Discours pour l’inauguration du monument de Mézeray, à Argentan

Le 16 septembre 1866

Henri PATIN

DISCOURS POUR L’INAUGURATION
DU MONUMENT DE MÉZERAY

À ARGENTAN

Prononcé le dimanche 16 septembre 1866

PAR M. PATIN
Directeur de l’Académie.

 

MESSIEURS,

L’Académie française se reporte à ses plus anciens souvenirs en s’associant à l’hommage que reçoit aujourd’hui Mézeray de la ville qui se glorifie de l’avoir vu naître. Elle était encore bien près de son origine, lorsqu’en 1649 Mézeray, dont le grand ministre, notre fondateur, avait pressenti et encouragé la vocation historique, et qui, en quelques années, s’était illustré par la composition d’un grand corps d’histoire nationale, vint prendre dans son sein la place de Voiture. Quand, dans cette même année 1649 elle perdit Vaugelas, c’est à Mézeray que, par une honorable confiance, elle transmit le soin de préparer désormais, pour ses discussions, les matériaux du grand monument lexicographique qu’elle élevait à notre langue. Enfin, en 1675, à la mort de Conrart, le premier de ses secrétaires perpétuels, Mézeray, dont elle avait pu apprécier le zèle, l’activité d’esprit, le talent facile, fut porté, d’une voix unanime, à cette magistrature académique.

Il ne l’exerçait qu’accidentellement, en l’absence du titulaire, le jour où cette reine qui avait naguère étonné le monde en quittant le trône de Suède pour converser, dans une condition privée, avec des savants et des écrivains, vint, à son second voyage en France, surprendre l’Académie de sa visite imprévue. Une circonstance, souvent rappelée, d’après d’intéressants récits contemporains, mit alors en scène, d’une manière piquante, le personnage historique et l’historien. Quelques lectures de prose et de vers, auxquelles Christine avait prêté une attention bienveillante, étant terminées, on avait passé, sur sa demande, au travail habituel du Dictionnaire, dont elle souhaitait avoir une idée. Le hasard voulut que Mézeray, en devoir de la satisfaire, mit la main sur le cahier où était contenu l’article JEU, et que, parmi les expressions proverbiales qui y étaient rapportées, s’en rencontrât une dont l’application fâcheuse ne devait échapper à personne : Jeux de princes, qui ne plaisent qu’à ceux qui les font. Nul, dans l’assemblée, ne put, en l’entendant, réprimer un sourire, qui parut aussi, mais avec l’expression de la contrainte et du dépit, et accompagné d’une subite rougeur, sur les lèvres cruelles d’où était sorti, quelques mois auparavant, l’arrêt de mort de Monaldeschi.

Ce qui vit et respire encore dans cette frappante anecdote, plus authentique que tant d’autres trop complaisamment accueillies par une fantasque légende, c’est ce qui nous est rendu, autant qu’il était possible à l’art, et dans la figure principale et dans les accessoires allégoriques du monument que nous inaugurons : je veux dire la physionomie morale de Mézeray, son amour du vrai, sa droiture, sa sincérité, la liberté de sa pensée et de sa parole, ces traits distinctifs et saillants dont furent marqués à la fois, non peut-être toujours sans quelque excès, quelque bizarrerie, son caractère, ses manières, son talent et son œuvre. C’était ce monument nous le dit aussi, une physionomie de race et de famille, s’il est permis s’exprimer : Mézeray tenait de son père, le loyal serviteur de Henri IV ; il l’eut en commun, comme un héritage indivis, avec ses dignes frères ; avec le pieux et éloquent missionnaire, l’infatigable travailleur apostolique qui a comme sanctifié le nom d’Eudes ; avec le probe et courageux échevin qui l’a, pour sa part, singulièrement honoré par sa fière revendication de la franchise municipale. Ses paroles sont connues de tous ceux qui m’écoutent ; ils les ont pu lire, transcrites avec un soin religieux, sur un mur de l’humble maison du village de Ri, qui fut le berceau des trois Eudes ; on les leur a souvent citées, commentées avec un juste orgueil, une naturelle émotion : qu’ils me permettent, toutefois, de les leur faire entendre encore ; il n’est point de panégyrique qui puisse les valoir. « Qui êtes-vous pour vous opposer à ma volonté ? » disait à l’échevin Eudes d’Houay un gouverneur d’Argentan, irrité de la vivacité et de la persistance avec lesquelles il résistait, dans le conseil de la ville, à une de ses injonctions. « Nous sommes, répliqua celui-ci, trois fières; adorateurs de la vérité : le premier la prêche, le second l’écrit, et moi, je la soutiendrai jusqu’au dernier soupir. »

