent de l’Oratoire à Paris. La Fontaine a-t-il obéi à une vocation religieuse ? On peut en douter. Il a avoué à Boileau que dans cette retraite il passait son temps à lire des poètes et non des théologiens. Il vit avec L’Astrée d’Honoré d’Urfé, son œuvre favorite. Rien d’étonnant si un an plus tard il quitte le couvent et rentre à Château-Thierry. Il lit jour et nuit, se promène, rêve et découvre une ode de Malherbe. Quelle révélation ! Il apprend par cœur ses poèmes, les déclame dans les bois, et s’exerce à versifier « dans le genre de Malherbe », dira-t-il plus tard. Mais un parent lui conseilla de lire les poètes latins « plus simples, plus naturels que Malherbe ». Il dévore Virgile, Térence, Horace et conclut : « Horace m’a dessillé les yeux. » Les muses latines ne le quitteront plus.

Et Château-Thierry ne lui suffit plus. Il revient à Paris pour étudier le droit et il y rencontre un groupe d’amis. Jeunes gens de son âge ils se nomment Tallemant, Furetière, Cassandre, Chapelain, Benserade, Maucroix et Pellisson qui va les accueillir chez lui. Ils sont passionnés de littérature, lisent les poètes latins en même temps que L’Astrée, Marot ou Tristan Lhermite. Ils versifient et débattent de leurs écrits et de leurs lectures. Ils se sont baptisés palatins ou baladins de la Table ronde.

La Fontaine écoute, présent à sa manière, attentif et distrait à la fois, disparaissant sans crier gare et réapparaissant de même. Dans une ode, Maucroix l’appelle à respecter « Dame courtoisie » :

« La Fontaine est un bon garçon

Qui n’y fait point tant de façons

Il ne l’a point fait par malice

Belle paresse est tout son vice. »

1647, le bon garçon La Fontaine a vingt-six ans, il n’a encore rien produit. Son père s’impatiente. Qu’il se marie ! La femme qu’il lui a trouvée, Marie Héricart, a quatorze ans. Son père est conseiller du roi, son oncle Jannart est substitut du procureur général au Parlement de Paris, elle a une belle dot et des espérances. C’est un beau parti. Tallemant écrit que La Fontaine se maria « par complaisance », c’est-à-dire pour faire plaisir à son père, qui lui a offert à cette occasion le choix entre des biens immobiliers ou un office de maître des Eaux et Forêts. La Fontaine hésite, ne se décide pas. Éternel flâneur il multiplie les allers et retours entre Château-Thierry et Paris.

En 1648 c’est la Fronde, la Cour s’est réfugiée à Saint-Germain et Paris déserté a peu d’attraits.

Son fils naît en 1653. Son grand ami François Maucroix, devenu chanoine à Reims après une déception amoureuse, en sera le parrain et Jannart se chargera de l’éduquer. Les parents ont l’esprit occupé ailleurs. Marie se pique de littérature, tient un salon que Racine appellera « l’Académie de Château-Thierry ». La Fontaine y lit ses vers. Le couple La Fontaine s’entend peu, sinon pour dépenser, il le fait sans retenue, s’endette, emprunte à tout-va. Dès que la Fronde s’achève, La Fontaine revient à Paris. Il retrouve ses amis. Furetière publie déjà avec succès, Pellisson fréquente le salon de mademoiselle de Scudéry. La Fontaine veut montrer son savoir-faire de poète, les succès remportés à Château-Thierry ne lui suffisent pas.

Un an plus tard, il publie L’Eunuque, une comédie en vers en cinq actes, adaptée de Térence. Dans l’avertissement, il écrit : « Ce n’est ici qu’une médiocre copie d’un excellent original. » Dès cette première œuvre, La Fontaine découvre sa manière, il dialogue avec le lecteur, s’explique et sollicite ses conseils. Pourquoi commencer par une pièce de théâtre ? Le genre est à la mode, il peut apporter la gloire d’emblée. La Fontaine a quelque peu édulcoré l’œuvre de Térence qui était osée, mais ses vers sont fluides et la langue malicieuse, toujours gaie. Le succès de L’Eunuque sera considérable à Château-Thierry, dans l’Académie de Marie. Mais que vaut un succès champenois sans le sacre de Paris ? Ce sacre a manqué à La Fontaine, sa pièce y passa inaperçue.

