Réponse au discours de réception de Jules Favre

Le 23 avril 1868

Charles de RÉMUSAT

Réponse de M. Charles de Rémusat
au discours de M. Jules Favre

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 23 avril 1868

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Non, Monsieur, vous n’êtes point un juge que puisse récuser la mémoire du philosophe illustre que regrette l’Académie. La philosophie est justiciable de la raison qu’elle interprète, et votre esprit s’élève à tout. Est-elle de vous on de Platon cette phrase : « C’est à réaliser le type idéal du vrai et du beau mis en germe clans son sein que l’orateur doit épuiser tout son être… La beauté morale exerce sur l’homme un empire bien plus irrésistible que la beauté physique, qui n’est que le reflet et le signe visible de la première ( ). » À de telles paroles, qui ne regarderait comme une heureuse fortune pour la renommée de M. Cousin que ce soit vous, Monsieur, qui lui rendiez hommage, un hommage qui n’est dicté ni par les souvenirs de l’amitié ni par ceux de l’école ? Soyez donc le bienvenu, quand vous nous dites avec l’autorité d’une voix accoutumée à exprimer le sentiment populaire : « Oui, la France a perdu un de ses plus grands esprits. » Quelle louange plus précieuse aux yeux des amis, des disciples, de l’Académie elle-même, que ce jugement du peuple qui seul donne la gloire ?

Peut-être un tel témoignage devrait suffire. Il nous dispenserait de parler après vous, si un cher et triste devoir ne nous prescrivait d’y joindre le nôtre, d’épancher devant tous quelques-uns des souvenirs d’une longue confraternité, et de retracer, s’il se peut, une image plus intime de l’homme que nous avons connu, que nous avons aimé, à ceux-qui n’ont connu que son nom et aimé que ses écrits.

Il y a plus de la moitié d’un siècle que dans cette enceinte dont la jeunesse de nos écoles, émue et palpitante, couvrait tous les bancs, j’ai vu, à cette même place, M. de Fontanes donner à l’aîné de ces enfants toutes les couronnes que l’Université peut déposer ensemble sur un même front ; et nos cris d’enthousiasme saluaient cette grande espérance de notre âge dans le jeune lauréat, si bien nommé Victor, répétions-nous en indigènes du pays latin. Toutes les couronnes, ai-je dit ?... Il en manquait une. Dans sa composition de vers latins, où il décrivait, d’après Delille, la poésie des ruines, le futur philosophe, cédant à quelque vocation secrète et réparant une omission préméditée, avait, sous les voûtes d’un monastère désert, évoqué l’ombre d’une Héloïse en pleurs ( ). À ce nom, l’austérité de ses juges prit l’alarme, ils lui comptèrent cette témérité pour une faute... lgnoscenda quidem ! Ils n’osèrent la pardonner et lui refusèrent le prix de vers latins. Ainsi cette charmante et redoutable Héloïse était destinée, même après six ou sept siècles, à porter malheur aux philosophes.

M. Cousin n’en garda pas rancune à l’Université. Il résolut de lui rendre ce qu’il avait reçu d’elle, en lui consacrant sa vie. Il entra à l’École normale, « cette école, disait ici même M. Royer-Collard, dont l’esprit n’était autre chose que l’esprit de notre âge et le progrès de la société transporté dans les études qu’il agrandit. » Cette institution, qui justifie encore ces paroles, venait alors de naître. Je parle auprès de celui qui des premiers y fit entendre les leçons exquises du savoir et du goût à des élèves de bien peu plus jeunes que lui. Maîtres et disciples étaient animés d’un esprit qui devançait le temps et tranchait singulièrement avec l’étroite discipline intellectuelle du régime impérial. Comme s’ils eussent prévu que tout allait changer pour eux, ces précepteurs de l’avenir s’attachaient à penser ainsi qu’à étudier librement. Leur ardeur inquiète se portait sur tous les sujets, remuait toutes les idées, cherchait la vérité moins dans l’enseignement qu’ils avaient reçu que dans celui qu’ils donneraient un jour. Rien n’était plus animé et plus intéressant que la vive peinture qu’aimait à nous tracer M. Cousin du docte berceau de ses premiers travaux et de ses premières amitiés. C’est là que, faisant son choix entre les études diverses qui s’offraient à lui, après avoir hésité quelques moments, il se déclara pour la philosophie.

