Discours de réception de Charles de Rémusat

Le 7 janvier 1847

Charles de RÉMUSAT

M. Charles de Rémusat ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Royer-Collard , y est venu prendre séance le 7 janvier 1847, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Vingt ans ne se sont pas écoulés depuis le jour où l’Académie recevait dans cette enceinte celui dont la place est vide encore au milieu de vous. Son nom était alors dans toutes les bouches ; sur lui la France avait les yeux fixés, et, recueillant ses discours comme des leçons, elle l’entourait d’une popularité respectueuse. Par un tel choix, qui devançait les suffrages sept fois répétés de la nation, l’Académie, en rendant témoignage de sa justice, prenait soin de sa propre gloire. Elle ignorait alors qu’il viendrait un temps où son indulgence accorderait la première des récompenses littéraires au seul et facile mérite d’aimer les lettres, où le goût du vrai et du beau, ce sentiment qui est presque un devoir, lui paraîtrait un titre aux honneurs dont elle dispose. C’est aujourd’hui qu’elle doit connaître toute sa perte ; auprès de cette pensée qui se réveille dans sa grandeur et dans son amertume, tout autre languirait ; c’est la seule qui puisse se faire entendre : la reconnaissance même doit se taire. Une image, plus puissante que toute réalité, revit dans vos esprits et se rend pour ainsi dire présente en ce moment. J’oublie tout ce qui n’est pas elle, et je veux essayer de la peindre telle qu’il me semble que je la vois : heureux si je pouvais, fidèle à vos souvenirs, rendre un instant par la parole une ombre de vie à ce qui n’est plus !

Je n’hésite donc pas, Messieurs ; je ne vous parlerai que de M. Royer-Collard. Mais puis-je dissimuler que le sujet m’intimide, en même temps qu’il m’attire ? Le plaisir de louer me charme ; mais la crainte de ne pas louer dignement accable ma faiblesse. Plus d’une fois, avant ce jour, on m’a félicité de la tâche qui m’était échue ; l’heure est venue de m’en plaindre. Comment tout comprendre et tout dire, et pourtant comment risquer de rien omettre ? Il s’agit, non plus d’apprécier en passant quelques ouvrages qui sont parfois toute la vie d’un homme de lettres, mais de retracer un ensemble de sentiments et de discours, d’écrits et d’actions, de faits et d’idées, qui s’enchaînent et s’expliquent mutuellement, qui composent une existence sans seconde, et attestent la supériorité la plus originale que nous ayons connue. Les politiques ont été rarement des philosophes ; les philosophes ne sont pas toujours des sages ; ni les philosophes, ni les politiques, ni les sages ne sont pour cela des écrivains. M. Royer-Collard a été un politique, un philosophe, un écrivain, un sage. et de plus un homme plein d’imagination et de passion, d’un esprit hardi et réglé, grave et piquant, inflexible et mobile, dont le caractère ne se laissait dompter que par la conscience, et qui maintenait l’unité de sa vie moins peut-être par la puissance de la raison que par celle de la vertu. Ce portrait inquiéterait le peintre le plus habile ; et quel doit être le fond du tableau` ? Sur quelle scène faut-il placer un tel personnage ? Sur le théâtre on s’est passé le drame infini des soixante dernières années de notre histoire. On ne connaîtrait point M. Royer-Collard, si l’on n’osait pas le mettre en présence de ces événements d’éternelle mémoire, dont il a été le spectateur et le juge, toujours en proie aux émotions de l’action, même lorsqu’il semblait n’y prendre aucune part. Il n’était rien moins que le solitaire indifférent qui dédaigne les affaires humaines, et dont l’esprit s’isole sous cette forme de l’égoïsme qui s’appelle l’abstraction. Il était un homme de son temps et de son pays, intimement associé à tout ce que la France a senti et souffert, agité jusqu’au plus profond de son âme par toutes les vicissitudes des choses, résistant presque toujours à leur cours, mais emporté dans le mouvement même qu’il eût voulu retenir ou diriger. Non, l’on ne peut séparer M. Royer-Collard et la révolution française. Il suffit de l’avoir entendu lui-même pour savoir qu’elle revenait incessamment à sa pensée, qu’elle lui apparaissait comme l’histoire vivante, qu’elle lui avait plus appris qu’aucune lecture et qu’aucune méditation. Osons donc les rapprocher dans ce discours, et rappeler des souvenirs qui n’intéressent pas les lettres seules. Aussi bien nous vivons dans un temps où les lettres même ne peuvent éviter la politique. Il n’y a plus de divorce entre les affaires et les idées. Parmi ceux qui m’entendent, sur les bancs de l’Académie, ne vois-je pas des hommes à qui notre pays a plus d’une fois confié ses destinées ? On peut d’ailleurs parler de tout, lorsqu’on parle avec modération, lorsqu’on est assuré de ne manquer d’admiration pour aucune gloire, d’indignation pour aucun crime de respect pour aucun malheur.

M. Royer-Collard était né près de quarante ans avant la fin du dernier siècle dans une condition modeste, au sein d’une famille vouée à la vie des champs. Le village où elle résidait offrait le rare spectacle d’une population régénérée presque tout entière par l’enseignement religieux, confirmée dans la foi par l’intelligence. Là des paysans se sentaient chrétiens. C’était l’œuvre de cette secte célèbre qui a causé tant d’inquiétude et fait tant d’honneur à l’église de France. Un oncle de M. Royer-Collard, un doctrinaire, je crois (ne vous méprenez pas, c’était alors le nom d’une congrégation créée pour l’instruction du peuple), avait semé dans ce coin de la Champagne les germes féconds des mœurs et des croyances d’un jansénisme modéré. Sous l’empire de ses maximes, une tribu fidèle s’était formée dont les restes subsistent encore. Je rappelle ce fait, parce que, sans aucun doute, les premières impressions de l’enfance, les exemples domestiques, l’éducation de la famille et du village agirent puissamment sur toute la vie de M. Royer-Collard. Dès ses tendres années, il avait appris à connaître, à aimer la dignité, la gravité, le respect, et avec tout cela les mœurs simples. C’étaient autant de choses qu’il rencontrait chez sa mère ; ajoutons qu’à aucune femme il n’a trouvé autant d’esprit assurément il devait ressembler à sa mère. Les habitudes de pieuse sévérité au milieu desquelles il fut élevé lui laissèrent une empreinte ineffaçable, fidèlement conservée à travers les agitations de sa vie et de sa pensée. De là le cours naturel de ses études ; de là une vive et persévérante admiration pour cette noble institution de Port-Royal, dont le nom vivra autant que les lettres françaises. Il n’adopta pas les doctrines subtiles qui en faisaient une secte, mais les principes généraux qui en faisaient une école. Il sentit plutôt qu’il ne pensa comme Port-Royal ; mais il honora tout ce que Port-Royal honorait ; il méprisa tout ce qu’on y méprisait ; il n’aima jamais ceux que haïssait Pascal. Ne vous souvenez-vous pas de l’avoir entendu, la dernière fois qu’il siégeait dans une de vos solennités applaudir avec émotion à l’éloge éloquent de cette élite immortelle d’honnêtes gens et de bons écrivains ? C’étaient eux, en effet, qui les premiers l’avaient initié à la vie de l’intelligence. Soit qu’il les suivit dans leurs luttes consciencieuses contre un pouvoir persécuteur soit qu’il remontât dans leurs ouvrages aux sources du vrai aux principes du goût, il voyait en eux les modèles du caractère, de la raison, du talent. Il leur accordait un rare privilége, il les reconnaissait pour ses maîtres. Il aurait voulu leur ressembler ; mais il ne pouvait être autre que lui-même, et il les égala sans les imiter.

La première jeunesse de M. Royer-Collard, si l’on en recueillait tous les détails nous l’expliquerait tout entier. Nous comprendrions mieux en lui ce frappant mélange d’indépendance et de discipline de témérité et de retenue, de respect pour l’ordre et de mépris pour toute autorité qui n’était pas la raison. Nous verrions, au récit de ses premières années, comment un jour l’esprit du temps passé devait s’unir en lui à l’esprit moderne ; comment son âme, remplie de toutes les saines traditions, devait s’ouvrir à toutes les généreuses nouveautés. Dans le XVIIe siècle, il admirait surtout ce qui fut l’opposition : il ne pouvait manquer à l’opposition du XVIIIe. Quand il fut d’âge à regarder autour de lui, il vit toutes les institutions en déclin. Des croyances et des lois il ne restait plus qu’une ombre. Jamais il ne lui en a coûté de juger le monde, et la société qu’il avait alors devant les yeux se livrait d’elle-même à son jugement. La pensée de ce temps-là valait mieux que le temps lui-même, et c’est elle seulement qui méritait d’être respectée.

