Discours de réception de M. Maurizio Serra

Le 31 mars 2022

Maurizio SERRA

DISCOURS

DE

M. Maurizio SERRA

———

 

M. Maurizio Serra, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de Mme Simone Veil, y est venu prendre séance le jeudi 31 mars, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Rarement, dans sa longue histoire, cette noble institution aura souffert un tel écart entre la personnalité exceptionnelle que nous honorons et le novice auquel il échoit de le faire au nom de vous toutes et de vous tous. Ce fut une preuve d’audace et non seulement de bienveillance de votre part de m’élire au fauteuil de Simone Veil. Ce sera une preuve d’audace, à mon tour, de tenir ce discours. Et à l’audace se joignent une fierté émue et une gratitude à votre égard que j’aurais du mal à dissimuler. Je proviens d’une péninsule de notre continent où les Alpes descendent vers la Méditerranée, sans laquelle notre civilisation ne serait pas ce qu’elle est. Depuis près de trois millénaires, reconnaissance et responsabilité y puisent les mêmes racines idéales. C’est dire combien je puis être sensible aux vertus qui ont fait de votre Compagnie une entité dont le rayonnement n’a pas d’équivalent au monde.

Ma tâche est d’autant plus ardue que, le 18 mars 2010, recevant Simone Veil sous la Coupole, votre illustre confrère Jean d’Ormesson avait prononcé un discours mémorable auquel il n’y aurait vraiment rien d’essentiel à ajouter, douze ans après. En retraçant le parcours de Simone Veil, ses drames, ses luttes, ses défis et son prestige inégalé en France, en Europe et dans le monde, Jean d’Ormesson affirmait : « Vous avez toujours été libre, véhémente et sereine. » Nous reviendrons sur l’idéal de liberté qui a guidé les pas de Simone Veil du début à la fin, sans hésitation ni incertitude. Véhémente, celle dont le premier totem d’éclaireuse fut « Lièvre agité » devait le paraître à son entourage, dès son plus jeune âge. Mais sereine ? On distingue une sérénité au sens de l’équanimité que Tacite prônait sine ira et studio dans l’analyse des faits historiques. Il existe aussi une sérénité vue comme détachement, comme accalmie teintée de torpeur, qui caractérise souvent celles et ceux que l’histoire a épargnés. Ce ne fut pas le cas de Simone Veil.

Elle vient d’avoir seize, dix-sept ans lorsque l’horreur s’abat sur son petit monde familial soudé, protégé, cultivé, laïque, où même les différences d’âge, de tempérament et de convictions politiques entre des parents adorés, l’un plus conservateur, l’autre plus progressiste, renforcent chez leurs quatre enfants, trois filles et un garçon, un sentiment de joyeuse complicité fraternelle. Cette communauté de destin a déjà subi les premières insultes, lors de la défaite de 1940 et de ses lugubres conséquences, avec la promulgation en octobre du premier statut des Juifs par le régime de Vichy. L’architecte André Jacob, prix de Rome, ancien combattant, ne sachant concevoir, comme tant d’autres patriotes français, que de telles mesures puissent anticiper et frauduleusement légaliser le début d’une persécution systématique, accepte de s’inscrire avec les siens sur les listes de recensement, en fait de ségrégation administrative. Terrible erreur d’appréciation de sa part ? Choix de solidarité face à l’innommable qui avance ? N’oublions pas qu’au même moment un des plus grands esprits qui aient illustré votre Compagnie au xxe siècle, Henri Bergson, déjà très malade, en fera autant. Seule la mort, quelques mois plus tard, pourra vraisemblablement lui éviter la déportation.