Il faut se rappeler ce que la philosophie était à cette époque. Elle se relevait obscurément d’une longue disgrâce. Contraste étrange le XVIIIe siècle, qui se parait.de son nom, avait fini par le proscrire. La Convention nationale, lorsqu’elle réalisa une grande pensée en fondant l’Institut, n’y admit pas sous son nom la philosophie. Elle raya du tableau des sciences humaines le mot qu’inventa Pythagore, et crut faire assez de mettre à sa place l’Analyse des sensations et des idées. Mais bientôt ce nouveau titre attira tous les coups de la réaction commençante. Il déguisait la philosophie, et il la sauva, en portant tout le poids des défiances du pouvoir. L’Empire la rappela dans l’enseignement sous son vieux nom d’une antiquité rassurante. Cette grande révolutionnaire reparut dans une restauration. C’est alors que sous le même toit, dans la même salle, où un penseur ingénieux enseignait avec autant de mesure que de grâce les doctrines un peu découragées du XVIIIe siècle, un critique puissant et original les attaqua dans leur métaphysique. Il avait suffi à M. Royer-Collard de rencontrer le livre presque inconnu du pauvre pasteur d’un village d’Écosse, pour découvrir un point profondément vulnérable dans la doctrine de Locke, pour oser la remettre en question tout entière, et avec elle toute la philosophie moderne depuis Descartes.

À ces premières sommations d’une logique inexorable, M. Cousin ne se rendit pas d’abord. Il tenait encore pour son premier maître Laromiguière, ou plutôt il flottait encore ; il agitait, incertain, ces problèmes de la science qui sont aussi les problèmes de la vie, lorsqu’un jour il assista dans un théâtre à un de ces drames populaires où l’innocence est méconnue, soupçonnée, persécutée, où la vertu, avant d’être récompensée, passe par toutes les épreuves de l’injustice et du malheur. En revenant à sa rue Saint-Jacques, l’apprenti professeur méditait sur ces douloureuses luttes entre la destinée et la conscience. Il avait appris de l’antiquité, ce qu’il lisait dans son cœur, que la vertu est indépendante de la fortune, et qu’au milieu des variations des choses de la terre, la morale demeure une immuable vérité. Messieurs, je voudrais bien ne pas faire de métaphysique, mais je dois pourtant vous dire en confidence que la philosophie des sensations est impuissante à établir les vérités nécessaires. Certes, l’image du devoir apparaissait aussi sainte à l’inflexible Locke qu’au facile Leibniz, mais Locke aurait eu de la peine à fonder en droit la loi qu’il se prescrivait à lui-même. M. Cousin, inquiet de mettre d’accord les vérités du cœur et celles de l’esprit, prit enfin parti pour la philosophie des principes nécessaires et se dévoua jamais à la religion des idées éternelles. Un mélodrame des Boulevards, me disait-il, pouvait bien y avoir contribué.

Mais, pendant qu’il optait ainsi laborieusement entre Épicure et Platon, les événements du siècle poursuivaient leur cours, et le bruit formidable en venait retentir jusque dans l’asile des paisibles études. L’empire s’écroulait ; celui qui l’avait créé entraînait dans sa perte jusqu’à l’indépendance nationale. Jusques aux premières conquêtes de la Révolution périssaient dans ses mains. Quelle cruelle leçon ! quelles douleurs profondes ! Ceux qui étaient jeunes alors n’oublieront jamais ces grandes et tristes épreuves où s’est formée leur âme et mûrie leur raison. Ainsi donc, le génie lui-même était incapable de sauver l’ouvrage de la force et de la fortune. La grandeur d’un seul ne laissait rien après elle au pays qui s’était contenté d’en être l’instrument. En renonçant à faire elle-même ses destinées, une nation n’achetait pas son salut par ce sacrifice. Qu’avions-nous gagné à n’être pas un peuple libre ?

Surpris, humiliés, consternés, irrités cependant et pleins de ressentiment et de défiance envers les puissances de ce monde, les vaincues comme les victorieuses, nous nous demandions, à l’entrée de la vie, vers quelle lumière nous diriger, et si nous n’étions pas condamnés à rester à jamais le jouet des événements. Jugez de ce que nous dûmes ressentir lorsque, dans les modestes asiles de l’enseignement public, nous vîmes se lever devant nous un jeune homme ardent et grave, solennel et passionné, qui, du haut de la chaire des maîtres, nous dit d’une imposante voix : « Reprenez courage et relevez vos âmes. Rien n’est perdu de ce qui est sacré. Les jeux de la force et de la fortune n’ont point de prise sur la vérité. Au-dessus de la politique et de la guerre, la philosophie vous montre l’idée inaltérable du droit dont la politique et la guerre doivent être les servantes, si elles ne veulent être méprisables. Que tout ce qui a péri vous ramène ce qui ne périt pas ; les yeux fixés sur le droit, consacrez-vous à sa cause. Revenez aux doctrines qui, dans la contemplation des vérités nécessaires, retrouvent la divine origine de la raison, et lui rendent ses prérogatives en même temps que ses lois. Ainsi vous reprendrez l’œuvre interrompue de la Révolution française, en épurant, en raffermissant ses principes. Trop longtemps nous avons voulu être libres avec la morale des esclaves ( ). Il est temps d’inaugurer une philosophie qui soit, comme la nomme Platon, la Science des hommes libres ( ). »