Le jeune avocat qui, après des études diverses, mais toutes sérieuses et fortes, vint, en 1787, s’essayer à Paris, sous les yeux de Gerbier était loin de prévoir à quelles destinées le réservait l’avenir prochain de son pays. Il ne désirait pas, il ne rêvait pas une réforme universelle ; mais il éprouvait tous les sentiments qui allaient la rendre inévitable. Il voyait avec impatience les témérités et les faiblesses d’un despotisme imprévoyant. Son ardeur l’associait à ces résistances parlementaires si étourdiment bravées, si mollement combattues. Il sentait peu à peu s’allumer dans son âme, avec la haine des abus et de l’arbitraire, cet immense enthousiasme du bien public qui fut le principe du mouvement de 1789. « C’était là le temps du patriotisme, répétait-il dans ses dernières années. Il disait vrai ; alors on osait croire ce que l’on pensait, espérer en la puissance des idées, les aimer assez pour les réaliser à tout risque. À ces signes se reconnaissent les émotions de l’humanité qui peuvent devenir des révolutions. On partit pour la révolution comme autrefois nos pères pour la croisade. On allait devant soi, vers une terre ignorée, vers une cité mystérieuse et sainte ; on marchait, prêt à prendre en main, s’il le fallait, le fer et la flamme, pour la délivrance des captifs et pour la gloire de la vérité.

Quand on parle de la révolution, il faut bientôt parler de la philosophie. L’une ramène à l’autre. Ils ont raison, amis ou ennemis, ceux qui remontent dans la nuit des âges pour expliquer le cours des événements par les progrès de la pensée. L’esprit humain dispose à la longue du sort des sociétés : son royaume est de ce monde.

En France, il faut dater de Descartes la vraie liberté de l’esprit. Son image est là, au milieu de vous, Messieurs, parce qu’il fut le maître de nos maîtres, Or, que leur enseigna-t-il ? La foi dans la raison. Cet intrépide génie se dit un jour qu’au-dessus de tous les préjugés, qu’avant comme après toutes les leçons, toutes les traditions, l’homme avait une règle en lui-même, primitive et définitive, une puissance supérieure au doute et même en un certain degré inaccessible à l’erreur, sa propre pensée. À cette souveraine, il soumit toutes les sciences ; devant elle, il fit taire l’expérience et l’école, il abolit, il suspendit du moins toute l’autorité du passé, pour s’en tenir au présent, qui se révèle dans la conscience de l’esprit ; pour donner à la raison la tâche formidable de remplacer tout ce qu’elle aurait supprimé, de relever tout ce qu’elle aurait détruit, et, en se retrouvant elle-même, de rétablir la vérité du vrai et la réalité du réel. Ainsi, la lumière semble rendre l’existence à tout ce qu’elle éclaire.

Les villes, dit Descartes, disposées par la fortune, n’égalent pas ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine. Les peuples qui n’ont fait leurs lois qu’à mesure que la nécessité les y a contraints, ne sauraient être si bien policés que ceux qui dès le commencement se sont assemblés. De même, les sciences des livres ne sont pas si approchantes de la vérité que les simples raisonnements. Il n’y a point, ajoute-t-il, d’apparence qu’on fasse dessein de renverser un État pour le redresser ; mais je ne pouvais mieux faire… que entreprendre une bonne fois… d’ajuster toutes ses opinions au niveau de la raison . Une telle philosophie, Messieurs, n’est-elle pas le prélude, et comme le symbole intellectuel de la révolution française ? Cet oubli dédaigneux du passé, ce mépris systématique de l’enseignement et de l’histoire, cette confiance ingénue et réfléchie dans la raison seule, ne voilà-t-il pas les caractères de ceux qui, un siècle et demi après Descartes, devaient entreprendre la réforme de la société tout entière ? Cette tradition qu’il faut abolir, n’est-ce pas la routine des institutions établies ? Cette science d’école qu’il faut effacer, n’est-ce pas l’ancien régime ? Cette cité régulière qu’il faut tracer dans la plaine à la fantaisie de l’ingénieur, n’est-ce pas la France ? Les Descartes de la politique, plus hardis que leur maître, tentent de renverser l’État pour le redresser. Comme on l’a dit de Christophe Colomb, ils cherchent un nouveau monde sur la foi d’un raisonnement . Devant cet océan à traverser, ils n’hésitent pas, ils croient en eux. Que leur faut-il pour le franchir et toucher au rivage de l’inconnu ?

Je ne demande aux dieux qu’un vent qui m’y conduise.

Le ciel était chargé d’orages, et bientôt on entendit mugir le vent propice. C’était la révolution qui se levait.

Mais si la raison, dans ses laborieux progrès, amène de tels changements, ce n’est pas elle seule qui les accomplit. Il faut qu’elle appelle à son aide la volonté, et avec elle toutes les passions humaines. À la suite de la volonté et des passions, marche la force : la force, cet instrument nécessaire et redoutable de tous les événements de ce monde ; la force, arme et fléau du droit. L’univers sait quel fut le rôle de ce terrible agent dans la révolution francaise.

J’ai nommé, Messieurs, la raison et la force. Disons, dès ce moment, que toute la vie de M. Royer-Collard fut une protestation de la raison contre la force. Ainsi, voulant toujours la liberté, il combattit souvent la Révolution ; et, dans son effort persévérant de réconcilier le droit et le fait, on le vit parfois associer les contraires et entreprendre contre le possible. Mais ces rapprochements difficiles, ces combats intérieurs étaient inconnus aux jours heureux de 1789. C’est avec une sereine confiance, qu’au sein de cette ardente jeunesse du tiers-état, qui voulait être la nation, l’obscur avocat de la Cité se jeta dans le mouvement du 14 juillet. Après un discours remarqué des électeurs qui votaient avec lui, il fut envoyé à la commune de Paris, et fit partie de cette première municipalité dont la mémoire a droit au plus douloureux respect. La Révolution délibérait aux états-généraux, elle agissait à l’hôtel de ville. Pendant toute la durée de nos troubles, l’assemblée communale et l’assemblée législative furent deux pouvoirs rivaux, qui, tour à tour secondés, dépassés, opprimés l’un par l’autre, offrirent dans leurs déchirements intérieurs l’image concentrée de toutes les crises de la société. M. Royer-Collard demeura à l’hôtel de ville depuis le 14 juillet jusqu’au 10 août, jour sinistre qui devait emporter du même coup la municipalité légale et la monarchie constitutionnelle. Fidèle à la cause que défendaient à la fois l’héroïsme de La Fayette et la sagesse de Bailly, il les suivit dans la lutte contre des tyrannies diverses, dont l’une devait jeter La Fayette dans les fers et l’autre traîner Bailly sur l’échafaud.

Mais moins engagé dans l’action, plus libre d’observer et de se recueillir, il avait de bonne heure commencé à douter de ses espérances. Son amour jaloux de la justice, sa clairvoyance toujours en garde contre l’illusion ou le sophisme, son indépendance rebelle à toute imitation comme à tout entraînement, une défiance innée du vainqueur, tout le portait à de sombres pressentiments. On lui a quelquefois entendu dire : « La nuit du 4 août me transporta d’admiration ; mais elle me fit réfléchir. » Ce dévouement rapide qui improvisait sans distinction des changements généreux ou insensés, qui sacrifiait ensemble des inégalités odieuses et de nobles souvenirs, qui traitait avec le même dédain le privilége et la gloire, cet abandon de tout le passé lui fit craindre que dans la condamnation des vices d’une société vieillie, ne fussent enveloppées les conditions permanentes de tout ordre social. Il prévit que trop souvent la justice et l’humanité manqueraient à la plus belle entreprise qu’eussent jamais formée l’humanité et la justice. De ce moment peut-être, de cette première réflexion, date ce jugement inquiet et bientôt sévère sur une révolution qu’il ne cessa pourtant de regarder comme nécessaire, Il en honora toujours les principes, il en détesta souvent les actes, il en devait un jour défendre les résultats.