Mais La Fontaine va se consoler avec l’Épitre à l’abbesse de Mouzon. Cette abbesse, Angélique de Coucy, fuyant en 1657 les désordres de la guerre, a été accueillie par le couple La Fontaine. La Fontaine a été séduit par elle, l’affaire tourna court car Marie le surprit en flagrant délit. Cette épître va jouer un rôle décisif dans la vie du poète. L’oncle Jannart la donna à Fouquet, qui en fut enchanté et la lut à madame de Sévigné. Elle en fit l’éloge dans tout Paris.

La Fontaine écrit :

« Entre les dieux, et c’est chose notoire,

En me louant, Sévigné me plaça. »

Oublié l’échec de L’Eunuque !

Autre évènement de cette année mémorable, La Fontaine fut sommé par ses amis de provoquer en duel un capitaine trop assidu auprès de Marie. Il le fit à regret, personne ne fut blessé et, le duel fini, il enjoignit à son adversaire de persévérer dans ses assiduités, commentant :

« Pauvres gens, dites-moi qu’est-ce que le cocuage,

Quand on l’ignore ce n’est rien ;

Quand on le sait c’est peu de chose. »

Serait-il un mari complaisant ? Pour lui l’essentiel est ailleurs.

Fouquet entre alors dans sa vie. Fouquet, surintendant des Finances, est aussi le protecteur des Lettres et des Arts. Il rassemble autour de lui des écrivains, des artistes, des savants et les plus grands noms de France. Pellisson est chargé de le conseiller dans ses générosités. Pour ses protégés il est le défenseur de la liberté de l’esprit contre l’autorité royale. Il manque alors à Fouquet un poète. La Fontaine se donne à lui. Il lui offre Adonis, un poème héroïque, le premier grand poème de la langue française : six-cents vers en rimes plates. Le poème conte les amours d’Adonis et de Vénus que la jalousie, puis la mort, séparent. La dette de La Fontaine à l’égard d’Ovide et Virgile est patente. Fouquet est séduit. Il est en train d’achever son château, Vaux, l’autre Versailles. Il veut que La Fontaine chante sa gloire, ce sera Le Songe de Vaux. Mais notre poète ne sait pas versifier sur commande, il cherche, erre dans les jardins, s’endort et, diront les esprits malicieux, il endormira un jour avec ce poème le lecteur. Le Songe ne sera jamais terminé. Mais Fouquet a adopté La Fontaine. Il le pensionne, et celui-ci va inverser plaisamment leur relation en offrant en retour à son protecteur une « pension poétique », livrable par trimestre, dont Pellisson sera le tabellion.

La Fontaine vit dans l’univers de Fouquet à Saint-Mandé et à Vaux. Il s’y lie avec Perrault, Saint-Évremond, le tout jeune Racine et mademoiselle de Scudéry, qui le représente dans Clélie sous le nom d’Anacréon. La Fontaine est dès lors reçu dans tous les salons.

Si Le Songe resta inachevé, le château en revanche fut achevé. Fouquet voulut y offrir au roi une fête extraordinaire, comme on n’en vit jamais, pour marquer l’alliance de l’Olympe royal et du Parnasse qu’il protège. On y représenta Les Fâcheux de Molière, la Cour se délecta des repas de Vatel, admira les jardins dessinés par Le Nôtre, le château décoré par Le Brun, les centaines de jets d’eau, le feu d’artifice. Tout était somptueux, inoubliable de magnificence. « De quoi exciter la jalousie du roi », écrit Paul Morand dans Le Soleil offusqué. Mais à la vérité, le roi offusqué, dont Colbert, jaloux, excitait la colère, avait déjà prévu l’arrestation de son ministre. Elle aura lieu deux semaines plus tard. La plupart des protégés de Fouquet s’empressent de changer de camp et de porter leurs hommages à Colbert. La Fontaine resta fidèle à son mécène, montrant que le complaisant, le flâneur, était avant tout un homme courageux. Il écrit l’Élégie aux nymphes de Vaux, qu’il supplie d’apaiser le courroux royal : « Tâchez de l’adoucir. » Il y ajoutera un an plus tard l’Ode au Roi, à qui il dit :

« Moins ta grandeur a de limites

Plus ton courroux doit en avoir. »

Quelle leçon de politique et quel courage.