On se représenterait difficilement aujourd’hui ce qu’étaient de telles leçons pour les générations qui les ont entendues. Par elles, les âmes renaissent à l’espoir, à la confiance, à la fierté. C’est le temps où de jeunes cœurs firent vœu de se consacrer au culte du juste et du vrai, à la défense du droit, et acceptèrent la mission qui devait être celle de toute leur vie. Pour garantir le triomphe du vrai et du juste, il n’y avait qu’un moyen, et, sur les débris de la grandeur et de la gloire, nous vîmes s’élever, comme une image consolatrice, — je dois la nommer par son nom : — la liberté, — la liberté, qui semblait renaître dans les institutions, — la liberté, qui reparaissait triomphante dans le champ des idées.

C’est cette liberté philosophique que M. Cousin défendit et propagea avec fidélité pendant toutes les années de son enseignement. Mais quel était cet enseignement ? Ce serait manquer de respect à la philosophie et à la mémoire du philosophe que de ne pas rappeler en quelques mots sa doctrine et de paraître ainsi négliger devant vous les leçons qu’il nous a données.

Reid lui avait appris à commencer la philosophie par l’étude exacte et complète des facultés de l’âme. C’était rendre à la science une base expérimentale, car l’expérience interne est aussi certaine et plus directe qu’aucune autre. M. Cousin vit là le principe d’une méthode dont avant nous Descartes avait proclamé l’axiome fondamental, en la donnant pour caractère et pour arme à la philosophie moderne. C’est l’unique avantage que celle-ci peut-être ait sur l’antiquité, qui, si elle n’a pas entièrement ignoré cette méthode, est loin d’en avoir connu les ressources et la fécondité. Mais la description et l’analyse des opérations de notre esprit ne serait, pour ainsi dire, qu’une mécanique abstraite de l’intelligence, si, dans son action régulière et uniforme, nous ne devions découvrir les lois qu’elle observe, les notions qu’elle dégage, les vérités qu’elle suppose. Là commence le grand rôle des idées nécessaires. C’est alors qu’elles nous révèlent et l’essence et les droits de la raison, de cette faculté maîtresse, de cette interprète souveraine des secrets de l’invisible. L’esprit humain, examiné tout entier, nous atteste à la fois sa propre nature et la nature des choses. La pensée est le garant attitré des objets de la pensée, et il se trouve que la dialectique, en paraissant n’agiter que des idées, a découvert et constaté des réalités. L’existence substantielle dont la conscience humaine rend témoignage, c’est précisément le fond de notre être, c’est cette âme, intermédiaire caché entre le monde et Dieu. Divine par son origine, terrestre par les formes qui la limitent, elle puise dans les vérités immortelles qu’elle a reçues en dépôt l’espérance de sa propre immortalité. Elle se refuse à croire que le rayon qui l’éclaire lui soit donné pour la consumer tout entière ici-bas.

Tel est le spiritualisme rationnel et religieux tout ensemble auquel l’étude des livres et de lui-même, la dialectique de Platon, l’analyse d’Aristote, la réflexion de Descartes, l’observation de Reid, la critique de Kant, concentrées dans une méthode unique, ont conduit M. Cousin. Par la libre recherche, par l’action de la pensée sur elle-même, il est parvenu à cette foi philosophique qui doit tout et ne coûte rien à la raison, parce qu’elle ne s’en distingue plus.