Mais quand l’ordre éphémère de 1791 eut disparu, alors que les volontés et les passions, déchaînées sous l’empire des doctrines absolues eurent rompu toutes les barrières, à l’aspect de la tyrannie croissante, M. Royer-Collard ne se renferma pas dans les douloureuses pensées d’une indignation oisive. Député par des sections de Paris, il vint, peu de jours avant le 31 mai, à la barre de la Convention, réclamer d’elle sa propre inviolabilité, prêter secours aux minorités en péril, et prononcer ces paroles où l’on croit reconnaître sa voix : « Nous ne connaissons dans la Convention que la Convention elle-même… Sondez d’une main ferme la profondeur de nos maux, apportez-y le remède. Que le sceptre sanglant de l’anarchie soit brisé ! »

Ces jours furent les derniers d’une résistance, non pas efficace, mais possible. Pour les hommes qui ne s’abaissèrent pas à penser comme le plus fort, la proscription fut de droit. Le pouvoir mit sur sa poitrine la tête de la Gorgone ; il avoua la terreur qu’il inspirait… Quel temps, Messieurs ! Heureux cent fois alors ceux qui mouraient en combattant pour la patrie !

La proscription cessa pour M. Royer-Collard avec la terreur, et peu après il fut appelé au sein de la représentation nationale. Le département de la Marne l’élut au conseil des Cinq-cents, formant avec lui les premiers nœuds d’une fidèle alliance. On sait quelles luttes intestines signalèrent le règne de la constitution de l’an III. La France lassée ne demandait plus que du repos ; frémissant encore des excès qui l’avaient désolée, elle se laissait glisser sur la pente d’une réaction naturelle, et songeait plus à calmer la révolution qu’à la défendre. Avec M. Royer-Collard, des hommes nouveaux étaient entrés dans les conseils, les uns méditant déjà la monarchie, les autres ne voulant que la justice et l’humanité. Parmi ceux-ci, il rencontra Camille Jordan. Alors commença cette tendre amitié qui devait à jamais les unir. Placés en face des redoutables vétérans de la Convention, les nouveaux élus engagèrent une lutte inégale. Le temps n’était pas venu de savoir comment se concilient les nécessités du gouvernement avec les conditions de la liberté. Des débris de la Convention sortit, comme une dernière flamme d’un incendie qui s’éteint, la violence d’un coup d’État, effort suprême d’un parti qui s’en allait mourir. Le 18 fructidor mutila les deux conseils ; l’élection de M. Royer-Collard fut annulée. À ce nouveau triomphe de la force, il reconnut son ennemie ; il la maudit encore une fois, et désespéra de voir la Révolution soustraite à son empire.

Quelques-uns avaient déjà tout près de lui projeté une réaction complète, et cherché du regard la royauté dans l’exil. M. Royer-Collard (il tenait à le dire), au 18 fructidor, n’était pas royaliste. Mais en l’accusant de l’être, on le porta à le devenir. On le proscrivait pour une opinion qu’il n’avait pas ; elle le tenta, dès qu’il souffrit pour elle. Les lois avaient péri ; il lui semblait que chacun reprenait sa liberté naturelle, et c’est dans l’amertume d’un ressentiment légitime qu’il se prit à rechercher quelles étaient en France les conditions fondamentales de l’ordre. À ce problème, ce n’était pas une solution paradoxale que la monarchie. Mais où prendre le monarque ? On n’invente pas les rois ; on les trouve, non pas dans la théorie, mais dans l’histoire. Quand la gloire et la force ne les donnent pas, c’est le temps qui marque de certaines races, qui les fait royales, qui les élève en les isolant. Même en 1797, dès qu’on voulait la royauté, il était difficile de ne la point chercher hors de la république. Entre elle et nous cependant, que d’insurmontables obstacles, l’émigration, la contre-révolution, l’étranger ! M. Royer-Collard se demanda si l’on ne pourrait pas abstraire tous ces obstacles, n’emprunter à cette dynastie sans royaume qu’une idée, celle de l’hérédité royale, et en faire un droit. Cet effort d’abstraction ne l’effraya pas ; c’était le tour naturel de son esprit. Sachant que le mal n’était pas nécessaire, il s’efforçait de ne le pas croire inévitable. C’est ainsi qu’il voulut séparer la royauté de son dangereux cortége, et la rappeler comme un principe et non comme un parti.

Je touche ici une question si délicate que j’en veux parler plus à l’aise. Disons ce qu’était dans l’esprit de M. Royer-Collard le principe de la légitimité.

Les grandes révolutions mettent tout l’ordre légal au néant. S’il les fallait caractériser par un mot, je dirais qu’elles substituent les idées aux traditions. Dès qu’elles ont brisé le frein des conventions établies, toute autorité tombe, et alors commence l’état révolutionnaire, transition périlleuse pour les peuples, mais qui n’ouvre pas nécessairement le règne du désordre et du crime. Il me semble que l’état révolutionnaire rappelle dans la vie des sociétés ce que les situations romanesques sont dans celle des individus. On sait qu’il peut se rencontrer de rares journées où, sous l’empire de sentiments exaltés, il naît pour nous des nécessités et même des devoirs en dehors des conditions habituelles qui règlent notre existence. Jamais plus qu’alors, le mal n’est près de nous ; l’appui des règles sociales nous manque, il ne faut plus compter que sur les nobles instincts de notre nature ; l’âme succombe si elle n’est inspirée. Le bien extrême peut seul nous sauver de l’extrême mal, et nous nous perdons si Dieu ne nous élève jusqu’au dévouement.

Les révolutions sont les moments romanesques de l’histoire. Quand, affranchies du joug des coutumes et des croyances, les nations ne se guident plus que par l’enthousiasme, elles marchent sur une pente rapide, elles côtoient l’abîme, et elles n’éviteront pas de devenir coupables si elles ne se montrent grandes. C’est le temps des crimes inouïs, si ce n’est celui des vertus extraordinaires. La société n’a contre les derniers égarements d’autres recours que l’héroïsme.

Hors de l’ordre commun, les individus et les nations peuvent donc réaliser ce que l’humanité offre de plus beau, l’alliance de la passion et de la vertu. Mais cette union est difficile et passagère. Bientôt tout s’altère, les cœurs se troublent et se dépravent, les misères de notre nature reparaissent, et le mal domine le bien et l’efface. L’enthousiasme confine au désordre. Il est trop vrai, l’homme dans sa faiblesse ne saurait longtemps s’appuyer uniquement sur lui-même. La pure vérité le gouvernerait toute seule, s’il n’était qu’intelligence et raison ; mais il faut des symboles à son imagination contre sa volonté il faut des barrières ; le soutien des traditions sociales est nécessaire à sa mobilité. Telle est l’origine de toutes les institutions qui doivent être les formes visibles du bien. Ces fictions conservatrices qui semblent quelquefois bizarres, arbitraires, se maintiennent parce qu’elles sont utiles, et ne disparaissent pas impunément, si elles ne sont remplacées par des garanties meilleures. Portons envie aux nations pour qui le temps n’a consacré que le droit véritable. Chez elles le sentiment du juste vit sous la protection de lois séculaires, et l’antiquité sied bien à la vérité.

À la fin du XVIIIe siècle, M. Royer-Collard imagina de rendre à la société ce qui lui manquait, du droit et de la tradition ; il voulut retrouver même de l’antiquité, et sans tenir compte des difficultés et des périls, il remonta hardiment jusqu’à cette dernière des conventions, jusqu’à cette fiction suprême de l’ordre, la royauté héréditaire. Le passé lui en paraissait un élément essentiel ; il la demanda au passé, et crut ainsi recouvrer la plus haute garantie du sentiment qu’il voulait à tout prix rétablir parmi nous, le sentiment de l’inviolable. Tel était pour lui le sens profond, mais nullement mystique, du principe de la légitimité ; c’est en ce sens qu’il a osé la louer en termes magnifiques, le jour où il disait : « Elle rend sensible à tous, dans une image immortelle, le droit, ce noble apanage de l’espèce humaine, le droit, sans lequel il n’y a rien sur la terre qu’une vie sans dignité et une mort sans espérance. »

Il commençait à entrevoir toutes ces idées, lorsque, déterminé par une rencontre fortuite, il consentit à correspondre avec la dynastie exilée. Son dessein était moins de disposer le pays pour elle que de la préparer au pays. Aussi mit-il à son concours deux conditions : la première, qu’il n’aurait nul rapport avec l’étranger ; la seconde, que son nom serait connu d’un seul prince, celui qui devait donner la Charte de 1814. Cette correspondance, bientôt plus secrète au dehors que dans la France même, ne finit qu’aux premiers jours de l’Empire. Tant qu’elle dura, M. Royer-Collard s’abstint de la vie publique ; il ne fut rien que le conseiller sincère et désintéressé du roi possible de l’avenir.