Colbert a pris la place de Fouquet. Il se proclame protecteur des Lettres, chargé de seconder le mécénat royal. Et il met en place le système que Marc Fumaroli a appelé « la machine à gloire » de Louis XIV. Tous les lettrés devront chanter la gloire du roi, et ils en seront récompensés. Colbert dresse la liste des bénéficiaires du mécénat royal. Dans la première liste, on trouve Corneille, Molière, Racine. La Fontaine n’y figure pas. Il n’y figurera jamais.

Très affecté par l’arrestation de son protecteur, il se réfugie à Château-Thierry. Il est alors en grande difficulté, poursuivi par la justice qui l’accuse d’avoir usurpé un titre de noblesse, et par le fisc qui exige de lui une amende considérable. Il en appelle pour le défendre au duc de Bouillon, maître du duché de Château-Thierry, qui le renvoie à Colbert. Il lui faut donc se tourner vers lui. Il le fera dignement, après avoir rappelé sa fidélité au prisonnier de Pignerol. C’est une capitulation certes, mais comme ses amis Molière et Racine, il sait que l’indulgence et l’aide du roi passent nécessairement par Colbert. La Fontaine entend malgré cela préserver son indépendance, et la chance va lui sourire.

La veuve de Gaston d’Orléans vit au palais du Luxembourg. Elle lui propose une charge, peu payée, mais il est nourri et cette fonction l’anoblit. Il peut dès lors se dire « gentilhomme, servant de madame la Duchesse douairière d’Orléans ». L’oncle Jannart va le loger chez lui, quai des Orfèvres. Sauvé du fisc, rassuré par ses nouveaux protecteurs, La Fontaine peut écrire.

En 1665, ce sont les Contes. Sous le titre Contes et Nouvelles en vers, tirés de Boccace et de l’Arioste, il a rassemblé une dizaine de contes assez lestes, dont « Joconde » et « Le cocu battu et content », et une fable inspirée de Pétrone, « La matrone d’Éphèse ». Le succès est au rendez-vous. Un large public s’en amuse et l’applaudit. L’année suivante, La Fontaine récidive, avec deux nouveaux contes. Le succès est cette fois tel que des éditions pirates sont publiées en Hollande.

La Fontaine aime surprendre. En même temps qu’il écrit des contes licencieux, il traduit des vers latins de Virgile, Horace et Cicéron en vers français, qui vont être incorporés à une traduction de La Cité de Dieu, de Saint-Augustin. Sa muse lui inspire des sujets religieux. Et le temps des Fables est venu.

En 1668, les Fables choisies, mises en vers par Monsieur de La Fontaine voient le jour. La Fontaine a rassemblé vingt-six fables dans un volume luxueux, dédié au Grand Dauphin, âgé de sept ans. Dans la préface, il se réclame d’Ésope et de Phèdre.

Les animaux y tiennent la première place : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », insiste le fabuliste. Ces fables nous ont donné des amis pour la vie. Dans les trois premières nous rencontrons la frivole cigale criant famine chez une fourmi peu prêteuse ; Maître Corbeau que Maître Renard flatteur a dépouillé de son fromage ; et le pauvre Jeannot Lapin chassé de son logis par la dame au nez pointu.

Le succès des Fables est immédiat. La Fontaine a conquis d’emblée un immense public et imposé un genre. Et les imitateurs surgissent. Furetière qui, dans ses Fables morales et nouvelles, prétend faire mieux que La Fontaine. Boileau qui l’accuse de copier et lui offre en modèle sa propre fable, L’huître ! La Fontaine y répond avec L’Huître et les Plaideurs. C’est lui naturellement que le public plébiscite.

La Fontaine ne cessera plus d’écrire, des fables, mais aussi d’autres œuvres. Un an après Les Fables, il publie Psyché, dont Apulée lui a fourni le sujet. « Une imitation », reconnaît-il. S’il tenait à Psyché, il eut du mal à mener l’œuvre à bien. « Je ne sais comment amener à la perfection la prose… elle me coûte autant que les vers. » Le sujet d’Apulée est connu : Psyché, victime de la haine de Vénus, est aimée de Cupidon, son fils. La Fontaine espérait que Psyché le réconcilierait avec le roi. L’œuvre est en effet un éloge de Versailles, contrepoint au Songe de Vaux, donc un éloge du roi-bâtisseur. Mais le roi n’y trouva pas d’intérêt et le public l’ignora.