La famille Jacob, comme des milliers d’autres Juifs venus de toute la France, zone dite « libre » ou zone occupée, ainsi que de l’étranger, réside à Nice où les troupes d’occupation italiennes ont évité d’appliquer les lois antisémites de Vichy et celles qui sévissent dans la péninsule depuis septembre 1938. Dans les Alpes-Maritimes, comme ailleurs, de l’Égée à la Yougoslavie, les synagogues restent ouvertes sous la protection des carabiniers.Évidemment, l’Italien qui vous parle ne peut être insensible aux propos louangeurs que Simone Veil, comme tant d’autres, a consacrés à cet îlot d’humanité dans un océan d’abjection. Il ne s’agira, hélas, que d’un interlude. L’écroulement du régime fasciste, en juillet 1943, sera suivi par l’arrivée dans les Alpes-Maritimes de l’armée allemande et surtout de la police, S.S. et Gestapo. La solution finale devient alors pour les nazis une lutte contre la montre. Les trains qui transportent les persécutés raciaux, religieux, politiques vers les camps de la mort auront la priorité sur les convois qui ramènent vers le cœur du Reich les soldats de la Wehrmacht, blessés ou amputés sur le front de l’Est. Peu importe : les Allemands, militaires et civils, pouvaient disparaître, selon le vœu de Hitler dans le testament du bunker, s’ils s’avéraient incapables d’exterminer leur ennemi naturel. Quand l’idéologie cède la place à la pseudo-biologie ou pseudo-zoologie, l’homme s’apprête à rétrograder dans l’échelle des espèces vivantes. Je pense à ce qu’ont écrit deux autres éminents confrères de votre Compagnie, qui avaient forgé une entente durable avec Simone Veil : Claude Lévi-Strauss et François Jacob. Où se situe alors la logique du vivant ? Deux ou trois fois par millénaire, l’humanité a couru le risque de s’effacer, la faux a remplacé la charrue, fléaux, famines, épidémies, conflits meurtriers se succèdent, l’Apocalypse rougeoie à l’horizon. La Mère Courage de Brecht proclame : « Va dans la forêt, les animaux t’épargneront, mais garde-toi des hommes ! » Et puis, par l’héroïsme et par le sacrifice de ses meilleurs fils, par la sélection naturelle, l’endurance ou le miracle, notre espèce s’en est sortie. Mais à quel prix ?

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

Dans ce temple du savoir qui, depuis sa fondation il y a près de quatre siècles, impose à ses membres d’être à la hauteur de leur mission, nous savons que la culture n’est pas innocente. Que de méfaits commis en son nom, que de bûchers, que de fanatismes ! Pourtant, où chercher autrement l’universel dans la dimension fugace de nos vies ? Carlo Cattaneo, patriote italien du milieu du xixe siècle, précurseur du mouvement fédérateur de l’Europe, longtemps exilé à Paris où il rédigea en français son histoire de l’insurrection de Milan en 1848, se tournait vers la France de Richelieu comme vers la patrie de tout honnête homme. Votre Compagnie en est la filiation naturelle et tout nouveau membre qui la rejoint par votre libre décision ne peut qu’en éprouver une sensation de vertige, ou, pour paraphraser Nietzsche, l’idée de « se trouver placé tout à coup entre le feu et les glaciers ».

Non, la culture n’est pas innocente, comment pourrait-elle l’être ? Mais elle vivra tant qu’elle trouvera des défenseurs intrépides, comme Simone Veil. À l’ère des Croisades, des paysans arabes illettrés se firent massacrer pour mettre à l’abri les objets et les livres de leur culte du pillage et de la cupidité des envahisseurs chrétiens. Des « Peaux-Rouges criards », désirant vivre en paix avec l’homme blanc sur les prairies de leurs ancêtres et de leur progéniture, ont signé plus de cinquante traités de paix, qui furent tous bafoués pour faire avancer le rail et le commerce. Plus près de nous, les mélomanes de Londres écoutaient en silence un quatuor de l’allemand Beethoven sous les bombes allemandes du Blitz, avant de rejoindre une station de métro, un thermos de thé à la main. Au cours du siège de Leningrad, des bibliothécaires et des volontaires, rongés par la faim et le scorbut, auront consacré leurs dernières forces à mettre à l’abri les manuscrits de Voltaire, de Diderot et – oui – de l’Allemand Goethe. Ils étaient Russes, certes, mais également Ukrainiens, Juifs, Arméniens, Géorgiens et autres, tous unis dans un même élan fraternel, dans un même souci de pérennité. On en retrouva morts d’épuisement en clouant les caisses.

Et aujourd’hui ? La pire des angoisses, celle de l’impuissance, nous étreint face à ces nouvelles images de destruction et de souffrance, qui surgissent de nos écrans. Est-il si difficile de respecter nos proches, nos semblables ? Pour Simone Veil, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Et pour nous, toutes et tous ?