Mais pendant qu’il méditait sur la nécessité de la monarchie, comme pour justifier et confondre à la fois sa prévoyance, un trône s’était élevé, et le génie d’un homme avait devancé la marche du temps. Avide de stabilité, de calme et de puissance, la nation était fière de s’abandonner à lui. Sans doute alors la réaction vers l’ordre put passer la mesure ; la défiance avait atteint, dans ce qu’ils offraient de plus élevé et de plus hasardeux, les principes de la Révolution ; les fautes indisposaient contre les idées : la force du pouvoir paraissait le premier intérêt du peuple. Mais ce qui excusait cet entrainement vers l’autorité absolue, ce qui l’ennoblissait en quelque sorte, c’était, appelons les choses par leur nom, c’était l’amour de la gloire. Il y a des époques où une nation entière peut, comme un seul homme, être saisie de cette belle et aventureuse passion. Du moins, alors, ne sacrifie-t-elle la dignité du citoyen qu’à la grandeur de l’État ; elle ne vend point sa liberté à vil prix, elle en veut ce que le génie seul lui en peut donner. C’est, je le crois, un dangereux échange ; l’illusion est funeste, et la compensation trompeuse. Gardons-nous à jamais de la même erreur ; mais souhaitons-en la généreuse excuse à toute nation qui se refroidit sur ses droits, et qui renonce à faire elle-même ses destinées.

M. Royer-Collard sentit la nécessité de l’empire ; jamais il n’en méconnut la gloire ; il se soumit, mais non sans défiance ; il avait vu la force dans les origines de ce gouvernement. Imposant silence aux vœux mêmes de sa raison, il retira son esprit de la politique. Ce fut le temps de ses plus profondes études, de celles qui devaient commencer sa renommée.

Parmi les grandes créations de l’Empire, il faut compter l’instruction nationale. L’Université fut fondée, institution cette fois digne de son nom, car elle embrassait toutes les connaissances humaines et toute la France. L’esprit qui l’inspirait était à la fois un et divers, comme l’Empire lui-même, ce composé savant de despotisme et de révolution. L’éducation publique, dans la pensée de Napoléon, devait revenir aux études classiques, sans écarter les lumières nouvelles. Les principes de la religion, la connaissance de l’antiquité, l’amour sévère des lettres, l’intelligence des méthodes et des découvertes scientifiques, tout devait s’allier et se coordonner dans l’Université sous la loi d’une discipline un peu militaire. À cette œuvre, furent conviés par le génie conciliateur du souverain, les bons ou grands esprits de toutes les origines, de toutes les écoles. L’empereur ne craignait pas cette diversité, il savait en faire de l’unité. Toutes les lignes devenaient pour lui des rayons dont il était le centre. Cette fois encore, il voulut d’une main habile fondre dans un précieux amalgame les métaux différents sortis de l’ardent creuset des révolutions. Nul homme n’a plus souvent réalisé cette uniformité qui séduit souvent les grands hommes (Montesquieu le dit de Charlemagne) , parce qu’elle est la preuve et pour ainsi dire l’empreinte de la toute-puissance d’une seule volonté.

Un des bienfaits de cette restauration de l’instruction publique, fut le rétablissement de l’enseignement philosophique, négligé et comme abandonné par une étrange ingratitude de la révolution. Dans nos colléges, il m’en souvient, l’Université fit connaître son avénement par l’ouverture des classes de philosophie. Avec une libéralité sans exemple, l’empereur dota de trois cours consacrés à cette science la faculté des lettres de Paris. Le premier appartenait de droit à ce métaphysicien ingénieux, à cet homme si respecté et si aimable, dont les excellents écrits unissent l’élégance à la solidité. Mais professée, même par M. Laromiguière, la philosophie de Locke restait insuffisante ; elle n’épuisait pas la connaissance de la nature humaine. Elle en montrait un seul côté ; ne considérant que nos rapports avec le monde extérieur, et tout ce que l’expérience apporte à la raison, elle omettait la raison même. C’est pour cela qu’on la nommait la philosophie de la sensation. On soupçonnait déjà qu’il y avait dans l’homme et dans le monde quelque chose de plus à savoir ; qu’il fallait à la morale, à la politique, à la religion, une métaphysique plus vaste et plus profonde. Le nom de M. Royer-Collard fut, dit-on, prononcé devant l’empereur lui-même, et l’empereur le choisit, quoiqu’il ne connût pas sa personne et qu’il connût sa vie ; il le choisit sur la foi de ses principes.

Cependant, jusqu’alors, la philosophie n’avait point été l’objet des études spéciales de M. Royer-Collard. Son esprit pénétrant et rigoureux l’appelait naturellement à y exceller. Il était impossible qu’il eût atteint la maturité de l’âge, sans réfléchir sur notre nature. De la science philosophique, il professait ce principe nécessaire, la foi dans la raison. Mais ce n’est point là toute la philosophie les leçons qu’il avait au collége entendues sous ce nom avaient laissé peu de traces. Il en faisait moins de cas que de l’étude assidue des sciences exactes, qui longtemps avaient occupé ses veilles. Comme tant d’illustres penseurs, il était préparé à la métaphysique par la géométrie. Le hasard mit sous ses yeux un ouvrage alors inconnu d’un philosophe étranger qui avait commencé aussi par les mathématiques. Il lut Reid, et il aima aussitôt cet esprit libéral et prudent qui doute si peu de la raison qu’il la croit naturellement dans le vrai ; qui l’étudie pour la décrire et non pour la discuter, et qui consacre toutes les forces de la réflexion à rétablir les croyances irréfléchies de l’âme humaine. Une telle doctrine devait plaire à un tel disciple par ses conséquences et sa méthode : par ses conséquences, car elle raffermit au lieu d’ébranler, et remet en honneur la naïve autorité du sens commun ; par sa méthode, car dans l’observation sévère des faits elle trouve la ruine de tous les systèmes. C’est la raison délivrée du joug des hypothèses, et rendue à elle-même. Si l’on peut souhaiter à la doctrine écossaise plus de grandeur, plus d’érudition, plus de hardiesse, on ne saurait lui contester sa valeur critique. M. Royer-Collard parlait avec un peu d’ironie des prétentions de la théorie : cependant il lui en fallait une. Il se saisit donc avec force d’une arme qui dans ses mains devint irrésistible. Son enseignement marqua le terme de l’empire de la philosophie du XVIIIe siècle dans l’école de Paris.

Les monuments de cet enseignement qui n’a pas duré trois années, sont dans vos mains. Vous pouvez lire tout ce qui en reste, trois cents pages de discussion quelquefois brisée en fragments épars. Vous y trouverez toutefois d’admirables exemples de dialectique et d’analyse, une sagacité peu commune, une élévation qui se fait sentir jusque dans les détails, enfin, ce qui doit toucher plus particulièrement l’Académie, des modèles de style philosophique. Ce n’est pas le moindre mérite de notre langue que de se prêter heureusement aux difficiles expositions des sciences. Dans les divers âges de notre littérature, la métaphysique a été bien écrite. On ne saurait prétendre, je le crois, que Descartes soit un grand écrivain, mais c’est un écrivain excellent. Son langage est juste, clair, solide, plein de force et d’ampleur il semble l’expression nécessaire de sa pensée. J’appellerais Malebranche le premier parmi nous des écrivains de la philosophie, si Bossuet et Fénelon n’avaient été du nombre. M. Royer-Collard ne le cède point à Malebranche en imagination, il le surpasse pour la précision, la rigueur, l’énergie. Il sait donner à une controverse toute idéale l’intérêt et le mouvement ; il anime les systèmes en les exposant, et fait revivre devant lui les adversaires abstraits qu’il veut combattre. Ainsi dans la chaire du professeur, il préludait aux luttes de la tribune. Il n’est pas le seul, il n’est que le premier qui dans l’enceinte de la même école, ait formé et aguerri un talent réservé à toute la gloire de l’éloquence politique.