La Fontaine publie alors à tout-va. Il contribue à un recueil de poésies chrétiennes, y ajoute un volume de contes, toujours lestes, et quelques fables. En 1671, La Fontaine publie en même temps des Contes et des Fables. Avec ces deux publications successives il s’est livré à un exercice de virtuosité, désireux de montrer, après l’échec de Psyché, la diversité de ses talents. Le jugement de madame de Sévigné est sans appel, elle l’écrit à sa fille : « La Fontaine en a trop fait, à vouloir se dépasser il a échoué. » Ce jugement sévère fait écho à ce qui se dit dans les salons les plus influents.

Ces revers sont d’autant plus amers pour La Fontaine qu’au même moment, il doit affronter de grandes difficultés matérielles. La mort de la duchesse d’Orléans le prive de sa charge, d’un maigre revenu et de ses repas. Et il ne dispose plus pour se loger de Château-Thierry, ni de l’asile offert par l’oncle Jannart. Mais la providence veille, elle prend un visage remarquable, féminin, celui de madame de La Sablière, qui va l’accueillir dans son hôtel, rue Neuve-des-Petits-Champs, où elle tient un salon réputé. Elle y reçoit des lettrés et des savants. On y débat de tous les sujets. Elle va loger l’impécunieux fabuliste. La Fontaine retrouve chez elle ses amis Racine, Tallemant, Benserade, Perrault et Boileau qui, deux ans plus tard, l’offensera gravement.

En 1674 en effet, quand il publie L’Art poétique, Boileau passe en revue tous les genres poétiques et ne dit mot de La Fontaine ni des Fables. À Louis Racine, fils du tragique, qui le lui reproche, Boileau répond que La Fontaine n’a rien créé, qu’il n’est qu’un imitateur de Rabelais et de Marot.

La Fontaine décide alors de se tourner vers l’opéra. Ce sera Daphné. Il y est encouragé par la Montespan et par sa sœur, madame de Thianges. Elles veulent que Lulli en compose la musique, et prétendent l’arracher à Quinault, son librettiste habituel. Mais Lulli continua de travailler avec Quinault à un nouvel opéra, Thésée, et il dit au roi que Daphné n’était qu’une fade pastorale, promise à l’échec. Thésée fut représenté à Saint-Germain devant le roi et toute la Cour, La Fontaine dut abandonner Daphné. Jamais il n’avait connu pareille humiliation.

La série de ses malheurs s’allonge. Harcelé par ses créanciers, il doit vendre sa maison natale et même le banc de famille à l’église de Château-Thierry. C’était son dernier bien.

Est-ce pour se consoler ? Rétablir sa situation ? En 1674, il commet une grande imprudence. Il publie à Mons Les Nouveaux Contes sans autorisation, ni privilège. Or ces contes sont plus licencieux que les précédents, peuplés de moines et de nonnes dont les ébats sont fort scabreux. Le public s’en amuse. Mais le roi ne rit pas. Il penche déjà vers le parti dévot et désapprouve les Contes. Le lieutenant de police interdit l’ouvrage.

La Fontaine n’abandonne pas pour autant les Fables. Il lui faut un nouveau privilège et, pour l’obtenir, il lui faut l’appui du roi. Il dédie le volume à madame de Montespan, qu’il prie dans la dédicace :

« Protégez désormais le livre favori

Par qui j’ose espérer une seconde vie. »

Il inclut un an plus tard dans le tome suivant une fable « pour Monseigneur le duc du Maine », bâtard de Louis XIV. Et, toujours pour célébrer le roi, il publie le 18 juin 1679 l’Ode pour la Paix, c’est-à-dire la paix de Nimègue, conclue cinq mois plus tôt. Il ajoute à ces diverses flatteries une longue épître à madame de Thianges, qui vient de remplacer sa sœur dans le lit du roi. Les deux odes remportent un grand succès.

Mais La Fontaine est pauvre. Madame de La Sablière, dont les moyens s’épuisent, doit déménager, elle va loger le fabuliste à proximité de sa nouvelle demeure ; il se sent abandonné.