* * *

Vous me permettrez de ne pas m’épancher sur la descente aux enfers des victimes. Simone Veil l’a fait avec une précision, une sobriété, une émotion ramassée, une justesse de ton qu’on ne saurait égaler. De surcroît, il me semble que trop de celles et ceux qui n’ont connu dans leur chair cette réalité traitent le sujet avec une désinvolture excessive. D’où les risques de simplification, de distorsion, de confusion, entretenus par l’ignorance ou la mauvaise foi, qui peuvent être accélérés par les moyens informatiques que nous gouvernons parfois si mal. Simone Veil, qui en subodorait les aléas dans son attention pour l’audiovisuel, n’a jamais cessé de nous mettre en garde, notamment lors de sa présidence de la fondation consacrée à la mémoire de la Shoah. Le bombardement d’informations banalisées, non vérifiées, non contextualisées, d’images truquées et de textes caviardés – combien de Mein Kampf, habilement purgés et atténués « naviguent » sur des sites ? – peut accréditer les plus sournoises dérives négationnistes, ou du moins relativistes et réductrices.

« Aujourd’hui que les témoins disparaissent, l’historien a la responsabilité de faire la lumière sur les évènements », affirmait Simone Veil, le 8 septembre 2003, lors de l’inauguration du Centre d’études de l’Holocauste de l’université d’Amsterdam. On ne saurait prétendre que les historiens, y compris les plus scrupuleux d’entre eux, soient une corporation exempte de partis pris et de méprises. L’histoire n’est jamais un tribunal mais, selon une formule du penseur libéral espagnol José Ortega y Gasset, « une guerre illustre contre la mort », c’est-à-dire contre l’oubli et la contrefaçon. Que ce terme « illustre » est beau et, ô combien, humain ! Or, tout ce qui est humain est par définition exposé à l’erreur. Mais les erreurs se corrigent, quand le débat est honnête, ouvert et fertile, comme le souhaitait Simone Veil.

Un fait semble aujourd’hui établi, tel qu’elle le revendiquait dans une allocution au Conseil de l’Europe, le 18 octobre 2002 : « La Shoah fait partie intégrante de notre identité nationale et européenne. À certains égards, elle constitue même l’évènement le plus européen de toute l’histoire du xxe siècle. » Et pourtant, combien de temps a-t-il fallu pour l’admettre ! Combien de résistances, combien d’atermoiements, de sophismes, de contre-vérités pour en limiter la portée dérangeante ! Au retour des survivants comme Simone Veil et ses sœurs, mais non ses parents ni son frère, que d’interdits et de silences, que de remarques embarrassées, légères, ineptes, parfois blessantes ou simplement imbéciles, leur fallut-il endurer… « Nous n’étions que des victimes honteuses, des animaux tatoués. » Et encore, dans une vibrante intervention au Bundestag, à Berlin, le 27 janvier 2004 :

« Nous les rescapés, nous les témoins, n’avions survécu que pour être rendus au silence. Qu’ils vivent, soit, mais qu’ils se taisent, semblait nous dire le monde hors du camp. »

On se demande si cela n’a pas été plus pénible à endurer que les épreuves qui n’avaient pas réussi à briser leur foi dans la dignité humaine. Il s’agit du seul chapitre amer de son autobiographie. Ce n’était d’ailleurs pas le cas qu’en France, loin de là. Simone Veil cite l’émotion que lui procura la découverte de Si c’est un homme, de Primo Levi. Or, ce récit bouleversant, publié aujourd’hui à des millions d’exemplaires et traduit dans toutes les langues, parut en 1947 chez un petit éditeur turinois, après que toutes les maisons d’édition l’avaient refusé ; il fallut plus de dix ans pour écouler les quelques centaines d’exemplaires du tirage original. Dans les premières histoires de la Seconde Guerre mondiale, au début des années 1950, la Shoah était généralement traitée comme une conséquence, voire un effet collatéral du conflit. Bref, ainsi que le craignait Simone Veil, l’Europe cachait ses plaies dans l’illusion qu’elles cicatriseraient mieux et plus vite, oubliant l’admonestation d’un exilé florentin aigri, fiévreux, insomniaque, dont le monde entier vient de célébrer le 700e anniversaire :

« Ma nondimen, rimossa ogni menzogna

Tutta tua vision fu manifesta;

E lascia pur grattar dov’è la rogna. »

Je traduis : « Ainsi donc, loin de tout mensonge, livre au grand jour ta vision entière, et laisse-les se gratter là où est la rogne. » (Par, XVII, 127-129.)