Mais, en étudiant dans toute leur variété nos facultés et nos idées, il y surprit la source de tous les systèmes qu’elles ont enfantés, et, par la richesse même de nos dons intellectuels, il expliqua les variations de la philosophie. Déjà, grâce à ses études premières, son docte commerce avec l’antiquité l’avait de bonne heure instruit à retirer les écoles qui l’ont illustrée de l’oubli où l’esprit moderne avait tenté de les plonger. À des titres différents, Bacon et Descartes, rejetant avec dédain les traditions du savoir, avaient en quelque sorte encouragé la philosophie à l’ignorance. Le dernier siècle n’avait que trop écouté ces conseils, et, au commencement de celui-ci, il allait devenir ridicule de citer Aristote ou Platon. M. Cousin ne put souffrir que la philosophie rougît plus longtemps de ses maîtres. Les systèmes qui se succèdent avec les années ne sont au fond que l’esprit humain en action. S’il est l’objet principal de la science, on ne le peut bien connaître sans savoir tout ce qu’il a fait, et l’histoire de la philosophie est une partie essentielle de la philosophie. C’est à développer, à justifier cette idée nouvelle que M. Cousin a consacré ses efforts les plus opiniâtres, ses veilles les plus laborieuses, ses plus éloquentes leçons. Jamais la puissance de son esprit et de sa parole ne se manisfestait avec plus d’éclat qu’alors que, descendant des sublimités nuageuses de la pensée orientale, il parcourait la route qu’ont suivie les arts, la guerre, la civilisation, et traversait l’Ionie pour atteindre cette presqu’île chérie du ciel où s’est allumé le foyer des lumières qui éclairent le monde, cette Grèce bien-aimée qui n’a pas inventé les sciences, mais qui nous les a données toutes en leur prêtant son génie. Lorsque, de Pythagore à Plotin, il avait successivement franchi les plus glorieuses étapes de la pensée, il se jetait vaillamment dans les ténèbres du moyen âge pour y rallumer ces pâles flambeaux trop éclipsés par la distance des siècles. Là, il se plaisait encore à signaler les généreux efforts de l’esprit tour à tour soutenu et contraint par une autorité qui du moins voulait être spirituelle et qui pouvait craindre la raison, mais, ne faisait pas profession de la mépriser. Et bientôt avec quel sentiment d’admiration et de gratitude il saluait l’aube de la Renaissance ! Il assistait en quelque sorte au réveil de l’esprit humain. Au premier mot de Descartes, il reconnaissait son maître, et, guidé par lui, il allait à Leibniz ; il contemplait à leur doublé lumière tout cet empire de l’intelligence dont la France, l’Angleterre, l’Écosse et l’Allemagne sont les principales provinces, et ne s’arrêtait que lorsque, d’école en école, il avait terminé l’importante revue des questions et des solutions plus nombreuses encore que les questions. L’étendue, la sagacité et la souplesse de son génie critique se déployaient librement dans ce labyrinthe où semble s’égarer la pensée humaine. Il saisissait dans la suite presque régulière des doctrines les plus diverses une loi de continuité qui se faisait jour à travers des réactions successives et contraires ; il se disait qu’il avait découvert la loi des révolutions de la philosophie. Mais de ces révolutions-là, comme de toute autre, il ne pensait pas qu’elles dussent se réduire à de vaines et stériles agitations ; le débat devait produire une conclusion. De l’examen comparatif des systèmes dans ce qu’ils avaient de naturel ou de forcé, de plausible ou d’excessif, il fallait dégager l’idée durable, victorieuse de toutes les erreurs, conciliable avec toutes les vérités. Ainsi l’histoire s’éclairait par la critique ; la discussion séparait le faux du vrai, que recueillait le jugement de la raison. Tout réunir pour tout examiner et tout distinguer pour choisir, voilà cet éclectisme dont on a tant parlé ; et cet éclectisme à son tour le ramenait au spiritualisme motivé de nouveau par l’examen des œuvres de l’esprit humain comme il l’avait été par l’étude de ses facultés.

Si donc l’on demande quels sont les points fondamentaux de la philosophie de M. Cousin, il faut répondre : une méthode générale qu’en langage d’école on appelle méthode psychologique, et qui, appliquée à l’étude de la conscience et vérifiée par l’histoire de la philosophie, conduit à une certaine métaphysique dont les conclusions dernières se réduisent à cette vieille et familière croyance : il y a une âme qui atteste un Dieu.

Il avait déjà rallié autour de l’étendard de la philosophie une armée de disciples zélés et laborieux, il avait formé une école, lorsque les événements vinrent joindre pour lui à une autorité morale une autorité officielle. Appelé par la Révolution de 1830 à prendre part au gouvernement de cette Université qu’il a tant aimée, la philosophie devint pour lui presque une affaire d’État. Ce n’est pas une chose simple que d’avoir à administrer la philosophie, c’est-à-dire la plus libre des sciences, celle qu’il a définie lui-même la réflexion dans sa liberté absolue. Il y a là peut-être une sorte de contradiction qu’on ne peut vaincre. Je n’oserais dire que M. Cousin ait résolu l’insoluble et évité l’inévitable ; mais il a réussi cependant à réunir deux choses difficilement unies. Il a contenu l’esprit philosophique, sans cesser de l’exciter. Il lui permettait malaisément de sortir de la route qu’il lui avait ouverte, mais il voulait l’y voir marcher à grands pas. Si quelquefois le philosophe a été intimidé par l’homme politique, s’il a veillé d’un œil jaloux sur le maintien littéral du symbole qu’il avait édifié par la discussion même, jamais il n’a laissé s’éteindre le foyer qu’il avait allumé. Toujours, avec une ardeur infatigable, il a suivi, provoqué, animé les travaux de ceux qui pouvaient un jour dépasser les siens. Il a entretenu le mouvement qu’il avait créé, et qui, sortant de nos frontières, s’est étendu sur plus d’un point de l’Europe. De toutes parts, je vois autour de moi ses successeurs et ses émules, qui, tous, adversaires ou continuateurs, reconnaissent tenir de lui la puissance même de se séparer de lui. Ainsi il est de cette élite d’hommes bien rares dont le passage sur la terre laisse une trace dans l’histoire de l’esprit humain.