C’est alors qu’il songe à se présenter à l’Académie. Il y compte de nombreux amis : Benserade, Corneille, Racine, Pellisson, Perrault, François Charpentier. Il n’a jamais reçu de pension du roi. Il espère que l’Académie lui procurera quelques avantages matériels et le sortira de son isolement. Un fauteuil s’y libère, celui de l’abbé Cotin. Les hommes d’Église dominent l’Académie. Ils vont élire un autre abbé, Dangeau, bien vu de la Cour. La Fontaine imagine alors, et on a peine à y croire, d’écrire un poème à la gloire du quinquina. En janvier 1682, le Poème du Quinquina est publié, deux chants et six cents vers pour dire les vertus de ce remède miracle qui est alors à la mode. La Fontaine y mêle la pharmacopée et la philosophie et disserte sur les fièvres. Diafoirus n’est pas loin.

Il veut désarmer l’hostilité du roi qui, toujours plus dévot, déplore les contes si licencieux. L’occasion surgit : le duc de Bourgogne, fils de la Dauphine, naît le 6 août 1682, tout le pays est en liesse. La Fontaine salue l’évènement avec la Balade pour Monseigneur le Duc de Bourgogne. Cette balade manque de souffle, mais le poète a montré son attachement à la monarchie. Il peut se présenter à l’Académie. Un fauteuil vient de se libérer, celui de Colbert, son ennemi de toujours. C’est un défi auquel s’en ajoute un autre, la candidature de Boileau, qui brigue le même fauteuil. Il a pour l’Académie, soumise au roi et très attachée à la décence, plus de titres peut-être que La Fontaine. Il est de surcroît historiographe du roi. Mais les académiciens admirent les Fables. Ils le montrent le
13 novembre 1683 en donnant par deux fois une majorité à La Fontaine. Cette élection va être la première occasion d’un désaccord entre l’Académie et son protecteur. Le directeur de l’Académie, Toussaint Rose, ancien secrétaire de Mazarin et adversaire acharné de La Fontaine, se rend auprès du roi pour recueillir son approbation. La décision du souverain de suspendre l’élection bouleversa l’Académie. Elle était sans précédent. Certes l’auteur des Fables était aussi celui des Contes, dont la licence était peu agréable au roi. Mais aussi, La Fontaine était aux yeux du roi l’incarnation de la volonté d’indépendance du Parnasse, que Fouquet avait protégée et que Colbert avait brisée. Pour apaiser le protecteur, La Fontaine composa une Balade au roi qui lui fut lue par la marquise de Thianges.

Puis un autre fauteuil se libéra, l’Académie vota pour Boileau. Le chancelier l’annonça au roi qui, satisfait du succès de Boileau, l’approuva et déclara : « La Compagnie doit travailler à consommer rapidement l’élection de Monsieur de La Fontaine qui a promis d’être sage. »

La Fontaine fut reçu le 2 mai 1684. Il fit l’éloge de Colbert avec sobriété et dignité, et conclut en disant : « Il aimait les Lettres et les Arts et les a favorisés. » Ce propos du poète que Colbert ne pensionna jamais, ne manquait pas de sel. Mais ses adversaires n’avaient pas désarmé. L’abbé de La Chambre, qui le reçut, le chapitra, lui disant que rien de son œuvre ne méritait d’être retenu, qu’il devait rester « sage », c’est-à-dire oublier tout projet d’œuvre légère. Dans la publication des discours, celui de La Fontaine fut omis, de même que l’Épitre à Madame de La Sablière qu’il avait lue après le discours de l’abbé ; tout en avouant ses excès, il laissait entendre qu’il voulait conserver sa liberté. « Ne point errer est chose au-dessus de mes forces. »

Malgré ces mesquineries, La Fontaine sera un académicien exemplaire, passionné par l’élaboration du Dictionnaire, assidu, participant à toutes les manifestations publiques. Témoignage de son ardeur académique, il se chargera en 1691, alors que s’achève le Dictionnaire, de revoir seul toute la lettre F. Qu’est devenu le nonchalant La Fontaine, l’adepte de « belle Paresse » ?

Sa fidélité à l’Académie fut à deux reprises mise à l’épreuve. D’abord à cause de Furetière, qui publia son propre dictionnaire avant celui des Immortels, au mépris du privilège qui protégeait ce dernier de toute parution concurrente. L’Académie décida de l’exclure. La Fontaine vota sa destitution. Furetière se déchaîna contre ceux qui l’avaient condamné et tout particulièrement contre La Fontaine, dont il dénigra l’œuvre. Il écrit :

« Quand pour trente deniers Judas vendit son maître,

Il fit un crime horrible et que nous détestons.