Par la réfutation d’une seule théorie sur les idées, en se bornant à dissiper des doutes exagérés sur la fidélité du témoignage de nos sens, il réussit à fonder en France un nouvel esprit philosophique. Sans faire de grandes découvertes, il fut l’auteur d’une grande nouveauté. Sans inventer de système, il créa une école ; et tout le mouvement philosophique autour de nous procède de lui. Il nous a rendus capables de comprendre tout ce qu’il ne nous a pas lui-même enseigné. L’esprit humain ne pouvait assurément s’enfermer dans les limites que Reid lui a tracées. Cette doctrine, bien que rendue plus saisissante par son habile interprète, n’était pas égale à toute la vérité. Il a bien fallu faire un pas de plus. Mais il nous est resté de cet enseignement primitif l’esprit d’observation, méthode commune et indispensable à toutes les sciences ; la sévérité pour les hypothèses, l’aversion du scepticisme, la salutaire habitude de contrôler les systèmes par les faits, les principes pour les conséquences, enfin la ferme volonté de ne pas souffrir que la philosophie, si profonde qu’elle se prétende, cesse jamais d’être sensée. Cette sagesse, Messieurs, est aujourd’hui le caractère de ce qu’il est permis d’appeler la philosophie française. Elle est née de l’exemple de M. Royer-Collard. C’est lui qui a mis dans nos mains le fil conducteur. C’est grâce à lui que le génie de nos écoles, réglant son ardeur, gouvernant son audace, a pu s’élever sans se perdre, porter le flambeau dans la nuit des systèmes, et les consumer comme un voile léger et menteur qui recouvre la vérité inaltérable, marcher sans s’égarer dans cette multitude de doctrines enfantées par la logique et l’imagination, distinguer en chacune le fort et le faible, emprunter à chacune sa part de découvertes et de démonstrations, les ramener toutes en les épurant à une conciliation méthodique, maintenir, avec un respect égal, l’autorité de la tradition et celle de la pensée, les droits de l’histoire et ceux de la spéculation restituer à l’esprit humain ses croyances primitives sans lui disputer ses plus récentes conquêtes, le contenir sans l’intimider, l’enrichir sans le surcharger, lui enseigner la défiance et non le mépris de lui-même, et faire évanouir enfin les contradictions des théories particulières dans l’universalité de la raison. Tout le champ historique de la philosophie a été parcouru ; tous les problèmes ont été abordés, toutes les questions posées. L’Orient, la Grèce, le moyen âge, la moderne Allemagne ont laissé pénétrer leurs mystères. Tout a été compris et jugé. Une critique impartiale a fait la revue des idées, et n’a ébranlé les prétentions des écoles diverses, que pour confirmer, au nom de la raison libre, la foi instinctive du genre humain dans la réalité du monde, dans la Providence, dans la vertu. Ainsi s’est formée et s’est conduite la philosophie de notre temps et de notre patrie. Je parle ainsi en sa présence ; elle ne me démentira pas, quand je rends hommage de tout ce qu’elle a fait à la noble mémoire de son premier maître.

Cependant, tandis que dans l’ombre des écoles M. Royer-Collard commençait une révolution intellectuelle, le monde changeait de face. L’Empire s’écroulait comme un monument gigantesque qui ne peut porter sa hauteur. Sa chute donnait la France à la Restauration. Au malheur irréparable de triompher par nos revers, la restauration opposait deux grands biens, la paix et la Charte. Avec un peu de sagesse, elle pouvait réaliser ce régime conciliateur toujours appelé par les vœux de M. Royer-Collard. Sans doute le principe de l’antiquité monarchique, la légitimité, imposée comme un dogme et non pas enseignée comme une idée, risquait de perdre toute vertu dans les préjugés d’un absolutisme mystique, en devenant, au lieu d’une garantie de justice, le titre de la tyrannie. Mais aussi, dans cette France fatiguée des jeux cruels de la force, l’établissement de ce beau système où le gouvernement se discute, rendait toutes ses chances à la liberté publique. On parlait de respect des droits ; on promettait la modération, l’ordre sans abus, la liberté sans excès. M. Royer-Collard se sentit appelé. Quand de récents souvenirs ne l’auraient pas lié à la Restauration, ses principes et ses goûts l’auraient ramené dans le monde de la politique. Mais à peine a-t-il touché aux affaires, qu’il aperçoit de nouveaux périls, et l’ancien conseiller de l’émigration royale est forcé de défendre la Révolution. Il intervient pour elle, comme un témoin de ce qu’elle a fait, et pour soutenir, non ce qu’elle a fait, mais ce qu’elle a voulu ; pour sauver ses principes et ses résultats, en les séparant de son histoire, pour gagner sa cause en la désavouant. Par nature, il avait de la peine à rester longtemps du parti du plus fort . Toute solidarité lui était bientôt à charge, et il ne croyait pas que la fidélité politique fût l’abdication de la conscience. Aussi, pendant quinze ans, avons-nous vu cet ami, ce serviteur, cet inventeur de la légitimité, résister au droit divin, et, se portant du côté menacé, opposer la France du siècle à la royauté du passé.

Suivez-le, soit dans l’administration, soit dans la politique. Dans l’administration, que fait-il ? Il sauve d’abord, puis il complète, il améliore l’Université, cet établissement où respire l’esprit contemporain, et qui ne sera jamais attaqué ni abandonné parmi nous, sans que la société nouvelle ait menacée dans ses intérêts et presque dans son honneur. C’est ici, c’est dans cette tâche digne de lui qu’il faut admirer M. Royer-Collard. Le philosophe et l’homme d’état s’unissent pour consolider, pour achever ce monument de la raison et de l’unité nationales. Ses premiers soins sont pour une institution fondamentale qui devait être comme le foyer de tout l’enseignement, pour cette école normale, alors si riche et si brillante, son œuvre de prédilection, sa création chérie ; « école non moins célèbre par ses disgrâces que par ses services, a-t-il dit en la louant devant vous, qui a pu périr, mais dont l’esprit a survécu tout entier, parce qu’il n’était autre chose que l’esprit de notre âge et le progrès de la société transporté dans les études qu’il agrandit » .

Ces paroles vous expriment la pensée dominante de l’administration universitaire de M. Royer-Collard. Ce qu’il veut, c’est un enseignement plus sérieux et plus hardi, qui marche du même pas que le temps. C’est ainsi qu’il élève de plus en plus l’instruction secondaire, et décide que dans les colléges la philosophie et l’histoire, c’est-à-dire, les études qui achèvent de former la raison, accompagneront celles qui développent l’intelligence et le goût, car sa prudence ne se défie d’aucun savoir. « Sans la philosophie, a-t-il dit, il n’y a ni littérature ni science véritable… C’est à elle, non à l’ignorance, qu’il appartient de combattre les pernicieuses doctrines ; à elle seule qu’il est réservé de les détruire… L’ordre est en péril aussi longtemps qu’il est un mystère. » La réflexion lui semble l’alliée la plus sûre de la vérité, Il espère donner à la patrie des générations dignes d’elle et que la liberté n’étonne pas ; et il sert en même temps, l’Académie s’en souvient, la cause des sciences et des lettres. Vous avez souvent, Messieurs apprécié, honoré même ce que les hommes formés dans les travaux de l’instruction publique ont fait pour les nobles intérêts confiés à vos soins. Parmi eux, vous avez cherché d’illustres confrères, et d’abord le créateur de la critique éloquente, cet arbitre infaillible du goût, qui enseigne le beau par ses ouvrages aussi bien que par ses leçons ; tant d’autres qu’en m’asseyant près d’eux je dois encore nommer mes maîtres. Leur présence est en quelque sorte un hommage à la mémoire de M. Royer-Collard ; il vous appartient donc de lui rendre grâces pour la part qu’il a prise au gouvernement des esprits. Son influence a rendu l’Université féconde, et l’Université a enrichi l’Académie.