                                                                                       * * *

On distingue plusieurs étapes dans la vie, je ne dirai pas la carrière, de Simone Veil, après son retour de déportation : la magistrature, l’action politique et ministérielle, la présidence du Parlement européen, le Conseil constitutionnel, son élection à l’Académie, enfin l’engagement pour préserver et transmettre aux nouvelles générations « la lumière des Justes ». Au centre, le bonheur conjugal et familial reconstitué, après ces épreuves atroces, auprès d’un homme tout aussi exceptionnel, Antoine Veil, et de leurs trois enfants. Rendons hommage à Antoine Veil, qui, élevé dans la tradition de la femme au foyer, comme dans la génération précédente l’avait été André Jacob, comprendra vite que la personnalité hors du commun de sa compagne ne pouvait s’accommoder d’un tel renoncement. Il deviendra, à partir de ce moment, le plus ferme soutien et le premier conseiller de l’ascension de Simone Veil.

Devant cet imposant bilan, elle avouait avec humour que « le hasard fait parfois bien les choses ». Or, ce qui impressionne chez elle est la cohérence de l’ensemble, où toutes les cases semblent harmonieusement s’emboîter et tous les passages sont déterminés par le même souci de vérité. Ainsi que l’a déclaré le président de la République, lors de l’hommage national aux Invalides : « La détermination inexorable de Simone Veil à faire prévaloir en tout l’humain, est ici notre cap. »

Je souhaiterais citer un évènement apparemment mineur. La décision prise par la famille Veil d’aller passer trois ans à Wiesbaden, de 1950 à 1953, à la demande d’Alain Poher, alors commissaire général aux Affaires allemandes. Pendant leur séjour, les Veil ne rencontrèrent que très peu d’Allemands, je crois seulement le médecin de leurs enfants. Alors, ils étaient tous coupables aux yeux du monde et surtout des persécutés. Simone Veil n’acceptait pas cet amalgame. Dès son retour de déportation, elle était animée par la conviction qu’on ne pourrait envisager d’avenir pour l’Europe sans une réconciliation véritable avec l’Allemagne et son peuple, les « Boches », comme les appelait jadis André Jacob. Incapable de haine, elle était dominée par ce besoin de comprendre, l’intelligere spinozien, qui est la marque, peut-être angoissante, des prédestinés, car haïr serait bien plus simple.

Cet épisode m’a fait penser à ce que me confiait au début des années 1980, dans Berlin encore divisé par la Guerre froide, l’écrivain Edgar Hilsenrath, autre rescapé des camps : « Après la guerre, vois-tu, j’ai hésité longtemps à me remettre à l’allemand. Et puis, je me suis dit que c’était ma langue et non pas la leur. » Au moment des célébrations de la Grande Guerre, n’aurait-il pas été hautement symbolique d’honorer conjointement à Strasbourg par une plaque, ou mieux encore par un jardin, Charles Péguy et son traducteur allemand, le poète Ernst Stadler, tombés au champ d’honneur, à quelques semaines l’un de l’autre ? J’ose croire que Simone Veil aurait approuvé ce geste.

Si l’Humain prime toujours chez elle, on l’observe dans son attention aux éléments les plus vulnérables, défavorisés, marginalisés, de nos sociétés, dont la détresse s’avère incompatible avec une démocratie réellement inclusive. Dès ses débuts de jeune magistrate, elle milite pour l’amélioration de la condition pénitentiaire : « À visiter ainsi les prisons, j’avais parfois le sentiment de plonger dans le Moyen Âge. » Ces visites, vu le maigre budget de l’administration, eurent souvent lieu au détour d’un voyage de vacances. Pour Simone Veil, la prévention et la détection de maladies physiques et mentales, qui se rencontrent plus fréquemment en milieu carcéral que dans la population globale, devaient accompagner les peines privatives de liberté au lieu de les exacerber car, de l’exclusion à la radicalisation, il n’y a qu’un pas à franchir.