Aujourd’hui La Fontaine est un semblable traître

Qui vend son bon ami pour gagner trente jetons. »

Un second scandale académique fut ouvert en janvier 1687 par le poème de Perrault Le Siècle de Louis le Grand, lu lors de la séance extraordinaire tenue par la Compagnie pour célébrer la guérison du roi de sa fistule. Perrault y rejetait le dogme de la supériorité des Anciens, au bénéfice des ouvrages de ses contemporains. Oublions Homère et Virgile. Ce que Perrault affirmait ainsi, c’est que le siècle de Louis XIV écrasait celui d’Auguste. La Fontaine qui avait pour modèle Ésope, Horace, Térence, mais tout autant d’Urfé, auteur de L’Astrée, Malherbe et Racan, se rangea du côté des Anciens. Dans l’Épitre à Huet, il affirme que l’Antiquité est le modèle insurpassable. Mais il veut aussi célébrer la gloire de Louis XIV. Et pour cela il va saluer la révocation de l’édit de Nantes, décidée par le roi deux ans plus tôt. La Fontaine, qui a tant d’amis, de soutiens parmi les protestants, que madame de La Sablière protège, écrit : « La vérité règne en toute la France. »

Nombre de ses amis protestants se sont exilés en Angleterre. Saint-Évremond l’y appelle. La Fontaine s’est intéressé de longue date à ce pays. La fable Le Renard anglais dit son admiration pour Charles II. Pressé d’y rejoindre ses amis, La Fontaine en parle, en rêve et ne le fera pas. Mais il s’est alors rapproché de la famille d’Hervart, protestants aussi et banquiers. C’est dans le salon de madame d’Hervart, rue Plâtrière, et dans sa propriété de Bois-le-Vicomte que La Fontaine va se réfugier. Il s’y plaint que madame de La Sablière le néglige. Il est injuste. Elle a alors la charge de ses petits-enfants, dont les parents protestants ont fui la France ; elle est malade et appauvrie car elle distribue tous ses biens aux œuvres de charité. Durant quelques années, La Fontaine publie peu, surtout des textes destinés à ses protecteurs, peut-être dans l’espoir secret d’obtenir enfin une pension.

Mais il rêve toujours de produire un opéra, d’effacer l’échec de Daphné. En 1691 son rêve est réalisé. L’Astrée est le fruit de sa collaboration avec Collasse, le gendre de Lulli. Il croit au succès, l’opéra est présenté au public et c’est une fois encore un désastre. Après quelques représentations, L’Astrée disparut de l’affiche et La Fontaine fut moqué. Pourtant il n’avait pas ménagé ses efforts pour s’assurer des soutiens. Dans le prologue, il célébrait le roi et le Dauphin ; ce dernier avait assisté à la création de l’opéra, en compagnie de la princesse de Conti, rien n’y fit. On dit même que La Fontaine lui-même s’y était tant ennuyé qu’il avait quitté la salle après le premier acte.

Le poète aurait-il perdu sa flamme ? S’il n’écrit durant ces années que quelques fables, il rêve de publier des œuvres complètes, mais peut-il y incorporer les Contes qui continuent à faire scandale ? La vie de La Fontaine s’assombrit une fois encore. Madame de La Sablière meurt. La Fontaine est alors si faible qu’il ne peut se rendre à son enterrement. Madame d’Hervart lui offre l’hospitalité. Il s’installe à l’Hôtel d’Hervart ; il y restera jusqu’à la fin de ses jours, entouré des attentions d’une hôtesse qui le traitait comme un parent aimé.

Un jour de décembre 1692, La Fontaine se sentit si mal qu’il demanda à voir un prêtre. La paroisse Saint-Roch lui envoya un jeune prêtre, docteur frais émoulu de la Sorbonne, l’abbé Pouget, qui plein d’enthousiasme soumit des jours entiers son pénitent à une véritable torture. Il exigeait de lui qu’il renie ses Contes, qu’il abandonne ses droits d’auteur aux pauvres pour se racheter et qu’il s’engage à ne plus rien écrire. Après plusieurs séances de ce genre, le poète céda à toutes les exigences de l’abbé, qui lui imposa aussi une confession publique. Des membres de l’Académie y furent conviés.