Les temps, il est vrai, étaient favorables. Il ne m’en coûte pas, Messieurs, d’être juste envers la restauration, et de la louer du bien qu’elle a fait, même quand elle ne l’aurait pas voulu. Quelques sombres nuages qui aient passé sur son berceau, quelque triste que doive paraître dans l’histoire la misère de sa fin, elle ne fut point une ère de décadence. Non-seulement elle a laissé prendre l’essor à cette industrie des choses matérielles qui améliore la condition du grand nombre, bienfait facile et fruit assuré de la paix, mais, par sa nature comme par les institutions qu’elle a souffertes, elle a soumis la France au meilleur apprentissage de la liberté. Elle résistait sans réussir à comprimer ; et l’esprit d’examen, excité par sa résistance même, remettait sans cesse et son pouvoir et son origine en question. Qui dans la Charte avait triomphé ? Était-ce la royauté, était-ce la révolution ? L’une et l’autre se disputaient la Charte. Ce problème renfermait dans son sein tous les problèmes de l’ordre social, et, en y pénétrant, la politique retournait jusqu’à la philosophie. L’histoire des sociétés modernes, la destinée des sociétés de tous les temps étaient approfondies de nouveau et il fallait bientôt remonter jusqu’à la nature de l’homme. Peut-on s’étonner qu’une si vaste controverse soit devenue encyclopédique, et que les théories des lettres et des arts aient fini par subir l’épreuve de la révision universelle ? Comment la période, remplie par de si sérieux débats, à la fois libres et contenus, n’aurait-elle pas été propice aux progrès de l’esprit humain ? J’aime à le dire devant votre tombeau, royautés déchues, exilées, pour qui peut-être l’oubli commence, dussé-je même vous déplaire par cette louange, vous n’avez pas éteint la France. Vos lois lui ont permis de réagir contre vos principes ; vous avez souffert qu’elle grandit contre vous-mêmes, et l’ayant reçue insultée par la victoire, humiliée par la fortune, vous l’avez laissée, en la perdant, toute pleine d’orgueil et d’espérance.

Pendant les quinze années que la France donna à la politique, M. Royer-Collard fit comme elle, et c’est là ce qui placera son nom dans l’histoire. La politique d’un peuple libre se résout en une série de discussions : celle d’un homme qui ne participe au gouvernement que par la tribune se retrouve dans ses discours. Ceux de M. Royer-Collard, ses premiers titres à vos suffrages, sont les plus grands monuments qu’il ait laissés ; mais ils rappellent des querelles apaisées aujourd’hui, et j’hésiterais devant de tels souvenirs s’ils devaient ranimer autre chose que de nobles passions. Heureusement c’étaient de grandes causes qui luttaient ensemble, et lui- même on le rabaisserait de ne lui décerner que l’art de bien dire. Il se défendait devant vous, à cette place, d’avoir jamais à la tribune recherché la gloire du talent ; il entendait que ses discours lui fussent comptés comme des actions.

La Restauration aimait sans doute la France, mais c’était une France idéale, telle qu’elle eût voulu la refaire, en la retirant des mains puissantes de la Révolution. Elle se serait contentée d’un pouvoir doux et régulier ; mais, dans les lois mêmes qui le constituaient, elle voyait une atteinte à ses droits et croyait de son honneur d’être absolue. D’imprudents conseillers s’efforçaient de lui rendre suspecte la nation même. Le devoir des sages amis de la Restauration, c’était donc de rétablir la confiance, de revendiquer sans cesse la monarchie auprès du pays, le pays auprès de la monarchie ; de prouver à tous deux que le nouvel ordre politique et le nouvel ordre social étaient à la fois possibles et nécessaires. Quelle fut l’œuvre constante de M. Royer-Collard ? Enseigner à la royauté du passé la société et la Charte, s’efforcer de les lui rendre respectables comme des faits, s’il ne pouvait les lui rendre chères comme des idées ; lui redire sous toutes les formes qu’il y allait de son salut et de sa gloire à s’accommoder de sa patrie, et à prendre son parti de la liberté. De là tant de discours consacrés à mettre en lumière, soit les conditions de la société nouvelle, soit celles du système représentatif. C’est M. Royer-Collard qui établit le premier à la tribune cette nécessité fondamentale de notre temps, l’empire des classes moyennes. Nul avant lui n’a dérivé de cette idée les principes qui président à nos lois électorales, l’élection directe et l’égalité des électeurs. La raison politique, soit de la liberté de la presse, soit de l’institution du jury ; l’origine et la place de l’armée dans les pays libres ; la situation régulière du clergé partout où il a cessé d’être un corps indépendant pour devenir une magistrature soumise comme toute autre à la souveraineté de l’État ; l’inviolabilité de la conscience devant la loi pénale ; l’impiété de la loi érigeant en crime social le sacrilége dogmatique ; enfin l’indépendance des nations menacée par cette forme de la monarchie universelle, qui s’est appelée tour à tour coalition ou sainte alliance, par ce pouvoir énorme et nouveau dont les débris de la Pologne (il faut redire aujourd’hui ses paroles) ont été le berceau sanglant : tous ces grands sujets sont traités par lui avec une force éloquente et une autorité définitive. Partout où il porte la main, il semble ne rien laisser à faire ; il épuise les questions qu’il touche ; quand il plaide une cause, il la juge. Tant que vivra parmi nous le gouvernement constitutionnel, ses discours en resteront le commentaire ineffaçable. Il a promulgué l’esprit de nos institutions, il a écrit la raison de nos lois, il a fondé la philosophie de la Charte.

Tel fut cet enseignement politique que pendant quinze ans il fit entendre au trône et au pays, plus écouté du pays que du trône. La France s’affermissait dans ses meilleures convictions. Sacrifiant ses doutes et ses ressentiments, elle se rendait à de si sages conseils, elle entrait dans de si sages espérances. L’alliance offerte, elle l’acceptait. Elle eût volontiers choisi l’imposant orateur pour arbitre entre elle et la royauté. Sur sa parole, elle aurait pris confiance. Ce n’est pas la France qu’il ne persuada pas.

Enfin se leva un jour triste et solennel, où il lui fallut, au nom de son pays, déclarer à la royauté un conflit qui présageait la guerre. C’en était fait ; la représentation nationale et avec elle la France avait été défiée. Le descendant de quarante rois dont la puissance a grandi par l’appui du peuple, signifiait à la société française qu’il ne voulait pas d’elle et qu’elle devait abdiquer devant lui. Ce refus de concours dont la royauté prenait l’initiative, le plus impérieux devoir condamnait M. Royer-Collard à le lui dénoncer en sa présence. Il remplit ce devoir avec fermeté, mais avec douleur, avec la faible espérance que du moins en ce moment suprême sa voix serait écoutée. Illusion dernière ! Il présumait trop de l’empire de la raison. Il ne trouva sur le trône qu’une inflexible résolution, digne par sa sincérité d’une plus juste cause, touchante même quand on songe aux périls qu’elle allait braver, et dont il m’est permis de parler avec respect, à moi qui ne la déplore pas.

Les temps étaient accomplis. Une révolution, qui semblait d’avance écrite dans les annales d’un peuple voisin, devait s’opérer au milieu de nous. Le divorce éclata entre la dynastie et la France ; mais cette fois la dynastie, en fuyant, n’emporta pas avec elle l’ordre ni la monarchie. La Providence, qui nous donnait des Stuarts, avait près d’eux placé des Nassau. Elle nous réservait sur les marches du trône un prince qui savait prévoir, qui savait attendre, et qu’une position incomparable désignait d’elle-même au choix du pays ; un prince fier d’avoir combattu pour l’indépendance, digne de régner par la liberté. C’est la main même de la nation qui le fit monter sur le trône ; victorieuse, elle lui remit avec joie le prix de sa victoire : victoire légitime ; révolution pure et juste qui sera dans l’avenir notre gloire la plus populaire et le meilleur exemple donné par la France aux nations.

Nous avons eu ce bonheur en 1830, de ne recourir à la force qu’au nom du droit. Le mérite de la Restauration aurait été, je l’ai dit, de rétablir ce sentiment de l’inviolable, sans lequel rien dans le gouvernement n’est stable et digne ; et ce sentiment elle-même l’avait détruit. De ses propres mains, elle venait de déchirer ses titres. Ainsi la Révolution conquérait sur elle le principe même qui aurait du lui appartenir ; elle lui renvoyait l’usurpation : notre cause était aussi sainte qu’elle était grande. La France s’est donné la royauté que voulait sa raison. Chercher dans la raison le titre d’un gouvernement, c’est puiser la légitimité à sa source la plus pure. Toute autre légitimité n’est qu’un fait, celle-ci seule est un droit.