Mais la philosophie m’a retenu un bien long temps à sa suite, et il m’en reste à peine pour effleurer tant d’autres souvenirs que rappelle à l’Académie le nom de M. Cousin. Je ne le chercherai pas dans la carrière politique où nous nous sommes rencontrés un moment ; dans cette assemblée si respectée e qui l’entendit plus d’une fois défendre avec autant de chaleur que d’autorité la philosophie et l’Université contre des ennemis qui ne leur manqueront jamais ; dans le pouvoir où il sut encore les servir habilement toutes deux, où je l’ai vu agiter avec toute l’anxiété du patriotisme et le courage de la conviction les plus redoutables questions du gouvernement. Oserai-je dire qu’un jour, dans les conseils du prince, témoin d’une grave délibération pleine de cruelles incertitudes pour un cœur de citoyen, se rappelant à quelles paisibles études on l’avait arraché pour le faire ministre, il me dit à demi-voix : « Ne trouvez-vous pas que j’aurais mieux fait d’achever mon Mémoire sur Olympiodore ? »

Et cependant il aimait la politique. Son esprit rapide en suivait tous les mouvements et ne se reposait pas plus que les événements. Et d’ailleurs quelle est la noble et sérieuse chose que n’ait pas aimée M. Cousin ? sur quel sujet ne s’allumait-il pas ? quand ne cherchait-il pas à nous entraîner dans sa pensée ? Je le répète cependant, à tout il préférait la philosophie. Comme Platon, il aurait pu dire : La philosophie, mes amours ( ). L’Université venait après elle ; mais il les séparait à peine. La. France aussi régnait dans son cœur. Par une affection vraiment filiale, il s’abstenait de la juger ; il l’aurait suivie jusque dans ses caprices. Il s’efforçait de changer avec elle, non pas d’amis, non pas de conduite, mais de points de vue, pour la mieux comprendre. Son impartialité mobile le rendait indulgent, et il ne se sentait pas toujours le courage d’avoir raison contre son pays. C’était encore un éclectisme que de démêler les causes changeantes des événements, de rechercher pourquoi, comme les systèmes, ils se contredisent en se succédant, et d’aspirer à trouver, en politique aussi bien qu’en philosophie, la vérité dans l’histoire.

Il siérait mal à notre temps de reprocher à M. Cousin un peu d’optimisme historique. C’est, depuis près de quarante ans, le tour qu’a pris l’esprit moderne. L’art de constater et d’expliquer les faits s’est signalé par de tels progrès qu’il occupe une grande place dans la littérature et dans l’opinion. Ce qu’on appelle aujourd’hui la critique tient beaucoup plus de l’observation que du jugement, et, dès que l’on a découvert comment et pourquoi un résultat s’est produit, on le proclame volontiers nécessaire ou du moins naturel, et l’on ajoute aisément, légitime. C’est l’application en grand du conseil de faire de nécessité vertu, et de ne pas tenter de réparer l’irréparable. Peut-être vaudrait-il mieux moins comprendre les choses, afin de moins s’y résigner.