Le second l’écrit ! simple et grande louange, qui comprend toutes celles qu’on peut justement adresser à l’histoire de Mézeray. Sans doute, son adoration de la vérité ne l’a pas préservé, il en est convenu lui-même avec franchise, d’un assez grand nombre d’erreurs, lorsqu’il lui a fallu retracer les premiers siècles de la monarchie française, dont les travaux de l’érudition, les disputes de la critique savante, n’avaient pas encore dissipé les ténèbres. Mais à mesure qu’il s’est rapproché des temps où pouvaient l’introduire des témoignages plus récents, plus nombreux, d’un plus facile usage, il s’est montré de plus en plus digne du titre d’exact que lui a décerné Boileau ; il l’a mérité toujours davantage par l’étendue croissante de ses recherches et de ses informations, par la sagacité de ses vues, enfin par cette probité, trop rare, qui sacrifie, sans regret, l’effet dramatique de certaines scènes, de certains mots consacrés, mais suspects, à bon droit, d’arrangement arbitraire, pour des données plus simples, plus vulgaires même, plus conformes aux vraisemblances communes et au cours ordinaire des choses.

La vérité historique n’est pas, d’ailleurs, tout entière dans l’exactitude des faits : elle est aussi dans la juste appréciation des événements et des hommes, dans la peinture fidèle des caractères et des mœurs. Or, ni la vérité morale, ni la vérité de dessin et de coloris, n’ont manqué, il s’en faut bien, aux récits de Mézeray. Il a, comme un autre, son humeur, qui le pousse à la contradiction, à l’épigramme, à la satire ; il a les passions d’un républicain, au sens où on l’entendait alors, les passions d’un frondeur écrivant en pleine Fronde ; une grande liberté d’opinion en matière religieuse ; un patriotisme exalté par les merveilles du gouvernement de Richelieu : et cependant, avec toutes ces tentations, ces occasions de partialité, il ne laisse pas, dans ses jugements, de tenir la balance assez égale entre le peuple et la cour, les protestants et les catholiques, la France et les nations étrangères. Équitable envers les personnes, il ne passe à celles-là même, pour lesquelles il a le plus de faveur, aucune faiblesse, aucun méfait ; de même qu’aux plus méchants, aux plus méprisables, aux plus détestés, il tient compte du peu de bien qui peut atténuer la rigoureuse sentence de l’histoire. Mais c’est des principes qu’il a souci plus encore que des hommes ; il est le constant et courageux avocat du droit contre la puissance ; s’il a mis la main à l’histoire, c’est, dit-il, « pour faire souvenir aux hommes des droits anciens et naturels, contre lesquels il n’y a point de prescription. » Par un tel sentiment, un tel accomplissement des devoirs de l’historien. Il est bien de l’école de ce De Thou qu’il estimait fort, et dont il a dit « qu’on ne le doit jamais nommer sans une préface d’honneur. »

L’esprit de vérité qui a présidé à l’œuvre de Mézeray n’en a pas déterminé moins heureusement la forme générale, le mouvement, le ton, le style. Sa narration, en même temps que véridique, est sans apprêt, naturelle, facile, embrassant avec une aisance et une rapidité dont il s’applaudit, une variété d’objets que lui-même se plaît à récapituler ainsi :

« L’histoire entière de la monarchie française, ses guerres au-dedans et au dehors, ses révolutions, les conseils de ses princes, les mœurs de ses peuples, ses coutumes et ses lois, ses dignités et ses charges, l’origine de ses plus nobles maisons, les plus célèbres fondations de ses temples et de ses villes, enfin le sommaire des principautés qui en dépendent ou qui l’avoisinent. »

Dans cours à la fois abondant et pressé de cette narration, se détachent de l’ensemble des faits, par des traits individuels, et se développent, comme d’eux-mêmes, les caractères, sans intervention sensible de l’écrivain, sous la seule action des circonstances, avec leurs incertitudes, leurs contradictions, tels enfin que les font la passion et l’intérêt. Comme l’a dit un de mes confrères[1], qui a traité excellemment de Mézeray, jusque-là bien négligé par nos critiques, et que je suis heureux de rendre présent à cette solennité en m’inspirant de ses idées et en reproduisant ses paroles : « Mézeray ne fait point poser ses personnages ; il les laisse marcher, et on les suit avec lui. »