Mais je m’arrête, Messieurs ; si je disais ici tout ce que je pense, je froisserais d’autres sentiments, et je manquerais en quelque manière à la mémoire de M. Royer-Collard. Pour lui, la révolution de 1830 ne fut que nécessaire. Mais il appelait la nécessité le ministre de la Providence , et il obéit. S’il vit la Révolution avec tristesse, il ne la maudit pas ; il eut la vertu de lui souhaiter, sans y croire, d’heureuses destinées. Il ne voulut pas même quitter la scène, où son rôle devenait moins actif. Son absence pouvait paraître une désertion, et il restait toujours avec sa patrie. Moins il augurait favorablement de l’avenir, plus il prévoyait de devoirs. Des générations nouvelles venaient d’être appelées à la lutte, à la puissance, à la renommée. Des partis dissous par le temps, ou contenus tout à l’heure sous le joug d’une étroite légalité, relevaient déjà leurs enseignes. Des questions oubliées allaient renaître ; séduits par la facilité d’un renversement si rapide, trompés par cet exemple de la force si aisément triomphante, les esprits pouvaient se laisser emporter à des imitations insensées. Qui pouvait répondre que l’expérience eût conservé quelque autorité ? Celle du témoin de quarante ans de révolutions méritait bien d’être écoutée. M. Royer-Collard venait d’atteindre à la vieillesse ; mais l’âge n’avait affaibli ni son esprit, ni son courage. Désintéressé dans les débats nouveaux, il n’avait plus ni parti, ni cause, rien à défendre, hormis ce qui ne passe point, la vérité et la justice ; et il sied à la vieillesse de ne s’émouvoir que pour les choses éternelles.

Dans les douze années qu’il a encore passées au sein de nos assemblées, rarement il a rompu le silence ; mais il l’a fait avec sa dignité accoutumée, et comme pour attester qu’il était toujours lui-même. C’est surtout par sa conversation qu’il agissait sur nous, ne refusant ni les encouragements, ni les conseils, ni même les reproches, à ceux qu’il jugeait dignes de les comprendre. Dans notre camp, c’était un Nestor qui disait quelquefois : « J’ai vécu avec des hommes qui n’étaient pas plus sages que vous. » Sa voix était pour nous celle même de l’histoire ; en nous montrant dans le passé notre avenir, il nous en a préservés peut-être : et qui sait si nous ne devons pas à ses avertissements l’honneur d’avoir trompé sa triste prévoyance ?

Nous l’avons gardé jusqu’au moment où ses forces ressentirent les dernières atteintes de l’âge, et il rentra pour toujours dans la retraite. Il nous devait un dernier exemple ; l’exemple d’un esprit puissant, que rien n’altère, ne diminue, n’abat, qui assiste, non sans regret, sans faiblesse pourtant, au déclin inévitable de la nature, mais qui, se ranimant sur les ruines du corps, semble attester sa propre immortalité ; l’exemple d’une âme forte, qui s’attend, qui se prépare au jour suprême, et qui devient plus calme à mesure qu’elle le sent plus proche, qui ne s’épargne aucun des austères sacrifices, aucun des apprêts redoutés de la dernière épreuve, mais qui les adoucit et les rehausse encore par la courageuse sérénité de la raison et de la foi. Ainsi, Messieurs, une sage vie donne une sainte mort.

Ces dernières années, M. Royer-Collard les a passées doucement au sein d’une famille qui l’entourait de respect et d’amour. Il revoyait avec joie ses amis de tous les temps ; il les charmait encore par d’incomparables entretiens. Il n’avait pas cessé de se plaire dans le commerce des maîtres de la pensée et de l’art : Platon ne le quittait pas. Vous savez, Messieurs, s’il se montrait indifférent aux intérêts de l’esprit, vous qui l’avez entendu les derniers. On peut dire que l’Académie française était restée son unique lien avec le monde. Il ne sortait plus, qu’il venait encore au milieu de vous. De tous les honneurs, aucun ne l’avait plus touché que vos suffrages. Dans l’année la plus populaire de sa vie, vous l’aviez élu, voulant honorer la tribune, et vous avez servi la littérature. Que lui manquait-il, en effet, de l’homme de lettres accompli ? Ses discours, leçons vivantes de profonde politique, sont en même temps des modèles de style. À mes yeux, son talent doit marquer dans l’histoire de l’art d’écrire. Admirateur assidu des anciens, et de ces autres anciens du XVIIe siècle, il eût borné son ambition à leur ressembler ; il se trompait, Messieurs, il méconnaissait son originalité. Sa diction comme celle de tout grand esprit uni à une nature vive et forte, est profondément individuelle. S’il tient de nos classiques la pureté du goût, la propriété des termes, la variété des tours, le soin attentif d’assortir l’expression et la pensée, il ne doit qu’à lui-même le caractère qu’il donne à tout cela. C’est de la finesse avec de la grandeur, c’est une élégance qui n’ôte rien à la force, c’est une précision savante qui n’efface pas les teintes de l’imagination. On dirait qu’il grave sur acier, et cependant il colore vivement. Il anime jusqu’aux idées ; il passionne l’abstraction même ; son esprit généralise ce que le sentiment lui suggère. Il s’empreint lui- même partout ; il met du sien jusque dans l’absolu. Les déductions de cette logique sévère laissent percer une conviction véhémente. Jamais de négligence ni d’abandon ; l’art est partout, il se montre avec excès peut- être, et il ne refroidit pas ; il ne fait que rendre l’expression plus juste et la pensée plus acérée. Sous la parure de ce langage habile, dans les liens de cette étroite argumentation, on continue de sentir une âme forte et passionnée. L’homme palpite dans l’écrivain, et la raison, chez un grand cœur ému, ne peut manquer d’être éloquente.

En effet, à travers les œuvres de M. Royer-Collard, on entrevoit quelque chose de supérieur à ses œuvres, ou du moins, quelque chose de plus rare : c’est lui-même. Rien ne le pourra faire pleinement connaître au monde, à l’avenir qui ne l’aura pas vu. On saura bien adonner ses puissantes facultés, apercevoir, dans cet esprit plus pénétrant que flexible, plus de profondeur encore que d’étendue. Sa conduite révélera l’élévation de son caractère, et sa supériorité sera constatée par son influence. Mais sa physionomie réelle et vivante échappera. Il y avait dans sa personne je ne sais quoi d’imprévu qui étonnait les mieux préparés, l’union rare de la singularité et de la dignité. Son organisation était d’une force remarquable, son ton quelquefois impérieux ; il avait les formes de l’autorité ; puis avec tout cela un goût délicat qui se plaisait aux grâces des manières et du langage, une politesse presque flatteuse, le désir de plaire ; avec des convictions inébranlables, des doutes illimités, avec la fermeté des principes, la soudaineté des impressions. Ces impressions, presque toujours exclusives, il ne les contenait pas, il les imposait ; on devait penser comme il sentait. La contradiction ne le blessait pas, mais le touchait peu. Il honorait la franchise et ne lui cédait point. Pour accepter une opinion, il fallait qu’il l’eût trouvée. On eût dit qu’il n’entendait que sa propre voix. Il était plus facile de l’attendrir que de le persuader, car sa bonté le désarmait pour ainsi dire : mais qui n’eût donné l’honneur de le convaincre pour le plaisir de l’écouter ? Sa conversation ne ressemblait à aucune autre. C’était la vivacité la plus piquante, c’était une verve inépuisable ; presque toujours sous l’empire d’une seule émotion il lui donnait les formes les plus variées ; il la renouvelait à l’infini par l’expression ; ne sentant rien à demi, il ne disait rien faiblement. Il semblait n’avoir jamais trouvé un langage assez précis, assez animé, assez pittoresque ; ses sensations les plus fugitives, il les marquait au passage et les fixait par un trait. Sa parole donnait du relief à tout. Si la pensée était commune, il la refrappait à son empreinte ; quelquefois même il la rendait excessive pour qu’elle ne servit qu’à lui. Il y a longtemps, vous le savez, que les philosophes déclament contre l’imagination, sans avoir en vérité grand intérêt à s’en défendre : n’a pas affaire qui veut à cette charmante ennemie. On a dit qu’elle inspirait Malebranche en se cachant de lui ; je ne sais si M. Royer-Collard se défiait de la sienne, mais il n’y paraissait pas à l’entendre.