Mais ce n’est pas dans les lettres que cette flexibilité intelligente peut avoir de grands dangers. Les goûts alternatifs auxquels elle nous conduit ne sont qu’une source de variété dans les travaux et les plaisirs de l’esprit. Elle est digne d’envie, cette vivacité d’imagination qui emportait la sérieuse raison de M. Cousin à tant de délassements divers. Qui n’aurait voulu partager son amour curieux pour de précieuses œuvres d’art comme les gravures, pour de nobles produits de l’industrie comme les livres ? En ce genre encore, il affectionnait le rare, le beau, l’exquis, il ne trouvait jamais assez d’occasions d’admirer. Ne serait-ce pas cette attrayante faculté d’entraînement à laquelle il céda le jour où, cherchant le véritable Pascal dans ses manuscrits oubliés, il se trouva par hasard en face de Jacqueline sa sœur, et s’avisa de penser que dans un grand siècle tout était grand, et que les contemporaines de Descartes et de Corneille devaient se ressentir d’un pareil voisinage et mériter au même degré les regards de la postérité ? Aussi n’a-t-il pas tenu à M. Cousin que la-sœur du grand Condé ne devînt sa rivale de gloire. Ce nom inaugura une suite inattendue d’ouvrages historiques où il porta toute la curiosité de son esprit, toute l’exactitude de son érudition, toute la vivacité de son imagination. Comme il n’aimait rien faiblement, comme la froideur lui était inconnue, il s’exalta en quelque sorte pour la première moitié du XVIIe siècle, au point de faire dater du règne de Louis XIV la décadence. On dut à cette diversion dans ses goûts et dans ses travaux une succession d’écrits qui forme comme une galerie de portraits historiques où le peintre nous a toujours paru plus admirable que les modèles. Le talent de M. Cousin se révéla alors tout entier à ceux mêmes qui, jusque-là, ne le soupçonnaient pas, et qui n’osaient pas même le connaître. En conservant toutes ses éminentes qualités, il les rendit plus accessibles, plus reconnaissables, et comme familières à des lecteurs surpris de l’admirer. Sa renommée gagna un nouveau public. Il crut lui-même avoir acquis comme un talent nouveau. Il nous disait qu’en étudiant le XVIIe siècle, il avait appris à écrire. Mais ne parlait-il pas naturellement ce beau langage qu’il retrouvait chez les contemporains de Pascal ? Son style était celui des maîtres, et, en l’assouplissant au genre tempéré de l’histoire biographique, en lui donnant plus de grâce et de simplicité, il ne faisait que prouver une fois de plus que notre siècle n’avait pas produit d’écrivain supérieur à lui.
Et cependant on n’aurait qu’une imparfaite idée de M. Cousin, si l’on ne connaissait que l’écrivain. Il ne suffisait pas de le lire, il fallait l’entendre. Je ne parle pas de ces leçons célèbres où, d’abord, comme recueilli dans une méditation soucieuse, il en sortait pour prononcer d’une voix grave et pénétrante ces paroles qui semblaient inspirées, sachant rendre saisissantes et comme entraînantes les plus subtiles analyses de la dialectique, les plus sévères abstractions de la science, et prêter quelque chose de l’intérêt d’un drame à l’austère histoire de la philosophie ; je parle de sa conversation. Combattu entre son imagination et sa raison, il prenait feu sur tous les sujets, et son esprit jetait des flammes. Les questions les plus graves, les plus hautes, revenaient aussi naturellement que les incidents de chaque jour dans ses entretiens les plus ordinaires. Partout, à tous les moments, il était prêt à s’élever des frivolités de la vie commune aux mystères de l’âme et de la destinée. Parfois, en l’écoutant, on lui eût souhaité le cap Sunium, ou ces fraîches eaux de l’Ilissus, où Socrate mouillait ses pieds en parlant à Phèdre de la beauté. Mais vainement le lieu de la scène était-il moins poétique. Dans les allées de nos jardins publics, sur les quais qui bordent ce palais, qui ne l’a entendu des heures entières prodiguer les idées, les expressions, les mouvements qui auraient fait la fortune d’un discours préparé ? Au coin de son feu, dans sa chambre d’étudiant, qui ne l’a vu se lever à demi vêtu, et, marchant à grands pas, développer avec une émotion persuasive, avec une verve toujours renaissante, les pensées qui l’agitaient, évoquer en causant tous les maîtres de l’esprit humain, et les opposer l’un à l’autre ou les concilier ensemble, comme s’il eût espéré s’en faire écouter ? Devant un écolier de nos classes de philosophie, il s’animait comme en présence d’Aristote ou de Platon, de Descartes ou de Leibniz. Il s’était fait comme une habitude de l’éloquence, car il ne pouvait guère écrire ou parler sans reproduire les deux caractères de son talent, la grandeur et la passion.

Mes souvenirs m’entraînent, Monsieur, et vous allez croire que je vous oublie. Rassurez-vous, je n’étais pas si loin de vous, car je parlais d’éloquence.

Je ne m’en serais pas beaucoup éloigné, même en ne parlant que de philosophie. Comme l’orateur romain l’a répété tant de fois, vous professez que la philosophie est nécessaire à l’éloquence. Vous voulez que, même au barreau, elle accompagne l’orateur, éclaire son esprit, élève son langage, soutienne sa conviction. Vous l’avez dit souvent aux membres réunis de l’ordre qui vous avait élu pour son chef, vous l’avez répété à ces jeunes stagiaires que vous aimez comme l’espérance. C’est dans les discours prononcés comme en famille, devant des confrères heureux de vous entendre, que l’on apprend le mieux à connaître, et les idées qui vous sont chères, et les sentiments qui vous animent, et ce talent, fruit de la nature et du travail, de l’inspiration et de la volonté, qui vous marquait une place dans cette enceinte. L’amour fervent de votre noble profession, la religion du droit, le dévouement au devoir, la fidélité au travail, le respect de tout ce qui est saint et juste, enfin le culte du beau sous toutes ses formes, sous celles de l’art et même de la poésie, voilà ce que par votre bouche le bâtonnier de cet illustre barreau de Paris a mainte fois recommandé, avec l’autorité de son exemple et de sa parole, à ceux qu’il était digne de guider dans la carrière. La hauteur et la sagesse de vos conseils sont soutenues par un style pur, animé, savamment orné d’heureux souvenirs des œuvres antiques, et il suffirait d’avoir lu ces compositions achevées pour reconnaître en vous, Monsieur, que vous savez aimer et louer les lettres comme l’avocat du poëte Archias ; et déjà, par là seulement, vous apparteniez à l’Académie.