Cet engagement guidera ses luttes sur l’intégration des travailleurs immigrés, la protection des handicapés, l’adoption, la santé pour toutes et tous, la pleine égalité des droits et des opportunités entre hommes et femmes, la tutelle des minorités. Un tournant décisif sera représenté, en 1974-1975, par l’adoption des lois sur la contraception et l’interruption volontaire de grossesse. Avec « l’appui inconditionnel », ce sont ses propres mots, du nouveau président de la République, Valéry Giscard d’Estaing – l’éminent homme d’État qui siégea jusqu’à une date récente dans votre Compagnie –, Simone Veil se lança dans la lutte contre l’exploitation du corps de la femme dans les conditions juridiques et sanitaires si périlleuses d’alors. Certains crièrent au scandale. Des mouvements radicaux l’accusèrent, en revanche, de choix raisonné et minimaliste. N’entrons pas ici dans un débat dont le fondement concernait, et concerne, la conscience de chacun, et surtout de chacune. Il suffira de citer un extrait du discours tenu à l’Assemblée nationale, le 26 novembre 1974, par madame le ministre de la Santé présentant le projet de loi du gouvernement, qui reste un des grands morceaux d’éloquence parlementaire de l’après-guerre :

« Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme ; je m’excuse de le faire devant cette Assemblée composée presque exclusivement d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement ; il suffit d’écouter les femmes : c’est toujours un drame, cela restera toujours un drame. »

Personne de bien intentionné ne pourra lire dans ces propos un éloge de l’avortement. Il s’agit, bien au contraire, d’une mise en garde sur les dimensions de la tragédie qu’il implique, pour les individus comme pour la société. Aujourd’hui où tant de jeunes, et non seulement de jeunes, s’éloignent d’une conception de la politique qui leur semble étriquée et casanière, réduite à des bilans à court terme, le souffle, la vision, la détermination de Simone Veil nous incitent à regarder et agir au-delà du quotidien.

Elle avait de plus en plus tendance, au cours des ans, à se définir « inclassable » entre la droite et la gauche. Elle ne détestait pas d’être, à l’occasion, « politiquement incorrecte » et le répéta à plusieurs reprises, notamment dans des émissions de France Culture qui firent date. Son respect pour tous ses interlocuteurs, ses alliés comme ses adversaires, et la maîtrise des débats et des dossiers lui valurent un prestige rare et une réelle capacité de médiation entre les différentes tendances. Cela se vérifia lors de sa candidature à la présidence du premier Parlement européen élu au suffrage universel et direct en 1979. Son élection n’était pas du tout assurée encore la veille : aux dissensions dans le camp centriste s’ajoutaient des préjugés ancrés un peu partout sur la capacité d’une femme, arrivée récemment à la politique, de gérer une institution aussi neuve et complexe. Elle y arriva pourtant, et remarquablement. L’impulsion qu’elle donna aux travaux du Parlement européen fut considérable. Cette phase de « lune de miel » permit de réaliser de grandes avancées vers l’Union européenne. Nous sommes parfois tentés de nous tourner avec nostalgie vers cette Europe plus homogène, moins frileuse, plus consciente de son rôle, plus sensible à ses idéaux qu’à ses seuls intérêts matériels. Il n’appartient qu’à nous d’en retrouver l’exigence.

Simone Veil fut une figure de proue de cette période et sa contribution se prolongea, après la présidence du Parlement, grâce aux contacts qu’elle avait su forger avec les dirigeants de la planète. De l’avis général, elle aurait fait une remarquable secrétaire générale des Nations unies – et la première femme, celle qui nous manque encore ! – si, par convention établie, cette fonction n’avait jamais été attribuée au représentant d’un des membres permanents du Conseil de sécurité. Néanmoins, si on parcourt la liste des dix-sept objectifs de développement durable, dans le cadre de l’agenda 2030 des Nations unies, on n’en trouvera peut-être aucun – de la santé à l’éducation, de l’égalité entre les sexes à l’aménagement urbain et ainsi de suite – sur lequel Simone Veil ne soit intervenue en promouvant des mesures anticipatrices et innovantes.