À l’exemple des historiens anciens et de la plupart des historiens modernes venus avant lui, y compris le judicieux De Thou, Mézeray s’est cru permis de les faire parler, dans des occasions, sans doute, où ils avaient pris, où ils avaient pu prendre la parole conformément à leur situation et à leurs sentiments, mais aussi quelquefois, il l’avoue, il s’en vante même, comme avait fait Thucydide, en interprètes commodes des vues, des idées de l’auteur. C’est un des défauts qu’on lui reproche : c’est aussi un des mérites qui le recommandent ; car, parmi ces discours supposés, dont nous ne souffrons plus l’usage, si longtemps admis, il y en a de bien éloquents ! Voltaire, grand titre de gloire ! dans son article ÉLOQUENCE, ne craint point d’opposer à ce que l’antiquité a produit de plus beau en ce genre les paroles que prête l’historien au maréchal de Biron dissuadant Henri IV, acculé à la mer par l’armée supérieure en nombre de Mayenne, et dont la cause semble perdue et désespérée, d’aller chercher, comme on le lui conseille, un refuge en Angleterre ou à la Rochelle. Ces paroles généreuses traduisent avec vraisemblance, disons plus, avec vérité, ce qu’avaient réellement dans le cœur et le brave soldat qui les prononce et le prince héroïque à qui elles sont adressées ; elles font prévoir, elles expliquent le juste retour de fortune qui va suivre ; c’est une belle introduction an récit de la victoire d’Arques.

Le style de Mézeray a tout à fait les allures de son honnête, sincère et libre pensée ; il est comme elle franc, mâle, énergique ; il abonde en tours, en mots hardiment, significatifs, en traits d’un puissant relief ; mais, dans sa verve abandonnée, qui ignore le travail, il est, en même temps, familier outre mesure, inégal, négligé. Ce n’en est pas moins un bon style auquel ont nui, plus que de raison, dans l’estime de critiques trop délicats, ce peu de soin, ce laisser-aller ; quand surtout aux façons aisées et simples du seizième siècle, et même des commencements du dix-septième, eut succédé, sous le régime de Louis XIV, pour le langage et les écrits, comme pour tout le reste, quelque chose de plus contenu, de plus régulier, de plus noble de plus élégant.

Mézeray, homme d’un autre âge, âge de troubles, où les esprits s’étaient accoutumés à plus d’indépendance, ne se trouva pas, à un certain moment, dans un moindre désaccord avec la réserve discrète que le progrès des maximes monarchiques imposait désormais à l’expression de la pensée. Il lui avait été donné, en son temps, de prendre avec les hommes et les choses des libertés qui parurent plus tard téméraires, irrévérentes. Ce tort de sa grande histoire s’aggrava encore dans l’Abrégé qu’il en donna avec un très-grand et très-long succès. On l’en punit, peu noblement, par le retrait de sa pension d’historiographe. Heureuse disgrâce, bien qu’elle ne lui ait pas paru telle. Elle le faisait remonter à son rang d’historien.

C’est le titre qui lui demeure. Malgré tous les progrès d’une science et d’un art qui, de nos jours surtout, ont heureusement rajeuni nos antiques annales, c’est encore chez Mézeray qu’il faut lire l’histoire de ce seizième siècle, dont il était voisin, dont il avait reçu l’impression prochaine, qu’il a raconté dans son esprit, avec son langage, d’un style qui, par ses qualités et ses défauts même, achève la vérité de la peinture. Mézeray avait eu des prédécesseurs dans la noble et difficile entreprise de donner à la France ce qui lui manquait encore après les chroniques d’un Villehardouin, d’un Joinville, d’un Froissart, les récits d’un Commines, une vaste composition historique, écrite en français, où fût embrassé le cours entier de nos destinées ; mais ces prédécesseurs, assez estimés, quelques-uns du moins[2], avant son apparition, il les a tellement effacés, qu’il est resté pour nous le père de l’histoire française ; que son nom nous en semble le symbole ; que, quand notre pensée s’entretient des anciens temps de la patrie, elle ne sépare point des figures évoquées par nos souvenirs celle du peintre fidèle et expressif qui les a fait revivre dans ses récits. Ainsi, pardonnez à mes habitudes classiques ce rapprochement, ainsi, à Rome, fut placée dans le tombeau des Scipions l’image de l’auteur des Annales, d’Ennius, qui, après avoir été leur soldat, s’était fait leur chantre épique, leur historien, l’historien de la gloire romaine. Ennius en avait lui-même en vers d’une touche rude et fière, composé l’inscription ; il y disait aux générations futures : « Contemplez, mes concitoyens, dans cette image, les traits du vieil Ennius. Voilà celui qui a écrit les actes de vos pères[3]. » C’est ce que semble nous dire aussi, en ce moment, notre Ennius. ce contemporain, par une certaine communauté, une certaine parenté de génie, comme par sa date, de Malherbe, de Corneille, de Poussin ; honoré, à leur égal, d’un hommage pareil, par une contrée si justement fière d’avoir produit de tels hommes, si patriotiquement dévouée à leur mémoire.

 

[1] M. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VIII, p. 157 et suivantes.

[2] Du Haillan, Dupleix.

[3] Adspicite, o cives, senis Enni imagini’ formam !
Hic vestrum panxit maxima facta patrum. (Cic., Tuscul., I, 15.)