Cependant il ne faut rien taire ; ce n’est pas uniquement un excellent goût, un style élégant, ce sont d’autres mérites, et de plus rares, et de plus élevés, qui ont fixé nos suffrages. Ce qui vous a ouvert les portes de l’Académie, Monsieur, c’est le talent de la parole ; c’est l’éloquence du barreau, c’est l’éloquence de la tribune.

M. Royer-Collard regrettait ici même de n’y pas retrouver De Serre, Foy, Camille Jordan. Il y cherchait vainement ses émules et ses compagnons d’assemblée. Vous êtes plus heureux, Monsieur, et vous voyez en entrant parmi nous quelle juste part l’Académie a faite dans ses choix à l’art de bien dire, à cet art si beau qu’on oublie trop souvent combien il est utile. Sous combien de formes diverses en effet l’Académie n’a-t-elle pas su le reconnaître et proclamer sa puissance ! Tantôt, unissant la gravité à l’élévation, calme ou véhémente à propos, l’éloquence politique s’adresse avec une impérieuse autorité aux esprits les plus rebelles, et, dérobant une habileté profonde sous l’austérité d’une inflexible conviction, dominant les passions qui l’animent comme celles qui lui résistent, elle se fait admirer de ceux qu’elle désole et respecter de ceux qu’elle offense. Tantôt, abondante, aisée, simple et lumineuse, elle sait prêter un intérêt qui captive aux arides détails des affaires les plus compliquées, parcourir sans s’égarer tous les détours des questions les plus vastes, répandre sur les plus obscures le jour éclatant de l’évidence, semer comme en se jouant sur sa route les vérités brillantes et les mouvements heureux, et, cachant une méthode réfléchie sous les dehors d’une improvisation facile, déployer un art d’autant plus savant qu’il conserve tout le charme de l’abandon et tout l’entraînement du naturel, reproduire enfin cette grandeur négligée qu’on admirait dans M. Fox. D’autres fois, l’orateur, armé de tous les dons de l’action, joignant dans son langage la force à la beauté, saura de sa voix puissante commander à la tempête, soumettre une assemblée qui gronde, et l’emporter toute ravie d’enthousiasme dans le torrent d’une conviction passionnée qui brave l’incrédulité et défie la fortune. Ou bien enfin, maître de lui-même, prompt à surprendre le secret de l’auditeur et le faible de l’adversaire, il met au service d’une sincérité persuasive les plus subtils artifices de la discussion, il ébranle les plus décidés, fixe les plus incertains, déconcerte les plus hostiles, et, suivant avec une chaleur contenue, avec une fidélité stoïque, le fil d’acier d’une logique infrangible, il maîtrise la raison par la vérité et montre à la conscience émue le modèle vivant de l’honnête homme habile à bien dire. Car tout est du ressort de l’éloquence : élever les esprits, les éclairer, les transporter, les dompter, les confondre, elle peut tout.

Entre des genres et des exemples si divers, vous avez su, Monsieur, vous frayer votre route et donner à votre talent un caractère qui lui est propre. Formé et comme aguerri dans les débats les plus animés et quelquefois les plus violents du barreau, toujours empressé de prêter une voix protectrice aux idées de la démocratie contemporaine, et même à ses passions, vous n’avez jamais consenti à les satisfaire sans langage sans les ennoblir. Votre langage chastement populaire élève sa cause pour la mieux défendre, et dispute à ses adversaires, entre autres privilèges, celui du goût et de la dignité. Pas plus que la violence des procès politiques, la familiarité parfois vulgaire des débats judiciaires n’a altéré la distinction native de votre talent. Chaque jour plus pur et plus châtié, il n’a rien perdu de sa hardiesse et de son abondance. On croyait sentir que vous placiez chaque jour plus haut votre idéal. On s’en est convaincu mieux encore, lorsque, appelé par votre pays dans l’enceinte où se discutent la loi et le gouvernement lui-même, vous avez su mesurer vos efforts à la grandeur de la mission. C’est là, c’est dans cette région plus haute, et pourtant non moins orageuse, que les convictions tout à la fois se tempèrent et se fortifient, que la contradiction oblige l’orateur à s’assurer dans sa raison comme dans son courage, à combiner la chaleur et la prudence, à se montrer tout ensemble habile et vrai. Le plus exercé dans les luttes du barreau apprend, dans ces nouveaux combats à mieux choisir ses armes ; car il est lui-même en cause ; il se sent responsable de l’intérêt public qu’il veut défendre, de l’opinion publique qu’il veut éclairer. Ceux qui l’entendent se piquent peu d’impartialité ; ce sont quelquefois des ennemis qu’il aurait à convaincre. Si, à ces dures conditions du débat, vous ajoutez l’importance et la difficulté des questions, quel noble esprit ne se sentirait ému en abordant la tribune, et ne reconnaîtrait qu’il s’agit là d’atteindre le dernier terme de l’art oratoire ? Vous l’avez senti, Monsieur, et l’épreuve vous a trouvé digne d’elle. Loin de dépasser vos forces, elle semble vous en avoir donné de nouvelles. Votre talent s’est réglé sur vos devoirs, En conservant toutes ses qualités, il s’en est rendu de plus en plus maître. En continuant de porter dans l’improvisation, avec une facilité incomparable, une correction infaillible, vous avez su, suivant la question et le moment, économiser les richesses de votre argumentation, choisir entre les raisons les plus élevées et les plus fortes, et peu à peu vous rapprocher davantage de la perfection de l’orateur politique, qui doit s’animer sans sortir du vrai et ne dire que l’utile sous la forme du beau.