La culture resta toujours au centre de ses préoccupations et de ses combats. En septembre 2001, à Athènes, elle rappelait avec force que :

« Par sa dimension historique et son ambition sur le plan des valeurs, la construction européenne ne peut se dissocier de la culture. […] Dès l’origine le projet européen s’est inscrit dans une démarche, certes d’ordre politique, mais au sens le plus noble du terme, qui rejoint le culturel : c’est de notre civilisation que manifestement il s’agit. »

Cette mise en garde n’était guère superflue. Les traités européens successifs ont été malheureusement évasifs en la matière, comme si le fait de revendiquer cet immense héritage commun eût pu représenter un défi ou une fermeture envers d’autres systèmes et d’autres cultures. Simone Veil comprenait à quel point il nous est possible d’aller à la rencontre d’autrui, seulement lorsque nous sommes conscients de ce que nous portons en nous-mêmes. Le 21 novembre 2004, elle livra, lors de son intervention à la Journée de l’amitié judéo-musulmane de France, un message encore exemplaire pour les épreuves que nous traversons aujourd’hui : « Tout ce qui conduit à la connaissance de l’autre doit être encouragé. »

Adepte éloquente de l’élargissement de la Communauté puis de l’Union, elle n’ignorait pas les risques qu’il pourrait comporter pour la gouvernance d’une institution confrontée aux appétits nationaux et à la dilution du projet fédéraliste. En octobre 2004, à l’occasion d’un colloque commémoratif du bicentenaire du Code civil, elle réclama prophétiquement l’essor d’une approche européenne pour dépasser les clivages souverainistes et les retards des législations nationales. En 2005, elle décida de suspendre ses fonctions de membre du Conseil constitutionnel pour reprendre sa place de « militante pour l’Europe » au cours de la campagne référendaire. Cette conviction lui permit d’exercer une influence remarquée sur les travaux de la Cour européenne des droits de l’homme.

* * *

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

J’arrive à la fin de mes propos, qui ne vous auront pas lassés, ou alors, ce n’est que de ma faute car une telle personnalité ne lasse pas. Libre, véhémente, sereine, profondément, généreusement, inexorablement humaine, Simone Veil conservera, dans le souvenir de celles et de ceux qui l’ont connue, dans le regret de qui, comme moi, n’aura pas eu ce privilège, « cet ineffable miracle de charme » dont parle Antoine Veil en évoquant leur première rencontre dans l’amphithéâtre de Sciences Po, à l’automne 1945. L’entrée au Panthéon, le 1er juillet 2018, va sceller l’apport que ce couple hors du commun, qui prend place dans la lignée de Marcellin et Sophie Berthelot, de Pierre et Marie Curie, aura donné à la notion d’humanisme inscrite dans la raison d’être de votre Compagnie, dans son aspiration véritable à l’immortalité.

Le Visiteur regarde les portraits de Simone Veil, ému par sa beauté digne des grands Italiens du Quattrocento ; que le plus grand d’entre eux, Piero Della Francesca, avait figurée dans la rencontre du roi Salomon et de la reine de Saba. Les volumes se sont entassés sur son bureau, ses notes hâtives griffonnées en marge, à l’ombre d’une autre tragédie, celle de la pandémie. Il interroge ce regard doux et volontaire à la fois, qui semble aller au-delà de ce qu’il devine, dévoile ou promet. Il songe aux mots que Simone Veil prononça à la radio, au soir de sa vie, d’un timbre à peine affaibli : « L’être humain est fait pour aimer… » Dans cette vie, dans une autre ? À chacune, à chacun d’y répondre.

La quiétude gagne le Visiteur, le sentiment d’un beau voyage accompli ensemble. Et, tout à coup : « Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? Que le jour recommence et que le jour finisse… » Non, Mesdames et Messieurs de l’Académie, vous ne vous trompez pas. C’est bien Jean d’Ormesson récitant Bérénice, au début de son discours d’il y a douze ans. Alors, le Visiteur se lève pour aller chercher le petit Racine écorné qui l’a suivi dans ses déménagements à travers le monde. Il le feuillette et tombe sur ces vers des Hymnes traduites du bréviaire romain :

« Sois notre inséparable guide ;

Du siècle ténébreux perce l’obscure nuit ;

Défends-nous en tout temps contre l’attrait perfide

De ces plaisirs trompeurs dont la mort est le fruit. »

Oui, sois notre inséparable guide, Simone, grande âme, anima grande, reste avec nous dans tous les idiomes de cette Europe qui se réclame si fortement de l’humanisme français : Resta con noi, Remain with us, Bleib’uns nah, Quédate con nosotros, Ostavaites s nami, salishajsja z nami…

Merci, là où tu demeures, de nous accompagner encore.