Avec tant de dons brillants et redoutables, aucun homme n’avait plus besoin de l’excellence de l’âme et de la droiture de la raison. Aucun n’eût couru plus de danger à n’être pas homme de bien ; mais il était en sûreté de ce côté-là. Malgré toute sa force, je sais une chose qu’il n’aurait pu supporter : c’est le mécontentement de soi. La paix de la conscience était nécessaire à la liberté de son esprit. Aussi ne pouvait-on l’approcher sans éprouver un prompt respect ; c’est qu’il se respectait lui-même. Il s’était, le dirai-je ? proposé la perfection. Ambition présomptueuse peut-être, bien insensée du moins pour la sagesse de nos jours ; mais qu’importe ? il faut un modèle idéal à la pratique du bien. Dans la morale comme dans l’art, qui ne tend pas à l’impossible n’accomplit pas même le nécessaire. Je sais qu’à viser si haut on succombe souvent, et qu’on balance à poursuivre ce qu’on désespère d’atteindre. M. Royer-Collard aimait peu à entreprendre. L’action irrévocable plaisait à son courage et répugnait à sa raison. De même qu’il a peu écrit, parce qu’il ne voulait rien faire que d’achevé, il n’agissait point, si de grandes circonstances ou de grandes questions ne l’arrachaient à son repos. Il ne se risquait pas légèrement, ayant sous sa garde la paix de son âme et l’unité de sa vie. Il était résolu à ne point se tromper. Comme il ambitionnait l’irréprochable, il aspirait presque à l’infaillible. Avouons qu’à de si hautes conditions, l’action est difficile, et la pratique du monde devient un rude problème. La responsabilité pesait à M. Royer-Collard ; il ne l’acceptait qu’à la dernière extrémité, et l’on a dit que, pour l’éviter, il s’était trop souvent abstenu. Mais cependant, voyez ! à quel devoir a-t-il fait défaut ? Quand son temps est venu, qui a touché à plus de choses, qui a laissé plus d’exemples, qui plus ému les esprits, et, du droit de la pure intelligence, plus réagi sur les affaires ? Cet homme spéculatif a prononcé des paroles qui ont remué la France, et, par la France, le monde. Dans le cours de ces derniers temps, son influence se confond avec la force des choses et quelques uns des actes de sa pensée seront des événements de l’histoire.

Plus j’y songe, Messieurs, plus je me confirme dans cette croyance que malgré les dérisions d’une prudence vulgaire, les affaires humaines ne dépérissent pas dans les mains de ceux qui regardent la pensée comme souveraine en ce monde. Voilà beaucoup de temps qu’on élève un conflit entre la théorie et la pratique, et .que l’on veut rendre l’une étrangère et comme inutile à l’autre. Et cependant, « à vouloir se passer de la théorie, il y a, disait M. Royer-Collard, la prétention excessivement orgueilleuse de n’être pas obligé de savoir ce qu’on dit, quand on parle, et ce qu’on fait, quand on agit. »

L’homme n’a pas trop de toutes ses forces pour se mesurer avec la difficulté des choses, et sa raison n’est pas un superflu dans la lutte qu’il doit soutenir contre les volontés étrangères et contre ses propres passions. La réalité n’est pas si pure qu’il y ait danger à s’élever au-dessus d’elle, et les ailes de l’âme n’empêchent jamais nos pieds de toucher la terre. La contemplation de quelque vérité immuable est seule capable de nous soutenir et de nous guider au milieu des obstacles de l’action ; celui qui ne sait pas qu’une lumière est sur nos têtes, marche dans les ténèbres ; il ne comprend plus le réel, faute de l’avoir dépassé. Dans la cité où la politique, les arts, la guerre, ont produit les plus rares merveilles, un homme d’un génie divin et d’un esprit railleur, le disciple inspiré du plus sage des mortels chez la plus spirituelle des nations, Platon disait : « Tant que la puissance politique et la philosophie ne se trouveront pas ensemble… il n’est point de remède aux maux qui désolent les États, ni même à ceux du genre humain. » Cela n’est-il donc vrai, Messieurs, qu’au pied de l’Acropolis et sur les bords de l’Ilissus ? Est-il absolument nécessaire d’habiter la ville de Phidias et de Sophocle, la patrie que défendit Thémistocle et que gouverna Périclès, pour penser que l’habileté, l’art, le talent, ne suffisent pas à diriger le monde, et qu’il faut encore un peu de philosophie, c’est-à-dire d’amour réfléchi du vrai et du bien ? Ne permettrez-vous qu’aux concitoyens des plus grands hommes de l’antiquité de préférer les sages aux grands hommes ? et sommes-nous autorisés par quelque gloire inconnue à nous montrer moins sévères ? Non, Messieurs, non, une certaine alliance de la politique et de la philosophie est de tout temps nécessaire. Le philosophe, étranger aux choses humaines, rêve ou s’égare ; il s’isole, du moins, dans l’impuissance des systèmes, dans l’oisiveté de la spéculation ; il languit comme un artiste d’un monde impossible, et dans ses mains la vérité n’est qu’un jouet précieux. Le politique sans principes, esclave des maximes changeantes d’une pratique d’expédients qu’il appelle raison d’État, plus touché des passions que des idées, des intérêts que des droits, abaisse au talent de corrompre l’art de gouverner, et dégrade le pouvoir en avilissant l’obéissance. L’ambition n’est permise que si le commandement améliore ; et gouverner devrait être la plus haute manière de faire le bien. Assez longtemps on a cru la force et la ruse maîtresses de la terre. Et de quoi donc serviraient ces révolutions douloureuses qui bouleversent les sociétés au nom des idées, si elles ne rendaient au droit un peu d’empire sur le fait, si elles ne constituaient avec le temps un nouveau progrès de la philosophie soit la politique ! Platon a donc raison, Messieurs, et Socrate faisait bien d’enseigner la sagesse à l’ambitieux fils de Clinias. Oui, la philosophie doit régner ; c’est une parole qu’on peut redire devant le tombeau de celui qui fit du vœu de Platon la règle de sa vie. Oui, le génie de l’homme, qu’il étudie la nature ou gouverne la société, doit s’élever plus haut que le sensible et l’utile. Sans doute, la politique, comme la philosophie même, ne peut commencer que par la simple expérience ; mais en aucune chose l’expérience ne donne toute la vérité. Les faits sont en quelque sorte multipliés par les idées, et le regard de la pensée s’étend au delà des limites de l’observation. L’univers physique lui-même a des mystères qui ne se révèlent qu’à la pure intelligence, et toutes les sciences ont leur philosophie. Je rends hommage à la sagacité patiente qui, s’armant des instruments admirables que l’art prête à nos organes, aperçoit laborieusement des phénomènes cachés au vulgaire. Guidée par le talent de l’expérience, la vue devient perçante et pénètre dans les deux infinis. Mais j’admire davantage encore celui qui, seulement appuyé de quelques observations variables, projette sur la nuit de l’inconnu la lumière d’une induction hardie, et, sans autre instrument que cette analyse merveilleuse, œuvre directe et abstraite de la raison, devine au sein de l’invisible un monde nouveau, le constate sans l’observer, le démontre sans le connaître, le prédit en quelque sorte, dédaignant de le découvrir, retrouve la création dans sa pensée, et semble à la fois agrandir le ciel et l’esprit humain.

République, livre V.

Chambre des députés, séance du 8 mai 1821.

Chambre des députés, séance du 17 mai 1820.

Chambre des députés, séance du 24 février 1825.

Discours prononcé à la distribution des prix du concours général, le 18 août 1818. — « Les sciences naturelles, la philosophie, l’histoire, n’énerveront pas l’éloquence, n’appauvriront pas la poésie, n’altéreront pas les modèles du beau et du vrai. » (Discours de 1819).

« On est heureux de trouver établies en soi-même les opinions qui semblent destinées à prévaloir. Je n’ai eu ce bonheur à aucune époque de notre longue révolution. » (Chambre des députés, séance du 15 mars 1816). — « Dans le cours d’une longue vie, au milieu d’événements si dives, en présence de tant de catastrophes, je ne me suis jamais senti empressé d’aller au secours des forts, je ne me suis jamais tourné contre le faible. » (Séance du 5 août 1822).

Discours de réception à l’Académie, 13 novembre 1827.

Esprit des Lois, Livre XXIX, chapitre XVIII.

Chambre des députés, séance du 17 mai 1820.

Moniteur universel. — Séances du 18 et 25 mai 1793.

Discours de la Méthode, II.

Turgot, Œuvres complètes, tome II, Pensées et Fragments.

Discours de la Méthode, II.

Turgot, Œuvres complètes, tome II, Pensées et Fragments.