Tel est l’éminent mérite qui a ravi les suffrages de l’Académie. En vous les donnant, elle a voulu témoigner une fois de plus le cas qu’elle fait de ce talent oratoire qui, par les exemples qu’il a prodigués depuis cinquante ans, répond victorieusement pour sa part aux sévères critiques si souvent adressées aux lettres contemporaines. Elle n’était pas moins sensible au désir de le venger des attaques d’un dénigrement intéressé qui s’est produit dans ces derniers temps. Ne s’était-il pas trouvé des publicistes pour ériger en maxime de sagesse politique l’aveu naïf de Chrysale :

Je vis de bonne soupe et non de beau langage ?

Et pourtant une nation de Chrysales ferait médiocre figure dans le monde. Molière lui-même a répondu, ce me semble, lorsqu’il fait dialoguer Mercure et Sosie :

Quel est ton sort, dis-moi ?
— D’être homme et de parler.

C’est un pauvre esclave qui fait cette réponse. Mais ne trouvez-vous pas, Monsieur, qu’il ne risquerait pas d’être longtemps esclave, le peuple dont les citoyens se feraient gloire seulement d’être hommes et de parler ?

L’Académie n’a pas cessé de croire que l’éloquence de la tribune est à la fois l’arme et la parure d’une société éclairée. De tous les dons du talent, c’est le plus national. Jamais il n’est méconnu qu’à mauvais dessein. Je parlais tout à l’heure des ennemis de la philosophie ; elle aussi, dès que les droits d’un peuple sont en péril, elle est suspecte. Aux approches du despotisme, elle est la première menacée, elle est atteinte la première. Après elle et comme elle, les mêmes voix dénoncent l’éloquence, cet art souverain qu’un grand maître dans l’un et l’autre ( ) mettait, non sans raison, au-dessus de l’art d’écrire.

Le talent de l’écrivain, en effet, si difficile et si précieux, n’est que l’effort tranquille de l’intelligence solitaire. Le talent oratoire, qui vit au milieu de la foule et se déploie dans le trouble, réclame ensemble toutes les forces de l’âme. C’est de lui surtout qu’on peut dire qu’il est l’homme même ; il le veut tout entier. Il exige, il suppose, avec des dons extérieurs qui plaisent ou qui touchent, le sang-froid, le tact, la présence d’esprit, la fermeté, le courage, la promptitude de la décision, la connaissance des hommes, l’art de les deviner et de les conduire : comment ne serait-il pas une grande qualité politique, un moyen pratique de gouvernement ? Puisse la France ne cesser jamais de l’honorer et d’y croire ! Puise-t-elle estimer toujours à son prix le noble effort d’atteindre à la vérité par la philosophie et de la propager par l’éloquence ! Car l’une soutient la liberté, l’autre la défend. Il semble que ce vœu soit comme la moralité naturelle d’une séance où le nom de Cousin et le vôtre, Monsieur, ont été si souvent prononcés. Et (me sera-t-il permis de le dire en finissant ?) celui dont la voix se fait entendre une fois encore ne pouvait espérer un devoir plus heureux qu’un public hommage à rendre aux deux vaillantes gardiennes de la dignité humaine, la philosophie et l’éloquence.

Notes :

Discours du Bâtonnat, p. 12.

Le sujet de la composition était la traduction en vers latins d'un morceau de Delille dont on avait à dessein retranché ces vers que je cite de mémoire :
Là parfois vous croirez sons une voûte sombre
D'une Héloïse en pleurs entendre gémir l'ombre.
Cousin rétablit ces deux vers dans sa traduction.

Discours d’ouverture du cours de 1815.

Sophiste, XXXIX, 253.

Gorgias, XXXVII, 482.

Cicéron.