Mais après cette terrible épreuve, une grande satisfaction fut donnée à La Fontaine. Le duc de Bourgogne, âgé de onze ans, ému par la détresse du fabuliste et par le sacrifice de ses droits qu’on lui avait rapportés, lui fit porter une bourse de cinquante louis d’or. C’était une somme considérable pour La Fontaine. Il s’en réjouit tant qu’il fit aussitôt appeler l’abbé, qui l’avait quitté mourant, pour lui dire qu’il avait décidé de vivre. Et il ressuscita.

Il vint à nouveau à l’Académie, il y confirma sa décision de renier ses Contes – l’abbé Pouget le lui avait imposé – et lors de la réception de La Bruyère, il fit lire, car il se sentait trop faible pour lire lui-même, une paraphrase en vers français du Dies Irae qu’il avait composée durant sa maladie. Cette œuvre pathétique est le nouveau visage d’un poète chrétien qui s’adresse au Père :

« Tu vois mon cœur contrit et mon humble prière

Fais-moi persévérer dans un juste remords

Je te laisse le soin de mon heure dernière

Ne m’abandonne pas quand j’irai chez les morts. »

En septembre 1693 paraissent des Fables choisies de Monsieur de La Fontaine. Ce sont ses dernières fables, dix sont inédites. La Fontaine en a corrigé certaines. Ainsi, dans Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat, il a supprimé les dix derniers vers qui évoquaient l’amour charnel. Les ordres de l’abbé Pouget sont bien suivis. La Fontaine va toujours à l’Académie, dont il sera élu directeur en octobre, assumant la fonction avec zèle. Et il passe beaucoup de temps à méditer dans les églises.

Le 9 février 1695, sortant de l’Académie, il fut pris d’un malaise tel qu’il crut mourir en pleine rue. Il réussit à se traîner à l’hôtel d’Hervart ; il n’en sortit plus et mourut deux mois plus tard, le 14 avril. Quand on le déshabilla pour l’ensevelir, on fit une terrible découverte, son corps était lacéré par un cilice. Boileau l’écrivit avec effarement à Maucroix. Qui aurait pu penser que le joyeux, le nonchalant La Fontaine serait allé jusqu’à se supplicier pour ce Dieu rencontré deux ans plus tôt ? Il fut enterré au cimetière des Innocents, près de Molière.

L’Académie ne lui fut pas charitable. Il fut remplacé tout juste après sa mort. À l’immense poète succédait un abbé, Clérambault, qui n’avait aucun titre littéraire à revendiquer, ni aucun mérite connu. Mais il était bossu, ce qui fit dire qu’Ésope succédait à La Fontaine. En répondant au nouvel élu, Toussaint Rose déclara : « La Compagnie a une consolation – fort peu distante de la joie – celle de lui avoir choisi un successeur tel que vous. » Bel aveu. Toussaint Rose se félicitait ouvertement de voir un génie remplacé par un personnage sans qualité !

Fénelon répara cette injure par l’éloge de La Fontaine qu’il composa en latin et fit traduire par son élève, le duc de Bourgogne, héritier du trône de France, pour qu’il comprenne l’immensité de cette perte.

« Il n’est plus, cet homme enjoué, nouvel Ésope, supérieur à Phèdre dans l’art de badiner, qui a donné une voix aux bêtes pour qu’elles fissent entendre aux hommes les leçons de la sagesse. Avec lui ont expiré les jeux pleins de malice, les ris folâtres, les grâces élégantes, les savantes muses. Pleurez, vous qui aimez le naïf enjouement, la nue et simple nature, l’élégance sans apprêt et sans fard. À lui, à lui seul, les doctes ont tous permis la négligence. Combien chez lui cette négligence dorée se montre supérieure à un style plus poli ! »

Dans son beau livre Le Poète et le Roi, Marc Fumaroli a écrit qu’au regard du temps long, La Fontaine et Louis XIV sont inséparables. « L’un était l’Ovide du royaume, écrit-il, l’autre a longtemps dansé sur des figures tirées d’Ovide par un autre poète ami de La Fontaine, Benserade. L’un fut le dernier poète de la Renaissance et le premier poète moderne, le roi fut le dernier prince de la Renaissance et le premier chef d’État moderne. Inconciliables dans la vie, ils sont réconciliés en confiant à la fin leur âme à l’Église gallicane, l’Église du roi. »